Memoires pour servir à l'histoire de l'oratoire saint-François-de-Sales. Liminaire
Dix années d'enfance. - La mort de mon père. - Famille en détresse. - Ma mère reste veuve.
Don Bosco Souvenirs Autobiographiques
Le texte italien a été traduit par le Pàre Baruq, sdb
Présentation par le Père Desramaut, sdb
Mediaspaul, 8 rue Madame, 75006 Paris. 1987
ISBN 2-7122-0066-7
Plusieurs fois on m'a demandé d'écrire les souvenirs concernant l'Oratoire
(1) [ 1 ]Saint-François-de-Sales. Bien qu'il me fût difficile de me soustraire à l'autorité de qui me le demandait, pourtant je n'ai pu encore me résoudre à (entre-/22/ prendre) ce travail de peur d'avoir à parler trop souvent de moi. Maintenant, (à l'invitation) s'ajouta un ordre émanant d'une personne de très haute autorité. [ 2 ] Aucun ajournement n'était plus possible. Voici donc ces menus souvenirs confidentiels, capables d'apporter quelque lumière et d'être utiles à (ceux qui travaillent dans) cette institution que la divine Providence a confiée à la Société de Saint-François-de-Sales. Ces lignes, je les écris avant tout, je tiens à le dire, pour mes très chers fils, les Salésiens, avec défense de leur donner (quelque) publicité (que ce soit) avant comme après ma mort.(2) [ 3 ]
A quoi donc ce travail pourra-t-il servir? Il servira de norme pour surmonter les difficultés à venir en prenant leçon du passé. II servira à faire connaître comment Dieu lui-même conduit chaque chose en son temps. Enfin, il servira d'agréable délassement à mes fils quand ils pourront lire (le récit) des événements que leur père a vécus. Ils le feront encore plus volontiers quand, appelé à rendre compte à Dieu de mes actions, je ne serai plus au milieu d'eux. S'il m'arrivait de mettre trop de complaisance dans l'exposé de ces faits, ou d'avoir l'air d'en tirer quelque vaine gloire, veuillez m'en excuser. C'est un père qui se réjouit de parler de ce qui l'intéresse avec ses fils aimants, qui, eux aussi, prennent plaisir à connaître les petites aventures de celui qui les a tant aimés, et qui, en tout, dans les petites comme dans les grandes choses, n'a eu qu'une pensée : travailler à leur avantage spirituel et temporel.
Je répartis tous ces souvenirs en décennies, c'est-à-dire en périodes de dix ans, parce que les développements notables et /24/ sensibles de notre Institut, se sont opérés en de tels laps de temps.
Quand vous lirez ces pages, après ma mort, rappelez-vous, ô mes fils, que vous avez eu un père très attaché qui, avant de quitter ce monde, a tenu à vous laisser ces souvenirs comme gage de son affection paternelle. A cette pensée, faites monter (vers Dieu) une prière fervente pour le repos de mon âme.
Le jour de l'Assomption de Marie au ciel fut celui de ma naissance, en l'an 1815(1) [ 4 ] , à Murialdo,(2) [ 5 ] bourg de Castelnuovo d'Asti. Ma mère s'appelait Marguerite Occhiena, de Capriglio (3) [ 6 ]. Mon père s'appelait François (4) [ 7 ]. C'étaient des paysans, gagnant honnêtement leur pain à force de labeur et d'économie. Presque uniquement à la sueur de son front, mon père arrivait à faire vivre ma grand-mère, septuagénaire et accablée de toutes sortes d'infirmités, trois garçons : /25/
Antoine (5) [ 8 ] l'aîné, fils d'un premier mariage, Joseph,(6) [ 9 ] le second et moi, Jean, le cadet, plus deux valets de ferme.
Je n'avais pas encore deux ans que le bon Dieu nous frappa d'un terrible malheur. Notre bien-aimé père, encore robuste et à la fleur de l'âge, très soucieux de l'éducation chrétienne de ses enfants, revint un jour du travail, trempé de sueur. Il descendit imprudemment au sous-sol, dans la cave glacée.(7) [ 10 ] La transpiration s'arrêta net et, le soir, une fièvre violente se déclara suivie d'une grave congestion. Tout soin fut inutile et, en peu de jours, il arriva au terme de sa vie. Muni de tous les secours de la religion et recommandant à ma mère la confiance en Dieu, il rendit le dernier soupir. Il avait seulement trente-quatre ans. C'était le 12 mai 1817.
Pour moi, je ne sais trop ce que je devins en cette triste circonstance. Un fait reste présent à ma mémoire, le premier souvenir de ma vie. Alors que tout le monde sortait de la chambre du défunt, moi, je voulais absolument y rester. « Viens, Jean, viens avec moi, me répétait ma mère éplorée. - Si papa ne vient pas, répondis-je, je ne veux pas m'en aller. - Pauvre enfant, reprit ma mère, viens avec moi, tu n'as plus de père ».(8) [ 11 ] Ceci dit, elle éclata en sanglots, me prit par la main et m'entraîna ailleurs. Moi je pleurais parce qu'elle pleurait. A cet âge je ne pouvais pas encore réaliser quel affreux malheur c'était de perdre un père.
Cet événement plongea toute la famille dans la consternation. Il y avait cinq personnes à nourrir. Cette année-là, en raison d'une extrême sécheresse, la récolte avait été désastreuse. C'était pourtant notre unique ressource. Les aliments montaient à des prix fabuleux. Le blé se payait jusqu'à /26/ 25 francs (9) [ 12 ] l'héminée,(10) [ 13 ] le maïs et la mélique, 16 francs. Plisieurs témoins de cette époque m'on assuré que les mendiants suppliaient instamment qu'on leur donnât un peu de son pour mêler à leurs pois chiches ou à leurs haricots et s'en faire une nourriture. On trouva dans les champs des personnes mortes de faim la bouche pleine de l'herbe dont elles avaient tenté d'apaiser leur faim lancinante.
Ma mère me raconta plus d'une fois qu'elle servit à manger à la famille autant qu'elle le put. Mais, un jour, elle dut porter une somme d'argent à un voisin nommé Bernard Cavallo pour qu'il allât nous chercher de quoi manger. Cet ami fit différents marchés, mais ne put rien trouver, même à des prix exorbitants. Il revint deux jours après, sur le soir. Nous étions tous à l'attendre anxieusement. Mais lorsqu'il nous apprit qu'il n'avait avec lui rien que l'argent, la panique s'empara de nous tous. Comme ce jour-là chacun n'avait reçu qu'une bien maigre ration, on craignait les funestes conséquences de la faim pour la nuit. Ma mère ne se laissa pas aller au découragement. Elle frappa chez des voisins demandant qu'on lui prêtât quelque aliment.(11) [ 14 ] Elle ne trouva personne qui puisse lui venir en aide. « Mon mari, dit-elle alors, m'a dit en mourant d'avoir confiance en Dieu. Venez donc, agenouillonsnous et prions. » Après une courte prière elle se leva et dit: « Aux grands maux les grands remèdes! » Aidée de Cavallo déjà nommé elle se rendit à l'étable, tua un veau, en fit cuire une partie en toute hâte et put ainsi rassasier notre famille exténuée. Les jours suivants on put s'approvisionner en grains qu'on fit venir de villages éloignés à un prix très élevé. /27/
On peut s'imaginer quelles souffrances et quelles fatigues dut endurer ma mère en cette année de malheurs. Toujours courbée sur le travail, économisant sans cesse et prenant soin des plus petites choses, et grâce aux secours qui lui parvinrent, souvent de façon providentielle, on put traverser cette époque de disette. Tous ces faits me furent souvent racontés par ma mère ; et des voisins, parents et amis me les confirmèrent maintes fois.
Passé ce temps de misère, et comme notre situation domestique s'était améliorée, voici que l'on proposa à ma mère un mariage très avantageux.(12) [ 15 ] Mais elle répondit constamment : « Dieu m'a donné un mari et il me l'a enlevé. A sa mort, il m'a confié trois fils. Je serais une mère bien cruelle si je les abandonnais au moment où ils ont le plus besoin de moi. » On lui dit alors que ses fils seraient placés chez un bon tuteur, qui en prendrait grand soin. « Le tuteur, répondit la brave femme, est un ami ; moi je suis la mère de mes enfants ; je ne les abandonnerai jamais, même au prix de tout l'or du monde. »
Son plus grand souci fut d'instruire ses fils dans la religion, de les inciter à l'obéissance et de leur fournir des occupations en rapport avec leur âge. Tant que je fus petit, elle m'apprit elle-même les prières. Devenu capable de me joindre à mes frères, elle me faisait mettre à genoux avec eux, matin et soir, et tous ensemble nous récitions les prières en commun et le chapelet. Je me souviens qu'elle me prépara elle-même à ma première confession, m'accompagna à l'église et commença par se confesser elle-même. Elle me recommanda au confesseur, et, ensuite, m'aida à faire mon action de grâces. Elle me continua son assistance jusqu'au jour où elle me crut capable de faire convenablement ma confession tout seul. /28/
J'avais alors atteint mes neuf ans. Ma mère désirait m'envoyer à l'école, mais la distance à parcourir la rendait perplexe: jusqu'au bourg de Castelnuovo il y avait cinq kilomètres. Mon frère Antoine s'opposait à ce que je me rende au collège. On en vint à un arrangement. Pendant l'hiver, j'allais à l'école d'un petit village voisin, Capriglio, où je pus apprendre les éléments de la lecture et de l'écriture. Mon maître était un prêtre d'une grande piété, nommé Joseph Delacqua, qui fut plein de bonté pour moi. Il mettait tout son coeur à m'enseigner et surtout à m'éduquer chrétiennement. Puis, pendant l'été, j'apaisais mon frère en travaillant à la campagne.
A cet âge je fis un rêve (1) [ 16 ] qui me laissa pour toute la vie une profonde impression. Pendant mon sommeil, il me sembla que je me trouvais près de chez moi, dans une cour très spacieuse. Une multitude d'enfants, rassemblés là, s'y amusaient. Les uns riaient, d'autres jouaient, beaucoup blasphémaient. Lorsque j'entendis ces blasphèmes, je m'élançai au milieu d'eux et, des poings et de la voix, je tentai de les faire taire. A ce moment apparut un homme d'aspect vénérable, /29/ dans la force de l'âge et magnifiquement vêtu. Un manteau blanc l'enveloppait tout entier. Son visage étincelait au point que je ne pouvais le regarder. Il m'appela par mon nom et m'ordonna de me mettre à la tête de ces enfants. Puis il ajouta: « Ce n'est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner leur amitié. Commence donc immédiatement à leur faire une instruction sur la laideur du péché et l'excellence de la vertu. »
Confus et effrayé je lui fis remarquer que je n'étais qu'un pauvre gosse ignorant, incapable de parler de religion à ces garçons. Alors les gamins, cessant de se disputer, de crier et de blasphémer vinrent se grouper autour de l'homme qui parlait.
Sans bien réaliser ce qu'il m'avait dit, j'ajoutai: « Qui êtes-vous donc pour m'ordonner une chose impossible ? »
- C'est précisément parce que ces choses te paraissent impossibles que tu dois les rendre possibles par l'obéissance et l'acquisition de la science.
- Où, par quels moyens pourrai-je acquérir la science ? - Je te donnerai la maîtresse sous la conduite de qui tu pourras devenir un sage et sans qui toute sagesse devient sottise.
- Mais, vous, qui êtes-vous pour me parler de la sorte ? - Je suis le fils de celle que ta mère t'a appris à saluer trois fois le jour.(2) [ 17 ] /30/
- Ma mère me dit de ne pas fréquenter sans sa permission des gens que je ne connais pas: dites-moi donc votre nom. - Mon nom, demande-le à ma mère.
A ce moment-là je vis près de lui une dame d'aspect majestueux, vêtue d'un manteau qui resplendissait de toutes parts comme si chaque point eût été une étoile éclatante. S'avisant que je m'embrouillais de plus en plus dans mes questions et mes réponses, elle me fit signe d'approcher et me prit avec bonté par la main. « Regarde », me dit-elle. Je regardai et m'aperçus que tous les enfants s'étaient enfuis. A leur place, je vis une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d'ours et de toutes sortes d'animaux. « Voilà ton champ d'action, (me dit-elle), voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste et tout ce que tu vois arriver en ce moment à ces animaux, tu devras le faire pour mes fils. »
Je tournai alors les yeux et voici qu'à la place de bêtes féroces, apparurent tout autant de doux agneaux. Tous, gambadant de tous côtés et bêlant, semblaient vouloir faire fête à cet homme et à cette femme.
A ce moment-là, toujours sommeillant, je me mis à pleurer et demandai qu'on voulût bien me parler de façon compréhensible car je ne voyais pas ce que cela pouvait bien signifier. Alors elle me mit la main sur la tête et me dit: « Tu comprendras tout en son temps.»
A ces mots un bruit me réveilla et tout disparut.
Je demeurai éberlué. Il me semblait que les mains me faisaient mal à cause des coups de poings donnés et que ma figure était endolorie des gifles reçues. Et puis, ce personnage, cette dame, ce que j'avais dit et entendu, tout cela m'obsédait à tel point que, cette nuit-là, je ne pus me rendormir.
Au matin je m'empressai de raconter ce rêve, d'abord à mes frères qui se mirent à rire, puis à ma mère et à ma grandmère. Chacun donnait son interprétation.(3) [ 18 ] Mon frère /31/ Joseph disait: "tu debiendras gardien de chèvres, de moutons ou d'autres bêtes. » Ma mère: « Qui sait si tu ne dols pas devenir prêtre? » Antoine, d'un ton sec: « Peut-être seras-tu chef de brigands! » Mais ma grand-mère qui savait pas mal de théologie - elle était parfaitement illettrée -, énonça une sentence péremptoire: « Il ne faut pas faire attention aux rêves. »
Moi, j'étais de l'avis de grand-mère. Malgré tout il me fut désormais tout à fait impossible de m'enlever ce rêve de la tête. Ce que je raconterai par la suite lui donnera quelque signification. J'ai toujours gardé le silence sur tout cela et mes parents n'en firent jamais cas. Mais, quand je me rendis à Rome en 1858 pour traiter avec le pape de la congrégation salésienne, il se fit tout raconter minutieusement, même ce qui pouvait n'avoir que l'apparence de surnaturel. Je racontai alors pour la première fois le rêve que j'avais fait à l'âge de neuf ou dix ans. Le pape m'ordonna (4) [ 19 ] de l'écrire dans son sens littéral (5), [ 20 ] en détail, et de le laisser ainsi comme encouragement aux fils de la Congrégation qui était l'objet de ce voyage à Rome. /32/
Vous m'avez plusieurs fois demandé à quel âge je commencai à m'occuper des enfants. A dix ans je faisais ce que me permettait ma jeunesse. Cela ressemblait fort à un patronage (2) [ 22 ]. Ecoutez : j'étais encore bien petit que j'étudiais déjà le caractère de mes compagnons. Je n'avais qu'à fixer quelqu'un en face et, le plus souvent, je lisais sur son visage les projets qu'il nourrissait. En conséquence, j'étais très aimé et aussi très redouté des gars de mon âge. C'était à qui me choisirait comme arbitre ou pour ami. Pour ma part, je faisais du bien à tous ceux que je pouvais, du mal à personne. Mes compagnons /33/ m'aimaient beaucoup pour que, si une querelle venait à éclater, je prenne leur défense. C'est que, malgré ma petite taille, j'avais assez de force et de courage pour en imposer à des gaillards plus âgés que moi au point que, s'il s'élevait une contestation, une dispute ou une bagarre quelconque, j'étais tout désigné pour arbitrer le litige et chacun acceptait de bonne grâce le jugement que je portais.
Mais ce qui les groupait autour de moi et les alléchait jusqu'à la folie, c'étaient les histoires que je leur racontais. Les exemples entendus lors des prédications et des cours de catéchisme, la lecture de livres comme Les Rois de France, Le pauvre Guérin, Les aventures de Berthold et Bertholdin (3) [ 23 ] me fournissaient ample matière. Mes compagnons m'apercevaient-ils, c'était une course éperdue vers moi pour se faire raconter quelque chose par un (garçon) qui commençait tout juste à comprendre ce qu'il lisait. Plusieurs grandes personnes se joignirent aux enfants pour m'écouter. Que de fois, lors de mes allées et venues à Castelnuovo ou dans un champ, une prairie, je me suis vu entouré d'une centaine de personnes accourues pour écouter les histoires d'un pauvre enfant qui, à part un peu de mémoire, était bien démuni de science, mais, au milieu d'eux, semblait être un grand savant. Monoculus rex in regno caecorum (4) [ 24 ].
Aux saisons d'hiver tout le monde m'invitait à l'étable (5) [ 25 ] pour me faire conter quelque historiette. Là se rassemblaient des gens de tout âge et de toute condition et chacun prenait plaisir à passer la soirée avec moi. Ils restaient là, immobiles, pendant cinq et même six heures à m'écouter. Hissé sur un tabouret, mon livre Les Rois de France à la main, pauvre orateur, je lisais debout de façon à me faire voir et entendre de tous. Comme ces braves gens disaient qu'ils venaient au /34/ sermon, tout naturellement avant et après mes histoires, nous faisions tous le signe de croix et récitions un Je vous salue Marie. 1826 (6) [ 26 ].
Pendant la bonne saison, spécialement les jours fériés, les gens des environs et même d'ailleurs, se réunissaient. Mais les choses prenaient alors un tour plus sérieux. A tous je donnais une séance meublée des tours que j'avais moi-même appris par d'autres. Aux foires et aux marchés il y avait souvent des charlatans et des saltimbanques que j'allais voir. J'épiais avec la plus grande attention leurs moindres gestes. Je rentrais alors à la maison, et je répétais leurs exercices jusqu'au moment où je pouvais rivaliser avec eux. Imaginez un peu les culbutes, les heurts, les sauts périlleux, les chutes que cette gymnastique comportait pour moi. Me croirez-vous ? A onze ans j'exécutais tours de prestidigitation, saut de la mort, jeu de l'hirondelle, course sur les mains. Je marchais, je dansais, je sautais sur la corde comme un acrobate professionnel.
D'après ce que je faisais les jours fériés, vous pouvez imaginer ce que je faisais les autres jours.
J'avais repéré aux Becchi une prairie plantée alors de différents arbres dont un poirier sauvage, encore debout, qui me rendit grand service à cette époque. A cet arbre j'attachais une corde et la nouais à un autre, à quelque distance. Je plaçais à proximité une table et une sorte de sacoche. J'étendais un tapis sur le sol pour y faire mes culbutes. Une fois que tout était prêt et que les spectateurs demeuraient bouche bée dans l'attente de quelque nouveauté, je les invitais à réciter le chapelet suivi d'un cantique. Puis je grimpais sur une chaise et débitais un sermon, c'est-à-dire que je répétais ce que j'avais retenu de l'explication de l'évangile entendue le matin à l'église. Parfois je citais quelque épisode ou quelque exemple que j'avais entendu ou lu dans un livre. Le sermon se terminait par une courte prière et aussitôt commençait la partie récréative. Vous auriez vu alors comme je viens de vous le dire, le prédicateur se changer en acrobate de profession. Tours de prestidigita-/35/ tion, sauts périlleux, marche sur les mains, pieds en l'air; puis, muni de ma sacoche, c'était des pièces de monnaie avalées puis retirées du nez de tel ou de tel spectateur, la multiplication des balles, des oeufs, le changement de l'eau en vin, les volailles dépecées et rendues à la vie au point de chanter mieux qu'auparavant; tout cela composait les divertissements habituels. Puis je marchais sur la corde comme sur un sentier, je sautais, dansais, me suspendais tantôt d'un pied tantôt de l'autre ; parfois c'étaient mes deux mains qui me soutenaient, parfois une seule. Après quelques heures de ces exercices, quand je n'en pouvais plus, on levait la séance, on récitait une courte prière et chacun s'en retournait à ses affaires. De ces réunions étaient exclus ceux qui avaient blasphémé ou tenu de mauvais propos ou refusé d'assister aux cérémonies religieuses.
Ici vous allez me demander: pour courir les foires et les marchés, pour observer les saltimbanques, pour vous procurer le matériel nécessaire à ces tours de passe-passe, il fallait de l'argent. Où le preniez-vous ? J'avais bien des façons d'y pourvoir. J'y consacrais tous les sous que ma mère ou d'autres personnes me donnaient pour m'acheter des gâteries, les petits pourboires, les cadeaux: je mettais tout cela de côté pour mes besoins futurs. Il faut dire aussi que je n'avais pas mon pareil pour tendre des bricoles, des lacets, des filets, des pièges à lapins ou pour dénicher les oiseaux. Ce que je récoltais ainsi je savais très bien le vendre, et aussi des champignons, des fougères et des herbes pour la teinture. C'était pour moi une source de revenus.
Ici encore vous allez me demander: et ma mère voyait-elle de bon ceil que je mène une vie aussi dissipée et que je gaspille mon temps à faire le charlatan ? Je vous répondrai que ma mère ne cherchait que mon bien. J'avais en elle une confiance sans bornes et, sans son consentement, je n'aurais pas bougé un pied. Elle connaissait tout, rien ne lui échappait, mais elle me laissait faire. Si même quelque chose venait à me manquer, elle me le procurait très volontiers. Mes compagnons eux-mêmes, et, en général, tous les spectateurs, se faisaient un plaisir de me fournir les objets dont j'avais besoin pour les gratifier de divertissements tant attendus. /36/
J'étais âgé de onze ans quand je fus admis à la première communion. Je savais tout le petit catéchisme, mais, en général, jamais personne n'était admis à faire sa première communion avant douze ans (1) [ 27 ]. En raison de notre éloignement de l'église, le curé du village ne me connaissait même pas (2) [ 28 ]. En fait de religion je devais donc m'en tenir presque uniquement aux leçons de ma bonne mère. Désireuse cependant de ne pas me laisser grandir sans accomplir cet acte essentiel de notre sainte religion, elle s'appliqua à m'y préparer elle-même du mieux qu'elle pouvait et qu'elle savait. Durant le carême, elle m'envoya chaque jour au catéchisme. Puis je passai mon examen. Je le réussis et l'on fixa la date où tous les enfants devraient faire leurs Pâques (3) [ 29 ].
Au milieu de cette bande (de gamins) il était impossible d'éviter la dissipation. Aussi ma mère voulut-elle m'aider pendant plusieurs jours. Durant le carême, elle m'avait déjà mené trois fois à confesse. « Mon petit Jean, me dit-elle à différentes reprises, Dieu te réserve une bien grande faveur ; fais de ton mieux pour t'y bien préparer, pour te confesser et ne rien cacher à confesse. Avoue bien tout, regrette tout et promets à Dieu de mieux te conduire à l'avenir. » Je promis tout cela. Si, dans la suite, je suis resté fidèle, Dieu le sait. Au logis, elle me faisait prier, lire un bon livre et me donnait tous les /37/ conseils qu'une mère avisée sait utilement prodiguer à ses petits-enfants.
Le matin (du grand jour), elle ne me laissa parler à personne. Elle m'accompagna à la Sainte Table, fit avec moi la préparation et l'action de grâces que le doyen, l'abbé Sismondi, dirigeait avec ferveur, à haute voix et en nous faisant répéter après lui. Ce jour-là elle voulut que je ne m'occupe d'aucun travail matériel mais que je le passe à lire et à prier. Entre autres recommandations ma mère me dit: « Mon chéri, c'est un bien grand jour pour toi. Je suis sûre que Dieu a vraiment pris possession de ton coeur. Promets-lui de faire tout ton possible pour rester bon jusqu'à la fin de tes jours. A l'avenir, va souvent communier, mais surtout pas de sacrilèges! Dis toujours tout en confession. Obéis toujours bien, assiste volontiers au catéchisme et aux prédications ; mais, pour l'amour de Dieu, fuis comme la peste ceux qui te tiennent de mauvaises conversations. »
J'ai retenu ces conseils de ma pieuse mère et je me suis efforcé de les mettre en pratique. Il me semble qu'à partir de ce jour ma vie s'améliora quelque peu: je devins plus docile, plus soumis aux autres, ce qui me répugnait fort. Je ne voulais agir que selon mes caprices d'enfant et repoussais qui me donnait ordres ou bons conseils.
Une chose me préoccupait sérieusement : l'absence, à proximité, de chapelle ou d'église où je puisse aller chanter ou prier avec mes compagnons. Lorsque je voulais aller entendre un sermon ou une leçon de catéchisme, je devais faire un trajet d'environ dix kilomètres entre l'aller et le retour, qu'il s'agit de Castelnuovo ou de Buttigiera, le village le plus proche (4) [ 30 ]. C'était d'ailleurs pour ce motif que l'on se déplaçait si volontiers pour venir entendre les sermons du saltimbanque (que j'étais).
Or, cette année-là (1829), on donnait une mission solennelle à Buttigliera (5) [ 31 ]. J'en pris occasion pour aller écouter /38/ plusieurs sermons. Le renom des prédicateurs faisait accourir les gens de tous côtés. Je m'y rendis aussi, avec beaucoup d'autres. Chaque soir, il y avait d'abord une instruction puis une méditation : après quoi chacun était libre de retourner au logis.
Un de ces soirs d'avril, je rentrais chez moi, perdu au milieu de la foule. Parmi nous il y avait un certain Don Calosso, de Chieri, homme pieux qui, bien que courbé sous les ans, faisait ce long trajet pour aller écouter les missionnaires. Il était lui-même chapelain à Murialdo (6) [ 32 ]. La vue d'un enfant de petite taille, tête nue, les cheveux en broussaille tout bouclés, marchant dans le plus grand silence au milieu de tout ce monde, le frappa. Il me regarda et me dit:
« Eh bien! mon garçon, d'où viens-tu? Sans doute es-tu allé, toi aussi, à la mission"
- Mais oui, Monsieur, je suis allé écouter le sermon des missionnaires.
- Qu'as-tu bien pu comprendre '? Je pense que ta maman aurait pu te servir un sermon plus à ta portée, n'est-il pas vrai ? - C'est vrai. maman me fait souvent de bons sermons ; mais j'aime bien aller aussi écouter ceux des missionnaires. Je pense les avoir bien compris.
- Eh bien ! si tu sais me répéter quatre mots des sermons d'aujourd'hui, moi je te donne quatre sous.
- Dites-moi seulement si vous désirez que je parle du premier ou du deuxième sermon.
- Comme tu voudras ; l'important est de m'en dire quatre mots. Te souviens-tu encore de ce dont on a parlé dans le premier sermon ?
- Dans le premier sermon, on a parlé de l'obligation de se donner à Dieu à temps et de ne pas remettre sa conversion à plus tard.
- Et qu'est-ce qu'on a dit dans ce sermon ? continua le vénérable vieillard, déjà quelque peu intrigué. /39/
- Je m'en souviens très bien et, si vous voulez, je vais vous le répéter en entier ».
Et sans plus attendre j'exposai d'abord l'exorde, puis les trois points: celui qui diffère de se convertir court grand risque, un jour, de n'avoir ni le temps, ni la grâce, ni la volonté de le faire. Il me laissa parler ainsi pendant plus d'une demiheure, au-milieu de tout ce monde. Puis il se mit à me poser des questions :
« Comment t'appelles-tu ? Et tes parents ? Es-tu déjà allé beaucoup à l'école ?
- Je m'appelle Jean Bosco, mon père est mort quand j'étais encore tout petit. Ma mère est restée veuve avec cinq personnes à nourrir. J'ai appris un peu à lire et à écrire.
- Tu n'as pas étudié la grammaire latine (7) [ 33 ] ou la grammaire italienne ?
- Je ne sais pas ce que c'est.
- Aimerais-tu étudier ?
- Oui, énormément.
- Qu'est-ce qui t'en empêche ?
- Mon frère Antoine.
- Mais pour quelle raison Antoine ne veut-il pas te laisser étudier ?
- Parce que lui ne voulait pas aller à l'école ; alors il dit qu'il n'admet pas que les autres perdent leur temps à étudier comme lui l'a perdu, mais si je pouvais le faire, sûr que j'étudierais, et que je ne perdrais pas mon temps.
- Et pourquoi voudrais-tu étudier ?
- Pour embrasser l'état ecclésiastique (8) [ 34 ].
- Et pour quel motif voudrais-tu embrasser cet état ?
- Pour m'approcher de tant de mes compagnons, parler avec eux et les instruire de la religion. Ils se sont pas méchants mais ils le deviendront parce que personne ne s'occupe d'eux. /40/
Mon franc-parler, pour ne pas dire mon audace, impressionna beaucoup le saint prêtre. Pendant que je parlais, il ne me quittait pas du regard. Arrivés finalement à un endroit de :a route où nous devions nous séparer, il me laissa avec ces paroles: « Bon courage! Je penserai à toi et à tes études. Dimanche, viens me voir avec ta mère et nous arrangerons tout.»
Le dimanche suivant, j'allai donc chez lui avec ma mère et on décida qu'il me ferait classe une fois par jour. Le reste de la journée, je travaillerais aux champs pour contenter mon frère Antoine. Celui-ci y consentit aisément, étant donné qu'on ne devait commencer qu'après l'été, à l'époque où les travaux de la ferme ne donnent guère de soucis.
Aussitôt que je pus, je m'en remis totalement à Don Calosso qui n'était à ce poste de chapelain que depuis quelques mois. Je me fis connaître entièrement à lui. Chacune de mes paroles, de mes actions ou de mes pensées, je les lui révélais tout aussitôt. Cela lui plut beaucoup, car ainsi il pouvait me diriger en connaissance de cause, tant au point de vue spirituel que temporel.
J'éprouvai alors ce que c'est que d'avoir à côté de soi un guide sûr, ne cherchant que le bien de l'âme, alors qu'auparavant j'avais été privé de ce bonheur. Il m'ordonna, entre autres choses, de renoncer aussitôt à une pénitence à laquelle je m'étais astreint, mais qui n'était en rapport ni avec mon âge ni avec ma condition. Il m'encouragea à m'approcher souvent des sacrements, pénitence et eucharistie, et m'indiqua le moyen de faire chaque jour une méditation, ou mieux, une courte lecture spirituelle. Aux jours fériés, je passais le plus de temps possible auprès de lui. En semaine, j'allais lui servir la messe le plus souvent que je pouvais. Depuis cette époque, j'ai commencé à goûter ce que c'est qu'une vie spirituelle, car, auparavant, j'agissais plutôt matériellement, comme une machine qui travaille sans savoir pourquoi.
A la mi-septembre, je me mis régulièrement à l'étude de la grammaire italienne qu'en peu de temps je pus assimiler et appliquer en des compositions appropriées. A la Nol, j'abordai la grammaire latine et, à Pâques, je commençai à faire de /41/ petites versions et quelques thèmes. Durant ce temps je n'ai jamais suspendu mes séances récréatives des jours fériés, soit dans un pré, soit dans une étable en hiver. Tout ce qui venait de mon maître: faits, paroles, exemples, m'était bon pour soutenir l'attention de mes auditeurs.
Je m'estimais heureux d'être parvenu au comble de mes désirs, quand un nouveau malheur, que dis-je, un vrai désastre. coupa court à mes espérances.
Tant que dura l'hiver et que les travaux des champs n'urgeaient pas, mon frère Antoine me laissa le temps de m'adonner à mes études. Mais, le printemps venu, il commença à grogner et à dire que lui se crevait à la tâche tandis que moi je perdais mon temps à mener une vie de petit bourgeois. :Après de vives discussions avec moi et avec ma mère, on décida. pour sauvegarder la paix dans la famille, que j'irais à l'école le matin et que le reste du temps je devrais m'employer à des travaux matériels. Mais, comment étudier mes leçons et faire mes traductions"
Ecoutez. Je pouvais déjà étudier sur le chemin de l'école. à l'aller et au retour. Une fois rentré à la maison, j'empoignais ma pioche d'une main et ma grammaire de l'autre, et, en allant au travail, j'étudiais les qui, quae, quod, etc (1) [ 35 ] jusqu'à l'endroit où je travaillais. Quand j'y arrivais, je jetais un regard de compassion sur ma grammaire, la posais dans un coin, et /42/ je me mettais à piocher, à sarcler ou à ramasser l'herbe avec les autres, suivant les besoins.
Quand les travailleurs s'arrêtaient pour le goûter, moi je me retirais à l'écart : d'une main je tenais ma pagnotte (2) [ 36 ], de l'autre je reprenais ma grammaire pour étudier. Au retour même manège qu'à l'aller. Pour faire mes devoirs il ne me restait que le temps du dîner et du souper ou encore quelques moments dérobés au repos.
Malgré tant de travail et de bonne volonté, mon frère Antoine ne se donnait pas pour satisfait. Un jour il interpella ma mère, puis mon frère Joseph et, d'un ton autoritaire il conclut: « Maintenant ça suffit. Je veux en finir avec cette grammaire. Je suis devenu gros et gras sans jamais avoir regardé ces bouquins! » A ce moment, au comble de la peine et de la rage, je répondis ce que je n'aurais pas dû : « Tu dis des sottises, lui dis-je. Ne sais-tu pas que notre âne est plus gros que toi. Il n'est jamais allé à l'école, lui ! Voudrais-tu lui ressembler ? » Cette répartie le mit dans une telle fureur que seules mes jambes, dont je savais parfaitement me servir, me sauvèrent d'une grêle de coups et de taloches (3) [ 37 ].
Ma mère n'en pouvait plus de douleur, moi, je fondais en larmes. Le chapelain en fut attristé. Lorsqu'il eut appris les ennuis qui survenaient dans ma famille, ce digne ministre de Dieu me fit venir et me dit : « Mon petit Jean, tu as mis ta confiance en moi, je ne veux pas qu'elle soit vaine. Plante donc là ce frère cruel et viens au presbytère. Tu trouveras en moi un père affectueux. » Je fis part à ma mère de cette offre charitable et ce fut une fête pour la famille. Au mois d'avril, /43/ j'entrais donc dans la maison du chapelain, ne retournant que pour dormir auprès de ma mère.
Personne ne peut imaginer l'immensité de mon bonheur. Don Calosso était devenu pour moi une idole. Je l'aimais plus qu'un père, je priais pour lui et je lui rendais service de toute manière. Je n'étais jamais aussi heureux que lorsque je me fatiguais pour lui, et j'allais dire, quand je dépensais ma vie à lui faire plaisir. Je faisais autant de progrès en un jour avec le chapelain que je n'en aurais fait seul à la maison en une semaine. Cet homme de Dieu m'avait en si grande affection qu'il me dit plusieurs fois: « Ne t'inquiète pas pour ton avenir. Tant que je vivrai, je ne te laisserai manquer de rien et, si je viens à mourir, je pourvoirai à tout de la même manière. »
Tout allait au mieux pour moi. Je m'estimais pleinement heureux et n'avais rien à désirer quand un immense malheur vint tout à coup faucher tous mes espoirs.
Un matin d'avril 1828 Don Calosso m'envoya faire une course chez mes parents. A peine étais-je arrivé à la maison qu'une personne, accourant à bout de souffle, me fit signe d'arriver au plus tôt auprès de Don Calosso qui venait d'être frappé d'un grave malaise et me demandait. Je courus, ou plutôt je volai auprès de mon bienfaiteur. Je le trouvai alité, incapable de parler. Il avait été terrassé par une attaque d'apoplexie. Il me reconnut, voulut me parler, mais il ne pouvait plus articuler aucune parole. Alors il me tendit la clé de l'argent en me faisant signe de ne la donner à personne. Après deux jours d'agonie, le pauvre Don Calosso rendait son âme à son Créateur et avec lui s'évanouissaient mes espérances. J'ai toujours prié pour lui et, tant que je vivrai, je ne manquerai pas de réciter chaque matin quelque prière à l'intention de mon généreux bienfaiteur.
Les héritiers de Don Calosso arrivèrent très vite, et je leur remis la clé et tout le reste avec (4) [ 38 ]. /44/
Cette même année, la divine Providence mettait sur mon chemin un nouveau bienfaiteur: Don Joseph Caffasso, de Castelnuovo d'Asti.
C'était le deuxième dimanche d'octobre (1830) et, à Murialdo, la population célébrait la Maternité de la Très Sainte-Vierge, la fête la plus importante du village. Chacun s'empressait à divers travaux, chez soi ou à l'église. Certains baguenaudaient, jouaient à divers jeux ou s'égayaient.
Seule une personne se tenait éloignée de tous ces amusements. C'était un ecclésiastique, d'assez petite taille, aux yeux vifs, aux manières affables, à la figure angélique. Il était appuyé contre la porte de l'église. Je fus comme séduit par tout son extérieur. Aussi, bien que je n'eus atteint que douze ans, désireux que j'étais de lui adresser la parole, je m'approchai et lui dis: « Monsieur l'abbé, vous désirez sans doute voir quelque chose de notre fête ? Je suis prêt à vous piloter volontiers où vous voulez. »
D'un geste gracieux, il me fit signe d'approcher et se mit alors à m'interroger sur mon âge, mes études, me demanda si j'avais fait ma première communion, si j'allais souvent à confesse, où j'allais au catéchisme et autres choses du même genre. Sa façon édifiante de parler me plut infiniment. Je répondis volontiers à ses demandes, puis, pour le remercier de son amabilité je m'offris encore une fois à l'accompagner et à lui faire visiter ce qui (pouvait lui plaire) comme spectacle ou nouveauté.
« Mon cher ami, me répondit-il, ce ne sont pas ces genres de spectacles qui intéressent les prêtres, mais les cérémonies de l'église. Plus on les célèbre avec piété, plus grand est le charme de nos spectacles à nous. Nos nouveautés, les voilà ! Les pratiques de piété sont toujours nouvelles, aussi faut-il y /45/ assister fidèlement. J'attends seulement que l'on ouvre la porte de l'église pour y entrer. »
Je m'enhardis à poursuivre la conversation et fis cette réflexion : « Tout ce que vous me dites là est très vrai ; mais il y a un temps pour tout, un temps pour aller à la messe et aussi un temps pour se divertir. »
Il se mit à rire et mit fin au dialogue par ces mots dont je me souviendrai toujours et qui furent comme le programme des actions de toute sa vie: « Celui qui embrasse l'état ecclésiastique se vend au Seigneur, tout ce qui se passe dans le monde ne doit pas lui tenir à coeur, sauf ce qui peut contribuer à la plus grande gloire de Dieu et au salut des âmes. »
Tout émerveillé je voulus connaître le nom de cet abbé, tant ses paroles et son maintien reflétaient l'esprit du Seigneur. J'appris qu'il s'agissait de Joseph Caffasso, étudiant en première année de théologie. J'en avais d'ailleurs entendu parler comme d'un miroir de vertu.
La mort de Don Calosso fut pour moi un malheur irréparable. Je pleurais, inconsolable, mon bienfaiteur défunt. Eveillé, je pensais à lui, durant mon sommeil je rêvais de lui. Cela alla si loin que ma mère, craignant pour ma santé, m'envoya pour quelque temps auprès de mon grand-père, à Capriglio (1) [ 39 ].
A cette époque, je fis un autre rêve. On m'y reprochait amèrement d'avoir placé mon espérance dans les hommes et non dans la bonté du Père des cieux (2) [ 40 ].
Cependant une pensée m'obsédait: comment avancer dans mes études ? Je voyais de bons prêtres, très pris par leur saint ministère, mais je ne pouvais les approcher familièrement. Il m'arrivait souvent de rencontrer sur la route mon curé accompagné de son vicaire. Je les saluais de loin ; arrivé à leur hauteur, je m'inclinais encore ; mais eux, très dignes, se /46/ contentaient de me rendre poliment mon salut en poursuivant leur chemin. Plusieurs fois j'en pleurai (de tristesse). Je pensais, et disais parfois à d'autres : « Si jamais, moi, je devenais prêtre, je voudrais agir autrement. Je voudrais m'approcher des enfants et leur dire de bonnes paroles, leur donner de bons conseils. Que je serais heureux de causer, ne serait-ce qu'un moment, avec mon curé! Ce réconfort, je fai eu avec Don Calosso, pourquoi ne puis-je plus l'avoir ? »
Ma mère me voyait souffrir des difficultés qui s'opposaient à mes études. Désespérant d'obtenir le consentement d'Antoine qui avait déjà plus de vingt ans, elle se décida à en venir au partage des biens paternels. Cela n'alla pas sans graves inconvénients, car Joseph et moi étant encore mineurs, il fallait remplir de nombreuses formalités et supporter de lourdes dépenses. Néanmoins on s'en tint à cette décision.
La famille se réduisit ainsi à ma mère et à mon frère Joseph qui voulait rester avec moi. Ma grand-mère était morte quelques années plus tôt (3) [ 41 ].
Il est vrai que ce partage m'enlevait un fameux poids de l'estomac: maintenant, j'étais tout à fait libre de poursuivre mes études. Seulement, pour accomplir toutes les formalités légales, il fallut plusieurs mois. Ce n'est que vers la Nol de l'année 1828 que je pus aller à l'école publique de Castelnuovo. J'avais alors treize ans (4) [ 42 ].
Le fait d'avoir toujours étudié en mon particulier puis d'entrer dans une école publique, sous la conduite d'un nouveau maître me décontenança. Je devais nécessairement commencer à étudier la grammaire italienne avant de m'engager dans celle du latin. Pendant quelque temps je fis tous les jours le trajet de la maison à l'école communale. Mais, au fort de l'hiver, c'était presque impossible. Entre deux allers et retours il y avait vingt kilomètres à parcourir chaque jour. Je fus mis un certain temps en pension chez un brave homme nommé Robert Gioanni. Il était tailleur et très amateur de chant grégo-/47/ rien et de musique vocale. Comme je n'avais pas une trop mauvaise voix je m'adonnai de tout coeur à la musique. Au bout de quelques mois je pus monter à la tribune et y tenir convenablement ma partie dans les chants communs. De plus, pour occuper de quelque façon mes moments de récréation, je me mis à apprendre le métier de tailleur. Très vite je réussis à coudre des boutons, à ourler une étoffe, à faire des coutures simples ou doubles. J'appris bien vite à confectionner des caleçons, des gilets, des culottes, des vestes (5) [ 43 ]. II me semblait que j'étais devenu un maître tailleur de première force.
Mon patron, ébahi de me voir faire de tels progrès dans son métier, me fit des offres très avantageuses pour me décider à m'installer définitivement avec lui. Mais j'avais d'autres vues: je voulais avancer dans mes études. Et voilà pourquoi, tandis que pour éviter l'oisiveté je m'appliquais à toutes sortes de besognes, je faisais tous mes efforts pour atteindre le but principal.
Cette année-là je courus certains dangers provenant de compagnons qui voulaient m'entraîner au jeu aux heures de classe. Comme, pour m'excuser, je leur disais n'avoir pas d'argent, ils me suggéraient de m'en procurer en volant mon patron ou même ma mère. Un d'entre eux, pour m'y encourager, me dit: « Mais, mon cher, il est grand temps de te dégourdir. Il faut apprendre à vivre dans le monde! Celui qui garde les yeux dans sa poche ne sait où il va. Allons ! Fais-toi de l'argent et tu pourras t'amuser comme les autres ! ».
Je me rappelle fort bien lui avoir répondu: « Je ne comprends pas où vous voulez en venir, mais je crois cependant deviner à vos paroles que vous voulez me conseiller de jouer et de voler. Mais est-ce que tu ne récites pas chaque jour dans tes prières: septième commandement, tu ne voleras pas ? Et puis, celui qui vole est un brigand et les brigands font une triste fin. D'ailleurs ma mère veut mon bien et si je lui demande de l'argent pour de bonnes raisons elle me le donnera. Je n'ai jamais rien fait sans sa permission, je ne veux /48/ pas commencer maintenant à lui désobéir. Si tes compagnons font ce métier, ce sont des pervers. Et, s'ils ne le font pas, mais le conseillent aux autres, ce sont des coquins. »
Ces paroles se répétèrent de l'un à l'autre et jamais plus personne ne s'aventura à me faire d'aussi exécrables propositions. De plus, cette réponse parvint à l'oreille de mon professeur et, à partir de ce moment, il me prit davantage en affection. Ce fut aussi le cas de nombreux parents de garçons bien élevés qui exhortaient leurs fils à me fréquenter. Ainsi je pus grouper autour de moi un choix d'amis qui m'aimaient et m'obéissaient comme ceux de Murialdo.
Mes affaires prenaient ainsi bonne tournure quand un nouveau contretemps vint tout bouleverser. Don Virano, mon professeur, fut nommé curé de Mondonio, au diocèse d'Asti. Notre maître bien-aimé nous quitta ainsi au mois d'avril 1830 pour prendre possession de sa paroisse. Son remplaçant était un homme incapable de maintenir la discipline. Il réduisit à presque rien tout ce que j'avais appris les mois précédents.
J'avais ainsi perdu pas mal de temps ; on décida donc finalement de m'envoyer à Chieri pour me mettre sérieusement aux études. On était en 1830 (1) [ 44 ]. Qui a été élevé au milieu des bois, à peine voit-il une petite ville de province, qu'il reste impressionné par la nouveauté, si minime soit-elle. Je pris pension chez une veuve, Mme Lucie Matta (2) [ 45 ], une /49/ compatriote. Elle n'avait qu'un fils et était venue en cette ville pour l'aider et veiller sur lui.
La première connaissance que je fis fut celle de Don Eustache Valimberti de chère et vénérée mémoire. Il me prodigua beaucoup de bons conseils sur le moyen de me tenir à l'écart de tout danger. Il m'invita à lui servir la messe : ainsi les occasions ne lui manquèrent pas de me glisser de bonnes recommandations. Il me présenta lui-même au préfet des études (3) [ 46 ] et me fit faire la connaissance de mes autres professeurs. Jusqu'alors je n'avais jamais étudié qu'un peu de tout, ce qui aboutissait quasiment à rien. Aussi on me conseilla d'entrer en sixième, classe correspondant à ce qu'on appelle aujourd'hui, la classe préparatoire à la première année de gymnase (4) [ 47 ].
Mon professeur d'alors, T. Pugnetti, dont j'ai gardé un bien agréable souvenir, usa de beaucoup de bienveillance (à mon égard). Il s'occupait spécialement de moi pendant la classe, me prenait chez lui et, touché de compassion pour moi, vu mon âge et ma bonne volonté, il n'épargnait rien pour me faciliter les choses.
Mais mon âge déjà avancé et ma stature me donnaient l'apparence d'une grande perche au milieu de mes petits camarades. Impatient de sortir de cette situation, après deux mois de sixième je m'étais hissé à la première place. On m'admit alors à l'examen d'entrée en cinquième et je le réussis. C'est avec satisfaction que j'entrai dans cette nouvelle classe où je /50/ trouvais des condisciples déjà grandelets. Et puis j'avais comme professeur le cher Don Valimberti. Deux mois après, comme j'avais plusieurs fois décroché la première place, on m'admit exceptionnellement à un autre examen (de passage) : et me voilà en quatrième, classe correspondant à la deuxième année de gymnase (5) [ 48 ].
Le professeur de cette classe était Joseph Cima, sévère en fait de discipline. En voyant entrer dans sa classe, en pleine année scolaire, un gaillard aussi grand et aussi gros que lui, il ne put s'empêcher de lancer une plaisanterie en pleine classe : « Celui-là ne peut être qu'une grosse taupe ou un grand talent, qu'en dites-vous ? » Tout abasourdi par cet homme sévère je répondis: « Quelque chose entre les deux. Je ne suis qu'un jeune homme qui veut faire son devoir avec bonne volonté et progresser dans ses études. »
Ces paroles lui plurent et avec une affabilité peu coutumière il ajouta : « Si vous avez bonne volonté, vous êtes entre de bonnes mains ; je ne vous laisserai pas sans rien faire. Ne vous découragez pas et, si vous rencontrez quelque difficulté, dites-le moi aussitôt, je vous l'aplanirai. » Je le remerciai de tout coeur.
Il n'y avait pas deux mois que j'étais dans cette classe qu'un petit incident fit parler de moi. Un jour, le professeur expliquait la vie d'Agésilas écrite par Cornelius Nepos. Ce jour-là, je n'avais pas ce livre avec moi. Pour dissimuler mon oubli, je pris tout simplement ma grammaire latine (6) [ 49 ] et l'ouvris. Mes compagnons s'avisèrent (de l'artifice). L'un d'eux se mit à rire, puis un autre ; finalement toute la classe fut en émoi.
« Qu'est-ce qu'il y a ? lança le professeur. Qu'est-ce que c'est ? Je veux qu'on me le dise tout de suite. » Voyant tous les regards fixés sur moi, il m'interpella et me commanda de refaire la construction et de répéter ses explications. Je me levai, ma grammaire latine en main, et répétai par coeur le /51/ texte de Cornelius Nepos, la construction et l'explication données. Instinctivement, mes compagnons partirent en cris d'admiration et en applaudissements. Inutile de dire la fureur du professeur. C'était, pensait-il, la première fois qu'il n'était plus maître de la discipline. Il me décocha une calotte que j'esquivai en baissant la tête, puis, posant la main sur ma grammaire, se fit expliquer par mes compagnons la cause de ce désordre. Ils répondirent: « Bosco n'a devant lui que sa grammaire ; or il a lu et expliqué tout le texte comme s'il avait entre les mains son Cornelius. » Le professeur m'arracha alors la grammaire des mains et me fit continuer les deux phrases suivantes. Puis il me dit: « En raison de votre heureuse mémoire (7) [ 50 ], je vous pardonne votre oubli. Vous avez de la chance ; mais veillez à en faire toujours bon usage. »
A la fin de l'année scolaire 1830-1831 je fus aisément admis à passer en troisième(8) [ 51 ].
Pendant ces quatre premières années d'études, en ce qui me concerne, je dus apprendre à traiter avec mes camarades. Je les avais répartis en trois catégories : les bons, les indifférents, les mauvais. Les mauvais, (il me fallait) les fuir absolument et toujours, à peine repérés ; les indifférents, traiter avec eux poliment et en cas de besoin ; avec les bons, contracter /52/ amitié dès qu'il s'en trouvait qui fussent vraiment tels. Cependant, comme dans cette ville, je ne connaissais personne, je m'étais fait une règle de n'entrer dans l'intimité de qui que ce soit. Bien des fois j'eus à me défendre de quelques-uns que je ne connaissais vraiment pas bien. Les uns voulaient m'emmener au théâtre ou m'entraîner à une partie de jeu; d'autres, à aller à la baignade. J'en rencontrai même qui me conseillaient d'aller chiper des fruits dans les jardins ou dans les champs.
Quelqu'un n'eut-il pas l'effronterie de me conseiller de voler à ma logeuse quelque objet de valeur pour nous acheter des friandises ? Je me suis libéré de cette bande de vauriens en fuyant rigoureusement leur compagnie au fur et à mesure que je les dépistais. Je répondais habituellement à tous que ma mère m'avait confié à ma logeuse et que, à cause de l'affection que je lui portais, je ne voulais aller nulle part ni ne rien faire sans le consentement de cette bonne Lucie.
Mon obéissance envers cette brave Lucie me fut d'ailleurs assez profitable. Elle fut toute heureuse de me confier son fils unique. De caractère très vif il préférait de beaucoup le jeu à l'étude. Aussi me chargea-t-elle de lui donner des répétitions quoiqu'il fût dans une classe supérieure à la mienne. Je m'occupai de lui comme d'un frère. J'usais de bonté à son égard, lui faisais de petits cadeaux, l'intéressais à des jeux d'intérieur, développais en lui le goût des pratiques religieuses (1) [ 52 ]. J'en avais fait un garçon si obéissant et travailleur qu'au bout de six mois il arriva, par sa bonté et son assiduité, à satisfaire son professeur et à mériter de très honorables places dans sa classe. Toute heureuse, sa mère me fit remise de ma pension mensuelle en guise de récompense.
Comme les compagnons qui essayaient de m'entraîner au mal étaient aussi les plus négligents dans leurs travaux, ils vinrent vite me trouver pour que, charitablement, j'exerce l'entraide scolaire en leur prêtant ou en leur dictant mes propres compositions. Cela déplut au professeur, car, sous couleur de service à rendre, ça ne faisait que développer leur paresse. /53/ Il me le défendit sévèrement. Je pris alors un moyen moins préjudiciable: je me contentai d'aplanir leurs difficultés ou d'aider ceux qui en avaient vraiment besoin. Ainsi je faisais plaisir à tout le monde et je ne fus pas long à conquérir l'estime et les bonnes grâces de mes compagnons. Ils commencèrent par venir vers moi pendant les récréations, puis s'intéressèrent à mes histoires ou parlèrent de questions d'école. Finalement ils accouraient vers moi sans chercher de raison, tout comme jadis les enfants de Murialdo ou de Castelnuovo.
Pour donner un nom à ces réunions on les appela habituellement: Joyeuse Union (2) [ 53 ],terme tout à fait approprié. En effet obligation stricte y était faite à chacun de chercher tels livres, d'engager telle conversation, de lancer tels jeux capables d'entretenir la joie parmi nous. Par contre: refus de tout ce qui pouvait engendrer la mélancolie, spécialement la transgression de la loi du Seigneur. Qui avait blasphémé ou prononcé le nom de Dieu en vain ou tenu des propos inconvenants était impitoyablement exclu de l'Union.
Je me trouvai ainsi à la tête d'une multitude de compagnons. D'un commun accord on établit comme statut de base: 1 chaque membre de la Joyeuse Unionse propose d'éviter toute parole et toute action indignes d'un bon chrétien ; 2 d'accomplir exactement tous ses devoirs scolaires et religieux. Tout ceci contribua à me faire estimer et en 1832 j'étais respecté de mes condisciples comme chef d'une petite armée. On me recherchait de tous côtés, soit pour monter des divertissements, soit pour aider des élèves chez eux, soit pour faire classe ou donner des répétitions à domicile. Par ces menus services la divine Providence me mettait en état de pourvoir à tous mes besoins en fait de vêtements ou de fournitures scolaires, sans occasionner quelque souci que ce soit à ma famille. /54/
Parmi les membres de cette Joyeuse Union je pus en découvrir plusieurs de vraiment exemplaires. Quelques-uns méritent une mention particulière: Guillaume Garigliano de Poirino et Paul Braje de Chieri. Ils participaient de tout coeur à nos honnêtes divertissements, mais à condition que le travail scolaire soit accompli en priorité. Tous deux avaient beaucoup de goût pour la vie retirée et la prière, et me prodiguaient de bons conseils. Toutes les fêtes, notre réunion du collège terminée (1) [ 54 ], nous nous rendions à l'église SaintAntoine. Les jésuites y donnaient un cours de catéchisme des plus merveilleux où l'on racontait pas mal d'exemples dont je me souviens encore maintenant.
Au cours de la semaine, la Joyeuse Unionse réunissait chez l'un de ses membres pour parler de religion. A cette réunion pouvait assister qui voulait. Garigliano et Braje étaient des plus assidus. On passait le temps en agréable récréation, conférences, lectures religieuses, prières. On se donnait de bons conseils ; on attirait l'attention de chacun sur certains défauts personnels que l'on avait observés ou dont on avait entendu parler. Sans alors nous en rendre compte, nous faisions passer dans la pratique cette admirable maxime: " Heureux qui a quelqu'un pour l'avertir! " ; et ce mot de Pythagore : « Si vous n'avez pas un ami qui vous corrige vos défauts, payez un ennemi pour vous rendre ce service. » En plus de ces entretiens amicaux, nous allions souvent écouter des sermons, nous confesser et communier.
Je saisis cette occasion pour vous rappeler qu'à cette époque la religion était à la base de toute éducation. Un profes-/55/ seur, par exemple, avait-il, même par plaisanterie, laissé échappé un mot scabreux ou irréligieux, il était aussitôt mis à pied. Si l'on usait d'une telle sévérité envers les professeurs, vous pouvez facilement imaginer celle dont on faisait preuve envers les élèves indisciplinés ou scandaleux.
En semaine, on assistait le matin à la sainte messe ; avant chaque classe, on récitait l'Actiones, suivi d'un Ave Maria; à la fin on disait l'Agimus et un Ave Maria (2) [ 55 ].
Les jours fériés tous les élèves étaient réunis à la chapelle de la confrérie. Pendant qu'ils entraient, on faisait un peu de lecture spirituelle ; suivaient le chant de l'office de la Sainte Vierge, puis la messe et enfin l'explication de l'évangile. Le soir: catéchisme, vêpres, instruction. Chacun devait s'approcher des sacrements et, pour que personne ne négligeât ce grave devoir, on devait, une fois le mois, apporter un billet de confession. Si un élève n'était pas en règle, il ne pouvait se présenter aux examens de fin d'année, fût-il parmi les meilleurs dans les études. Cette discipline sévère obtenait des résultats étonnants. Bien des années passaient sans que l'on entendît (dans cette maison) des blasphèmes ou de mauvaises conversations. Les élèves étaient respectueux en classe comme en famille et il n'était pas rare de voir une classe, même très nombreuse, accéder au complet à la classe supérieure à la fin de l'année. Il en fut ainsi pour mes condisciples lors du passage en troisième, humanités et rhétorique (3) [ 56 ].
Ce qui m'advint de plus heureux cette année-là fut de choisir comme confesseur le chanoine Maloria, de la collégiale de Chieri. A chaque visite il m'accueillait avec la plus grande /56/ bonté. Il m'encouragea même à me confesser et à communier le plus souvent possible. A cette époque il était très rare de trouver un confesseur qui encourageât à la fréquentation des sacrements. Pour ma part je ne me souviens pas que l'un de mes maîtres me fait conseillée. Qui se confessait et communiait plus d'une fois par mois était réputé des plus vertueux et beaucoup de confesseurs ne le permettaient même pas. Je crois donc devoir à ce confesseur de ne m'être pas laissé entraîner par mes compagnons à certains désordres que des jeunes sans expérience ont trop souvent à regretter dans les grands collèges (4) [ 57 ].
Pendant ces deux années je n'ai jamais oublié mes amis de Murialdo. Je restais toujours en relation avec eux et profitais des jeudis pour leur rendre visite de temps à autre. Aux vacances d'automne, dès qu'ils apprenaient ma venue, ils accouraient de très loin à ma rencontre et me faisaient particulièrement fête. Je lançai parmi eux aussi la Joyeuse Union où n'étaient admis que ceux qui, durant l'année, s'étaient fait remarquer par leur bonne conduite. Par contre, étaient rayés des listes tous ceux qui s'étaient mal comportés, surtout s'ils avaient blasphémé ou tenu de mauvais propos.
A la fin de ces années de gymnase (1) [ 58 ], nous reçûmes la visite de l'Inspecteur de l'Enseignement, l'avocat, professeur Don Joseph Gazzani, homme de grand mérite. Il se montra très aimable à mon égard; aussi lui ai-je toujours gardé recon-/57/ naissance et excellent souvenir. Nous demeurâmes d'ailleurs toujours en étroites et amicales relations. Ce bon prêtre vit encore maintenant à Moltedo-Superiore, près d'Oneglia, son pays natal. Entre autres oeuvres de charité il fonda, à notre collège d'Alassio, une bourse destinée à payer les études d'un jeune homme se sentant appelé à l'état ecclésiastique.
Ces examens (de passage) furent très difficiles ; malgré cela tous mes compagnons, au nombre de quarante-cinq, purent entrer dans la classe supérieure, c'est-à-dire en quatrième du gymnase. J'ai bien manqué me voir refusé pour avoir laissé copier des camarades. Je ne fus admis que grâce à l'intervention de mon vénéré professeur, le Père Giusiana, dominicain, qui obtint que je sois examiné sur un autre sujet. Je réussis à merveille et fus promu à l'unanimité.
Il existait alors une coutume fort louable : dans chaque classe, un élève au moins se voyait dispensé par la municipalité de payer le minerval (2) [ 59 ] de douze francs. Pour obtenir cette faveur il fallait réussir parfaitement ses examens et remporter les premiers prix de conduite. Sous ce rapport, la chance m'a toujours souri et, en chacune de mes classes, je fus dispensé de ce versement.
Cette année-là, je perdis un de mes compagnons les plus chers, Paul Braje. C'était le plus intime de mes amis. Après une longue maladie, modèle constant de piété, de résignation et de foi vive, il mourut [le 10 juillet] (3) [ 60 ] et s'en alla ainsi rejoindre saint Louis qu'il avait fidèlement imité toute sa vie. Tout le collège témoigna de son regret et ses compagnons se firent un devoir d'assister au complet à ses funérailles. Beaucoup prirent même l'habitude, les jours de congé, d'aller communier, de réciter l'office de la Sainte Vierge et le chapelet pour l'âme de cet ami défunt et cela pendant longtemps. Dieu daigna m'envoyer à la place du cher disparu un autre compa-/58/ gnon certainement aussi vertueux, mais bien plus célèbre par ses actions. Ce fut Louis Comollo dont je parlerai bientôt.
Je terminai alors l'année d'humanités et j'obtins de bons succès au point que mes professeurs, en particulier Don Pierre Banaudi, Docteur ès Lettres, me conseillaient de demander à passer l'examen d'entrée en philosophie que je réussis d'ailleurs. Mais comme j'avais du goût pour les lettres, je préférai suivre le cours normal et faire ma rhétorique ou cinquième année du gymnase en 1833-1834. Cette année-là, précisément, commencèrent mes relations avec Louis Comollo. La vie de ce précieux compagnon a été écrite à part et chacun peut la lire à sa guise (4) [ 61 ]. Je ne ferai que noter ici un fait qui me l'a fait remarquer parmi les autres élèves de la classe d'humanités.
Le bruit courait parmi les rhétoriciens que, cette année, un nouvel élève allait entrer au collège, un saint, prétendaiton. C'était, paraît-il, le neveu du curé de Cinzano, prêtre âgé mais très renommé pour la sainteté de sa vie. J'étais curieux de faire la connaissance (de ce nouveau), mais j'ignorais son nom. Une occasion s'en présenta. Déjà à cette époque, un jeu plutôt dangereux jouissait d'une vogue sans pareille: le cheval-fondu (5) [ 62 ]. Il sévissait surtout à l'heure de l'entrée en classe. Les plus dissipés, les moins studieux en étaient très friands et s'y montraient les plus adroits.
On pouvait voir, depuis quelques jours, un modeste garçon d'une quinzaine d'années qui, arrivé au collège, se mettait à lire ou à étudier paisiblement dans son coin sans prêter /59/ attention au tapage. (Un beau matin) un insolent s'approche de lui, le prend par le bras et prétend le forcer à jouer, lui aussi, à cheval-fondu. « Je ne sais pas, répondait l'autre humilié et confus. Je ne sais pas ; je n'ai jamais joué à de tels jeux.
- Et moi, je veux absolument que tu viennes, sinon je te fais venir à coups de pied et de claques.
- Tu peux me battre à ton aise ; mais moi je ne sais pas, je ne peux pas, je ne veux pas.»
Le mauvais sujet le saisit alors par un bras, le secoue avec force, et lui applique deux gifles que l'on entendit dans toute la classe. A cette vue je sentis mon sang bouillonner dans mes veines et je m'attendais de la part de l'offensé à une réplique bien méritée, d'autant plus qu'il était supérieur à l'autre en âge et en force. Mais quelle ne fut pas ma surprise de voir le brave garçon, le visage (à la fois) rouge et presque livide, jeter un regard plein de pitié à ce méchant compagnon et laisser seulement échapper ces mots: « Si ça suffit pour te contenter, va en paix: je t'ai déjà pardonné. »
Cette attitude héroïque éveilla en moi le désir de connaître le nom (de ce garçon). C'était justement Louis Comollo, le neveu du curé de Cinzano dont on entendait dire tant d'éloges. Dès ce jour, une amitié intime nous lia tous les deux et je puis dire que j'ai appris de lui à vivre en chrétien. Je mis en lui mon entière confiance et lui en moi. L'un avait besoin de l'autre; moi d'aide spirituelle, lui d'aide corporelle. Comollo, en effet, en raison de sa grande timidité, n'osait même pas essayer de se défendre contre les insultes des voyous. Quant à moi, mon courage et ma force impétueuse en imposaient à tous mes compagnons, fussent-ils plus âgés et plus solides que moi. Quelques-uns s'en aperçurent le jour où ils voulurent ridiculiser et frapper le même Comollo ainsi qu'un certain Antoine Candelo, garçon débonnaire entre tous. Je voulus intervenir en leur faveur mais on n'y prêta pas attention. Un jour, voyant que l'on continuait à maltraiter ces innocents, je dis à haute voix : « Gare à vous ! Gare à qui brutalisera encore ces garçons ! »
Un nombre imposant des plus grands et des plus effrontés prirent une attitude commune de défense et de menace contre /60/ moi tandis que deux gifles retentissantes s'abattaient sur le visage de Comollo. Alors je ne me dominai plus. En moi, plus de raison, rien que la force brutale. Ne voyant rien à portée de ma main, ni chaise, ni gourdin, j'empoignai un de mes compagnons par les épaules et m'en servis comme d'un bâton pour frapper mes adversaires. Quatre d'entre eux tombèrent, culbutés à terre, tandis que les autres s'enfuyaient en criant ou en demandant grâce. Mais voilà! Le professeur entre en classe et voyant bras et jambes battre l'air au milieu d'un vacarme de l'autre monde, il se met à crier en distribuant des gifles à droite et à gauche. L'orage allait tomber sur moi. Mais, s'étant fait raconter la cause de ce désordre, il demanda une reconstitution de la scène, ou mieux de cette épreuve de force. Puis il éclata de rire et tous avec lui. On n'en revenait pas ; si bien que le professeur en oublia la punition que j'avais bel et bien méritée.
Comollo me donnait de tout autres leçons! « Mon cher, me glissa-t-il dès que nous pûmes parler entre nous, ta force m'épouvante. Mais, crois-moi, Dieu ne te l'a pas donnée pour massacrer tes camarades. II veut que nous nous aimions, que nous nous pardonnions et que nous fassions du bien à ceux qui nous font du mal. »
J'admirai la charité de mon condisciple. Aussi je me remis tout à fait entre ses mains et me laissai guider où et comme il voulait. D'accord avec un (autre) ami, Garigliano, nous allions ensemble nous confesser, communier, faire la méditation, la lecture spirituelle, la visite au Saint Sacrement, servir la messe. (Comollo) mettait tant d'amabilité, de douceur et de politesse à nous y inviter, qu'il était impossible de nous soustraire à ses offres.
Je me souviens qu'un jour, bavardant avec un compagnon, je passai devant une église sans me découvrir. (Louis) me dit bientôt de la façon la plus gentille: « Mon cher Jean, tu es donc si préoccupé de t'entretenir avec les hommes que tu en oublies jusqu'à la maison du Seigneur ? » /61/
J'ai jusqu'ici donné un aperçu de la vie scolaire. Je vais maintenant essayer de vous raconter quelques menus faits pour vous divertir agréablement.
Durant mon année d'humanités, je me décidai à changer de pension. Cela soit dans l'intention de me rapprocher de mon professeur Don Banaudi, soit pour faire plaisir à un ami de la famille, Jean Pianta, qui, cette année-là, allait ouvrir un café à Chieri (1) [ 63 ]. Cette pension pouvait me faire courir de gros risques. Mais (les Pianta) étaient de bons chrétiens (2) [ 64 ] et, par ailleurs, fréquentant des compagnons exemplaires j'ai pu aller de l'avant sans préjudice moral. A ce moment les études me laissaient beaucoup de temps libre, ce qui me permettait d'en consacrer une partie à lire les classiques italiens ou latins. Je consacrais le reste à fabriquer des liqueurs et des pâtisseries. Au milieu de l'année, j'étais capable de préparer café et chocolat. Je connaissais proportions et recettes pour confectionner des bonbons, des liqueurs, de la crème glacée, des boissons rafraîchissantes. Mon patron commença par m'offrir gratuite-/62/ ment la pension, puis, se rendant compte des précieux avantages que je pouvais procurer à son commerce, il me fit les offresles plus alléchantes à condition que, abandonnant toute autre occupation, je m'adonne pleinement à son métier. Mais, moi, je ne m'occupais de tout cela qu'à titre de divertissement, de récréation. Mon intention était de continuer mes études.
Je dois dire que mon professeur, Don Banaudi, était un enseignant hors ligne: jamais il n'infligeait de punition et tous ses élèves le craignaient autant qu'ils l'aimaient. Il les aimait tous comme des fils et tous l'aimaient comme un père (3) [ 65 ].
Pour lui prouver notre affection on s'entendit pour lui offrir un cadeau à l'occasion de la fête de son saint patron. Nous nous mîmes à l'oeuvre pour préparer quelques compositions poétiques, un discours et réunir quelques objets que nous pensions lui être particulièrement agréables.
La célébration réussit à merveille. Le professeur était on ne peut plus content. Pour nous témoigner sa satisfaction, il organisa un pique-nique à la campagne. La journée fut très agréable. Entre professeur et élèves c'était la cordialité parfaite et chacun cherchait comment exprimer sa joie intime. Un peu avant de rentrer à Chien, notre professeur rencontra un étranger à qui il dut tenir compagnie. Il nous laissa donc seuls pendant un bout de chemin. A ce moment quelques élèves des classes supérieures s'approchèrent et nous invitèrent à venir prendre un bain à un endroit appelé la Fontaine Rouge, à environ un mille de Chien (4) [ 66 ]. Moi et quelques autres nous /63/ nous y sommes opposés, inutilement d'ailleurs. Plusieurs rentrèrent chez eux avec moi. D'autres voulurent y aller. Funeste décision. Nous étions à peine depuis quelques heures à la maison qu'arriva en courant un camarade, puis un autre. Terrifiés, haletants ils nous dirent: « Oh ! si vous saviez, si vous saviez (ce qui est arrivé) ! Philippe N., celui qui insistait tant pour que nous allions nager, est mort. - Comment! répondîmes-nous d'une seule voix, mais il n'avait pas son pareil à la nage! - Que voulez-vous, c'est comme ça! fit l'un d'eux. Pour nous encourager à plonger, confiant en son habileté et ignorant (l'existence de) tourbillons en cette dangereuse Fontaine Rouge, ils'élança le premier. Nous attendions qu'il revienne à la surface, mais en vain. Alors nous avons crié. Des gens accourus ont tout tenté pour le repêcher. Ce n'est qu'après une heure et demie d'efforts et de plongées périlleuses qu'on a pu remonter son cadavre. »
Ce malheur nous causa à tous une profonde tristesse et ni cette année-là, ni l'année suivante (1834) on n'a plus entendu dire que quiconque ait seulement exprimé le désir d'aller nager. Il n'y a pas longtemps, il m'arriva de rencontrer quelques-uns des amis d'alors et nous reparlâmes avec une véritable tristesse de notre malheureux compagnon noyé au gouffre de la Fontaine Rouge.
Pendant cette année d'humanités où je logeais au café de mon ami Jean Pianta, j'entrai en relation avec un jeune juif nommé Jonas (1) [ 67 ]. Agé de dix-huit ans, de magnifique prestance il chantait d'une voix d'une beauté peu commune et /64/ jouait très bien au billard. Nous avions fait connaissance chez un libraire nommé Élie et, depuis lors, il ne pouvait entrer au café sans me demander aussitôt. Je lui donnais toute mon affection et il me la rendait à la folie. Il venait passer tous ses moments libres dans ma chambre (2) [ 68 ]. Alors nous chantions, jouions du piano, écoutions ou racontions mille histoires, lui surtout. Il lui arriva un jour de se quereller et de se battre avec quelqu'un à tel point qu'il pouvait en résulter de fâcheuses conséquences. Aussitôt, il se réfugia chez moi, me demandant conseil.
« Mon cher Jonas, lui dis-je, si tu étais chrétien je t'enverrais au plus tôt à confesse ; mais, pour toi, c'est impossible.
- Mais nous aussi, (s'empressa-t-il de répondre), nous pouvons aller à confesse si nous voulons.
- Vous allez vous confesser, mais votre confesseur n'est pas tenu au secret, il n'a pas le pouvoir de vous remettre vos péchés et ne peut vous administrer aucun sacrement.
- Si tu veux me conduire, j'irai me confesser à un prêtre.
- Je le pourrais bien, mais cela demande une longue préparation.
- Laquelle ?
- Sache que la confession remet tous les péchés commis après le baptême. De telle sorte que si tu désires recevoir un sacrement, il faut que tu sois baptisé.
- Que dois-je faire pour recevoir le baptême ?
- T'instruire de la religion chrétienne, croire en JésusChrist vrai Dieu et vrai homme. Ce n'est qu'après que tu pourras recevoir le baptême.
- Quel avantage me procurera le baptême ?
- Le baptême t'efface le péché originel et tous les péchés actuels, il t'ouvre la voie pour recevoir tout autre sacrement. En somme il te fait enfant de Dieu et héritier du ciel. /65/
- Alors, nous Juifs, nous ne pouvons être sauvés (3) [ 69 ] ?
- Non, mon cher Jonas ; après la venue de Jésus-Christ les Juifs ne peuvent être sauvés sans croire en lui.
- Si jamais ma mère apprend que je cherche à me faire chrétien, gare à moi !
- N'aie pas peur, Dieu est maître des coeurs, et s'il t'appelle à devenir chrétien, il saura bien faire de sorte que ta mère s'apaise, ou il pourvoira, de quelque façon, au salut de ton âme.
- Mais toi, qui t'intéresses tant à moi, à ma place, que ferais-tu ?
- Je commencerais par m'instruire de la religion chrétienne. Pendant ce temps Dieu préparera les voies à tout engagement à venir. Prends donc un petit catéchisme et commence par l'étudier. Prie Dieu de t'éclairer et de te faire connaître la vérité. »
A partir de ce jour-là, il se prit à aimer la foi chrétienne. Il venait au café, mais à peine terminée une partie de billard, il me cherchait pour parler de religion et discuter du catéchisme. En quelques mois il sut faire le signe de la croix, réciter le Pater, l'Ave, le Credo et il connaissait les principales vérités de la foi. Il était très heureux et devenait chaque jour meilleur dans sa façon de parler et d'agir.
Tout jeune, il avait perdu son père. Sa mère, Rachel, avait entendu quelques vagues rumeurs mais ne savait encore rien de précis. Voici comment le pot-aux-roses fut découvert. Elle faisait un jour le lit (de son fils) lorsqu'elle trouva le catéchisme que Jonas avait, par distraction, oublié entre le matelas et le /66/ traversin. Alors ce furent des cris éperdus dans toute la maison. Elle alla porter le catéchisme au rabbin, puis soupçonnant ce qui s'était passé, elle ne fit qu'un bond auprès de l'étudiant Bosco, dont elle avait entendu parler maintes et maintes fois par son fils. Imaginez le type même de la laideur et vous aurez une idée de la mère de Jonas. Borgne, sourde des deux oreilles, un nez énorme, presque édentée, des lèvres proéminentes, une bouche tordue, un menton long et pointu et une voix qui ressemblait au grognement d'un poulain: telle était celle que ses coreligionnaires avaient surnommée « la sorcière Lilith » (4) [ 70 ], terme par lequel ils qualifient ordinairement la créature la plus repoussante de leur peuple. Sa vue m'épouvanta. Sans me laisser le temps de retrouver mes esprits, elle m'aborda en disant: « Par ma foi, je le jure, vous avez tort! Vous avez ruiné mon Jonas, vous l'avez déshonoré aux yeux de tous, vous, oui, vous! Je ne sais ce qui va lui arriver. Je crains fort qu'il ne finisse par se faire chrétien. Et c'est vous qui en êtes responsable! »
Je compris alors à qui j'avais affaire. Très calme je lui expliquai qu'elle ne connaissait pas son bonheur, qu'elle devait plutôt remercier quelqu'un qui faisait du bien à son fils.
- En voilà un bien! C'est peut-être un bien que de faire renier sa propre religion ?
- Calmez-vous, ma bonne dame, répondis-je, et écoutezmoi. Ce n'est pas moi qui ai couru après votre Jonas. Nous nous sommes rencontrés chez le libraire Élie. Nous sommes devenus amis sans savoir pourquoi. Il me donne son affection et moi je l'aime beaucoup. En véritable ami, je désire qu'il puisse sauver son âme et s'instruire dans la religion sans laquelle personne ne peut être sauvé. Remarquez bien ceci, maman de Jonas, je n'ai fait que donner un livre à votre fils, en lui recommandant seulement de bien étudier notre religion, lui assurant que, s'il se fait chrétien, il n'abandonne pas la religion juive, au contraire il la perfectionne.
- Si, par malheur il devient chrétien, il devra alors aban-/67/ donner les prophètes. Les chrétiens, eux, ne croient pas à Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, ni aux prophètes.
- Bien au contraire, nous croyons à tous les patriarches et à tous les prophètes de la Bible. Leurs écrits, leurs paroles, leurs prophéties sont même le fondement de la foi chrétienne.
- Si notre rabbin était là, il saurait bien vous répondre. Moi je ne connais ni la Michnani la Guemara(deux parties du Talmud (5) [ 71 ].Mais que va-t-il advenir de mon cher Jonas ? »
Là-dessus elle coupa court et s'en fut. I1 serait trop long de vous raconter tous les assauts que me livrèrent la mère, le rabbin et les parents de Jonas. Ni menaces ni violences ne furent épargnées au courageux jeune homme. Lui, cependant, souffrait tout et continuait de s'instruire de notre foi. Comme il ne sentait plus sa vie en sécurité dans sa famille, il dut s'en aller et vécut presque de charité. Bien des gens vinrent à son secours. Jugeant qu'il fallait agir avec beaucoup de prudence je recommandai mon élève à un prêtre instruit qui en prit un soin paternel. Quand il fut dûment instruit de notre religion, comme il se montrait impatient de devenir chrétien, on prépara une cérémonie solennelle qui édifia tous les chrétiens de Chieri et fit réfléchir d'autres Israélites qui, plus tard, embrassèrent la religion chrétienne.
Ses parrain et marraine furent Charles et Octavie Bertinetti. Au (jeune) néophyte, ils fournirent tout ce dont il avait besoin, de sorte que, une fois chrétien, il put gagner honorablement sa vie par le travail de ses mains. On lui donna au baptême le nom de Louis (6) [ 72 ]. /68/
Entre mes études et divers passe-temps: chant, musique, déclamation, petit théâtre (1) [ 73 ], (activités) auxquelles je m'adonnais de tout coeur, j'avais encore appris bien d'autres jeux : cartes, tarots, billes, échasses, saut, course. C'étaient des divertissements de très bon goût. Sans y être passé maître, je n'étais cependant pas un piètre joueur. J'en avais appris beaucoup à Murialdo, d'autres à Chieri. Si, dans les prés de Murialdo, je n'étais encore qu'un apprenti, en cette année j'étais devenu un maître compétent. Tout cela causait un véritable émerveillement. Il faut dire qu'à cette époque, ces genres d'amusements peu connus, semblaient choses d'un autre monde. Mais que dire de mes tours de passe-passe ? Je donnais souvent des spectacles privés et publics. Ma mémoire étant très fidèle, je connaissais par coeur une grande partie des classiques, surtout les poètes: Dante, Pétrarque, Le Tasse, Parmi, Monti et beaucoup d'autres. Ils m'étaient si familiers que je pouvais me servir (de leurs oeuvres) comme de mon propre bien. Aussi pouvais-je improviser aisément sur n'importe quel sujet. Lors de ces réunions ou de ces séances, je me mettais à chanter, à jouer de quelque instrument, je composais des vers qui passaient pour des chefs-d'oeuvre, mais qui, en réalité, ne consistaient qu'en bribes d'auteurs que je transformais selon les thèmes proposés. C'est d'ailleurs pour cette raison que je me refusai toujours à communiquer mes compositions à d'autres. Certaines même, que j'avais transcrites, je pris soin de les mettre au feu (2) [ 74 ]. /69/
L'émerveillement devant mes tours de prestidigitation allait grandissant. Faire sortir d'une boîte une quantité de balles plus grosses qu'elle, tirer d'un petit sac toute une cargaison d'oeufs, voilà qui plongeait dans l'ébahissement. Quand on me voyait recueillir sur le nez des spectateurs une quantité de boules, deviner dans leurs bourses les sommes qu'elles renfermaient, quand, d'une simple pression des doigts, je réduisais en poudre les pièces de monnaie, de quelque métal qu'elles fussent, ou bien que je faisais apparaître toute l'assistance sous un aspect horrible, même sans tête, tel ou tel commençait à se demander si je n'étais pas un sorcier ou si je pouvais vraiment accomplir de telles choses sans l'aide du diable.
Mon logeur, Thomas Cumino (3) [ 75 ], en était convaincu. Chrétien fervent, il ne détestait pas les farces et je savais profiter de son caractère ou, pour mieux dire, de sa naïveté, pour lui en faire voir de toutes les couleurs. Un jour, il avait mis tous ses soins à préparer un poulet à la gelée afin de régaler ses pensionnaires à l'occasion de sa fête. Il apporta la casserole sur la table et, enlevant le couvercle, il vit s'en échapper un coq qui, ailes battantes, poussait d'énergiques cocoricos ! Un autre jour il apprêta un plat de macaronis. Quand il les eut longtemps fait cuire, au moment de les verser dans le plat, il ne trouva plus qu'un peu de son desséché. Maintes fois il remplit sa bouteille de vin, mais, au moment de servir, il n'en voyait couler que de l'eau claire ; ou bien, voulant boire de l'eau, il trouvait le verre plein de vin. Au lieu de confitures, il ne trouvait que des tranches de pain. L'argent de sa bourse se transformait en morceaux de fer blanc tout rouillés et sans aucune valeur. Son couvre-chef se voyait changé en bonnet de femme. Des noix, des noisettes se métamorphosaient en sachets de petits cailloux. Et ces phénomènes se renouvelaient très souvent !
Le bon Thomas ne savait trop que dire. « Les hommes, pensait-il, ne peuvent faire de pareilles choses. Dieu ne perd /70/ pas son temps à des futilités. Donc, seul le diable peut en être l'auteur. N'osant pas confier son inquiétude à quelqu'un des siens, il alla trouver un prêtre du voisinage, Don Bertinetti. Soupçonnant, lui aussi, quelque magie blanche (4) [ 76 ] en ces amusements, il décida d'en référer à l'inspecteur des écoles. C'était un vénérable ecclésiastique, le chanoine Burzio, archiprêtre du Duomo.
Il ne manquait pas d'une certaine culture. Et on le disait aussi homme pieux et prudent. Sans en parler à d'autres il me fit venir chez lui ad audiendum verbum (5) [ 77 ].J'arrivai à son domicile à l'heure où il récitait son bréviaire. Me regardant avec un certain sourire il m'invita à l'attendre un moment. Puis il me fit signe de le suivre dans son bureau. Là, en termes courtois mais avec un air assez sévère, il se mit à m'interroger. « Mon cher ami, me dit-il, je suis très satisfait de tes études et de la conduite que tu as eue jusqu'ici. Mais maintenant tant de bruits courent sur ton compte... On me dit que tu sais pénétrer la pensée des gens, deviner combien d'argent renferme leur bourse, faire voir blanc ce qui est noir, connaître les choses de loin et mille autres affaires semblables. Cela fait beaucoup jaser. Bien des gens te soupçonnent de faire de la magie et voient en tout cela l'esprit de Satan. Dis-moi donc, qui fut ton maître en cette science ? Où l'as-tu apprise ? Dismoi tout confidentiellement. Je puis t'assurer que je ne m'en servirai que pour ton bien. »
Sans me décontenancer, je lui demandai cinq minutes pour répondre. Puis je le priai de me dire l'heure exacte. Il porta la main à son gousset ; mais point de montre. « A défaut de montre, dis-je, donnez-moi au moins une pièce de cinq sous. » Il farfouille alors dans toutes ses poches mais ne trouve plus son porte-monnaie. /71/
« Coquin! me lança-t-il, plein de colère. Ou tu es au service du démon, ou le démon se sert de toi. Tu m'as déjà volé ma bourse et ma montre. Maintenant je ne puis plus me taire, je suis dans l'obligation de te dénoncer. Je ne sais ce qui me retient de te donner une volée de coups de trique. »
Comme je ne bronchais pas, que je demeurais calme et le sourire aux lèvres, il sembla s'apaiser et reprit : « Prenons les choses tranquillement. Comment se peut-il que ma bourse et ma montre aient disparu de mes poches sans même que je m'en sois aperçu ? Où se sont envolés ces objets ?
- Monsieur l'archiprêtre, répondis-je respectueusement, je vais tout vous expliquer en peu de mots. C'est tout affaire de dextérité, d'intelligence exercée ou alors quelque chose de préparé.
- Je me demande quelle intelligence il peut y avoir dans le cas de ma montre et de mon porte-monnaie!
- Je m'explique brièvement. A mon entrée chez vous, vous donniez une aumône à un mendiant. Vous avez alors déposé votre bourse sur un prie-Dieu. Passant ensuite dans votre bureau, vous avez laissé votre montre sur cette petite table. Je cachai l'un et l'autre, alors que vous étiez convaincu d'avoir ces deux objets sur vous. En réalité, ils se trouvent sous cet abat-jour. » Je soulevai alors l'abat-jour et apparurent les deux objets que l'on pensait avoir été portés ailleurs par le démon.
Le bon chanoine partit d'un long éclat de rire; après quoi il me demanda d'autres échantillons de mon adresse. Ayant ainsi appris comment je faisais apparaître ou disparaître les objets, il s'en amusa beaucoup, me fit un petit cadeau et, sur le seuil de la porte, il conclut: « Va dire à tous tes amis que ignorantia est magistra admirationis (6). [ 78 ] » /72/
Disculpé de l'accusation de magie blanche à propos de mes innocents tours de passe-passe, je me remis plus que jamais à réunir mes amis pour les amuser et les distraire comme avant. Certains portaient alors aux nues un acrobate qui avait donné comme spectacle public une course à pied, traversant Chieri d'un bout à l'autre en deux minutes et demie, à peu près la vitesse d'un train lancé à toute allure (1) [ 79 ]. Sans trop mesurer les conséquences de mes paroles je dis un jour que j'étais prêt à me mesurer avec ce charlatan (2) [ 80 ]. Un imprudent trouva bon de lui répéter ce mot et me voilà entraîné dans un défi: un étudiant provoque un coureur professionnel!
Le lieu choisi fut l'avenue de Porta Torinese. L'enjeu était de vingt francs. Malheureusement, je ne les avais pas. Mes amis de la Joyeuse Unionvinrent à mon secours. Une multitude de gens étaient là en curieux. Le signal du départ est donné et mon rival prend une avance de quelques pas. Au bout d'un moment je regagnai du terrain et le laissai si loin derrière moi qu'à mi-course il s'arrêta, me concédant partie gagnée.
« Je te défie au saut, dit-il alors ; mais je veux parier quarante francs, et même davantage si tu le désires. » Nous acceptâmes le défi. Comme il lui appartenait de choisir l'endroit, il décida que le saut aurait lieu en face du parapet d'un petit pont. Il sauta le premier et posa les pieds juste au bas du mur, de sorte qu'on ne pouvait sauter plus loin. Ainsi j'aurais dû perdre, sûrement pas gagner! L'imagination vint à mon secours. Je fis le même saut, mais appuyant la main sur le parapet du pont, je prolongeai le bond au-delà même du mur et du fossé. Applaudissement général! /73/
« Je te lance encore un défi, (dit alors l'acrobate). Choisis n'importe quel jeu d'adresse. » J'acceptai et pris le jeu de la baguette magique avec une mise de quatre-vingts francs. Je pris donc une baguette, la surmontai d'un chapeau et la tint droite sur la paume d'une main. Puis, sans la toucher de l'autre, je la fis sauter sur la pointe du petit doigt, de l'annulaire, du majeur, de l'index, du pouce, de là elle passa au dos de la main, sur le coude, l'épaule, le menton, les lèvres, le nez, le front; et par le même chemin retourna au creux de ma main (3) [ 81 ].
« Je ne crains pas de perdre, dit alors mon rival ; c'est mon jeu préféré. » Il prit donc la même baguette et avec une dextérité stupéfiante il la fit cheminer jusque sur les lèvres. Seulement, son nez était un peu long et, à cet endroit, la baguette le heurta, vacilla et (notre homme) dut la prendre en main pour l'empêcher de tomber à terre.
Le malheureux, voyant son magot s'effriter, s'écria presque furieux: « Plutôt toute autre humiliation que celle d'être vaincu par un étudiant! I1 me reste cent francs. Je les engage. Les gagnera celui de nous deux qui mettra les pieds le plus près du sommet de cet arbre. » Il montrait un orme qui s'élevait le long de l'avenue. Nous acceptâmes cette fois encore. D'une certaine façon nous aurions été contents de le voir gagner, car nous avions pitié de lui et nous ne voulions pas le ruiner. Il grimpa le premier sur l'orme et posa les pieds si haut que, pour peu, l'arbre aurait plié et que celui qui s'y accrochait serait tombé à terre. Tout le monde disait qu'il était impossible de monter plus haut. Je tentai ma chance. Je montai le plus haut possible sans faire plier l'arbre. Puis, le tenant fortement entre mes mains, je soulevai mon corps (faisant l'arbre droit) et portai mes pieds un mètre plus haut que le point atteint par mon adversaire.
Qui dira jamais les ovations de la foule, la joie de mes camarades, la rage du saltimbanque et ma fierté d'être sorti vainqueur de ce défi relevé, non contre des condisciples, mais /74/ contre un as de l'acrobatie? (A ce malheureux) complètement effondré nous voulûmes apporter un peu de réconfort. La tristesse du pauvre homme nous faisait mal. Nous lui dîmes alors que nous lui rendrions son argent à une condition: il nous paierait un déjeuner au restaurant du Petit Mulet (4) [ 82 ]. Il accepta avec reconnaissance. Nous nous y rendîmes au nombre de vingt-deux, tant j'avais de partisans. Le déjeuner revint en tout à vingt-cinq francs et on put donc lui rendre deux cent quinze francs.
Ce fut un jeudi de folle gaieté. Je m'étais couvert de gloire pour avoir vaincu en dextérité un bateleur. Tout aussi heureux étaient mes compagnons qui avaient ri tout leur soûl et savouré un bon repas. Même l'acrobate n'eut pas à se plaindre. Il était rentré en possession de presque tout son argent et avait bénéficié lui aussi du bon déjeuner. Aussi, en nous quittant, se confondait-il en remerciements: « Vraiment, vous me sauvez de la ruine en me rendant mon argent. Je vous remercie de tout ceeur. Je garde de tous un souvenir reconnaissant ; mais je n'engagerai plus de pari avec des étudiants! »
En me voyant passer mon temps à de pareilles bêtises vous penserez sans doute que je devais nécessairement négliger mes études. Je ne vous cache pas que j'aurais pu étudier davantage. Mais retenez bien ceci : la seule attention que je portais à la classe me suffisait à apprendre ce qui était nécessaire. A cette époque, je ne faisais aucune distinction entre lire et étudier. Je pouvais facilement répéter le contenu d'un livre /75/ que je venais de lire ou d'écouter. Comme par ailleurs ma mère m'avait habitué à dormir très peu, je pouvais passer les deux-tiers de mes nuits à lire à mon aise et consacrer la journée à des occupations de mon choix: répétitions, leçons particulières que je donnais par charité ou par amitié, parfois aussi pour gagner quelque argent.
Il y avait alors à Chieri un libraire juif nommé Élie (2) [ 83 ] avec qui j'étais entré en relation. Il m'avait entraîné à la lecture des classiques italiens. Je payais un sou pour la location d'un petit volume que je rendais une fois lu. Je lisais chaque jour un livre de la Bibliothèque Populaire (3) [ 84 ]. J'ai consacré ma seconde à la lecture des auteurs italiens. En rhétorique je me proposai de parcourir les auteurs latins et commençai à lire Cornelius Nepos, Cicéron, Salluste, Quinte-Curce, Tite-Live, Ovide, Virgile, Horace et d'autres (4) [ 85 ]. Cette lecture était pour moi un divertissement. Je les savourais, croyant les avoir parfaitement compris. Je ne m'aperçus que plus tard de mon erreur, lorsque, une fois prêtre, je me mis à expliquer aux autres ces célébrités classiques. Je compris que seules une sérieuse application et une grande préparation pouvaient en faire saisir le véritable sens et la beauté.
En fait, les devoirs scolaires, les répétitions prenantes, cette abondante lecture occupaient ma journée entière et une bonne partie de la nuit. Il m'arriva plusieurs fois de voir arriver l'heure du lever avec, en mains, les Décades de Tite /76/ Live (5) [ 86 ] dont j'avais commencé la lecture la veille au soir. Tout cela me ruina tellement la santé que, pendant plusieurs années, ma vie côtoya la tombe. Aussi je donnerai toujours ce conseil : faire ce qu'on peut, rien de plus. La nuit est faite pour le repos et, hors le cas de nécessité, il ne faut jamais s'adonner à une tâche scientifique après le souper. Un homme résistera quelque temps, mais ce sera toujours, de quelque façon, au détriment de sa santé.
Durant ce temps, la tin de l'année de rhétorique approchait. D'habitude la plupart des élèves réfléchissent alors au choix de leur vocation. Le rêve de Murialdo était encore bien gravé dans ma pensée. I1 s'y était même répété d'autres fois, bien plus clairement. Si je voulais y donner foi je devais choisir l'état ecclésiastique (1) [ 87 ]. Je me sentais d'ailleurs un penchant pour cette voie. Seulement, je ne voulais pas croire à des rêves. Ma façon de vivre (2) [ 88 ], certaines dispositions de mon coeur et l'absence totale des vertus nécessaires pour un tel état de vie me jetaient dans le doute et rendaient ma délibération difficile.
Ah ! si j'avais eu alors un guide sûr qui se serait préoccupé de ma vocation ! C'eût été pour moi un grand trésor, mais ce trésor me faisait défaut! J'avais un bon confesseur qui voulait /77/ faire de moi un bon chrétien, mais il refusa toujours de se mêler (de question) de vocation.
Ne prenant conseil que de moi-même et après avoir lu quelque livre qui traitait du choix d'un état de vie, je me décidai à entrer dans l'Ordre des Franciscains (3) [ 89 ]. « Si je deviens prêtre séculier, me disais-je, ma vocation court grand risque de sombrer. J'embrasserai donc l'état ecclésiastique, je renoncerai au monde, j'entrerai dans un cloître, m'adonnerai à l'étude, à la méditation et ainsi, dans la solitude, je pourrai combattre les passions, en particulier l'orgueil qui avait enfoncé de profondes racines dans mon coeur. » Je demandai donc mon acceptation dans un couvent de Franciscains réformés et passai l'examen d'admission. Je fus accepté et tout était prêt pour mon entrée au couvent de la Paix, à Chieri. Mais quelques jours avant la date fixée, je fis un rêve des plus étranges. Je crus voir une foule de ces religieux, les habits en lambeaux, courant en sens contraire les uns des autres. L'un d'eux vint me dire: « Tu cherches la paix, mais la paix, tu ne la trouveras pas ici. Regarde le comportement de tes frères. Dieu te prépare un autre lieu et une autre moisson. »
Je m'apprêtais à demander quelques explications à ce religieux, mais un bruit me réveilla et je ne vis plus rien. Je contai tout cela à mon confesseur. Il ne voulut entendre parler ni de rêve ni de moines. « Dans cette affaire, conclut-il, à chacun de suivre ses inclinations et non les conseils des autres. »
A cette époque survint un événement qui me mit dans l'impossibilité de donner suite à mon projet. Comme les difficultés devenaient (pour moi) de plus en plus nombreuses et de plus en plus durables, je décidai de tout exposer à mon ami Louis Comollo. Il me conseilla de faire une neuvaine durant laquelle il écrirait à son oncle curé. Le dernier jour de la neuvaine, en compagnie de mon incomparable ami, je me confes- /78/ sai et communiai, j'assistai à la messe puis en servis une autre au Duomo, à l'autel de Notre-Dame-de-Toutes-Grâces. De retour à la maison, nous trouvâmes justement la lettre de Don Comollo ainsi conçue: « Les faits exposés bien considérés, je donnerais ce conseil à ton compagnon: surseoir à son entrée au couvent. Qu'il prenne la soutane et tout en continuant ses études il connaîtra mieux ce que Dieu attend de lui. Qu'il n'ait aucune crainte de perdre sa vocation car, par une vie retirée et les pratiques de piété, il surmontera tous les obstacles. »
Je suivis cette sage suggestion et m'appliquai sérieusement à tout ce qui pouvait contribuer à me préparer à revêtir l'habit ecclésiastique. Mon examen de rhétorique réussi, je passai celui (qui était requis) pour la prise de soutane. (Il eut lieu) à Chieri précisément dans les chambres actuelles de la maison Charles Bertinetti, qu'il nous légua à sa mort par testament. A cette époque c'était l'archiprêtre, le chanoine Burzio, qui en était locataire. L'examen requis en cette circonstance n'avait pas lieu comme d'ordinaire à Turin, car le choléra y faisait rage à cette époque et menaçait toutes nos contrées.
Je veux noter ici un détail qui fait bien connaître à quel point on cultivait l'esprit de piété au collège de Chieri. Durant les quatre années où j'en suivis les classes, je ne me souviens pas avoir entendu une seule parole qui fût contre les moeurs ou contre la religion. En fin de cours de rhétorique, sur vingtcinq élèves qui le fréquentaient, vingt et un embrassèrent l'état ecclésiastique ; trois se firent médecins et un, commerçant.
Retourné au pays pour les vacances (4) [ 90 ], je cessais de jouer au charlatan et consacrai tout mon temps à de bonnes lectures, chose que, je dois le dire à ma honte, j'avais plutôt laissée de /79/ côté. J'ai cependant continué à m'occuper des enfants. Je leur racontais toujours des histoires, les amusais agréablement et leur faisais chanter des cantiques. Constatant que beaucoup, malgré leur âge avancé, étaient très ignorants des vérités de la foi, je m'appliquai à leur apprendre les prières quotidiennes et autres choses plus importantes pour leur âge. C'était comme une espèce de patronage qui alla jusqu'à compter cinquante enfants. Tous m'aimaient, tous m'obéissaient, comme si j'étais leur père. /80/