SPIRITUALITÉ SALÉSIENNE
II- Le jeune prètre (1844-1852)
Chapitre V
L'aumônier de Santa Filomena
Le premier poste de don Bosco
Les oeuvres sociales des Barolo
Le Refuge
L'Ospedaletto di Santa Filomena
L'esprit des oeuvres Barolo
Don Bosco au Refuge
Les Cenni Comollo de 1844
L'oratoire Saint François de Sales au Refuge Barolo
Le cimetière de S. Pierre aux Liens
Le Dévot de l'Ange Gardien (1845)
Les Moulins de la Dora
La publication de l'Histoire ecclésiastique à
l'usage des écoles
La confection de l'Histoire ecclésiastique
Les thèses explicites ou sous-jacentes de la Storia ecclesiastica
Notes
Chapitre VI
Être maître chez
soi
Don Bosco est fatigué
La casa Moretta et le pré Filippí
La proposition du 8 mars 1846
Le choix inévitable
La maladie de juillet 1846
Deux livrets de pieux exercices
L'installation dans la maison Pinardi
Le Petit Catéchisme du diocèse
Ecole du dimanche et cours du soir
L'organisation de l'oratoire S. François de Sales
Naissance de la «maison de l'oratoire»
Le Giovane provveduto (1847)
La Storia sacra (1847)
Le fonctionnement de l'oratoire primitif
Notes
Chapitre VII.
Le temps des ruptures (1848-1849)
Le Risorgimento de l'Italie
Le Statuto piémontais de 1848
Le clergé et les réformes en Piémont
Don Bosco et le Risorgimento
La presse dans la bataille politique
L'Amico della gioventù (1848-1849)
L'Esprit de saint Vincent de Paul (1848)
La tourmente de 1848-1849
Les oratoires de Porta Nuova et de Vanchiglia
Don Bosco chez lui
Le Denier de S. Pierre au Valdocco
L'initiation au système métrique décimal
Notes
Chapitre VIII.
La consolidation de l'oratoire Saint François de Sales
Le Plan de Règlement de l'oratoire S. François de Sales
L'affermissement de l'oeuvre locale
La fête des chapelets de Pie IX (21 juillet 1850)
L'amorce d'une polémique
L'histoire des vaudois selon le pasteur Amedeo Bert
L'apologétique antivaudoise de don Bosco
Les conférences de S. Vincent de Paul à Turin
La Société de secours mutuel de l'oratoire S. François de Sales
Les lois Siccardi (9 avril 1850)
Les éclats de l'archevêque Fransoni
Don Bosco et l'archevêque emprisonné, puis exilé
Don Bosco et l'abbé Rosmini
L'achat de la maison Pinardi
Une véritable église
La crise des oratoires
La loterie de 1852
La bénédiction de l'église S. François de Sales (20 juin 1852)
Notes
Chapitre V.
L'aumônier de Santa Filomena
Le premier poste de don Bosco
Au sortir du Convitto ecclesiastico, don Bosco
fut élu directeur spirituel (aumônier) de l'une des oeuvres de la marquise de Barolo.
Il ne semble pas avoir désiré ce poste. Don Cafasso, le trouvant indécis,
l'avait choisi pour lui. Ses Memorie
dell'Oratorio nous le font
comprendre par une mise en scène dialoguée à interpréter comme toutes ses
parallèles. Vers la fin de l'année scolaire 1843-1844, Cafasso l'aurait appelé
et lui aurait dit:
«Maintenant que vous avez terminé vos études, il est temps d'aller
travailler. De nos jours la moisson est très abondante. A quoi vous sentez-vous
spécialement incliné? - A ce qu'il vous plaira de m'indiquer. - Il y a trois
emplois: vicaire à Buttigliera d'Asti, répétiteur de morale ici au Convitto et
directeur d'un petit hôpital près du Refuge. Lequel choisissez-vous? - Celui
que vous jugerez bon. - Vous ne vous sentez pas de propension pour une chose ou
pour une autre? - Ma propension est de m'occuper de la jeunesse. Mais faites de
moi ce que vous voulez: je reconnais la volonté de Dieu dans votre conseil. - A
cet instant qu'est-ce que vous ressentez dans le coeur, qu'est-ce qui vous
tourne dans l'esprit? - En ce moment il me semble me trouver parmi une
multitude de jeunes qui m'appellent à leur aide. - Allez donc prendre quelques
semaines de vacances. Au retour je vous dirai votre destination.
«Après ces vacances don Cafasso laissa passer quelque temps sans me
rien dire; et moi je ne lui demandais rien. - Pourquoi ne me demandez-vous pas
votre destination? me dit-il un jour. - Parce que je veux reconnaître la
volonté de Dieu dans votre décision et n'y rien mettre du mien. - Faites votre
paquet et allez avec le théologien Borrelli. Là vous serez directeur du petit
hôpital de Santa Filomena; vous travaillerez aussi dans l'oeuvre du
Refuge. »[1]
En octobre 1844, don Bosco s'en fut donc via Cottolengo,
dans le quartier du Valdocco et en bordure de ville, partager le logement /182/ du théologien Giovanni
Borel (qu'il dénommait Borrelli), aumônier principal du Refuge, près duquel
devait s'ouvrir un hôpital pour enfants dédié à sainte Philomène. Il entrait
ainsi dans l'une des oeuvres d'assistance sociale les plus importantes du Turin
d'alors. Au reste, elle ne lui était pas inconnue, car, pendant ses trois
années de Con-vitto, don Borel l'avait à plusieurs reprises invité à participer
aux offîces, à confesser et à prêcher au Refuge.[2]
Les oeuvres sociales des Barolo
Don Bosco fut certainement aussitôt présenté à la
marquise Giulia de Barolo, véritable directrice du centre.
Giulia Falletti de Barolo était une riche aristocrate
turinoise de cinquante-neuf ans, entièrement adonnée aux oeuvres sociales fondées
dans la ville depuis une vingtaine d'années par son mari et par elle-même.[3] Française de naissance, noble de famille, Julie-Victurnienne-Françoise
Colbert, née à Maulévrier, aujourd'hui en Maineet-Loire, le 27 juin 1785, avait
vécu une jeunesse douloureuse: perte de sa mère à l'âge de sept ans, morts
tragiques de personnes proches pendant la Terreur, exil de sa famille (son père, un frère, une soeur et elle-même) en Hollande et en Allemagne, avec
les privations et les angoisses inhérentes à pareille situation.
La famille Colbert étant revenue en France en 1800,
Julie s’était marinée en 1807 avec le turinois Tancrède Falletti, marquis
de Barolo. Sans enfants, les époux Falletti s'étaient mis
à partir de 1814 à la disposition de leurs concitoyens de Turin. Le
marquis Tancrède (1782-1838)[4] fut
syndic de sa ville entre 1825 et 1827. En 1825 il installa dans
son hôtel même, -via della Consolata, un «asile» pour les petits enfants, le
premier en Piémont. Aussitôt florissant, cet asile accueillera en 1869 quelque
deux cent cinquante bambins.[5] Julie,
désormais Giulia (ou Giulietta) de Barolo,
ne le cédait en rien à son mari,
au contraire. Frappée par la détresse des détenues de la ville, elle entreprenait
dès 1818 une action réformatrice des secteurs réservés aux femmes aux Senatorie à la Correzionale, près de l'église des saints Martyrs. Et
aux Torri, dans les tours auprès de Porta Palazzo. Elle-même s'occupait du
règlement du nouveau centre carcéral dit delle Forzate qui fut ouvert
en 1821. La marquise n'abandonnera plus cette malheureuse population dont
le relèvement la préoccupait. L'oeuvre du Refuge, qui vit arriver don Bosco à l'automne
de 1844, naquit ainsi.
/183/
Le Refuge
Le 23 septembre 1822, la marquise proposa au
secrétaire du ministère de l'Intérieur, le comte Roget de Cholex, l'établissement
d'un «refuge» pour les femmes perdues (traviate), mais repenties. On y
accueillerait, au terme de leur peine, les détenues de la prison delle Forzate.[6] Le
ministère lut le projet avec faveur, le roi promit de concourir aux dépenses.[7] Après que l'oeuvre eût été officiellement approuvée (7 mars 1823) sous
le titre de Casa di
ricovero per donne colpevoli (Maison
d'accueil pour femmes coupables), le site et l'immeuble choisis pour elle par
la marquise dans le quartier de Borgo Dora furent acquis
par l'Etat (4 avril 1823). C'était, dans la région du Valdocco, la premier des
trois grands centres de charité qui illustreraient la ville de Turin. Il
précédait la Piccola Casa de la Divine Providence du chanoine Cottolengo (fondée ailleurs en 1827 et transférée là en 1831)
et l'oratoire S. François de Sales de notre don Bosco (1846). Les époux Barolo pourvoyaient
de leurs deniers à l'adaptation et à l'aménagement des locaux.
Les onze articles du règlement - approuvés eux aussi le
7 mars 1823 par le gouvernement - dessinaient le profil d'une oeuvre originale,
qui n'était ni un mouvement d'aide aux prostituées,[8] ni une sorte de maison de correction. Ils
nous instruisent sur les pensionnaires, l'encadrement et le mode de vie de cette casa di ricovero. Le premier article établissait que seraient reçues
dans la maison les «seules femmes ou filles juridiquement ou économiquement
(sic) punies ou reconnues coupables, mais repentantes, qui, désirant
volontairement s'adonner à un travail stable, présenteraient des signes non
équivoques de repentir» (art. 1), Il fallait prévenir les rechutes:
l'observance du statut devrait être rigoureuse, sous peine d'expulsion et, au
besoin, de remise à la justice (art, 2). Les communications avec les étrangers,
parents compris, ne seraient autorisées qu'en présence d'une personne désignée
à cet effet par la supérieure de la maison (art. 3). Les permissions de sortie
ne seraient accordées aux pensionnaires que deux par deux et toujours
accompagnées par une femme désignée de la même manière; aliments et boissons
leur seraient interdits à ces occasions (art. 4). Les pensionnaires
«vaqueraient aux travaux que la supérieure leur confierait aux heures
déterminées et en fonction de leurs capacités» (art. 5). Le degré d'amendement
qui leur permettrait de sortir pour se marier, se mettre au service d'une
famille ou exercer /184/ librement un métier, serait laissé
à l'appréciation de la supérieure (art. 6). Les tâches seraient proportionnées
aux forces et aux capacités
de chacune
(art.7). Elles seraient rétribuées: les deux tiers des gains reviendraient à
l'établissement pour la subsistance et le vestiaire des pensionnaires, le dernier tiers
serait versé aux pécules qu'elles recevraient à la sortie (art. 8). Une vice-supérieure aiderait la supérieure et
la remplacerait quand il y aurait lieu dans la distribution des travaux (art.
9). L'article 10 concernait
la «surintendante» du ricovero, en clair la marquise de Barolo. Il affirmait sa prééminence dans
l'œuvre: «Une femme, nommée par Sa Majesté, aura la surintendance de cette maison, choisira sa supéríeure et sa vice-supérieure. Elle aura soin qu'aucune femne ou fille ne soit reçue sans
les condicions ci-dessous exprimées et interposera son autorité chaque fois qu'elle
le jugera nécessaire pour son fonctionnement. En cas de nécessité d'une
intervention de sa Majesté pour le bien de la maison, elle recourrera à sa
Majesté pour le canal du Secrétariat Royal d'Etat pour les Affaires
Interieures, qui transmetera ensuite les ordres du souverain» (art 10) Giulia de Barolo craignait les dérives et
l'altération de son ricobero, le dernier article du reglement tente de
parer à ce risque. «La maison en
question, disait-il, ne serait jamais ni directement ni indirectement destinée
à recevoir d'autres filles ou femmes que celles concernées par le présent règlement »
(art. 11). Bien entendu,
celui-ci fut aissitôt amendé de fait
dans certaines de ses dispositions trop rigides. L'article 6, aux allures tyranniques, qui limitait étrangement la liberté des personnes en
laissant à la discrétion de la supérieure la date de leur sortie du ricovero,
ne fut pas appliqué. «La rifugiata, qui préfère ne pas rester, est libre de
s'en aller, observait dans son mémoire sur la marquise de Barolo Silvio Pellico, devenu, peu après la publication
de Le mie prigioni (1832), le familier puis le
bibliothécaire de l'hôtel Barolo. L'admission n'est accordée qu'à celles qui la
demandent. Pour y demeurer, il faut le mériter par un véritable amendement. Si l'une
d'elles s'avère incorrigible et dangereuse pour les autres, elle est renvoyée;
la crainte de l'expulsion freine puissamment la malfaisance et encourage à
progresser. Après un séjour de deux ou trois ans, rarement davantage, la
majeure partie des ricoverate sortent pour gagner honnêtement leur vie. »[9] La formation (ou la rééducation) avait été
rigoureuse. Dans le règlement, la lecture du programme de la journée (distribuzione
della giornata), qui soumettait la ricoverata à une vie de novice
religieuse clarisse: silence, prière, travail, instruction religieuse,
surveillance constante, donne beaucoup à penser aujourd'hui.
/185/
La qualification de «refuge» dérivait du titre de la
patronne de qui était: Maria Sanctissima, Refugium peccatorum.[10] Elle
signifiait au public que les pensionnaires s'y «réfugiaient» et y demeuraient
donc de leur gré. Elle exprimait aussi plus ou moins clairement le caractère
religieux de l'établissement. Une décision gouvernementale y créa dès le 4
décembre 1824 un poste rétribué de directeur spirituel. Et, pour l'organiser,
la marquise demanda et obtint le concours des Sceurs de S. Joseph de Chambéry.
Prévu à l'origine pour une soixantaine de pensionnaires, le Refuge en abrita
bientôt quelque cent trente, quand le Petit Refuge, dont nous allons parler, y
fut accolé.[11] Les époux Barolo élevèrent en effet en 1830 un bâtiment supplémentaire pour les filletes de sept à quinze ans,
"qui, par malicie supérieur à leur âge ou pour avoir imité des mauvais
exemples domestiques, avaient perdu leur inocence"[12] Le Refugino avait sa chapelle et son propre
directeur spirituel.
Le refuge et le Petit Refuge de la via Cottolengo
constutuaient la façade la plus voyante de l'action des Barolo pour une
meilleure éducacion de la femme pauvre.Durant les années 1820, la marquise
avait mis sur pied la congrégation religieuse des Soeurs de sainte Anne,
destinée à être aprouvée par Rome en 1846, c'est à dire durant le mandat de don
Bosco. Ses constitutions disaient alors que "l'Institut dr Soeurs de Sainte
Anne de la Providénce à Turin se consacre principalement à être (partout ou telle sera la volonté de Dieu
exprimée par la bouche de leurs supérieures) un instrument de la divine
Providence pour assurer à la classe indigente l'éducation de ses petits enfants
et celle des adolescentes des villages et des pays pauvres; (ces Soeurs) sont
aussi prêtes à rendre à leur prochain tout autre service de charité conforme à
leur état qui, en cas de nécessité, viendrait à leur être commandé par leurs
supérieures. »[13] Un
article typique de temps conservateurs des classes et privilèges acquis
déterminait le niveau d'instruction à donner aux élèves: «Ce n'est pas pour
cela [parce qu'elles sont religieuses] qu'elles négligeront l'éducation
attentive des filles qu'elles recevront dans leur propre monastère. Elles ne
pourront toutefois jamais leur enseigner les sciences et les arts qui sont
propres à une éducation plus élevée. Elles ne s'emploieront de tout leur
pouvoir qu'à les former à la piété et à tout ce qui peut servir à les rendre
bonnes chrétiennes et bonnes mères de famille. »[14]
Une seule congrégation ne suffisait pas au zèle
inventif de la marquise de Barolo. Le 14 septembre 1833, elle créa près du
Refuge un monastère tout à fait spécial à l'intention des femmes repenties et /186/ pénitentes, qui
opteraient pour une vie claustrale. Les Soeurs de sainte Marie-Madeleine, dites
couramment les Maddalene, d'abord logées à l'étage supérieur du Petit
Refuge, eurent ensuite leur propre maison à proximité du Refuge lui-même. Madame
de Barolo essaya de trouver une formule supportable à
des femmes rien moins que préparées à une vie contemplative. Ces religieuses ne
vivaient que relativement séparées du monde. Leurs constitutions imposaient
d'abondantes prières d'adoration et de réparation. Elles devaient aussi
travailler de leurs mains pour assurer leur subsistance et, pari plutôt risqué,
s'occuper de l'éducation des fillettes du Rifugino. On avait toutefois
la sagesse de les faire contrôler sur ce point par les Soeurs de Saint joseph.[15]
L'Ospedaletto di Santa Filomena
Le marquis Tancrède mourut le 4 septembre 1838. Sa
femme hérita de sa fortune. Loin d'affaiblir l'activité de la marquise, ce
deuil l'accrut encore. En 1841, elle créa pour les Soeurs de Sainte Arme une
maison d'éducation à proximité de son hôtel (via della Consolata, n° 20). Il s'agissait cette fois, non plus de
pauvresses, mais de fillettes de condition moyenne qui, en majorité, payaient
pension.[16] Et, en 1843, elle décida la construction,
auprès du Refuge et des Maddalene, du petit hôpital pour fillettes infirmes,
dont la direction spirituelle allait être remise à don Bosco.
Vingt-cinq ans plus tard, Pietro Baricco expliquera
que l'Ospedaletto di Santa Filomena, sis via Cottolengo, nº 24, avait
été érigé en 1843 pour les «filles pauvres de 4 à 14 ans, de préférence
rachitiques», que «les lits étaient au nombre de 56» et qu'on initiait les
enfants convalescents à la lecture et à l'écriture. Ce petit hôpital n'était
pas né brusquement en 1843. Giulia, qui avait vécu à Paris, connaissait i'hôpital
des Enfants Malades, créé dans cette ville en 1802, rue de Sèvres, par le
conseil général des hospices. En 1837, il disposait d'environ cinq cents lits.
Or Turin était dépourvue d'une institution semblable. De ce fait, en milieu
populaire, les enfants infirmes devaient subsister en famille dans d'étroits
logements, abandonnés à eux-mêmes par des parents obligés de travailler le plus
souvent sur place. Du vivant de son mari, Giulia avait envisagé de créer â leur
intention un hôpital à Moncalieri, quelques kilomètres au sud de Turin. La maison
était déjà achetée.[17] Puis, après la mort de Tancrède, madame de Barolo changea d'avis. En 1839, elle opta pour le Borgo Dora,
c'est-à-dïre, une /187/ fois de plus, pour le site du Rifugio. Les oeuvres
s'épauleraient l'une l'autre. Le 14 mars 1842, elle expliquait (en français) au
marquis Cesare Alfieri les raisons de son projet et son désir
de le voir au plus tôt réalisé:
« ... On me dira, peut-être, qu'il y a tant d'hôpitaux à Turin qu'un
nouvel hôpital n'est pas nécessaire, mais: 1) cet hôpital est un «sfogo» (exutoire,
défoulement), pour utiliser le repentir des personnes réfugiées, ainsi que je
me sers du repentir des Madeleines pour l'éducation des petites filles «traviate»;
2) il n'existe pas d'hôpital de ce genre à Turin. Le malheur des familles qui
ont un enfant estropié et le malheur de ces enfants au milieu des misères de
leurs parens est quelque chose qui m'a toujours affligée. Car j'ai su qu'un
malheureux savetier, importuné des cris continuels de sa petite fille qui
duraient jour et nuit, dans un moment de fureur et de folie a jeté son enfant
par la fenêtre. Ces pauvres petits infirmes empêchent leurs parens de travailler,
par conséquent de subvenir à leur nourriture et à celle des autres enfants, etc.
On prendrait les enfants avant l'âge de cinq ans, on les garderait jusqu'à la
meilleure santé rendue à leurs corps et que l'éducatïon qu'en peut leur donner
les rendît plutôt une ressource qu'une charge à leur faniille. Les besoins dans
ce genre seraient grands, je ne puis faire que bien peu, mais ce peu je désirerais
le faire [souligné dans le texte] le plus tôt possible; car ma mauvaise santé m'avertit
qu'il faut mettre peu de temps entre concevoir une bonne pensée et l'exécuter...»[18]
Elle fit présenter par Alfieri au gouvernement un
projet d'acquisitioin par elle-même d'une parcelle du terrain du Refuge (bien
de l'Etat, comme nous savons), afin d'y élever librement son ospedaletto. Les
Soeurs de Saint joseph, déjà responsables de l'administration du Refuge, ajouteraient
à leur rollet l'oeuvre nouvelle. Elles seraient aidées par les «oblates de
sainte Marie-Madeleine», sorte de tiers ordre imaginé par la marquise et
constitué de repenties désirant mener une existence pieuse, mais soit trop
âgées (plus de trente ans), soit insuffisamment sûres pour faire partie de la
congrégation des Maddalene.[19] Les autorisations nécessaires furent obtenues
en 1843, et l'hôpital commença d'être construit.
La marquise mit son ospedaletto sous le
patronage de sainte Phi1omène. Cette particularité l'associe à deux de ses
contemporains français. En 1835 Pauline Jaricot obtint de Grégoire XVI une messe, un otfice et une fête liturgique (le 11 août)
en l'honneur de cette sainte; et, en 1837, le curé d'Ars lui
dédia un autel de son église et en fit la protectrice de ses oeuvres pastorales.
Quant à madame de Barolo, s'étant trouvée elle-même à Naples en 1833 pour des
raisons de santé, /188/ elle avait visité à Mugnano le sanctuaire où l'on
vénérait les reliques attribuées, sous le nom de Philomène, à une sainte jeune
fille, reliques qui, retrouvées quelques années plus tôt dans les catacombes
romaines de sainte Priscille, y avaient été transportées et y faisaient l'objet
d'un culte particulier.[20] Elle avait prié la sainte, en avait éprouvé
un grand réconfort et avait emporté de ce pèlerinage un souvenir ineffaçable.
Quand elle donnait à l'ospedaletto le titre de sainte Philomène, madame
de Barolo disait sa confiance en l'intercession de cette sainte.
Initialement, l'hôpital n'avait pas été réservé aux
fillettes. La décision d'en exclure les petits garçons provenait peut-être de
la campagne menée alors dans les milieux conservateurs contre les asiles, où
les sexes étaient mêlés. D'après un règlement qui, bien que postérieur,
répétait vraisemblablement les instructions de la marquise alors défunte,[21] l'institution était destinée aux fillettes pauvres de
trois à douze ans, de préférence rachitiques, mais non atteintes de maladies
contagieuses ou de certaines autres spécifiées: l'épilepsie, la teigne, la
scrofule et le cancer, et les conservait jusqu'à leur complète guérison, non
toutefois après dix-huit ans. Les enfants devaient appartenir à la religion
catholique. Les religieuses de l'établissement assuraient aux fillettes une
instruction élémentaire. Sur les indications du médecin, ces enfants recevaient
une éducation physique appropriée à leurs cas.
L'esprit des oeuvres Barolo
Si précieux qu'ils soient, les règlements du Rifugio et du petit hôpital Santa Filomena nous renseignent mal sur l'esprit que la
marquise Giulia désirait infuser à ses oeuvres. Cette grande dame éprouvait,
certes, très peu de confiance dans les virtualités des ricoverate. Laisser s'épanouir en elles des esprits libres semble
lui avoir été parfaitement étranger. A tort ou à raison, on a pensé que les
femmes sorties de ses oeuvres demeuraient plus ou moins «aliénées». Cette
réserve formulée, elle leur avait apporté, avec son argent et son intelligence,
un coeur moins connu et moins admiré, mais peut-être aussi large que celui du
premier aumônier de Santa Filomena. Elle aussi croyait à la vertu de
l'affection, de la ragionevolezza (capacité d'expliquer, de dialoguer...),
de l'amitié et du don de soi dans la réussite d'une éducation. Qui l'imagine
pimbêche hautaine et se plaisant à mener au gré de ses caprices un troupeau de
femmes craintives se trompe. Sa conduite avec les détenues ressemblait à celle
que le songe de neuf ans avait conseillée à Giovanni
Bosco. Pour élever quelqu'un moralement,
il ne /189/ faut pas le brusquer, mais gagner son coeur et s'en faire aimer. Elle a
écrit (en français) dans ses souvenirs de visiteuse de prisons:
«Je connais des prisons où des règlements sévères sont établis, où ils
sont sévèrement exécutés; mais on ne fait qu'ajouter un autre tourment à celui
de la privation de la liberté... L'ordre est extérieur, le tumulte est dans les
âmes, dans les esprits, dans les coeurs. Forcer à l'ordre un être
dépravé, dégradé par le vice, habitué à toutes les émotions qu'il cause,
c'est lui infliger la plus rude punition. Mais faire aimer l'ordre à cet
être dépravé, lui en faire concevoir la nécessité, la douceur, c'est l'avoir
converti. Que ce soit donc toujours par charité que l'on agisse, avec charité
que l'on parle, que l'on conseille, que l'on punisse et récompense, que la
charité amollisse des coeurs endurcis... II faut d'abord les toucher et ne
chercher qu'après à les convaincre.
«Une prisonnière est rejetée de la société, punie par la justice,
trahie par ses complices et souvent haïe par ses compagnes d'infortune. Il faut
donc venir à elle comme une amie. Elle est touchée qu'un être qui aime
la vertu daigne aussi l'aimer. II faut la mettre souvent en présence de ce Père
si tendre qui la suit en tout lieu, tandis que tout ce dont elle croyait être
aimée l'a abandonnée... Il faut commencer par les émouvoir, les attendrir, se
faire aimer d'elles en leur prouvant qu'on les aime. - C'est de cette façon que
j'ai obtenu leur confiance. Je sais à présent comment j'ai fait; mais je
ne savais alors comment je devais faire. Mon coeur m'aidait. Je pleurais, je
souffrais avec elles. Il m'est arrivé quelquefois de ne pas déjeuner pour avoir
faim et partager avec plaisir leur nourriture. Elles s'assemblaient alors
autour de moi, me regardaient manger un morceau de pain noir, et me disaient
que leur pain leur semblait meilleur. Jamais je ne payais ce pain, c'était à qui me l'offrirait; et cependant je suis sûre que quelques-unes d'entr'elles
en éprouvaient une privation physique; mais leur âme se nourrissait, un
sentiment de reconnaissance et d'amour y pénétrait... »[22]
Mon système, écrira un jour don Bosco, «s'appuie tout
entier sur la raison, la religion et l'affection. »[23] Sur ces points fondamentaux tout au moins, la
distance entre sa méthode d'éducation et celle de la marquise Barolo était bien
faible.[24]
Don Bosco au Refuge
En octobre 1844, le petit hôpital Santa Filomena ne
fonctionnait pas encore. Don Bosco rejoignit, dans le bâtiment principal de l'oeuvre
Barolo, les deux directeurs spirituels en exercice: don Sebastiano Pacchiotti et
don Giovanni Borel.
Le deuxième aumônier, Sebastiano Pacchiotti (1806-1884) est resté dans l'ombre. Giovanni Borel
(1801-1873), personnalité turi-/190/ noise, que don Bosco connaissait alors depuis
quelque cinq années, ressort beaucoup plus dans notre documentation. En 1844, don Borel avait quarante-trois ans. Dès son ordination sacerdotale, en
1824, il était entré dans le clergé de la cour; en 1831 , il avait même été
promu chapelain royal. Toutefois ce prêtre n'avait pas le goût du beau monde et
des emplois honorifiques. En 1838, don Borel fut nommé directeur spirituel de
l'école S. François de Paule; et, en cette année 1844, il venait d'entrer au
même titre au Refuge de la marquise de Barolo.[25] Don Bosco l'avait vu pour lia
première fois en 1837 au séminaire de Chierí quand il avait commencé ses études
de théologie, en une période où il faisait fonction de sacristain. Il
racontera:
«Ce fut cette année-là que j'eus la bonne fortune de connaître l'un des
plus zélés ministres du sanctuaire, qui était venu prêcher les exercices
spirituels au séminaire. Il apparut dans la sacristie le visage souriant, la
plaisanterie aux lèvres, mais toujours porteur de bonnes pensées. Quand je
l'observai dans la préparation et l'action de grâce de sa messe, dans son
maintien et sa ferveur au cours de la célébration, je compris aussitôt que j'avais
affaire à un digne prêtre: c'était en effet le théologien Gioanni Borel de
Turin. Puis quand il commença sa prédication et que l'on admira son ton
populaire, la vivacité, la clarté et la charité brûlante de toutes ses paroles,
on se mit à répéter que c'était un saint »[26]
Don Borel était en effet un prétre d'un dévouement
extrême et un prédicateur populaire très apprécié, le meilleur du genre dans le
Piemont d'alors, paraît-il. «On peut dire de lui sans crainte d'errer
que'était un valeureux soldat de la sainte Eglise, expliquait un anonyme au
lendemain de sa mort. Il courait de tous côtés pour gagner des âmes; jamais il
ne refusait une œuvre du saint ministère, à condition d'en avoir le temps; et,
pour avoir ce temps, il faisait, par les plus longues veilles de la nuit le jour.
Jamais de vacances: disait-il que dans la vie des saints, il ne trouvait pas le
chapitre des Vacances. En guise de récreation après le déjeuner, il se
méttait aussitôt à écrire suppliques sur suppliques, ou bien il sortait visiter
les malades ou porter des aumônes ou encore, avec d'autres prêtres, chercher de
se rendre utile par des missions, des exercices spirituels et des dialolgues; et
là, -au dire, de son graad ami Cafasso, il était peut-être le meilleur de touts
par sa facilité de s'exprimer en piamontais, par sa clarté dans l'explication
de n'importe quelle difficulte et par ses comparaisons partïculièrement
appropriées, surtout s'il avait a ffaire à la jeunesse, qui était ses délices.
II s'escrimait tellement à se faire comprendre qu'il pratiquait /191/ la formule de
l'oratorien Prever: le Monde est fou, il faut donc lui prêcher comme un fou...
»[27]
Le style populaire du chapelain Borel convenait à don
Bosco, tellement préoccupé de demeurer proche de ses auditeurs préférés, les
petits artisans de la ville et les gens des campagnes. Il était moins à l'aise
chez madame de Barolo. Toujours disert sur ses activités auprès des garçons, il
est demeuré, dans ses écrits comme dans ses conversations enregistrées, à peu
près muet sur son ministère de directeur spirituel adjoint au Refuge. Cet
apostolat a été résumé de la façon suivante: «Pendant la semaine il aidait le
théologien Borel dans la direction des soeurs et des filles en danger moral; il
enseignait le chant à un choeur de celles-ci; il donnait régulièrement des
leçons d'arithmétique à certaines religieuses qui se préparaient à devenir maîtresses,
il confessait, il prêchait et il tenait des conférences sur la vie et la perfection
monastiques. »[28] Ce devait être à peu près le cas, à
l'exception probable des «conférences sur la vie et la perfection monastiques»,
questions auxquelles le jeune prêtre Bosco n'était pas préparé. Mais il
conversait familièrement avec les religieuses de Saint joseph. Quelques-uns de
leurs noms figurent sur une lettre qu'il écrivit à don Borel pendant les
vacances d'été de 1845: mère Clémence Bouchet, native de Thônes en Savoie, qui
avait participé à la fondation des pénitentes de sainte Marie-Madeleine; mère Eulalia
(Genoveffa Pastori), native de Turin, supérieure du Refuge; mère Giacinta
(Maddalena Bellagarda), native d'Alpignano, en Piémont, supérieure désignée de l'ospedaletto.[29] Il ajoutait à ces occupations internes un ministère
au Cottolengo et dans les prisons.
Quoi qu'il en soit, les loisirs ne lui manquaient pas.
La préparation et la publication de quelques ouvrages d'une part, le soin de
ses jeunes amis du Convitto venus le relancer dans son nouveau logement
de l'autre, remplissaient ses temps libres.
Les Cenni Comollo de 1844
Son premier livre sortit des presses en octobre 1844.
Les «Notes historiques sur la vie du clerc Luigi Comollo mort dans le séminaire
de Chieri admiré par tous pour ses vertus singulières », écrites par l'un de
ses collègues,[30] furent alors tirées à trois mille exemplaires
par les imprimeurs turinois Giulio Speirani et Giacinto Ferrero, son associé
provisoire.[31]
Don Bosco avait mis au point durant son temps de Convitto cet /192/ opuscule de quatre-vingt-quatre pages à partir d'un
récit qu'il avait composé au séminaire vers le temps du décès de son ami.[32] Il l'avait intitulé: «Maladie et mort du jeune clerc Luigi
Comollo racontées (litt.: écrites) par son collègue le clerc Gio. Bosco.
Note sur notre amitié et sur sa vie. »[33] On remarquera le qualificatif de clerc par lequel Bosco se désignait
dans ce titre. Il nous reporte à une période intermédiaire entre la mort de Comollo
(2 avril 1839) et le sous-diaconat de Bosco (19 septembre 1840).[34] Une
petite dissertation assez laborieuse sur l'amitié introduisait dans ces pages
le récit très détaillé des derniers jours de Comollo.[35] L'amitié
est «l'union de deux coeurs» en parfait accord dans tous leurs «vouloirs»; les
diversités d'opinions, d'idées et d'impressions font que les vrais amis sont
rares; le rédacteur en avait pourtant connu quelques-uns; l'un d'eux, avec
lequel il avait conversé avec un extrême plaisir, s'appelait Luigi Comollo Autour
de cette notice, don Bosco avait réuni pour son livre des informations
collectées, directement ou indirectement, soir auprès de la famille de Luigi :
son père Carlo Comollo, son oncle prêtre Giuseppe Comollo, recteur de Cinzano; soit
auprès de gens de Chieri qui avaient connu le jeune homme, en particulier le
patron de la pension de famille qui l'avait hébergé étudiant; soit enfin auprès
de divers supérieurs ou professeurs du collège et du séminaire de la ville.
Confident et témoin privilégié de Luigi pendant ses cinq dernières années, il y
avait joint de plein droit ses propres observations.
Un récit plutôt mal ficelé, parce que disproportionné
et rédigé dans une langue peu correcte, était sorti de là. L'histoire de la
dernière semaine de Comollo commençait dès la page 49. Autrement dit le récit
de sa (brève) maladie et de sa mort couvrait à lui seul les trois huitièmes de
la brochure. Le manuscrit Infermità e morte, que don Bosco voulut verser à peu près tout entier
dans la publication, expliquait l'anomalie. Mais il en résulta un ouvrage
informe. En outre, un stile forbito (style châtié) et une elegante
dicitura (expression élégante) manquaient encore à cet écrivain novice,
comme il le reconnaissait humblement dès les premières lignes de son livre.
Don Bosco s'adressait à un public précis. Il proposait
sa description de Comollo ai signori
seminaristi di Chieri (à messieurs les séminaristes de Chieri), pour
l'édification desquels, selon sa préface, cette biographie avait été composée.
II avait donc conçu son histoire tel un long esempio. Une phrase,
aussi solennelle qu'ingénue l'annonçait au premier paragraphe:
/193/
«Comme l'exemple des
actions vertueuses est beaucoup plus efficace (litt.: vaut beaucoup
plus) que n'importe quel élégant discours, il ne sera donc pas hors de propos
que l'on vous présente une note historique sur la vie de celui qui, pour avoir
vécu dans le même lieu et sous la même discipline que vous, peut vous servir de
véritable modèle, pour que vous puissiez vous rendre dignes de la fin sublime à
laquelle vous aspirez et devenir ensuite un jour d'excellents lévites dans la
vigne du Seigneur. »[36]
L'histoire de Comollo racontée par un ami quelconque
aux séminaristes de Chieri durant l'automne de 1844 aurait pu être rapidement
oubliée. L'auteur s'étant révélé être don Bosco, l'esquisse de spiritualité
sacerdotale qui y est dessinée mérite réflexion. Car il importe peu que Comollo
séminariste se soit livré à de dures macérations,[37] qu'il se soit abîmé dans de longues prières[38] et qu'il' ait conçu d'horribles frayeurs à la
perspective de l`enfer et du jugement divin après sa mort.[39] Les
choses changent quand on lit don Bosco, futur di-recteur d'âmes respecté et
éducateur de grande classe, offrir ce jeune homme en modèle à des «lévites »
en formation dans les années 1840. D'autant plus que la force suggestive de
l'exemple Comollo est ici rendue impressionnante par le témoignage direct d'un
ancien camarade et ami vénéré.[40] L'ascèse de Comollo était violente. Ce
séminariste recevait fréquemment au séminaire ses cousines de Chieri. Or, nous
apprend-on, leurs visites ne l'enchantaient guère. Quelqu'un lui demandait-il,
insidieusement peut-être, si ces personnes étaient grandes ou petites, ou
particulièrement avenantes, «il répondait que, d'après leurs ombres, elles lui
paraissaient grandes, mais qu'il n'en savait pas davantage, ne les ayant jamais
regardées en face.» Et notre auteur d'insister: «Bel exemple digne d'être imité
par quiconque aspire à se trouver dans l'état ecclésiastique. »[41] En 1844-1845, le troisième chapelain du Refuge
imitait-il lui-même ce «bel exemple» quand il dirigeait ses chanteuses? Dans le
livre, Comollo conseillait à son ami - Bosco - de filtrer avec soin ses
fréquentations. «Enfin, prends garde avec qui tu traites. Je ne parle pas des
personnes de l'autre sexe ou d'autres personnes du siècle, qui sont pour nous
évidemment dangereuses et qu'il faut fuir carrément; je parle des clercs
eux-mêmes nos camarades, séminaristes compris. Quelques-uns sont mauvais,
d'autres ne sont pas mauvais, mais pas très bons, et d'autres enfin vraiment
bons. Il faut absolument fuir les premiers, ne traiter avec les deuxièmes qu'en
cas de nécessité et sans familiarité aucune, et ne fréquenter que les derniers.
Ce sera bien utile au spirituel et au temporel. »[42] Le prêtre à former selon ce modèle n'était
pas, peut-on /194/ penser, le pasteur d'âmes tel que l'aumônier
d'anciennes prostituées Giovanni Borel.
Pour Comollo, le prêtre était essentiellement l'homme
de l'eucharistie. Il ne concevait le sacerdoce qu'en fonction du divin
sacrifice. Le jeune homme que don Bosco présentait à l'imitation et à l'édification
des séminaristes de Chieri ne tendait «qu'à acquérir les vertus nécessaires à
celui qui se dispose à gravir la sainte montagne du sacerdoce pour toucher de
ses pauvres mains de pécheur la chair immaculée du Christ présent sur l'autel.
»[43] Certes Comollo appréhendait le jour où lui, «guardiano di buoi» (gardien de boeufs), deviendrait prêtre et donc «pastore delle anime» (berger des âmes).[44] Mais, dans l'attente, il façonnait en soi - beaucoup diront que c'était
un signe de grande sagesse - un contemplatif destiné à un «état de plus grande
perfection. »[45] Ce garçon mystique trouvait sa joie dans la prière à un Dieu présent à
son âme. Les yeux fermés, expliquait-il à son ami, il se transportait en esprit
dans «une grande salle ornée avec le plus grand raffinement, au fond de
laquelle se dresse un trône majestueux où siège le Tout-Puissant, avec derrière
lui tous les choeurs des bienheureux. Je me prosterne devant lui et, avec tout
le respect dont je suis capable, je fais ma prière. »[46] Il pénétrait ravi dans la cour céleste. Dès sa petite enfance, Luigi avait
commencé de vénérer la Vierge Marie comme sa propre mère. La piété mariale fut
l'une des caractéristiques les plus évidentes de son âme.[47] Quand il eut grandi, «il offrait chaque semaine des
jeûnes à Marie». Il ne touchait pas à ses mets préférés, «et cela toujours par
amour de Marie. »[48] Il ne sortait pas des églises «sans s'être
entretenu quelques instants avec son Jésus et s'être recommandé à sa chère mère
Marie »[49]... Il conserva de telles habitudes
au séminaire. Cette piété l'incitait à mener une vie vertueuse et le consolait
dans les misères de la «vallée de larmes» du monde.[50] La communion sacramentelle faisait les
délices de ce saint garçon. Il se sentait alors, disait-il, «rempli d'une
douceur et d'un contentement que je ne sais ni comprendre ni expliquer. »[51] A ses derniers moments le viatique déclencha en lui
une sorte de délire mystique que don Bosco retraça avec soin.[52]
L'image du prêtre - très défendable - qui ressortait
de l'esquisse biographique de Luigi Comollo par le jeune prêtre Bosco relevait
donc de la période post-tridentine. Saint Charles Borromée l'eût trouvée à son
goût. L'amitié de Luigi pour le séminariste Bosco avait obligé celui-ci à tenir
meilleur compte des réalités spirituelles, pour lesquelles il avouait n'avoir
pas ressenti dans sa jeunesse une passion suffi-/195/ sante. Le prêtre qu'il aspirait à devenir
était homme de prière et d'eucharistie. Ses idées sur le «pasteur d'âmes»,
telles qu'il les avait versées dans son premier livre, devraient donc être
enrichies par la suite. Un jour viendrait (1868) où il offrirait en modèle à un
auditoire de prêtres le saint florentin Philippe Néri, convertisseur de Rome au
seizième siècle, en qui se combinaient avec harmonie une mystique contemplative
et une activité effrénée au service des âmes.
L'oratoire Saint François de Sales au Refuge Barolo
Dès ses premiers entretiens avec don Borel, le nouvel
aumônier du Refuge s'était inquiété du sort des enfants que, depuis bientôt
trois ans, il rassemblait le dimanche au Convitto ecclesiastico. Don Borel bouscula les obstacles. «La chambre qui vous
est destinée, lui aurait-il dit, peut servir provisoirement pour cela. Quand
nous pourrons aller dans le bâtiment préparé pour les prêtres auprès de l'ospedaletto, on cherchera mieux. »[53] Puis, dans la nuit du samedi 12 au dimanche
13 octobre 1844, don Bosco, encore au Convitto, eut, racontera-t-il plus
tard, un rêve encourageant, qui ressemblait fort à celui de ses neuf ans.
Lisons son récit avec bienveillance, mais sans nous laisser trop duper par
l'abondance de ses explications.
Il se serait vu parmi une multitude de loups, de
chèvres, de chevreaux, d'agneaux, de brebis, de chiens et d'oiseaux, qui
produisaient tous ensemble un vacarme infernal. Il voulait s'enfuir, quand une
dame, costumée en bergère et très bien mise, lui fit signe d'accompagner cet
étrange troupeau, devant lequel elle-même marchait. Ils passèrent ainsi d'un
site à un autre, et, à trois reprises, stationnèrent. Or, à chaque arrêt, un
grand nombre d'animaux se transformaient en agneaux. Au terme d'une longue
course, notre songeur se serait trouvé dans un pré, où les animaux, devenus
plus calmes, gambadaient et mangeaient sans chercher à se faire mal l'un à
l'autre. Terriblement las, don Bosco eût aimé s'asseoir au bord du chemin, mais
la bergère l'invita à poursuivre encore. Cette fois il n'avait pas dû aller
bien loin et serait arrivé dans une vaste cour environnée de portiques, à
l'extrémité de laquelle il y avait une église. Il s'était alors aperçu que les
quatre cinquièmes du troupeau étaient devenus des agneaux. Pour garder les
animaux, plusieurs bergers apparaissaient, mais bientôt disparaissaient. A
l'émerveillement du rêveur, un grand nombre d'agneaux se changeaient alors en
petits bergers, qui ne tardaient pas à s'occuper de leurs frères. De plus en
plus nombreux, ces bergers par-/196/ taient ailleurs à la recherche d'autres animaux étrangers pour les mener dans
d'autres bercails. La dame l'invitait alors à regarder un champ de légumes dans
la direction du sud. Il regardait le champ. «Regarde encore», lui disait-elle.
Il regardait à nouveau et apercevait une grande et admirable église. La musique
d'un orchestre et des chants lui faisaient comprendre qu'il devrait y célébrer
la messe. Dans l'église une bande blanche annonçait: Hic domus mea, inde
gloria mea. Don Bosco demandait à la bergère ce que cela signifiait: «Tu
comprendras tout - lui aurait-elle répondu - quand, avec tes yeux de chair, tu
verras ce que tu vois maintenant avec les yeux de ton esprit. » Et il se serait
réveillé au son de l'angélus qui tintait au clocher voisin de Saint François
d'Assise. «Maintenant je sais où je vais et ce que je fais», se serait-il dit
ce matin-là.[54] Ce récit très circonstancié fut écrit par lui
après une trentaine d'années, au cours desquelles des auxiliaires s'étaient
manifestés, puis l'avaient abandonné; alors que de jeunes disciples de la
pieuse société salésienne s'étaient levés, s'étaient multipliés et avaient
commencé d'essaimer; et que, à l'extrémité de la vaste cour de l'oratoire S.
François de Sales, «la grande et admirable» église Marie Auxiliatrice eut été
construite sur l'emplacement du champ de légumes de 1844. Ses lecteurs ne
sauront évidemment jamais dans quelle mesure il correspondait au rêve du 13
octobre de cette année-là. «Par la suite, avec un autre rêve, il me servit de
programme dans mes décisions», assurait don Bosco, qui semble y avoir souvent
repensé.[55] Ce n'était pas impossible.
En tout cas, dans la journée qui suivit, il expliqua à
ses garçons où ils pourraient le retrouver une semaine plus tard. De la sorte,
le dimanche 20, peu après midi, une troupe d'enfants s'abattit sur le Valdocco.
«Où est l'oratoire? Où est don Bosco?», criaient-ils aux gens, bien incapables
de leur répondre. Les esprits commençaient de s'échauffer, nous dit-on, quand
don Bosco et don Borel alertés par les clameurs sortirent de chez eux. On se
salua, les enfants grimpèrent au premier étage du Refuge, dans une chambre
située au-dessus du vestibule de la première porte d'entrée. Et le quartier
retrouva son calme.[56] Ils n'étaient probablement que quatre au
cinq. Mais le dimanche qui vint ensuite, les oratoriens du 20 entraînèrent
tellement de camarades que don Bosco ne parvint plus à installer ses garçons.
«Chambre, corridor, escalier, tout était plein d'enfants». Puis, à la Toussaint,
quand ils virent que leurs prêtres confessaient, tous, paraît-il, voulurent se
présenter. «Nous étions deux confesseurs, il y avait plus de deux cents
garçons», affirmera don Bosco, malheureusement ja-/197/ mais tout à fait crédible
quand il avance un chiffre de ce genre. Apparemment l'inévitable désordre
l'enchantait. «L'un voulait allumer le feu, l'autre s'employait à l'éteindre.
Celui-ci portait du bois, cet autre de l'eau; seau, pincettes, pelles à feu,
broc, cuvette, chaises, chaussures, livres et le reste, tout était sens dessus
dessous» dans la chambre de l'aumônier Bosco,[57] peut-être aussi dans celle du théologien Borel.
«Il n'est pas possible de continuer ainsi, aurait dit celui-ci. Il faut trouver
un local mieux adapté. »[58] Certes, mais nos deux prêtres ne purent accueillir leurs jeunes dans de
meilleures conditions avant le début du mois de décembre.
La marquise de Barolo comprenait
très bien ses chapelains. Comme son ospedaletto ne fonctionnait pas
encore, elle mit, au troisième étage du nouveau bâtiment, à leur disposition et
à celle de leurs ouailles des dimanches et jours de fête, deux vastes salles
qu'elle destinait aux prêtres du Refuge. On y aménagerait une chapelle. Don Borel
rédigea pour l'archevêque de Turin une supplique demandant de pouvoir y
célébrer la messe et donner la bénédiction du saint sacrement.[59] L'archevêque acquiesça par un décret en bonne forme.[60] Don Borel avait mission de bénir le local.[61] La garniture de l'autel: chandeliers, trône du saint
sacrement, voile du tabernacle, etc., fut achetée par don Borel (et en partie
remboursée par la marquise).[62] Et, le 8 décembre, fête de l'immaculée
conception de Marie, «avec l'autorisation de l'archevêque, par un temps très
froid, tandis que la neige tombait dru du ciel, la chapelle à laquelle on
aspirait fut bénite, on y célébra la sainte messe, plusieurs enfants se
confessèrent et communièrent». «L'oeuvre des oratoires, qui cherchait à occuper
après les offices une jeunesse abandonnée et en danger», semblait se stabiliser.[63]
Détail important, l'oeuvre commença ce jour-là d'être
appelée «de saint François de Sales». Ce patronage apparaissait sur la
supplique à l'archevêque. Madame de Barolo avait placé un portrait de ce saint
à l'entrée du local, probablement parce qu'elle le jugeait approprié à des pièces
destinées à des prêtres.[64] Le tableau suffit à faire baptiser la
chapelle «de saint François de Sales». L'oratoire lui-même y gagna son titre.
Le patronage du docteur de la charité convenait tout à fait à don Bosco. «On
indique ainsi, écrivait-il alors, que la base sur laquelle s'appuie cette
congrégation - il s'agit, notons-le, du seul oratorio festivo - aussi
bien pour qui commande que pour qui obéit, doit être la charité et la douceur,
vertus caractéristiques de ce saint. »[65] II répètera la même idée dans les Memorie dell'Oratorio: «Cette
part de notre /198/ ministère exigeait beaucoup de calme et de douceur;
nous nous sommes donc mis sous la protection de ce saint, afin qu'il nous
obtienne de Dieu la grâce de pouvoir l'imiter dans son extraordinaire mansuétude
et dans le gain des âmes. »[66]
L'oratoire Saint François de Sales fonctionna au
Refuge dans ces conditions de décembre 1844 à juillet 1845, mis à part un bref
intermède héroï-comique demeuré indélébile dans la mémoire de don Bosco. Les
dimanches et jours de fêtes ecclésiastiques, les enfants arrivaient dès le
matin dans la chapelle pour se confesser et communier. Une rapide explication
dite «d'évangile» suivait la messe. Après midi, dans les mêmes pièces, il y
avait catéchisme, puis chant de cantiques, une courte instruction, les litanies
de la sainte Vierge et la bénédiction du saint sacrement. Soit dans les salles,
soit, le plus souvent, dans la petite rue qui longeait le monastère des Maddalene, des jeux et des divertissements variés occupaient une partie du temps.
Enfants et aumôniers étaient ravis. «Nous pensions avoir trouvé le paradis terrestre»,
prétendra don Bosco.[67] Les communications avec le reste des
immeubles étant impossibles, la morale ne courait pas de danger. Il imaginait
pouvoir jouir indéfiniment des salles du Refuge.
Le cimetière de S. Pierre aux Liens
La marquise était d'un autre avis. Elle prévint ses
aumôniers qu'à l'ouverture de l'ospedaletto au début de l'été 1845, leur
oratoire devrait avoir déménagé. Au printemps de cette année, don Borel et don
Bosco cherchèrent à utiliser, à quelques centaines de mètres du Refuge, le
terrain d'un cimetière à peu près désaffecté, qui avait sa propre chapelle. Le
chapelain du cimetière de S. Pierre aux Liens, Giuseppe Tesio, un ancien capucin âgé de 68 ans, ne s'y opposa
pas. Et, paraît-il, car aucune pièce ne le confirme, les autorités consultées
donnèrent leur accord. Si bien que, le dimanche 25 mai 1845, les garçons de
l'oratoire Saint François de Sales arrivèrent bruyamment à San Pietro in Vincoli.[68] Un long portique, une cour spacieuse, une
église adaptée à leurs cérémonies, il n'en fallait pas tant pour les
enthousiasmer. Leur joie tournait à la «frénésie», écrira don Bosco.[69] Autrement dit,
on les entendait. L'épisode déclenché par leurs cris devait être souvent
raconté par lui. Dans ses Memorie
dell'Oratorio, il ne perdit pas l'occasion de bâtir à ce
propos une scène de comédie.
«Nous avions là un terrible rival, insoupçonné de nous. Ce n'était pas
l'un des défunts qui reposaient nombreux dans les sépulcres voisins, mais une
per-/199/ sonne vivante: la bonne du chapelain.[70] A
peine eut-elle perçu les chants, les cris et, disons-le, le vacarme des garçons
qu'elle sortit, furibonde, le bonnet de travers, les mains sur les hanches, et
se mit à apostropher la multitude qui jouait. Avec elle invectivaient une
fillette, un chien, un chat, toutes ses poules; une guerre européenne
paraissait imminente. Je tentai de m'approcher pour l'apaiser, lui faisant
observer qu'il n'y avait aucune mauvaise volonté chez ces enfants, qu'ils
s'amusaient et ne faisaient aucun péché. Alors elle s'en prit à moi et me dit
mon fait. Je crus donc préférable d'arrêter la récréation, de faire un peu de
catéchisme et, après avoir récité notre chapelet dans l'église, nous partîmes
dans l'espoir d'être plus tranquilles le dimanche suivant. »[71]
Le chapelain écrivit-il le soir même, sous la dictée
de sa bonne, une lettre de protestation à la municipalité, comme le dit
l'histoire salésienne à la suite de don Bosco? Non, très probablement.[72] L'administration municipale avait, le vendredi
précédent 23 mai, décidé de fermer le cimetière et son église, non pas, du
reste, aux patronnés des chapelains du Refuge Barolo, mais aux catéchistes de
Sainte Pélagie...[73] Sur ce, le mercredi 28 mai, don Tesio mourut inopinément, frappé par
une congestion cérébrale.[74] Il léguait ses biens à sa gouvernante. De ce
fait, la chapellenie elle-même se trouvait tout à coup vacante. Au Convitto, don Cafasso, certainement informé de l'aventure de son disciple le dimanche
précédent, saisit au vol l'occasion de poser la candidature de don Bosco à la
chapellenie de don Tesio. Il data du 29 mai (jeudi), jour de la sépulture du
chapelain, une lettre de recommandation en ce sens destinée à la femme de l'un
des deux syndics de la ville, la comtesse Teresa Bosco di Ruffino.[75] Le
dimanche 1er juin, don Bosco et ses garçons trouvèrent la police à
la porte du cimetière et, vraisemblablement, un écriteau qui en interdisait
l'accès. Ils apprirent aussi que la bonne, supposée à l'origine de l'interdiction,
avait disparu. Serait-elle morte elle aussi? Il ne fallait pas longtemps pour
passer de l'hypothèse à la certitude. «Ces nouvelles se répandirent et firent
une profonde impression sur l'esprit des jeunes et de tous ceux qui en eurent connaissance»,
écrira don Bosco.[76]
Les trois chapelains du Refuge posèrent alors
collectivement auprès de l'administration municipale leur candidature pour S. Pietro in Vincoli. Don Bosco faisait appuyer la sienne par «le comte de Larissé». Leur
motivation ne variait pas: ils cherchaient de la place pour l'oratoire S.
François de Sales. Le 18 juin, le Mastro di Ragione, don Giuseppe
Pollone, chargé de décrire en commission les dix-sept impétrants, qu'il avait
classés par ordre chronologique de présenta-/200/ tion des candidatures, annonçait au septième
rang que «trois prêtres tous très dignes» avaient posé «collectivement» une
demande pour la chapellenie en question. «Essentiellement, ils voudraient avoir
à leur disposition la petite église du cimetière pour y réunir un grand nombre
d'enfants, les catéchiser et leur administrer les sacrements de pénitence et
d'eucharistie. Ils assumeraient pour cela les charges de l'église et du
cimetière.» Il s'agissait, disait-il, «du théologien Giov. Borel, de d. Sebastiano Pacchiotti
et de d. Giov. Bosco, tous les
trois attachés à l'oeuvre pie de la marquise de Barolo.» Don
Pollone ajoutait qu'entre les trois prêtres, s'il
fallait n'en choisir qu'un seul, don Giovanni Bosco,
recommandé à la fois par don Borel, la marquise de Barolo et
le comte de Larissé, «notre collègue», devrait être préféré.[77] Mais aucun des trois prêtres du Refuge ne l'emporta.
Le 19 juin, don Felice Colombo, natif d'Avigliana et maître d'école à Giaveno, reçut
la place convoitée de chapelain de S. Pietro in Vincoli. Les chapelains
devaient encore se contenter de leur petite chapelle de l'ospedaletto, avec
la perspective d'en être bientôt expulsés.
Le Dévot de l'Ange Gardien (1845)
C'est au cours de l'année 1845 que don Bosco publia un
petit livre de piété sorti anonyme sous le titre de Il Divoto dell'Angelo Custode (Le dévot de l'ange gardien).[78] L'allusion de sa couverture à la «compagnie
(de l'Ange Gardien) canoniquement érigée dans l'église S. Francois d'Assise à
Turin» nous incite à rapprocher cette publication de son séjour au Convitto, près de cette église.[79] Il s'agissait pour l'essentiel d'une neuvaine
préparatoire à la fête des saints anges gardiens, comportant pour chaque jour
une méditation développée, une pratique très brève et un esempio. Il y avait un dixième exercice pour la fête elle-même. La brochure était
probablement d'abord destinée au service des membres de la compagnie de l'Ange
Gardien «canoniquement érigée dans l'église S. François d'Assise.»
La dévotion aux anges gardiens n'était pas accessoire
dans la catholicité du temps. Non seulement les anges exercent ensemble leur
protection tutélaire sur l'humanité, mais Dieu, pensait-on communément, destine
un «bon ange» à chaque humain. Le catéchisme diocésain de Turin, dont l'une des
questions portait sur la prière latine quotidienne à réciter à l'ange gardien,
ne doutait pas de cette protection individuelle: l'ange personnel éclaire,
garde, dirige et gouverne l'âme que le Seigneur lui a confiée.[80] Quant à don Bosco, son enseignement /201/ était
catégorique. Dix ans après sa brochure, dans sa Maniera facile per imparare la Storia sacra, il posera la question: «Les bons anges font-ils quelque chose en faveur des
humains?»; et il répondra: «Oui: les bons anges, tandis qu'ils jouissent de
Dieu au ciel, sont fréquemment envoyés porter aux hommes les faveurs célestes.
Dieu destine même à chaque homme l'un de ses anges, qui est dit Ange Gardien,
pour qu'il ait soin de nous tout au long de notre vie.»[81]
Dans son petit livre de 1845, il disserta
successivement [82] sur la bonté de Dieu qui nous a destiné de
saints anges gardiens; sur l'amour que nous portent les saints anges par égard
pour Jésus et Marie; sur leurs bienfaits quotidiens; sur leur assistance
spéciale pendant l'oraison, lors des tentations et dans les tribulations; sur
la tendresse du saint ange envers le pécheur; sur son assistance particulière à
l'heure de la mort; sur le réconfort qu'il assure à l'âme en purgatoire et sur
la tendresse du fidèle envers l'ange qui l'aime de la sorte. Pour illustrer ces
pieuses considérations, don Bosco empruntait des exemples à l'histoire des
saints (Lidwine, Marguerite de Cortone...) et à des récits de faits divers
contemporains, selon lesquels de simples mortels avaient été sauvés par leurs anges
gardiens, tous exemples acceptés et reproduits tels quels et sans l'ombre de
critique.
Pour forcer la note, l'introduction du livret
félicitait à l'avance qui méditerait «le grand mérite de son ange» et
marquerait son respect envers lui comme on le lui indiquerait. En effet, «il
aura en soi un signe non douteux de son salut éternel. » Cette affirmation,
inattendue pour d'autres générations, était aussitôt justifiée. «Parmi les
signes de prédestination, disait notre auteur, les théologiens et les maîtres
spirituels, qui se fondent sur l'autorité des saintes Ecritures et des saints
Pères, placent la tendre et constante dévotion envers les saints anges
tutélaires. » Dans le classement de don Bosco, cette dévotion figurait donc
auprès de ces autres signes de prédestination que sont, au dire d'un théologien
réputé du premier vingtième siècle: a) une bonne vie, b) le témoignage d'une
conscience pure de fautes graves et prête à la mort plutôt que d'offenser Dieu
gravement, c) la patience dans les adversités pour l'amour de Dieu, d) le goût
de la parole de Dieu, e) la miséricorde envers les pauvres, f ) l'amour des
ennemis, g) l'humilité, h) une dévotion spéciale à la sainte Vierge, à qui nous
demandons tous les jours de prier pour nous à l'heure de notre mort.[83]
La brochure de don Bosco sur l'ange gardien ne fut
jamais rééditée.
/202/
Les Moulins de la Dora
Au lendemain de l'échec de leur candidature à la
chapellenie de S. Pietro in Vincoli, les trois chapelains du Refuge, qui
voyaient se rapprocher dangereusement la date de l'ouverture de l'ospedaletto, tentèrent de nouvelles démarches en faveur de leur oratoire. Ils auraient
voulu obtenir de l'administration municipale au moins l'usage de l'église du
cimetière de la chapellenie pour les cérémonies religieuses de leurs deux cents
enfants, tellement à l'étroit dans la chapelle du Refuge.[84] On le leur refusa le 3 juillet.[85] Que faire? Nos chapelains étaient tenaces. Ils
avaient repéré derrière la place Emanuele Filiberto, à quelque distance du Pô,
une chapelle S. Martino au milieu de petites installations industrielles. Les Mulini
della Dora étaient des moulins à blé, des pressoirs d'olives, des filatures
de chanvre, qui profitaient de l'eau d'un canal dévié de la Dora. Le 9 juillet, don Borel demanda à l'administration d'en laisser la jouissance à
l'oratoire le dimanche et les jours de fête.[86] Cette fois, la municipalité se laissa
fléchir, quoique avec réserves. Elle concéda seulement au théologien Borel «la
faculté de se servir de la chapelle des Mulini pour
y catéchiser les garçons» le dimanche entre midi et trois heures.[87] C'était
peu, mais il était temps, puisque l'ospedaletto allait être inauguré le 10 août.
Don Bosco a raconté plusieurs fois avec humour le
déménagement de la petite chapelle du Refuge jusqu'à San Martino dei Mulini le dimanche 13 juillet. «Vous auriez vu l'un
porter une chaise, l'autre un banc, celui-ci un tableau ou une statuette,
celui-là des ornements ou des corbeilles ou des burettes. D'autres, beaucoup
plus fiers, portaient des échasses ou des sacs de boules ou de palets. »[88] Ou
bien: «C'est ainsi qu'un dimanche de juillet 1845, on ramassa des bancs, des
prie-Dieu, des chandeliers, quelques chaises, des croix, des tableaux grands et
petits; chacun emportait ce qu'il pouvait comme un peuple de migrants au milieu
des cris, des rires et des regrets; et nous sommes allés établir notre quartier
général au lieu indiqué. » A l'arrivée, le théologien Borel prononça un sermon
sur les choux, qui, on le sait ou devrait le savoir, doivent être repiqués pour
produire de belles et grosses têtes. L'image était parlante aux jeunes émigrés.
«Une foule immense d'enfants» assistaient à cette inauguration, nous apprend
don Bosco. Elle chanta «avec la plus grande émotion» un Te Deum d'action
de grâces.[89]
/203/
Ce n'était pourtant pas le rêve. L'église San Martino n'était
accessible aux oratoriens qu'entre midi et trois heures, on ne pouvait y célébrer
ni la messe ni la bénédiction du saint sacrement. Les enfants jouaient en face
de l'église. Des piétons, des voitures, des chevaux, de gros chariots passaient
et dérangeaient leurs jeux.[90] Et puis, qui s'en étonnerait? ils étaient bruyants et pas très propres.
D'où nouveaux ennuis, le quartier s'émut et se plaignit à qui de droit,
c'est-à-dire à la direction des Mulini. Don Bosco dramatisa:
«Les meuniers, leurs garçons et leurs commis ne pouvant supporter les
sauts, les chants et parfois le vacarme de nos enfants, s'alarmèrent et
portèrent plainte devant la municipalité. Ce fut alors que l'on commença à dire
que ces attroupements de jeunes constituaient un danger; que, d'un moment à
l'autre, ils pouvaient déclencher des soulèvements et des révolutions. On le
déduisait de la prompte obéissance de ces garçons au moindre signe de leur
supérieur. On ajoutait, mais sans preuves, qu'ils faisaient mille dégâts dans
l'église, hors de l'église, sur le pavé; il semblait que Turin allait
s'effondrer si nous avions continué de nous réunir là. Le comble fut une lettre
du secrétaire des minotiers au syndic de Turin. Elle répétait tous les potins,
elle amplifiait tous les dégâts imaginaires. Les familles de l'endroit ne
pouvaient plus vaquer à leur travail ni être tranquilles. On alla jusqu'à dire
que c'était un foyer d'immoralité. »[91]
De fait, le 7 novembre 1845, le directeur des
Moulins municipaux, le comte Marchetti Melina, demanda la révocation de
l'autorisation du 10 juillet: les enfants abusent, ils pénètrent dans les
moulins, incommodent et dérangent les gens, ils laissent des immondices.[92] En
conséquence, le 18 novembre, la Ragioneria municipale ordonna au théologien Borel de cesser de se servir de la chapelle des Mulini à
partir du 1er janvier 1846.[93] Les chapelains devraient donc avoir décampé avec leurs jeunes pour la
fin du mois de décembre.
Une fois de plus, ils avisèrent. Dans les jours qui
suivirent l'ordonnance, ils louèrent trois pièces d'un immeuble situé de
l'autre côté de la via Cottolengo et, à qui arrivait de la ville, peu après le
Refuge. «Le quatrième dimanche de l'Avent (nous avons) abandonné San Martino», notera don Borel.[94] L'année qui sera celle de la vraie naissance
de l'oeuvre de l'oratoire Saint François de Sales s'ouvrirait dans des
conditions bien précaires.
/204/
La publication de l'Histoire ecclésiastique à
l'usage des écoles
Environ un an après son entrée au Refuge, don Bosco
publia son premier ouvrage important sous la forme d'une Histoire ecclésiastique
à l'usage des écoles. L'histoire de l'Eglise avait passionné le clerc Bosco
pendant son temps de séminaire. Non content d'écouter à table la lecture du «Bercastel»,[95] c'est-à-dire de la longue Histoire de l'Eglise de l'ex-jésuite Bérault-Bercastel,[96] il affirmera avoir lu en son particulier celle de Fleury, qu'il
«ignorait être à éviter», et «toute l'Histoire de l'Eglise d'Henrion.»[97] Un
double exploit qu'il nous faut certainement relativiser. L'Histoire
ecclésiastique était énorme.[98] Mais c'était un ouvrage honnête, composé en
principe d'après des écrits contemporains des faits racontés, convenablement
rédigé et loué par les connaisseurs. Au milieu du dix-neuvième siècle, il fut
perfidement attaqué par l'historien ultramontain Rohrbacher, pour qui cette
histoire était non seulement «composée de morceaux empruntés et juxtaposés»,
entassement d'une «masse de choses mal digérées et mal distribuées», mais surtout
suspecte de gallicanisme.[99] Rome s'était émue, sans pourtant l'inscrire au catalogue de l'Index.[100] Quant
à l'Histoire générale de l'Eglise, que le baron Henrion avait publiée à
partir de l'ouvrage cité de Bérault-Bercastel, don Bosco ne put en achever la
lecture que durant ses années de Convitto dans une traduction italienne
parue entre 1839 et 1843.[101]
L'idée de rédiger à son tour une histoire de l'Eglise lui
était probablement venue à l'esprit en cette période du Convitto, quand
il tentait d'instruire les jeunes de son «catéchisme» dominical et recourait
pour cela à l'histoire sainte et à l'histoire de l'Eglise. La catéchèse de don
Bosco fut toujours plus historique que dogmatique. Il s'était donc mis en quête
de livres de ce genre abordables par les enfants.[102] S'il en avait trouvé pour l'histoire sainte (en quoi il se dédira
promptement), ceux d'histoire de l'Eglise l'avaient déçu. Ou bien, ils étaient
trop volumineux; ou bien, sortant de leur domaine propre, ils pénétraient
indûment dans l'histoire profane; ou bien ils proclamaient sans retenue et avec
un accent polémique accusé les seuls fastes de l'Eglise; ou encore - et ici les
Français étaient certainement visés - ils faisaient la part trop belle à l'Eglise
de leurs nations et, pour comble, parlaient peu des papes et des faits «les
plus éclatants» à la gloire de la catholicité. Vivement encouragé,
affirmait-il, par des personnes autorisées, /205/ il avait donc entrepris de «compiler» à son
tour pour la jeunesse un compendio (condensé) d'histoire ecclésiastique.
Ses loisirs d'aumônier d'un petit hôpital encore en
espérance lui permirent de le mettre au point en 1844-1845. Son manuscrit fut
alors confié aux imprimeurs Speirani et Ferrero, qui venaient de publier
l'histoire de Luigi Comollo. Il
parvint à faire sortir son livre au dernier mois de l'année mouvementée des
essais d'implantation de son oratoire Saint François de Sales. En octobre 1845,
elle était à l'impression, mais pas encore achevée.[103] Le
3 décembre, il en remettait un exemplaire à un correspondant.[104] C'était
la Storia ecclesiastica ad uso delle scuole utile per ogni ceto di persone (Histoire ecclésiastique à l'usage des écoles utile à
toute sorte de personnes).[105]
Dès la page de titre, le livre était placé sous le
patronage du provincial des frères des Ecoles Chrétiennes. Ce titre même
continuait en effet: «... dédiée au Très Honoré Frère Hervé de la Croix provincial des frères de l'Institut des Ecoles Chrétiennes, compilée...» etc. Puis,
avant la préface, une petite lettre de l'auteur le dédicaçait à ce frère avec
beaucoup de modestie. Le recours au frère Hervé de la Croix, nom religieux de Jean-Baptiste Delahaye (1796-1873), devenu visiteur des frères à
Turin en cette année 1844, a paru n'être qu'un signe des bons rapports entre
don Bosco et les frères des Ecoles Chrétiennes. Au vrai, c'était aussi et
probablement surtout pour lui, don Bosco, un moyen de faciliter la diffusion de
son ouvrage. Depuis 1830, les livres des frères étaient en effet
officiellement recommandés dans les écoles des Etats sardes. Cette année-là,
les bons résultats obtenus par les frères à la Mendicità istruita et à Sainte-Pélagie avaient décidé le comte de Collegno à
remettre aux lasalliens la direction des écoles communales de Turin. Il faut,
déclarait en août la municipalité, «donner aux jeunes garçons des principes
solides », l'enseignement des frères convient fort bien à la «masse des
artisans et des ouvriers» et, en outre, il peut «servir de voie» aux études
d'un ordre plus relevé. L'exequatur royal du 23 octobre leur avait
accordé une véritable reconnaissance légale. Pour couronner ces marques de
faveur, l'université de Turin adoptait alors officiellement les livres en usage
chez les frères des Ecoles Chrétiennes; et la ville encourageait la création
par leurs soins d'un cours hebdomadaire destiné aux adolescents et aux adultes.[106] Les formules de don Bosco n'étaient pas désintéressées,
quand, dans sa lettre de dédicace, il demandait au frère Hervé de la Croix de prendre son livre «sous sa puissante protection» et de le considérer «comme sien»
pour qu'il «passe entre les mains de qui /206/ voudra s'en servir. »[107] De la sorte, il tâchait de s'introduire dans
le réseau de distribution des livres scolaires de son pays. (N'oublions pas le
titre: Histoire ecclésiastique à l'usage des écoles!) Ce ne fut pas en vain, à
juger par la publication trois ans plus tard d'une deuxième édition revue de
cette histoire.
La confection de l'Histoire ecclésiastique
Ce véhicule de l'enseignement religieux de don Bosco a
commencé de faire l'objet d'examens attentifs.[108]
Le préambule du livre définissait l'Eglise dont
l'histoire allait être racontée. A la question: «Qu'est-ce que l'Eglise et
quels en sont les membres?», on répondait: «C'est la congrégation de tous ceux qui
professent la foi et la doctrine de Jésus Christ et qui sont gouvernés par un
Chef Suprême, qui est son Vicaire sur la terre; et, bien que l'Eglise s'appelle
soit grecque, soit latine, soit gallicane, soit indienne, il s'agit néanmoins
toujours de la même Eglise catholique, apostolique et romaine. »[109] La
«congrégation» chrétienne était donc soudée par la foi au Christ et la
soumission au gouvernement du pape. Cette définition marquait nettement ses
frontières: l'Eglise de don Bosco avait un dedans et un dehors parfaitement
déterminés. Il ignorait toute forme d'appartenance à une Eglise spirituelle à
laquelle se rattacheraient éventuellement dissidents et hommes de bonne
volonté. Les seuls membres reconnus par l'auteur de l'histoire étaient les
chrétiens gouvernés par le pontife romain. Les évêques (ou «pasteurs légitimes»)
d'autres définitions demeuraient même dans l'ombre. Quelques gravures
(médiocres), qui disparaîtraient rapidement des éditions suivantes,
agrémentaient la Storia ecclesiastica de 1845. La plus significative précédait la page de
frontispice. Elle était double. Le cadre de sa partie supérieure était réservé
au souverain pontificat, avec ses insignes propres: la croix à triple branche,
la tiare et la crosse. La scène de la partie inférieure représentait le Christ
remettant à Pierre agenouillé les «clefs du royaume des cieux». L'Eglise de
cette histoire était l'Eglise des papes de Rome, dont la suite ininterrompue de
deux cent cinquante-quatre titulaires, de saint Pierre à Grégoire XVI, terminait
le volume.[110]
Comme les familiers de la littérature de don Bosco le
prévoient, le saint homme ne s'était pas embarrassé de beaucoup de matériaux
pour rédiger son livre. Il les tria selon leur orthodoxie ultramontaine et leur
convenance immédiate à un public jeune. Dans sa traduction ita-/207 /lienne,[111] l'Histoire ecclésiastique A. M. D. G., que le
jésuite Jean-Nicolas Loriquet (1767-1845),[112] avait commencé de publier en 1807, le
guidait. Loriquet dépendait lui-même fortement de CharlesFrançois Lhomond
(1727-1794), auteur d'une Histoire abrégée de l'Eglise. Chez Loriquet, la
concision, la forme dialoguée des chapitres, l'organisation générale par
grandes époques, ainsi que, probablement, une mentalité conservatrice romaine
et contre-révolutionnaire, plaisaient à don Bosco. Son histoire était toutefois
trop brève à son goût (130 pages dans la traduction de 1844). Pour l'amplifier,
il chercha ailleurs. Il recourut à un autre anonyme publié par Marietti sous le
titre de: Storia della Chiesa dalla sua fondazione fino al pontificato di Gregorio XVI (Histoire
de l'Eglise depuis sa fondation jusqu'au pontificat de Grégoire XVI).[113] Quoique
mal construite, cette oeuvre désespérément géométrique, qui découpait
l'histoire par groupes de siècles, chaque siècle ayant uniformément droit à
deux chapitres: 1) De' Romani Pontefici (Les Pontifes romains), 2) Altre
notizie ecclesiastiche (Autres informations sur l'Eglise), lui fournissait
d'utiles renseignements d'ordre liturgique et canonique. Et il puisa dans
l'ample Bérault-Bercastel de son séminaire, où proliféraient anecdotes et portraits
suggestifs.[114]
Le plan fut judicieux. Comme son modèle principal, don
Bosco partagea l'histoire de l'Eglise catholique en six époques coupées par des
événements précis: 1) De la naissance de Jésus Christ à la condamnation de
l'arianisme (325), 2) De la condamnation de l'arianisme à la naissance de
l'Islam, dit par lui «mahométisme» (325-622), 3) De la naissance de l'Islam au
quatrième concile du Latran (622-1215), 4) Du quatrième concile du Latran à la
révolte de Luther (1215-1517), 5) De la révolte de Luther à
l'enlèvement de Pie VI (1517-1798) et 6) De l' enlèvement de Pie VI aux temps
contemporains (i798-1845). Pour raconter ces périodes, il adopta le procédé
dialogué de Loriquet, par questions et réponses, jugé non sans raison très
pédagogique.
Et il exploita à sa façon le matériel de base. Selon
sa préface, il avait emprunté aux histoires de l'Eglise qu'il avait pu lire,
aussi bien dans sa langue que dans «les langues étrangères », «les sentiments
ainsi que les expressions les plus italiennes et les plus simples pour se conformer
aux capacités du jeune garçon.»[115] Avaient été écartés les «faits seulement
profanes» ou «civils», les traits «arides ou de peu d'intérêt » ou encore incertains.
Au contraire, il avait recopié dans ses sources les détails qui lui semblaient
particulièrement «touchants» et «émouvants» (teneri et commoventi). Son but était en effet, expli-/208/ quait-il, non seulement d'«instruire l'intellect», mais
aussi d'atteindre «le coeur» pour un meilleur avantage spirituel.[116]
Don Bosco compila. La page de titre prévenait
l'usager: cette Storia ecclesiastica avait
été «compilée par le prêtre B. G.». Le verbe doit être interprété dans son sens
propre. Pour constituer ce recueil, don Bosco mit ensemble des extraits de
sources différentes. On ne lira jamais dans cette «histoire» un mot de critique
de la documentation. L'auteur semblait même ne s'être jamais livré à ce genre
d'opération. Ecrire l'histoire revenait pour lui à recopier avec discernement
des morceaux choisis d'histoire de l'Eglise dûment rédigés. Il lui arriva même
de retranscrire des références abrégées qui, certainement des plus énigmatiques
aux jeunes lecteurs, l'étaient probablement aussi à lui-même.[117] L'examen comparé d'une question de la première époque,
tout entière empruntée à Loriquet, est éclairant sur sa méthode. «Quelle était
la vie des premiers chrétiens? », demandait le modèle. «Quelle vie menaient les
premiers chrétiens?», écrivit don Bosco. Le modèle commençait par répondre:
«Toute la multitude des nouveaux croyants n'avait, au dire de l'Ecriture, qu'un
coeur et une âme». Le compilateur préféra: «Tous ces nouveaux fidèles étaient
tellement unis entre eux que, selon l'expression de la sainte Ecriture, ils ne
formaient qu'un seul cceur et une seule âme». Le modèle continuait: «... nul ne
s'appropriait quoi que ce soit en sa possession, mais ils mettaient tout en
commun. Il n'y avait pas de pauvres parmi eux, parce que ceux qui possédaient
des biens et des maisons les vendaient et en remettaient le prix aux pieds des
apôtres, pour être réparti entre tous selon le besoin. » On pourrait
simplifier, pensa le compilateur, qui, en outre, appréciait peut-être
modérément la pointe communiste de «nul ne s'appropriait quoi que ce soit»,
«ils mettaient tout en commun». Il écrivit: «Il n'y avait pas de pauvres parmi
eux, parce que ceux qui, parmi eux, avaient des terres ou des maisons les
vendaient et en portaient le prix aux pieds des apôtres, pour qu'ils les
distribuent à chacun selon le besoin. » Et ainsi de suite.[118]
Comme il l'avait annoncé dans sa préface, don Bosco
butina dans ses sources complémentaires des récits «touchants» et «émouvants».
Ils abondaient à propos des miracles des saints et des supplices des martyrs
anciens et modernes. Le saint du 3 février, Blaise, évêque de Sébaste, est
«connu pour ses miracles», assurait-il. En tout cas, la marche de Blaise au
martyre en avait été féconde. Elle commençait par la délivrance de l'arête, qui
lui valut d'être rangé parmi les saints auxiliateurs. «Dans la foule une mère
s'avança toute en pleurs /209/ et déposa aux pieds du saint son fils unique
sur le point d'expirer, suffoqué par une arête qui lui était restée dans la
gorge. Saint Blaise, attendri à la vue du malheur de l'enfant, fit une courte
prière et, quand il l'eut terminée, l'enfant se trouva guéri...» Blaise
résistait ensuite au préfet persécuteur. «Agricola constata qu'il ne pouvait
d'aucune manière l'amener à sacrifier aux idoles. En conséquence, d'ordre de
l'empereur, il commanda de le noyer (litt.: de le submerger) dans la
mer. Le saint martyr fit le signe de la croix et marcha sur les ondes sans s'y
noyer. Il s'assit au milieu des eaux et invita les infidèles à en faire autant,
s'ils croyaient que leurs dieux avaient quelque pouvoir. Des téméraires
voulurent s'y essayer et se noyèrent. Après de tels signes de sa constance et
de sa sainteté, Blaise regagna la terre, où le gouverneur, fou de colère, le
fit décapiter en 315.»[119] Les
miracles de saint François de Paule couvrirent la moitié de la notice consacrée
à ce thaumaturge exceptionnel. «Il semblait que Dieu lui eut donné la maîtrise
de tous les éléments. On l'informe qu'un four à chaux brûlant est sur le point
de crouler; il court, il y entre, il s'arrête au milieu du feu le temps de
réparer la fracture et d'empêcher la ruine du four. Un gros rocher s'était
détaché d'une montagne et roulait vers le couvent, François lève les mains au
ciel et le rocher s'arrête brusquement sur une pente abrupte; l'eau manque à
plusieurs artisans, il fait naître une fontaine qui ne tarit plus; le patron
d'une barque, dans sa cupidité, refuse de le transporter: il étend son manteau
sur l'eau, s'installe dessus avec ses compagnons et, sur cette barque d'un
nouveau genre, franchit le fameux détroit de Sicile; l'une de ses soeurs ne
veut pas que son fils se fasse religieux, l'enfant meurt, on célèbre ses
funérailles, François le fait venir près de lui, le rappelle à la vie et il
devient son disciple. Il connaissait le présent, le lointain et l'avenir, il
savait les secrets les plus intimes des coeurs... »[120] Le réalisme de certaines scènes de tortures
pourrait même paraître excessif. Don Bosco ne craignait pas de susciter de
brutales émotions chez les enfants et de blesser leur sensibilité. La
description du supplice infligé au jeune Verner (quinze ans) par les juifs de
Trèves pendant la semaine sainte de l'année 1287 - au reste recopiée sur l'Histoire
du christianisme de Bérault-Bercastell[121] - fut
affreuse. «Le jeudi saint, il se confessa, communia, puis revint à son travail.
Les juifs descendirent derrière lui à la cave, lui introduisirent aussitôt une
balle de plomb dans la bouche pour l'empêcher de crier, et le lièrent sur un
pieu la tête en bas pour lui faire rendre l'hostie. Comme ils n'y parvenaient
pas, ils entreprirent de le lacérer à coups de verge, puis, avec un couteau,
ils lui ouvrirent /210/ les veines sur tout le corps et le serrèrent avec des
tenailles pour exprimer tout son sang. Ils le tinrent ainsi pendu par les pieds
durant trois jours la tête en bas, jusqu'au moment où il fut complètement exsangue.
»[122] Les pages sur les martyrs du japon au
dix-septième siècle regorgèrent d'atrocités, elles aussi cueillies dans les
descriptions de Bérault-Bercaste1.[123] Les Annales de la Propagation de la Foi fournirent peut-être - mais ceci est
beaucoup moins sûr - les horribles détails des martyres des missionnaires
Charles Cornay en 1837 et Gabriel Perboyre en 1840.[124] De la sorte, don Bosco frappait à coup sûr
l'imagination et, selon son mot, «le coeur» de ses jeunes lecteurs.
La méthode d'exposition Loriquet l'obligeait à bien
construire ses articles. Guidé par les questions, il centrait habituellement
ses récits sur des problèmes correctement posés. En effet, ses questions
étaient nettes. Voici par exemple celles qui faisaient parcourir au lecteur les
cinquième et sixième siècles: «Faites-nous connaître l'hérésie des Eutychiens?»
- «Racontez quelque détail particulier sur saint Léon?» - «Quel autre saint
s'est signalé en ce temps-là?» (Il s'agissait de Maxime de Turin.) -
«Dites-nous quelque chose sur le pape saint Gélase?» - «Quel illustre saint est
apparu au sixième siècle?» (Benoît de Nursie). - «Pourquoi fut convoqué le
cinquième concile oecumenique?»[125] Un
brin de logique suffisait à empêcher l'auteur de divaguer. La concision
tournait même parfois à la sécheresse énumérative. La série des peuples
convertis au dixième siècle étourdit certainement plus d'un jeune lecteur.[126] D'ordinaire, le récit était plein, le trait net, la
phrase nerveuse, parfois violente. Le portrait convenait à l'imagination
visuelle de don Bosco. Ses descriptions de saints personnages, et aussi
d'hérétiques ou de mécréants caractérisés, ne manquaient pas de verdeur,
parfois au détriment de la justice. Ils couvraient des articles d'une, deux,
trois et même quatre pages. Défilaient ainsi au cours de la cinquième époque (1517-1798):[127] Luther, Calvin, Henri VIII, Ignace de Loyola, Charles Quint, Pie V,
Thérèse d'Avila, Charles Borromée, Louis de Gonzague, Philippe Néri, Rose de
Lima, François de Sales, Jansénius, Vincent de Paul, Sebastiano Valfrè, Jean-Baptiste
de la Salle, Benoît XIV, Voltaire et Rousseau (pour leurs seuls derniers
jours), Alphonse de Liguori et le pape Pie VI. Le livre était toujours
intéressant.
Les thèses explicites ou sous-jacentes de la Storia ecclesiastica
Le petit ouvrage était didactique. La Storia de don Bosco
transmettait, explicitement ou implicitement, des leçons morales et religieu-/211/ ses. Le lecteur
en retirait une certaine idée de la vie de l'Eglise. «Que faut-il entendre par
histoire ecclésiastique?», demandait-on au début du livre. La réponse avait
probablement été dictée par quelque modèle. «L'histoire ecclésiastique n'est
que la narration des faits qui furent contraires ou favorables à l'Eglise depuis
sa fondation jusqu'à notre temps. »[128] On respirait déjà la fumée des batailles.
Comme beaucoup des ses contemporains, don Bosco imaginait l'Eglise au sein d'un
perpétuel combat entre les deux cités. Attaquée par un persécuteur ou un
dissident, elle se défendait et, un jour ou l'autre, l'emportait. Après ce
triomphe, le scénario reprenait: attaque, défense et victoire. A y bien
regarder, chaque période de l'histoire de don Bosco commence par une bataille
livrée à l'Eglise romaine: la persécution de Jérusalem, l'arianisme,
l'explosion de l'Islam et le monothélisme, les Albigeois, la naissance de la Réforme luthérienne et la Révolution française. Bientôt cette Eglise triomphe à Nicée, ou
quand Héraclius récupère la vraie croix, ou au quatrième concile du Latran, ou
à Trente, ou enfin quand Pie VII rentre à Rome après avoir été détenu à
Fontainebleau par Napoléon Ier.
Ce schéma n'emprisonnait heureusement pas tout le
récit de don Bosco, qui, souvent, s'échappait de la dialectique des batailles
et des victoires. Intéressé par les différents aspects de la vie de son Eglise,
il intégrait au récit l'expansion missionnaire, l'action civilisatrice,
culturelle et caritative des moines, des religieux, à l'occasion des laïcs,
ainsi que la vie spirituelle de quelques humbles, tels que, après les martyrs
de tous âges des temps anciens, Isidore le laboureur ou Rose de Lima. L'Eglise est
bienfaisante, son histoire est aussi celle des pauvres.[129]
Autre thèse permanente: le bien vient de Dieu, le mal
vient du diable. C'est Dieu qui «conduisit» Paul ermite dans son désert.[130] A l'inverse, «le démon jaloux des progrès faits par l'Eglise
suscita un monstre pour l'affliger par un nouveau genre de persécution. Ce fut
l'empereur Julien dit communément l'Apostat... »[131] L'autorité, c'est-à-dire le pape, les
conciles et les évêques unis au pape, a été instituée dans l'Eglise pour y
conserver dans sa pureté une doctrine révélée à l'origine. Les «hérétiques» qui
trompent le monde par leurs prestiges (Simon le magicien), troublent la
croyance en la divinité de jésus (Arius), nient celle du Saint Esprit (Macédonius),
ne croient pas en la maternité divine de Marie (Nestorius), s'opposent au culte
des images (les iconoclastes), réduisent à deux ou à trois sacrements le septénaire
sacramentel (les réformés), malmènent la doctrine. Ce sont des /212/ «rebelles» et
des «ennemis» de l'Eglise. Et les persécuteurs ne valent pas mieux.
Mais Dieu punit les uns et les autres. Le plus
souvent, ils ont commencé d'expier leurs crimes sur terre par des souffrances
et une mort ignominieuse, que don Bosco prenait soin de décrire à partir des
récits les plus hostiles et, bien entendu, au risque de répéter les calomnies
les plus absurdes, sans jamais vérifier leur exactitude. Dioclétien se laissa
mourir de faim,[132] Maximien fut étranglé,[133] Galère mangé vivant par les vers,[134] Maximin Hercule empoisonné et tordu par la souffrance,[135] Julien
transpercé et désespéré,[136] Arius effondré dans les
toilettes,[137] Nestorius la langue rongée par les vers,[138] Constance la tête fracassée dans son bain,[139] Constantin Copronyme couvert d'abcès purulents,[140] Photius
les yeux crevés,[141] le musulman d'Espagne Abderanne II (Abd al-Rahman?) frappé
à mort tandis qu'il contemplait le martyre des chrétiens...[142] Quant à Luther, «le misérable dut aller rendre ses
comptes devant le divin juge. Après avoir copieusement soupé il fut pris de
fortes douleurs d'estomac. Immédiatement transporté sur son lit, ses
souffrances augmentèrent encore; et, bouillant de rage et vomissant des
blasphèmes contre le Pape, contre l'Eglise et contre le concile de Trente, il
cessa de vivre ici-bas pour aller. en enfer y pâtir avec les démons
qu'il avait plusieurs fois implorés à son secours (ann. 1545).»[143] Pour Calvin, «l'an 1564, il fut atteint d'un mal
ulcéreux, qui répandait une puanteur nauséabonde insupportable; fou furieux et
enragé, tandis qu'il invoquait les démons, détestait sa vie et maudissait ses
écrits, il comparut devant le Christ son juge pour rendre compte de tant d'âmes
perdues et qui se perdraient encore par sa faute.»[144]
Quelle différence entre la fin de ces malheureux et
celle d'un empereur Constantin, que don Bosco canonisait imprudemment[145] ou
d'un saint Augustin d'Hippone![146] La
raison en est que Dieu récompense ses amis et «se venge» contre les infidèles,
les hérétiques et les persécuteurs. On apprend, à lire don Bosco, que Robespierre
«finit sa vie par une mort qui porte avec trop d'évidence les caractères de la
divine vengeance. »[147] La colère de Dieu est aussi tombée sur les
hérétiques d'après Trente et les empereurs persécuteurs japonais.[148] Don Bosco avait constitué sa propre anthologie «de mortibus
persecutorum». «L'histoire ecclésiastique nous apprend premièrement que tous
ceux qui se sont rebellés contre l'Eglise ont, pour la plupart, éprouvé les
divins châtiments déjà dans la vie présente par une fin funeste et effrayante.»[149] Telle était la première conclusion générale du livre.
/213/
L'introduction aux temps modernes (de 1500 à la Révolution française) ouvre pour nous des perspectives saisissantes sur la mentalité vécue et
diffusée par notre historien. Son livre les présentait à la manière d'un joseph
de Maistre qui serait devenu optimiste. Les démons se déchaînaient, ils
déclamaient par la bouche des réformateurs du seizième siècle, des philosophes
rationalistes des Lumières et des membres des sociétés secrètes du dix-huitième
siècle. La lutte du bien et du mal prenait des proportions gigantesques. Le
paragraphe - dont le modèle est probablement repérable - avait des accents
épiques:
«... Il n'y eut jamais un
temps où l'Eglise ait été plus combattue et où elle ait remporté plus
d'insignes victoires que dans cette cinquième époque. Un déluge d'hérétiques
lui tombe brutalement dessus; une quantité de ses membres, au lieu de la
soutenir, se rebellent contre elle et lui infligent des plaies très profondes;
les princes de ce monde s'unissent à eux, et, par le fer, le massacre et la
destruction, l'oppriment et cherchent à l'annihiler. Le démon se cache sous le
manteau des sociétés secrètes et de la philosophie moderne; il excite des
rébellions et suscite de sanglantes persécutions. Mais elle est oeuvre de Dieu.
C'est pourquoi tous les efforts de l'enfer sont vains. De nouveaux ordres
religieux, d'infatigables missionnaires, des apôtres incomparables, des
pontifes grands par la sainteté, le zèle et la doctrine, tous réunis d'un seul coeur
et d'un seul esprit, fortifiés par la bras du Tout-Puissant, confondent
l'esprit de mensonge, défendent vaillamment la vérité catholique et portent la
lumière de l'Evangile jusqu'aux derniers confins de la terre. C'est ainsi que,
non sans graves dommages, mais loin d'être détruite, l'Eglise remporta de
nouvelles conquêtes et de plus glorieux triomphes. »[150]
Car, non seulement le roc de Pierre a, hier, résisté
et tenu ferme dans les tempêtes, mais, par la grâce de Dieu, il sera toujours
vaillant et florissant. Les dernières lignes de don Bosco répétaient longuement
le triomphaliste Loriquet.
« ... Elle a toujours triomphé. Elle a vu les royaumes, les
républiques et les empires se briser et s'écrouler autour d'elle; elle seule
est demeurée ferme et immobile. Fondée il y a dix-neuf siècles, elle a malgré
son âge la meilleure des santés. D'autres viendront après nous et la verront
toujours florissante; guidée par la main divine, elle surmontera glorieuse
toutes les vicissitudes humaines, elle vaincra ses ennemis et progressera d'un
pied ferme à travers les siècles et les bouleversements jusqu'à la fin des
temps, pour faire ensuite de tous ses enfants un seul royaume dans la patrie
des bienheureux. »[151]
Les heurts entre ce courant de pensée, où l'aumônier
de Santa Filomena évoluait à l'aise, et la société libérale née de la
«philosophie moderne», qui sortirait des mouvements de 1848, allaient être
tumultueux.
/214/
Chapitre VI
Être maître chez
soi
Don Bosco est fatigué
Aux premiers jours d'octobre 1845,[1] don Bosco avait quitté le Refuge et l'ospedaletto Barolo pour
quelques jours de vacances dans son village natal de Castelnuovo. Sept garçons
l'accompagnaient: ils logeraient dans le fenil de sa maison. Don Bosco avait
marché sans trop de peine jusqu'à Chieri. Là, brusquement à bout de forces, il
avait dû interrompre sa route et se coucher. Toutefois, le lendemain il s'était
repris et était arrivé à destination. Mais quatre jours d'abattement avaient
suivi. Ses collègues du Refuge lui manquaient, paraît-il. Un temps, à l'en
croire, le tapage et les chansons que ses jeunes ne lui ménageaient pas
l'avaient remis sur pied. «Mes occupations présentes sont: je mange, je chante,
je ris, je cours, je tourne, etc., etc. », écrivaitil bravement vers le 10
octobre au théologien Borel, tandis que les dénommés Genta et Gamba menaient la
sarabande à ses côtés. La visite de ses deux confrères aurait suffi à le guérir
tout à fait, assuraitil. Il les secouait: «Su, coraggio, vengano giù, saccag!!!»
(Allons, courage, venez donc, sapristi!!!)
Hélas, le simple fait d'écrire exténuait son organisme affaibli. Interrompant
brusquement sa lettre, il avouait: «Sarà continuata, non posso più» (A suivre,
je n'en peux plus); et il oubliait de signer.[2] Il
rechutait en effet. Pendant une autre semaine, une dysenterie persistante
l'empêchait de sortir. Il ne pouvait célébrer la messe que le 16; et encore, «à
dix heures» du matin. Il envisageait alors de ne rentrer à Turin que le 23 ou
le 24.[3]
La fatigue de don Bosco persista. Il crachait du sang.
Au début de décembre, Pacchiotti, pour lui épargner un lever trop matinal, célébrait
à sa place la messe de l'ospedaletto. Don Bosco assurait la deuxième messe du
Refuge, vers 7 heures peut-on penser. Mais ce repos journalier ne suffit pas. A
la fin du mois de décembre, /222/ la marquise de Barolo (alors à Rome pour les
affaires de sa congrégation de Sant'Anna), alertée par le théologien Borel, demanda
à don Bosco de se reposer vraiment jusqu'à complet rétablissement. Devenait-il
sage? Il promit, nous dit-on, de se soumettre au lendemain de l' Epiphanie, à
partir du 7 janvier 1846 par conséquent. Le théologien Guala et don Cafasso le
surveilleraient (au Convitto vraisemblablement).[4] La santé du troisième aumônier du Refuge
n'était pas brillante au temps de la casa Moretta.
Il s'entêtait pourtant à veiller sur ses garçons de
l'oratoire. Mais le sol se dérobait sous lui, ses meilleurs soutiens parlaient de
l'abandonner. Comme beaucoup dans le clergé de Turin, Borel et Pacchiotti eux-mêmes
commençaient à douter de son équilibre mental. Borel lui proposa un jour de
laisser ses bandes de garçons et de se consacrer au seul catéchisme d'une
vingtaine de petits. Il répondit, nous apprend-il, par référence au songe
d'octobre 1844: «Le site est prêt: une cour spacieuse, une maison avec une
quantité d'enfants, un portique, une église, des prêtres, des clercs, tout à
notre disposition. - Mais où? interrompit Borel, en Piémontais peu enclin à se
fier aux visionnaires. -je ne puis vous dire où, mais ça existe et c'est pour
nous. » Borel n'y résista pas: les larmes lui montèrent aux yeux. «Pauvre
don Bosco! Il est devenu fou. » Il le prit par la main, l'embrassa et s'éloigna
avec Pacchiotti, le laissant seul dans sa chambre.[5]
De son côté, la marquise de Barolo, qui
était rentrée de Rome à la fin février 1846 justement inquiète sur la santé de
don Bosco, le mettait en demeure de choisir entre ses garçons et l' aumônerie
de ses oeuvres.[6] Il
aurait répondu: «Vous avez de l'argent et vous trouverez facilement des prêtres
tant que vous voudrez pour vos institutions. Pour les pauvres enfants, ce n'est
pas pareil. Si je me retire, à l'instant tout part en fumée. Je continuerai
donc de faire ce que je peux pour le Refuge, je laisserai mon emploi régulier
et je m'occuperai systématiquement des enfants abandonnés. - Mais comment
pourrez-vous vivre? - Dieu m'a toujours aidé, il m'aidera aussi à l'avenir. -
Mais votre santé est délabrée, votre tête ne tient plus; vous allez vous
enfoncer dans les dettes. Vous viendrez chez moi; mais, je vous en avertis dès
à présent, je ne vous donnera: jamais un sou pour vos enfants. Ecoutez maintenant
mon conseil de mère. Je vous maintiens votre salaire, je l'augmente même si
vous le désirez. Allez en quelque endroit pendant un, trois, cinq ans.
Reposez-vous. Quand vous serez bien rétabli, revenez au Refuge, vous y serez
toujours le bienvenu. Autrement vous me mettez dans la triste obligation de
vous congédier /223/ de mes institutions. Pensez-y sérieusement. - J'y ai
déjà pensé, madame la marquise. Ma vie est consacrée au bien de la jeunesse. Je
vous remercie de vos offres, mais je ne puis abandonner la voie que la divine
Providence m'a tracée. - Donc, vous préférez ces vagabonds à mes institutions?
S'il en est ainsi, je vous congédie sur l'heure. Aujourd'hui même je vous
trouverai un remplaçant.» Don Bosco aurait alors fait observer à madame de Barolo
qu'il convenait de ne rien précipiter. «Eh bien! conclut-elle (d'après les Memorie
dell'Oratorio), je vous accorde trois mois, après quoi vous laisserez à
d'autres la direction de mon ospedaletto. »[7]
La mesure fut comble quand - d'après ce qu'il nous a
lui-même rapporté - deux respectables ecclésiastiques se présentèrent au Refuge
pour proposer à don Bosco une cure au manicomio voisin. Il les aurait
accompagnés jusqu'à leur voiture, les y aurait installés l'un et l'autre et,
selon ses Memorie, claquant la porte, aurait dit au cocher: «Vite au manicomio,
où ces deux messieurs sont attendus. »[8] L'épisode,
enrichi plus ou moins légitimement de détails piquants et comiques par les
soins de don Bosco sur la prise en charge des deux prêtres par les infirmiers
du manicomio, enchantera naturellement toujours les admirateurs du
saint.[9] En 1846, c'était un signe de l'inquiétude des
sages devant ses projets mirifiques comparés à la fragilité de sa santé.
La casa Moretta et le pré Filippí
Au début de 1846, l'oratoire S. François de Sales, éloigné des Mulini de la Doire, vivait dans l'instabilité. Chapelains et
oratoriens devaient se contenter de leurs trois pièces de la casa Moretta et du maigre espace environnant. Il est vrai que les enfants venaient aussi au
Refuge. Mais le petit matériel des Mulini avait dû être transféré chez Moretta.
«Nous avons passé là quatre mois, écrira don Bosco, à l'étroit pour le local,
mais heureux de pouvoir au moins réunir nos élèves dans ces petites pièces, les
instruire et, en particulier, leur donner toute facilité de se confesser. »[10]
Hélas, les différents locataires de la casa Moretta n'étaient pas plus tolérants au bruit et aux courses des enfants que les gens
des Mulini. Ils prirent immédiatement ombrage de la présence des garçons
dans leur immeuble et à ses alentours. Le contrat de location ne devait pas
être renouvelé.[11] Il fallut, bon gré mal gré, se contenter du
pré voisin des frères Filippi. De ce fait, l'oratoire, à peu près sans toit, /224/ se retrouva au
début de mars le plus clair du temps sous le soleil de Dieu. Don Bosco
racontera:
«A notre grand regret et non sans gêne importante pour nos réunions de
mars 1846, nous dûmes abandonner la maison Moretta et louer un pré appartenant
aux frères Filippi, là où se trouve actuellement [12] une fonderie pour le moulage de la fonte. Je me trouvai là ciel ouvert, au
milieu d'un pré clos par une misérable haie qui laissait libre accès à qui
voulait entrer. Les jeunes étaient de trois à quatre cents. Ils trouvaient leur
paradis terrestre dans cet oratoire qui avait pour toit et pour murs la voûte
céleste elle-même. Mais comment pratiquer ses devoirs religieux à cet endroit?
Tant bien que mal nous y faisions du catéchisme et chantions des cantiques ou
les vêpres. Puis le théologien Borel ou moi-même, nous montions sur un talus ou
sur une chaise, et nous adressions un petit mot aux jeunes qui, attentifs,
venaient nous écouter. Pour les confessions on procédait ainsi: les jours
fériés je me rendais sur le pré au petit matin. Plusieurs m'y attendaient déjà.
Je m'asseyais sur un talus, j'écoutais les confessions des uns pendant que
d'autres se préparaient ou faisaient leur action de grâce. Ensuite, beaucoup
reprenaient leur récréation. A un certain moment de la matinée, on donnait un
coup de trompette, qui rassemblait tous les jeunes. Un deuxième coup de
trompette demandait le silence et me permettait de parler et d'indiquer où nous
allions entendre la messe et communier. Nous allions parfois à la Madonna di Campagna, parfois à la Consolata, parfois à Stupinigi... »[13]
Don Bosco a décrit une randonnée dominicale de cette
époque, qui le mena jusqu'au sanctuaire de Superga, au-dessus de la ville. Sa
reconstitution nous instruit sur l'esprit de l'oeuvre naissante.[14] Au début de la matinée, les enfants jouèrent quelque
temps sur le pré, soit aux boules, soit aux palets, soit aux échasses, etc. Un
roulement de tambour puis une sonnerie de trompette annoncèrent le rassemblement
et le départ, Chacun avait pu entendre la messe auparavant. Vers neuf heures,
la troupe s'ébranla. Les uns portaient des paniers de pain, d'autres du
fromage, des saucissons, des fruits et tout le nécessaire pour la journée. Un
certain silence fut observé jusqu'aux dernières maisons de la ville. Ensuite on
put crier, rire, chanter, mais toujours en rangs et en ordre. Arrivés au bas de
la côte qui mène à la basilique, don Bosco trouva un «magnifique» petit cheval,
dûment harnaché, que le recteur de l'église mettait à sa disposition. En même
temps, une lettre du théologien Borel, qui l'avait précédé là-haut,
l'avertissait que tout y était prêt: la soupe, le plat, le vin. Don Bosco
enfourcha le cheval et lut la lettre à haute voix, les garçons applaudirent,
crièrent et chantèrent. Les uns prenaient le cheval par les oreil-/225/ les, d'autres par les naseaux ou par la queue;
ils bousculaient la pauvre bête et aussi son cavalier. Celui-ci reconnaissait
qu'il n'aurait pas eu la patience de sa monture. La fanfare du groupe,
c'est-à-dire exactement un tambour, une trompette et une guitare, intervenait.
Le désaccord était parfait, mais faisait grand bruit et, avec les voix des
jeunes, l'harmonie était, paraît-il, merveilleuse. Las de rire, de blaguer, de
chanter, pour ne pas dire de hurler, le petit monde arriva au but. Les garçons,
tout en sueur, se rassemblèrent dans la cour du sanctuaire et purent se
restaurer. Don Bosco leur raconta en détail la «merveilleuse histoire» de la
basilique. Et le théologien Guglielmo
Audisio, président de l'académie installée en ces lieux, offrit
aux visiteurs la soupe et la portion du repas; le curé, le vin et les fruits.
Après un couple d'heures pour l'exploration du site, les enfants se
retrouvèrent dans l'église, où les gens commençaient d'affluer comme chaque
dimanche. A trois heures, don Bosco monta en chaire et prononça un bref sermon;
quelques jeunes doués d'une belle voix chantèrent un Tantum ergo. A six heures, des ballons furent lâchés. Puis, après force remerciements,
le groupe redescendit vers Turin. A nouveau chants, rires, courses et parfois
prières pendant le trajet. Parvenus en ville, à mesure qu'ils arrivaient à
hauteur de leur habitation, les garçons sortaient des rangs et rentraient chez
eux. Quand don Bosco atteignit le Refuge, il avait encore avec lui sept ou huit
jeunes robustes, qui transportaient le matériel de la journée. Inutile de dire,
remarquait-il, quel enthousiasme ces promenades suscitaient chez les enfants.
Ils aimaient leur prêtre et s'ingéniaient non seulement à lui obéir, mais à lui
rendre toute sorte de services.[15]
Toutefois, poétique pour les garçons, les aumôniers du
Refuge trouvaient précaire la solution du pré Filippi. Ils cherchaient mieux.
Au début de mars, leur attention tomba de l'autre côté de la via della
Giardiniera sur un hangar en construction le long d'un immeuble aux formes
campagnardes.
La proposition du 8 mars 1846
Le 26 mai 1875, à table, don Bosco se mit à raconter à
l'entourage les débuts de son oeuvre, «quand un pré servait d'oratoire et que
s'ouvrit l'oratoire là où il se trouve», pour reprendre la phrase du
chroniqueur Giulio Barberis.[16] Un dimanche, que nous savons avoir été le 8
mars 1846, le «patron» du hangar s'était approché de lui en bredouillant:
«J'apprends que vous voulez faire un laboratorio (ate-/226/ lier), j'aurais
un local. - Pas un laboratorio, un oratorio. - Si, si, un laboratorio.
Venez voir. » Il y alla, mais le hangar était si bas qu'il paraissait
inutilisable. Don Bosco le fit comprendre audit «patron», lequel continuait à
protester qu'on lui avait parlé de laboratorio et que l'on changeait
brusquement d'idée. «Mais, continuait don Bosco, j'avais absolument besoin d'un
local: je demandai donc le prix. C'était 350 lires par an. Je fis des
difficultés. Enfin, je lui dis: "J'accepte à condition que vous creusiez
le sol d'un pied pour que nous ne butions pas de la tête sur la toiture. Si
vous vous croyez capable de le faire pour dimanche en huit, l'affaire est
réglée et je vous paie comptant. - Vous avez ma parole", reprit-il, et
l'affaire fut conclue. »[17]
Sitôt informés, les aumôniers du Refuge décidèrent
d'intervenir auprès du «vicaire» de la ville de Turin, Michel de Cavour. Le marquis Michel Benso de Cavour (1781-1850),
père de Gustave et de Camille de Cavour, occupait depuis
1835 ce poste central dans l'administration locale. Il était aussi surintendant
général de la police. Don Bosco fut chargé de la lettre au vicaire.
Dans la lettre qu'il lui adressa le 13 mars, il résuma
l'histoire de l'oeuvre naissante des chapelains du Refuge, expliqua le sens de
son apostolat et demanda l'appui de son correspondant par une sorte de rapport
plein d'intérêt pour nous. Ce «catéchisme», disait-il pour désigner son
activité, avait été commencé «trois ans » auparavant dans l'église S. François
d'Assise.[18] Quand, en 1844, il était venu s'établir dans l'oeuvre
pie du Refuge, les enfants l'avaient rejoint à cet endroit pour «leur
instruction spirituelle». L'archevêque avait alors autorisé les chapelains du
Refuge à convertir en oratoire une pièce de la maison. On y catéchisait,
confessait et célébrait la messe. Le nombre grandissant des garçons avait amené
les prêtres à prier la municipalité de leur permettre de transférer leur
catéchisme dans l'église San Martino près des Mulini. Là, le chiffre de
deux cent cinquante enfants avait été souvent dépassé. Mais, au grand
désappointement de tous, il leur avait fallu déguerpir en janvier précédent.
Cependant les chapelains du Refuge ne se résolvaient pas à abandonner leur
entreprise. Heureusement pour eux, le comte de Collegno[19] les avait encouragés à poursuivre. Ce
qu'ils avaient fait, soit chez eux au Refuge, soit dans des pièces qu'ils
avaient louées. Et voici que, au cours de la semaine qui s'achevait (le 13 mars
tombait un vendredi), un local leur avait été proposé. Les chapelains s'étaient
entendus avec un signor Pinardi pour louer, au prix de deux cent quatre-vingts
francs, une grande salle pouvant servir d'oratoire et deux autres salles d'un
local attenant. /227/ L'endroit semblait convenir à leurs desseins de
catéchèse, parce que proche du Refuge où les chapelains étaient employés,
éloigné de toute église et cependant habité. Il ne manquait aux dits chapelains
que l'agrément de la «société civile».
Pour obtenir cet aval, don Bosco exposait son projet
éducatif: le but qu'il poursuivait, les moyens qu'il utilisait et les résultats
(flatteurs) qu'il obtenait. «Le but de ce catechismo, expliquait-il, est
de recueillir les jours fériés les jeunes qui, abandonnés à eux-mêmes,
n'entrent pas dans une église pour y être instruits. On les attire donc alla buona par des paroles, des promesses, des cadeaux et simili. L'enseignement
se ramène à ceci: 1° Amour du travail, 2° Fréquentation des saints sacrements,
3° Respect envers toute supériorité, 4° Fuite des mauvais camarades.» Notre
chapelain estimait que ces principes adroitement instillés dans le coeur des
jeunes avaient déjà produit de merveilleux effets. En trois ans, affirmait-il,
plus de vingt d'entre eux s'étaient faits religieux (sic!), six étudiaient le
latin en vue d'une carrière ecclésiastique et un grand nombre s'étaient mis à
fréquenter leurs paroisses respectives. C'était beaucoup, remarquait-il, compte
tenu de la qualité de ces jeunes, qui, entre dix et seize ans, ne recevaient de
principes ni en religion ni en éducation, étaient pour la plupart vicieux,
prêts à troubler l'ordre public et à se retrouver en maison de correction.
Don Bosco terminait son épître par une demande de
subside. Les dépenses assumées par les chapelains étaient élevées. Le comte de Collegno avait promis de soutenir leur cause auprès du vicaire
de la ville. Et don Bosco se disait prêt à s'entretenir avec celui-ci au cas où
il le jugerait à propos.[20]
Michel de Cavour
réagit favorablement. Il annota
la lettre de don Bosco: «Répondre. Ai parlé avec S. E. Mgr l'Archevêque et avec
le Comte de Collegno; aucun doute sur les avantages d'un catéchisme; que je
recevrai volontiers le prêtre Bosco lundi 30 au bureau à deux heures
après-midi. 28 mars. Benso de Cavour. »[21] Et
sa réponse fut rédigée dans ce sens.[22]
Bien entendu, don Bosco se présenta le 30 mars au
bureau du marquis. Celui-ci l'encouragea à persévérer dans son entreprise, si
les chapelains catéchisaient les garçons. Mais il émit des réserves sur la
forme donnée à cette catéchèse. Si bien que, jointes aux protestations de
quelques curés jaloux, selon qui don Bosco détournait les jeunes ouailles de
leurs paroisses, et à une rumeur qui l'accusait de préparer des
révolutionnaires,[23] ces réserves occuperaient un jour toute la recons-/228/ truction de l'entretien dans les souvenirs écrits du
saint .[24] Il prétendra avoir été convoqué à l'hôtel de
ville alors qu'il avait sollicité une entrevue, et n'avoir entendu qu'un flot
de remarques «sur les bruits répandus à (son) sujet. »[25] Les
objections du marquis étaient compréhensibles. Les troubles de certains
oratoires en 1848-1849 prouveraient bientôt à don Bosco lui-même que cette
institution constituait un vivier possible d'agitateurs politiques. Quoi qu'il
en soit, en 1846, pareille accusation tombait à faux dans son propre cas. Notre
chapelain se défendit donc bravement. Encore que l'assertion: «Je ne demande
pas d'argent!» soit contredite par sa lettre du 13 mars, qui en demandait, il
est possible qu'il ait, en substance, rétorqué au vicaire:
«Je ne cherche, monsieur le marquis, qu'à améliorer le sort de ces
pauvres enfants du peuple. Je ne demande pas d'argent, mais seulement un
endroit pour pouvoir les accueillir. J'espère ainsi pouvoir diminuer le nombre
des garnements et des délinquants. »[26]
C'est au retour de cette audience qu'un message des
frères Filippi apprit à don Bosco que ces propriétaires ne consentaient plus à
laisser piétiner leur pré par ses garçons et ne lui accordaient qu'un délai de
quinze jours pour chercher fortune ailleurs .[27]
Le hangar Pinardi
Le hangar qui avait été proposé à don Bosco était
adossé à une bâtisse donnant sur la via della
Giardiniera et propriété d'un
immigré d'Arcisate (Lombardie-Vénétie) dénommé Francesco Pinardi. Le 10 novembre 1845, ce Pinardi avait loué sa
maison à un autre immigré, Pancrazio
Soave, natif, lui, de Verolengo en
Piémont, celui qui, le 8 mars précédent, avait offert ses services à don Bosco
sur le pré Filippi. Le 1er avril 1846, un contrat de
location fut établi entre don Borel et le propriétaire Pinardi.[28] Pinardi louait au chapelain Borel «trois pièces d'une
grande salle oblongue avec cour devant et sur le côté». Borel s'engageait à
verser chaque année trois cents lires jusqu'au 30 avril 1849.
Ce hangar côtoyait sur toute sa longueur (un peu plus
de vingt mètres) la maison Pinardi comme telle, remarquable par son balcon et son
escalier extérieur.[29] Comme
le contrat l'annonçait, il était partagé en trois: une grande salle d'environ
quinze mètres de longueur, qui servirait de chapelle, et deux petites de deux à
trois mètres, l'une /229/ destinée à servir de sacristie, l'autre de dépôt de
matériel. Toutes trois étaient pourvues de portes, de fenêtres et d'une
cheminée. Ces pièces avaient au plus deux mètres cinquante de hauteur, puisque
les jeunes les plus grands de l'oratoire, montés sur un banc, touchaient
aisément leur plafond.
Le dimanche des Rameaux, 5 avril 1846, l'oratoire S. François de Sales foula encore le pré Filippi. Si les souvenirs de don Bosco ne
l'ont pas trompé, il fit, ce jour-là, ses dévotions à la Madonna di Campagna; et rendez-vous fut pris pour le dimanche de Pâques dans le nouveau
logis. Au cours de la semaine (exactement le 10 avril), Mgr Fransoni y autorisa
la célébration des cérémonies religieuses. Mais un «décret» en bonne forme ne
fut pas nécessaire, le nouveau lieu de culte étant supposé remplacer celui,
estimé trop exigu, du Refuge.[30] Le jour de Pâques, selon don Bosco,
l'oratoire fut enfin installé au lieu qu'il n'abandonnera plus. «Le 12 avril,
a-t-il écrit, on transporta là toutes les fournitures d'église et de
récréation; et nous allâmes prendre possession de la nouvelle localité. »[31]
La satisfaction du chapelain de Santa Filomena, quoique réelle, était mélangée. «Cette nouvelle église
était vraiment mesquine; mais, louée par un contrat en forme, elle nous
libérait de l'inquiétude de devoir à chaque instant émigrer d'un endroit à un
autre avec de gros ennuis à la clé... Et puis, ajoutait-il, il me semblait que
c'était vraiment là le site auquel j'avais rêvé, celui dont une inscription
disait: Haec est domus mea, inde gloria mea. » Le voisinage de l'immeuble
Pinardi, qui était une maison de rendez-vous, était bien gênant. Autre ennui:
l'auberge de la Giardiniera, quelques mètres plus bas sur la même rue, attirait
les jours fériés «tous les bons vivants de la ville.»[32] Mais don Bosco se faisait une raison: un
jour, le site serait entièrement libéré et deviendrait sien.
Le choix inévitable
La location Pinardi aggravait plus qu'elle ne
simplifiait la tâche d'un don Bosco que nous savons souffrant. La marquise de Barolo, qui aurait préféré qu'il se reposât, en prenait acte.
D'ailleurs, la présence fréquente à la porte de ses établissements de jeunes
garçons en quête de leur prêtre Bosco gênait la direction de son oeuvre uniquement
féminine. Un jour de mai 1846, elle exprima ses regrets à don Cafasso. Celui-ci
lui conseilla de s'expliquer avec don Borel, son premier aumônier et
l'introducteur de son cadet dans l'oeuvre Barolo.
Et /230/ la marquise eut l'idée - heureuse pour nous
surtout - de lui communiquer ses sentiments par écrit .[33] Une lettre lui permettrait, disaitelle, de
manifester combien elle admirait la «vertu» de son correspondant et quelle
reconnaissance elle lui devait pour ses soins zélés dans ses établissements. Le
problème de don Bosco venait alors.
Elle récapitulait l'histoire du troisième aumônier.
«Quand l'ospedaletto est venu s'ajouter à mes établissements, nous avons cru
qu'un chapelain devrait lui être attribué. Ma confiance ne pouvait être mieux
placée qu'en vous-même. Vous avez choisi don Bosco et me l'avez présenté. Il me
plut aussi dès le premier abord: je lui trouvai l'air de recueillement et de
simplicité qui caractérise les saintes âmes. Nous nous sommes connus à
l'automne 1844. Or l'ospedaletto ne devait être ouvert, et il ne fut ouvert,
qu'en août 1845. Mais le désir de garantir l'acquisition d'un aussi bon sujet
me fit anticiper son entrée en charge avec émoluments. » Des problèmes de santé
s'étaient presque aussitôt posés. «Quelques semaines après son installation
avec vous, monsieur le théologien, la supérieure du Refuge comme moi-même avons
constaté que sa santé [celle de don Bosco] ne lui permettait nulle fatigue.
Vous vous rappellerez combien de fois je vous ai recommandé d'en prendre soin
et de le laisser reposer, etc. etc. Mais lui n'en tenait pas compte; il disait
que les prêtres doivent travailler, etc. etc. » Cependant le mal de don Bosco
empirait: il crachait du sang. La marquise rappelait alors l'intervention de
don Borel en décembre 1845 pendant qu'elle-même séjournait à Rome.[34] Le premier aumônier lui avait fait comprendre que don
Bosco n'était plus en mesure de remplir sa charge. Comme nous le savons, elle
s'était dite prête à continuer de lui verser ses honoraires, mais à la
condition qu'il ne fasse «rien». Sans transition, elle observait, évidemment
frappée par le travail extérieur de don Bosco: «Vous croyez que ce n'est rien,
monsieur le théologien, de confesser et d'exhorter des centaines de
garçons?»... Don Bosco aurait dû s'éloigner suffisamment de Turin, l'expérience
ayant montré que les enfants le relançaient pour se confesser quand il
séjournait à proximité.
On objectait à la marquise que, de la sorte, elle
nuisait à la catéchèse dominicale des garçons et à leur prise en charge au
cours de la semaine. Au vrai, l'oeuvre en question lui paraissait «excellente
en soi et digne des personnes qui l'ont entreprise». Mais elle estimait que,
d'une part, «la santé de don Bosco ne lui permettait plus de la poursuivre»;
et, de l'autre, que les rassemblements de garçons à la porte de ses
établissements n'étaient plus tolérables, compte tenu de leur carac-/231/ tère particulier. Elle en voulait pour signes deux
petites affaires récentes, qu'elle narrait en détail. Et les derniers alinéas
de sa lettre résumaient ses intentions en des termes que nous connaissons désormais.
«Comme je crois que la poitrine de don Bosco a besoin d'un repos absolu, je ne
lui continuerai le petit traitement qu'il veut bien accepter de moi qu'à la
condition, qu'il s'éloigne suffisamment de Turin pour ne pas risquer de nuire
gravement à sa santé. Cette santé me préoccupe dans la mesure de ma grande
estime pour lui. » La marquise ne se faisait pas illusion sur les réactions de
son correspondant, mais en prenait son parti. «Je sais, très révérend monsieur
le théologien, que nous ne sommes pas du même sentiment à ce sujet. » La seule
«voix de (sa) conscience» l'empêchait de se soumettre, comme d'ordinaire, au
jugement du premier aumônier.
Cette longue lettre rétablit une vérité trop occultée.
Madame de Barolo ne plaçait pas égoïstement don Bosco devant le dilemme: ou mes
oeuvres ou vos garçons. Elle tenait avant tout à sa santé.
Au reste, les médecins partageaient son avis. Don
Bosco avouera: «Les nombreux engagements que j'avais dans les prisons, à
l'hôpital Cottolengo, au Refuge, à l'oratoire et dans les écoles, faisaient
que, pour rédiger les petits livres dont j'avais absolument besoin, je devais
travailler la nuit. En conséquence, ma santé, déjà précaire par elle-même, se
détériora au point que les médecins me conseillèrent de suspendre toute
occupation. »[35] Leur intervention, probablement conjuguée
avec la lettre de la marquise, incita don Borel à envoyer don Bosco passer les
jours de semaine chez le curé de Sassi, pour revenir le dimanche à l'oratoire
du Valdocco. Mais cette formule hybride compliqua tout. Les enfants de Turin
rejoignaient don Bosco dans sa résidence de semaine et ceux de Sassi s'y
ajoutaient. Un jour, paraît-il, quatre cents élèves d'une école des frères des Ecoles
chrétiennes affluèrent pour se confesser à la fin d'une retraite; comme ils
s'étaient perdus en route sous la pluie et dans la boue, il fallut, non
seulement les confesser (à plusieurs prêtres), mais aussi les abriter, les
sécher et les restaurer.[36]
Quand la lettre de la marquise parvint à don Borel, don
Bosco, dans son for intérieur, avait certainement choisi: il renoncerait à
l'aumônerie de l'ospedaletto Santa Filomena.
Mais cela entraînait la recherche
d'un autre logement. La conclusion fut tirée, de concert avec don Borel, à la
fin du mois de mai. Malgré sa fâcheuse réputation de casa d'immoralità, les
deux prêtres optèrent pour trois pièces de l'immeuble accolé au hangar de leur
nouvel oratoire. Le locataire /232/ de cette maison Pinardi avait tenté d'y
implanter au rez-de-chaussée une fabrique d'amidon. Le 5 juin 1846, les
chapelains sous-louèrent trois pièces de l'étage au prix de cinq lires
mensuelles chacune. Le bail allait du 1er juillet 1846 au 1er janvier 1849. Le document fut signé par le locataire Pancrazio Soave et par don Borel.[37]
La maladie de juillet 1846
Aux premiers jours de juillet, don Bosco tomba tout à
fait malade.[38] Ecoutons-le raconter dans ses Memorie
dell'Oratorio les heures passées alors dans sa chambre de l'oeuvre Barolo. Pénibles
pour son corps, elles furent des plus réconfortantes pour son coeur, témoin de
l'affection extraordinaire de ses enfants.
«Rentré chez moi, je perdis connaissance et fus porté sur mon lit. Le
mal prit la forme d'une bronchite, accompagnée d'une toux et d'une inflammation
très violentes. Au bout de huit jours, on me crut à toute extrémité. J'avais
reçu le viatique et l'extrême-onction. Il me semble que j'étais préparé à mourir.
Je regrettais d'abandonner mes enfants, mais j'étais content de terminer mes
jours après avoir donné une forme stable à l'oratoire. Quand la nouvelle de la
gravité de ma maladie se répandit, la peine fut générale et atteignit un degré
invraisemblable. A chaque instant des bandes d'enfants en larmes frappaient à
la porte et s'enquéraient de mon mal. Plus on donnait de nouvelles, plus ils en
réclamaient. J'entendais leurs dialogues avec le domestique et j'en étais ému.
J'ai su par la suite tout ce que leur affection avait fait faire à mes jeunes.
Spontanément ils priaient, jeûnaient, assistaient à des messes, communiaient.
Ils se remplaçaient pour des jours et des nuits en prière devant l'image de
Marie consolatrice. Le matin, ils faisaient brûler des cierges et, jusque tard
dans la soirée, ils étaient toujours un certain nombre en prière, qui
conjuraient l'auguste mère de Dieu de bien vouloir conserver leur pauvre don
Bosco. Plusieurs firent voeu de réciter leur chapelet entier pendant un mois,
d'autres pendant un an, certains toute leur vie. Il y en eut qui promirent de
jeûner au pain et à l'eau pendant des mois, des années et même toute leur vie.
Je suis certain que plusieurs garçons maçons ont jeûné au pain et à l'eau des
semaines entières, sans pour autant ralentir leurs durs travaux du matin au
soir. Et même, dès qu'ils avaient un instant de libre, ils couraient le passer
devant le saint sacrement.
«Dieu les écouta. C'était un samedi soir.[39] On croyait que la nuit me serait fatale; c'était ce que disaient les médecins
venus pour la consultation. J'en étais moi-même persuadé, tellement je me
sentais faible à force de perdre continuellement du sang. Tard dans la nuit je
perçus que j'avais tendance à somnoler. Je m'endormis et me réveillai hors de
danger. Quand, dans la matinée, le docteur Botta et le docteur Caffasso vinrent
me visiter, ils me dirent /233/ d'aller remercier la Madone de la Consolata pour la grâce que j'avais reçue. Mes jeunes ne pouvaient le croire
tant qu'ils ne me voyaient pas. De fait, ils me virent peu après me rendre à
l'oratoire avec mon bâton. On peut imaginer, mais non décrire leur émotion. Un
Te Deum fut chanté, il y eut mille acclamations et un enthousiasme
indescriptible. L'un de mes premiers soucis fut de commuer en actes possibles
les voeux et les promesses qu'un grand nombre avait faits sans assez réfléchir,
alors que j'étais en danger de mort ...»[40]
La marquise de Barolo avait cent fois raison de
vouloir faire reposer l'aumônier de Santa Filomena. Mais
sa maladie miraculeusement guérie avait fait croître à l'extrême l'affection
des jeunes ouvriers de Turin envers leur don Bosco. Sur ce, vers le 10 août,[41] il abandonna définitivement l'ospedaletto et partit à
Castelnuovo pour une longue convalescence.
Deux livrets de pieux exercices
La rédaction nocturne de ses «petits livres» était, il
le reconnaissait, la principale cause de la maladie de poitrine de don Bosco. Peutêtre
préparait-il déjà le Giovane
provveduto et la Storia sacra, qui sortiront l'année suivante. Deux livrets de
pieux exercices avaient paru précédemment.
Le 31 août 1846, don Bosco demanda à don Borel d'expédier
chez lui un exemplaire de quatre des livres qu'il avait composés.[42] Parmi eux, une brochure sur saint Louis de Gonzague. Elle
avait, semble-til, paru au temps de la maladie du mois de juillet. Les
oratoriens en eurent bientôt connaissance. Un mémoire comptable nous apprend
que don Borel, le 10 août 1846, débita trente-neuf lires à don Bosco «pour 650 Domeniche
di S. Luigi distribués aux jeunes» à six centimes l'unité.[43] Il s'agissait précisément du petit livre intitulé: «Les
six dimanches et la neuvaine de saint Louis de Gonzague avec une note sur la
vie du saint. »[44] Sous ce titre, don Bosco proposait aux
fidèles, après l'Angelo custode, un nouvel exercice de piété. Il
concernait les neuf jours préparatoires à la fête de saint Louis de Gonzague (21
juin) et le jour même de cette fête. A sa base, la source - peut-être unique -
de notre auteur était une brochure du jésuite P. De Mattei sur «le jeune et
angélique saint Louis de Gonzague» propre à «célébrer fructueusement les six
dimanches. »[45]
Chaque jour de la neuvaine de saint Louis selon don
Bosco comprenait une méditation, une pratique et une prière, que venaient clore
six pater, six ave et six gloria. (L'hymne liturgique à saint
Louis Infensus /234/ hostis gloriae figurait
aussi à la fin de la brochure.) Les thèmes des méditations, à travers
lesquelles don Bosco esquissait la spiritualité qu'il commençait de transmettre
à la jeunesse, méritent attention. Il proposait successivement Louis de Gonzague
en modèle dans le regret de ses fautes, dans sa mortification, dans sa pureté,
dans son détachement, dans sa charité fraternelle, dans son amour de Dieu, dans
son don à Dieu, dans son esprit de prière et enfin au jour de sa mort. Le jeune
homme partait alors joyeux au terme d'une vie réussie. La construction faisait
la part à peu près égale au renoncement et à l'action. Les traits choisis pour
les illustrer demeuraient compréhensibles à la jeunesse, quoique parfois peu
vraisemblables pour elle. Le livret disait que «dès l'enfance, (Louis) était
tellement patient aux insultes, aux outrages, aux vilenies de ses camarades
que, bien loin de s'en montrer offensé, il s'en montrait tout joyeux; plus
quelqu'un le méprisait, plus il en était aimé... »[46] Passe! Mais, dans d'autres cas, le modèle
était d'un genre moins accessible. «Dans son amour de Dieu saint Louis fut un
Séraphin... »[47] Luigi ne regardait jamais en face l'impératrice
d'Autriche dont il était le page; il gardait les yeux baissés devant sa propre
mère et disait «ignorer la couleur de sa peau. »[48] Quoi qu'il en soit, la comparaison qui suivait
la description quotidienne du saint interrogeait le jeune sur sa propre
médiocrité: «Quelle honte pour nous qui avons commis tant et de si gros
péchés... »[49] «Si Luigi, prince délicat, à la santé
chancelante, pur et innocent, faisait tant de pénitences, quelle confusion pour
ces jeunes qui... »[50] «D'où vient que nous ayons nous-mêmes si peu
de goût pour les choses spirituelles?»[51] Etc. Mis en face de pareil idéal, il fallait tenter de se prendre en main et
de lui ressembler. Don Bosco croyait à la puissance de l'imitation des héros
dans la construction d'un homme.
Il avait une raison particulière d'inciter ses jeunes
à regarder aussi haut. Le «don à Dieu» dès la jeunesse est un avantage sans
prix. Gage de prédestination, il garantit au seuil de la vie le don de grâces
multiples et, par conséquent, le salut et même, qui sait?, la sainteté. Attendre
est dangereux. «Combien il plaît au Seigneur d'être particulièrement servi au
temps de la jeunesse! C'est ce que comprit saint Luigi; et le Seigneur le
combla de tant de grâces qu'il devint un grand saint. Si saint Luigi avait
tardé jusqu'à un âge avancé pour se donner à Dieu, il ne serait sans doute pas
devenu un si grand saint, puisqu'il est mort très jeune; il ne se serait
peut-être même pas sauvé. »[52] Par un merveilleux échange, la grâce divine
l'avait choyé dès sa petite enfance. /235/ La théologie congruiste de Robert Bellarmin inspirait
peut-être don Bosco sans qu'il s'en doutât.[53]
Vers la fin de cette année 1846 ou au début de l'année
1847, quand il venait de renoncer au service de la marquise de Barolo, don
Bosco publia, sous un format minuscule (94 mm x 65 mm), un autre exercice de piété, celui-là certainement lié à ses fonctions d'aumônier adjoint du Refuge, le
titre anonyme: «Exercice de dévotion à la miséricorde de Dieu. »[54] L'opuscule codifiait un exercice spirituel que la
marquise avait introduit dans ses institutions depuis le début des années 1840
et qu'elle était parvenue à faire approuver et enrichir d'indulgences par le
Saint-Siège au cours de l'année 1846.[55]
Pendant la semaine du carnaval, tandis que beaucoup en
ville se permettaient des débordements jugés licencieux, à l'intérieur des oeuvres
Barolo les soeurs de Sant'Anna, les femmes du Refuge et les Maddalene priaient,
méditaient et se livraient à des pratiques pénitentielles pour les pécheurs du
monde entier.[56] Les institutions fondées par la marquise
participaient d'un climat expiatoire alors répandu dans la catholicité. La
pratique était communautaire et durait six jours. La veille du premier jour,
une lecture officielle en exposait le sens. L'exercice quotidien comprenait une
méditation, l'indication d'une pratique particulière, le chant du Miserere (les trois premiers jours) ou du Benedictus (les trois autres) et la
bénédiction du saint sacrement. Dans sa méditation, le prédicateur expliquait
d'abord que «Dieu montre chaque jour sa miséricorde envers les justes et envers
les pécheurs» (premier jour), alignait des «traits particuliers de la Sainte Ecriture» sur sa sollicitude à leur égard (deuxième jour) et choisissait quelques-uns
de ces traits dans le récit de la passion de Jésus (troisième jour). Puis il
montrait que l'amorevolezza manifestée par Dieu quand il accueille le pécheur
est «le premier motif pour lequel nous devons le remercier» (quatrième jour),
que «le bienfait du sacrement de pénitence» en est un deuxième (cinquième jour)
et que «les moyens de salut procurés par Dieu dans notre sainte religion» en
sont un troisième (sixième jour). Les pratiques quotidiennes suggérées étaient
des plus simples: encourager parents et amis à participer au pieux exercice,
pardonner une insulte, accepter un jour d'abstinence, faire une aumône, se
préparer à une bonne confession et réciter sept ave et sept gloria compte tenu
des «sept douleurs» de Marie.
Pour composer cet Esercizio, don Bosco avait
puisé dans saint Alphonse. Son Apparecchio alla morte fut certainement
repris par lui pour le deuxième jour de prédication.[57] Il recourut peut-être aussi au /236/ Tableau de
la miséricorde divine tiré de l'Ecriture sainte de l'abbé Nicolas-Sylvestre Bergier.[58]
Tandis que le monde s'abandonnait à ses jouissances,
le fidèle observant de l'Esercizio regardait
la mort. La grande question, l'unique grande question, pensait don Bosco, celle
du salut éternel, remplissait son âme. Le pécheur s'était montré indigne de ce
salut. Mais, s'il se convertissait, le Dieu de miséricorde lui pardonnerait et
lui offrirait les moyens de se racheter. Le public pénitent des oeuvres Barolo vivait
ainsi dans la dialectique du péché et du pardon. Toutefois on constate avec
plaisir que don Bosco ne s'y laissait pas enfermer. Il décrivait pour elle-même
et à partir de sa création la bonté gratuite de Dieu.[59] Au centre de toute vie d'homme et de femme,
il voyait Dieu de qui tout bien dérive.[60] Don Bosco croyait tellement à la protection
tutélaire de la Providence divine qu'il mélangeait sans problème sa causalité
première avec les causes secondes. L'Esercizio
di divozione alla misericordia di Dio est, à nos yeux, le premier signe daté d'un
choix spirituel important chez lui. La nature imprégnée de Dieu était bonne, le
monde était beau. Quand il les regardait, le Dieu juge sévère, le seul Dieu du
catéchisme diocésain comme nous le verrons, s'effaçait pour lui derrière le
Dieu de bonté, jamais las d'inviter et d'embrasser le pécheur. Cette bonté
souriante a marqué l'image du prêtre des birichini
du Valdocco.
L'installation dans la maison Pinardi
Au cours de l'été 1846, don Bosco, devenu enfin un peu
raisonnable, se reposa vraiment dans sa campagne de Castelnuovo. Passer ses
journées à manger, boire, dormir et se promener à travers les collines baignées
d'air pur de son enfance lui eut bientôt redonné quelques couleurs .[61] «Je saurai faire le paresseux; j'ai déjà été invité à
confesser, à prêcher, à chanter la messe, à donner des répétitions, à tous j'ai
répondu non», annonçait-il au théologien Borel une quinzaine de jours après son
arrivée.[62] Le régime lui fut bénéfique. Le 16 septembre,
il remarquait que, depuis une semaine, il parvenait à lire «tout son bréviaire
sans en être incommodé». Il avait passé quelques jours dans la région de Casale
chez don Lacqua, son ancien maître d'école de Capriglio, et supputait qu'à la Toussaint, sa forme serait redevenue parfaite.[63] Les autorités diocésaines (en clair,
l'archevêque et don Cafasso) auraient voulu la consolider par une année au
minimum loin de Turin, afin qu'il ne fût pas happé par san ministère préféré. A
son /237/ gré, c'était excessif. Il promit seulement à ses supérieurs de ne plus
confesser ni prêcher pendant deux ans. Sans doute savait-il au fond de lui que,
sur place, il «désobéirait», pour reprendre un verbe dont il usait à ce sujet.[64]
Cependant, il réfléchissait avec sa mère sur sa
nouvelle situation. Au Refuge, il avait été remplacé par don Antonio Bosio, devenu
aumônier de l'ospedaletto Santa Filomena.
Seules les trois pièces,
sous-louées par don Borel le 5 juin dans la maison Pínardi, pourraient le
recevoir. Mais leur environnement était plus que douteux. «Mère, aurait dit un
jour don Bosco à Margherita, je vais devoir habiter au Valdocco; mais, en
raison des personnes qui occupent cette maison, je ne puis y prendre que vous
avec moi. » La sainte femme se serait inclinée: «S'il te semble que cela plaît
au Seigneur, je suis prête à partir à l'instant. »[65] Et Margherita quitta sa maison, ses amis et
son terroir pour la grande ville.
Don Bosco a décri l'installation au Valdocco en
novembre 1846:
«Nous avons fait réunir quelques articles de plus grande nécessité qui
furent expédiés dans la nouvelle habitation où ils rejoignirent ceux du Refuge.
Ma mère remplit un panier de lingerie et de quelques objets indispensables; je
pris mon bréviaire, un missel, quelques livres et cahiers nécessaires. C'était
toute ma fortune. Nous sommes partis à pied des Becchi dans la direction de
Turin. Après une brève halte à Chieri, nous sommes arrivés au Valdocco dans la
soirée du 3 novembre 1846. Quand elle vit ces pièces dépourvues de tout, ma
mère dit en plaisantant: - Chez moi, j'avais beaucoup de soucis à commander et
à administrer; ici, je serai beaucoup plus tranquille: je n'ai ni à organiser,
ni à commander quoi que ce soit. »[66]
Sans doute, mais, à Turin moins encore qu'à Castelnuovo,
nul ne vivait du seul air du temps. Que manger, comment payer le loyer et
pourvoir à tant d'enfants qui, à chaque instant, venaient quémander du pain,
des chaussures, des vêtements ou des chemises, sans quoi ils ne pourraient se
rendre au travail, questionnait don Bosco. Il continuait:
«Nous avions fait venir de la maison un peu de vin, de maïs, de
haricots, de froment, etc. Pour faire face aux premières dépenses, j'avais
vendu un morceau de terrain et une vigne. Ma mère avait fait emporter son
trousseau de mariage, jusque-là jalousement conservé intact par elle. Certaines
pièces serviraient à confectionner des chasubles; avec le linge on ferait des
amicts, des purificatoires, des surplis, des aubes (...) Ma mère avait quelques
anneaux et un petit collier d'or; on les vendit pour acheter des galons et des
garnitures d'ornements sacerdotaux. »[67]
/238/
Au départ de Castelnuovo, don Bosco savait
probablement déjà que les trois pièces sous-louées en juin ne lui suffiraient
pas. Le 1er décembre, il sous-loua à Soave l'ensemble
de la maison pour 710 lires annuelles. Le bail durerait jusqu'au 31 décembre
1848. Soave conservait pour son entreprise l'usage du rez-de-chaussée jusqu'au 1er mars 1847. L'acte officiel porta, pour la première fois semble-t-il, le seul
nom de don Bosco au titre de contractant.[68]
Le Petit Catéchisme du diocèse
La catéchèse était essentielle à l'oratoire du Valdocco.
Don Bosco avait commencé par elle son apostolat près des jeunes au Convitto. Les autorités municipales auraient voulu qu'on ne fît
rien d'autre à l'oratoire S. François de Sales. Les prêtres fournissaient aux
jeunes le catéchisme qu'ils mémorisaient. Sur son Memoriale pour le
temps de la convalescence de don Bosco, don Borel nota, le 16 août 1846, une
dépense de L. 10,80 «pour livres, médailles, crucifix, chapelets à distribuer à
ceux qui se sont distingués en Dottrina»; et, le 6 septembre suivant,
une autre dépense de L. i, 8o pour «achat de 18 Dottrine».[69]
Le contenu de ces Dottrine, autrement dit de
ces catéchismes, familier aux contemporains, est devenu, avec le temps, très
problématique. Mgr Fransoni avait fait rééditer en 1843, sans du reste en être
pleinement satisfait, un «Condensé de la doctrine chrétienne à l'usage du
diocèse de Turin»,[70] où l'on repère cinq parties: les «exercices
quotidiens» du chrétien, un petit catéchisme pour les enfants qui se préparent
à la confession et à la première communion, un catéchisme à l'usage des jeunes
déjà admis à la communion ainsi qu'à celui des adultes et enfin des
instructions pour l'exercice des actes de foi, d'espérance, de charité et de contrition.[71]
Les Dottrine distribuées au Valdocco, extraites
du «Condensé», étaient intitulées: «Petit catéchisme pour les enfants qui se
préparent à la confession et à la première communion et pour tous ceux qui doivent
apprendre les éléments de la doctrine chrétienne, à l'usage du diocèse de
Turin. »[72]
Ce petit catéchisme s'ouvrait lui-même par une
introduction et une leçon préliminaire ,[73] qui constituaient, pour le chrétien piémontais
de l'époque, une manière de liturgie individuelle (si l'on nous pardonne
l'expression). La clientèle de don Bosco y découvrait la partie la plus
pratique du livret. Elle obligeait le fidèle qui la prenait au sérieux à passer
ses journées le regard constamment tourné vers Dieu et vers /239/ son destin
éternel. Au réveil, il traçait sur lui-même le signe de la croix et disait:
«Mon Seigneur et mon Dieu, je vous donne tout mon coeur. » Tandis qu'il se
levait et s'habillait, il se rappelait la présence de Dieu à ses côtés et se
disait que la journée commençante pourrait bien être la dernière de sa vie.
Puis, à genoux, il récitait ses prières du matin. Après quoi, s'il le pouvait,
il assistait à la messe. Son travail serait offert à Dieu, car tout travail
doit être accompli «pour la gloire de Dieu et pour faire sa sainte volonté.»
Des formules de prières lui étaient indiquées avant et après les repas, pour
les moments de tentations et au son de la cloche de l'église annonçant
«l'élévation» (de l'eucharistie) et l'Ave Maria (l'Angélus). Le soir
venant, le fidèle se remettait à genoux, récitait ses prières, examinait sa
conscience et, une fois couché, pensait à l'éventualité de sa mort pendant la
nuit qui commençait. Le Dieu juge du dernier instant ne cessait donc de le
poursuivre. En cours de journée, des oraisons jaculatoires, du genre: Seigneur,
aidez-moi; Seigneur, que votre sainte volonté soit faite; Mon Jésus, je veux
être tout à vous, lui étaient conseillées. Ces premières pages du livret lui
enseignaient aussi qu'il était bon de se mortifier, d'accompagner, au moins en
pensée, le viatique porté aux mourants et, à l'annonce d'un décès (par la
cloche de l'église), de réciter un Requiem ou un De Profundis pour le défunt, sans oublier d'envisager sa propre mort.[74] Le fidèle qui, chaque jour, ouvrait, puis
fermait les yeux sur la mort, ne manquait donc pas de la retrouver au fil des
heures.
Le Petit Catéchisme proprement dit [75] comprenait quatorze leçons: quatre sur Dieu et le
Christ, quatre sur les vertus théologales, deux sur les commandements de Dieu
et de l'Eglise et quatre sur les sacrements. On reconnaît l'un des plans
classiques du catéchisme catholique: le dogme, la morale et les sacrements.
La première leçon: De l'unité de Dieu, était
probablement la première à être épelée par les analphabètes à l'oratoire de don
Bosco. Le catéchisme parlait de Dieu à l'aide de sa création. Il demandait:
«Qui vous a créé?» On répondait: «C'est Dieu qui m'a créé.» Et il enchaînait:
«A quelle fin Dieu vous a-t-il créé?» Il fallait répondre: «Pour le connaître,
l'aimer et le servir dans cette vie, et pour aller jouir éternellement de lui
dans la céleste patrie. » Le verbe «connaître» établissait le lien avec la
suite de la leçon. Les grands mystères chrétiens serviraient à nourrir la
«connaissance» nécessaire de Dieu. En effet, le fidèle trouvait aussitôt:
«Quels sont les principaux mystères que la foi nous enseigne, pour que nous
puissions connaître Dieu?» Réponse: /240/ «Ce sont les mystères de l'Unité et de la Trinité de Dieu, qui récompense les bons et châtie les méchants, l'Incarnation, la Passion, la Mort et la Résurrection de Jésus Christ. »[76] Le Dieu juge qui récompense et qui châtie
l'emportait symptomatiquement dans cette vision de la divinité. Ces
préliminaires introduisaient les descriptions des mystères de la trinité, de
l'incarnation et de la rédemption par le Christ Jésus.
Les formules du signe de la croix, du symbole des
apôtres (en latin, puis en italien), du Pater, de l'Ave Maria et de l'Angele Dei (toutes les trois en latin, puis en italien), des
actes de foi, d'espérance et de charité, enfin des commandements de Dieu et de l'Eglise
étaient insérées dans les leçons sur les vertus théologales et les
commandements.
Les sacrements du baptême, de la pénitence et de
l'eucharistie étaient présentés dans des leçons particulières. Le catéchisme
s'étendait sur la confession et sur la communion.
La pénitence sacramentelle avait droit à un
développement de près de neuf pages, que don Bosco, tellement attentif aux
confessions de ses garçons, commentait sans doute avec soin. On y lisait la
question: «Que faut-il pour faire une bonne confession?» Avec la réponse: «Cinq
choses: 1. Il faut bien examiner sa conscience. 2. Avoir grand regret d'avoir
offensé Dieu. 3. Avoir le ferme propos de ne plus l'offenser à l'avenir. 4.
Déclarer et expliquer au confesseur tous ses péchés. 5. Faire la pénitence
demandée. » Diverses questions commentaient chacun de ces points. Ainsi, le
regret (ou la contrition) devait-il être «extérieur», «surnaturel» (donc pas
seulement «naturel»), «souverain» et «universel», qualificatifs qui donnaient
lieu à des précisions plus au mieux inquiétantes. L'aveu du quatrième point
devait nécessairement porter sur tous les péchés mortels avec leurs
circonstances aggravantes. Le pénitent était averti: «Celui qui par honte cache
un péché s'est-il bien confessé?» Réponse: «Non, monsieur; au contraire, il
commet un sacrilège. »[77]
L'eucharistie était définie: «sacrement» et
«sacrifice» du corps et du sang de Jésus. Mais, aussitôt après, le catéchisme
la condensait dans la transsubstantiation qu'opère la consécration de la messe.
Le catéchisme prévenait questions et objections sur la présence eucharistique.
Jésus Christ est tout entier dans l'hostie, tout entier dans le calice, vivant
là comme au ciel. On ne peut le vérifier, car les «espèces», c'est-à-dire ce
qui se voit et se sent: la couleur, la saveur et l'odeur, subsistent. Quand
l'hostie est rompue, le corps du Christ ne l'est pas. Le Père et l'Esprit
saint, non pas la Vierge, les anges et les /241/ saints, sont aussi présents avec le Christ. En
effet, «une personne divine ne peut être sans les deux autres» de la sainte
trinité. Si Jésus Christ est présent dans toutes les hosties du monde, il n'en
résulte pas «beaucoup de Christs» mais «un seul en beaucoup d'endroits». Le Christ
n'abandonne pas le ciel pour se faire absorber sur terre...
Triples étaient les dispositions nécessaires pour bien
communier: «1. Il faut être dans la grâce de Dieu. 2. Etre à jeun depuis
minuit. 3. Réfléchir sur celui que l'on va recevoir, c'est-à-dire le corps, le
sang, l'âme et la divinité de Notre Seigneur Jésus Christ.» En d'autres temps,
une remarque surprendrait. On lisait: «Celui qui communie en sachant n'être pas
tout à fait à jeun pèche-t-il mortellement?» Avec la réponse impitoyable: «Oui,
monsieur: il commet un sacrilège, sauf dans le cas d'une maladie dangereuse
pour sa vie... »[78]
Don Bosco prédicateur, confesseur, directeur de
conscience et auteur de livres de piété eut toujours à l'esprit le tissu de
pratiques, de règles et de convictions codifiées dans le Petit Catéchisme de
Turin. Il ne le trouvait que trop compliqué et insuffisamment biblique pour la
jeunesse, si l'on en juge par une sorte d'abrégé, qu'il soumit en 1855 aux reviseurs
diocésains.[79]
Ecole du dimanche et cours du soir
L'administration municipale de Turin enregistra vers
le 22 avril 1847 une requête de don Borel et de don Bosco, signe de l'existence
d'une école du dimanche dans l'oratoire S. François de Sales. Les deux prêtres
avaient «appris qu'un grand nombre de jeunes» de cet oratoire désiraient
consacrer quelques heures des jours fériés à l'apprentissage de la lecture et
de l'écriture. Cela convenait parfaitement à leur dessein de préserver la
jeunesse de l'oisiveté et du vice. Sur le conseil de «sages personnes», ils
avaient donc décidé d'ouvrir aux intéressés une «école de charité». Et, pour la
meubler, ils priaient les syndics de la ville de leur fournir, s'il y en avait,
des bancs, des banquettes ou des tables hors d'usage en dépôt dans les magasins
des écoles.[80]
En ce mois d'avril 1847, Pancrazio Soave venait de débarrasser le rez-de-chaussée de la maison Pinardi. Les
chapelains du Refuge pouvaient y organiser des cours dominicaux. Selon don
Bosco, l'école du dimanche de l'oratoire avait commencé au Refuge et continué dans
la casa Moretta. Elle ne concernait probablement alors que quelques cas
particuliers... [81] L'enseignement était élémentaire: lire et
écrire, et /242/ visait essentiellement à la formation religieuse. Il
fallait permettre à des illettrés de mémoriser sans trop de peine le
catéchisme.[82]
Don Bosco a expliqué sa méthode à cette époque.
Pendant un ou deux dimanches, l'alphabet et le syllabaire étaient passés et
repassés; puis une ou deux questions du petit catéchisme étaient épelées et
lues. C'était la leçon de la semaine. Le dimanche suivant, on la répétait et
d'autres questions du catéchisme s'y ajoutaient. De la sorte, paraît-il, en
huit dimanches certains parvenaient à lire et à étudier seuls des pages
entières du petit livre. Important était le temps ainsi gagné, car, sans cette
initiation, les illettrés grandelets, qui mémorisaient à l'ouïe, devaient
fréquenter des cours pendant des années avant d'être assez instruits pour pouvoir
seulement se confesser...[83]
A l'école du dimanche, les chapelains ajoutaient des
cours du soir. Au fil des mois, ils joignirent à la lecture et à l'écriture le
calcul, le dessin et la musique. Don Bosco se targuait d'avoir alors initié
collectivement des jeunes à la musique, système inconnu à Turin en ce temps-là,
paraît-il. [84]
L'organisation de l'oratoire S. François de Sales
Don Bosco et don Borel organisaient l'oratoire. En
novembre 1846, un chemin de croix fut érigé dans la chapelle, et l'archevêque y
autorisa la bénédiction d'une cloche.[85] Don Bosco «compilait un règlement»,[86] peut-être
le manuscrit conservé intitulé: «Plan de Règlement de l'Oratoire S. François de
Sales au Valdocco.»[87] En
fait, des habitudes prenaient corps, pas davantage.
Une «compagnie de S. Louis de Gonzague» fut créée, sur
laquelle nous sommes bien renseignés.[88] Un règlement particulier exprimait sans
ambiguïtés son but moralisateur: «Le but de cette compagnie est d'enseigner aux
jeunes à pratiquer les principales vertus les plus brillantes (luminose)
de ce saint. En conséquence, avant de s'inscrire, chacun aura un mois d'épreuve
pour réfléchir attentivement à ses conditions; et qu'il n'aille pas plus loin
s'il ne se sent pas capable de les remplir.»[89] Les sept articles dudit règlement exprimaient
les «principales vertus», qui faisaient de Luigi un
modèle pour la jeunesse. Il aimait les exercices de piété (§ 1), fréquentait
les sacrements (§ 2), gardait une extrême modestie dans ses propos (§ 3), témoignait
d'une grande charité envers ses camarades (§ 4) et son prochain malheureux, en
l'occurrence les pestiférés (§ 5) et obéissait scrupuleusement à ses parents et
à ses supérieurs (§ 6). Les membres de la compagnie s'enga-/243/ geaient publiquement à «fuir les mauvais camarades, à
éviter les discours obscènes et à inciter autrui à la vertu par leurs propos et
leurs bons exemples, soit à l'église, soit hors de l'église.»[90]
La clôture de l'oratoire S. François de Sales n'était
pas hermétique. Apparemment nul contrôleur ne surveillait sa porte. L'oratorien
entrait librement dans la cour de l'oeuvre et des adultes s'y mêlaient parfois
aux enfants. D'ailleurs les jeunes gens de dix-huit ans et plus ne manquaient
pas dans le monde de don Bosco et de don Borel. Des étrangers curieux pouvaient
pénétrer dans la chapelle. Une anecdote dont le fond paraît véridique nous le
signifie. Un dimanche après-midi, il prit fantaisie à un client de l'auberge
voisine de la Giardiniera d'aller écouter le sermon de l'oratoire. C'était un
officier de l'armée sarde, à qui une fille tenait compagnie. Il la prit sur ses
genoux au fond de la chapelle. L'un et l'autre manifestèrent leurs impressions
jusqu'au moment où don Bosco excédé se dirigea vers eux, saisit la briffalda (ribaude) par les épaules et la projeta vers la porte. L'officier, blême de
rage, mit la main à son sabre. Don Bosco lui saisit le poignet. «Attention, lui
aurait-il dit en désignant ses épaulettes de gradé. Vous risquez de les perdre.
» L'homme sortit et tout rentra dans l'ordre.[91]
Il paraît que tous les jeunes de l'oratoire du Valdocco
voulaient entrer dans la compagnie de S. Louis et qu'il en résulta une «très
notable amélioration de la moralité» des habitués.[92] Don Bosco recourra désormais aux associations
de piété et de charité pour «améliorer» l'esprit de ses centres de jeunesse.
Au printemps de 1847, les premières admissions dans la
compagnie de S. Louis coïncidèrent avec la préparation immédiate des cérémonies
de la confirmation, que l'archevêque administra dans la petite chapelle.
C'était le jour de la solennité de saint Louis de Gonzague, probablement le
dimanche 27 juin. Le signor
Federico Bocca fut parrain, et il
y eut quatre-vingt-dix-sept confirmands entre huit et quarante-sept ans, nous
apprend une liste conservée.[93] Ecoutons don Bosco nous décrire cette
première vraie fête religieuse de san oratoire du Valdocco:
«Pour recevoir l'archevêque, une espèce de tente avait été dressée
devant la petite église. Je lus un compliment de circonstance, puis quelques
jeunes représentèrent une comédie intitulée: Un caporal de Napoléon.
Ce n'était qu'un caporal de caricature qui, pour dire son émerveillement devant
la solennité, proférait mille plaisanteries. Le prélat rit et se divertit
beaucoup; il affirma même n'avoir jamais tant ri de sa vie. Il se plut à
répondre à tous, exprima sa grande consolation devant l'institution, la loua,
encouragea à per-/244/ sévérer et
remercia de l'accueil cordial qui lui avait été fait. Il célébra la sainte
messe, au cours de laquelle il donna la communion à plus de trois cents
enfants. Ce fut à cette occasion que, la mitre lui ayant été posée sur la tête,
l'archevêque, oubliant qu'il n'était pas dans sa cathédrale, se releva brusquement
et heurta le plafond de l'église, ce qui déchaîna son hilarité et celle de tous
les assistants (...) Il faut noter que deux chanoines de l'église métropolitaine
étaient venus assister l'archevêque ainsi que beaucoup d'autres ecclésiastiques...
»[94]
Les curés d'une douzaine de paroisses de la ville
furent alors informés que certaines de leurs ouailles venaient d'être
confirmées à l'oratoire S. François de Sales.[95] Selon le voeu de don Bosco, celui-ci devenait
effectivement la «paroisse» de la jeunesse turinoise (plus ou moins)
abandonnée.
Naissance de la «maison de l'oratoire»
Au printemps de 1847, quand don Bosco pouvait jouir de
toute la maison Pinardi, un premier enfant, un garçon d'une quinzaine d'années
d'après le récit qu'il nous a laissé,[96] fut accueilli chez lui. Il arriva un soir de
mai, trempé par la pluie, implorant du pain et un abri. Des expériences
malheureuses déconseillaient de l'envoyer au fenil, d'où certains de ses
prédécesseurs s'en étaient allés au petit jour, les uns avec des draps,
d'autres avec des couvertures, et même avec de la paille qu'ils avaient
ensuite, paraît-il, vendue.[97] Le garçon se sécha à la cheminée de la
cuisine et reçut de la soupe et du pain. Puis don Bosco le questionna.
Originaire de la Valsesia, dans la région de Vercelli, il
était, comme tant d'autres jeunes gens, descendu en ville chercher du travail
et avait dépensé ses quelques francs. Sans le sou, il pleurait. Les larmes
montaient aux yeux de Margherita,
et don Bosco était touché. «Si je
savais que tu n'es pas un voleur, je chercherais à te dépanner, lui aurait-il
dit; mais d'autres m'ont pris une partie des couvertures et tu prendras le
reste. » Sa mère et le jeune tinrent à le rassurer: Margherita l'installerait
dans la cuisine. Elle alla quérir des briques, en fit quatre petits tas,
disposa des planches par-dessus, y étala une paillasse et prépara de la sorte,
écrira don Bosco, «le premier lit de l'oratoire». On récita à trois les prières
du soir. Margherita donna au jeune quelques bons conseils. Mais,
demeuré méfiant, don Bosco ferma à clef la porte de sa cuisine jusqu'au
lendemain matin.[98]
Il est vrai que l'ospizio (foyer) de 1847 se
réduisit à peu de chose. «Faute de place», il ne dépassa pas deux unités, nous
apprend /245/ don Bosco.[99] D'après un Repertorio domestico soigneusement
chiffré pour 1847-1851,[100] les « deux» jeunes de cette année
s'appelaient Alessandro Pescarmona, étudiant payant pension arrivé le 16 octore
1847;[101] et Luigi Parone, arrivé le 9 novembre 1847,
qui réglait au moins ses fournitures.[102] Il faut croire que l'abandonné du mois de
mai, dont le nom est ignoré, s'envola rapidement de la maison Pinardi. En
outre, au mois d'octobre, deux prêtres, Carlo Palazzolo le 23 et Pietro Ponte
le 29, vinrent loger provisoirement chez don Bosco.[103] Puis, le 2 novembre, un clerc Bertagna payant
pension, qui ne resta pas plus d'un mois.[104] Une petite communauté naissait auprès de
l'oratoire. Elle grandira, avec des prêtres, comme don Giovanni Giacomelli,
le 18 novembre 1849,[105] et un nombre croissant de jeunes. Ils étaient
vingt-quatre apparemment au bout de trois ans, répartis en quatre chambrées,
d'après une liste nominative qui a subsisté,[106] où
Bartolomeo Bellisio arrivé le 11 novembre 1851 [107] ne figure pas.
Le Giovane provveduto (1847)
A la fin d'une première année dans des locaux devenus
siens (au moins par location), don Bosco avait déjà publié deux livres relativement
importants.
Il avait peut-être projeté dès 1845 l'impression du Giovane provveduto,[108] l'ouvrage destiné à la plus longue et à
la plus fructueuse carrière de toute son oeuvre écrite.[109] Un long titre: «Le garçon pourvu pour la pratique de
ses devoirs, des exercices de piété chrétienne, pour la récitation de l'office
de la sainte Vierge et des principales vêpres de l'année, avec, en supplément,
un choix de cantiques, etc.»[110] annonçait l'esprit et le contenu de la
publication. L'usager trouvait, après une adresse de l'auteur «à la jeunesse»
(p. 5-8), une série de chapitres globalement intitulés: «Ce qui est nécessaire
à un garçon pour devenir vertueux», qui concernaient la «pratique des devoirs»
du jeune chrétien (p. 9-75); une série d'«exercices de piété chrétienne»,
c'est-à-dire de pratiques pieuses habituelles dans cette sorte de livre (p. 76-143),
une série «liturgique» de vêpres, psaumes et hymnes, avec l'«office de la
sainte Vierge» tout entier (p. 144-320), enfin un petit lot de cantiques
populaires (p. 321-347).
L'introduction constituait la part la plus personnelle
du recueil de don Bosco. Son amour de la jeunesse s'y manifestait avec éclat.
Le salut des jeunes, que la «vertu» conditionne et qui est fixé sans /246/ remède à
l'heure de la mort, lui tenait extraordinairement à coeur. Il combattait deux
erreurs. Contrairement à la première, qui peut être qualifiée (par nous) de «jansénisante»,
le «service du Seigneur» ne consiste pas dans une vie «mélancolique» privée de
divertissement et de plaisir. «Ce n'est pas cela, mes chers jeunes. Je veux
vous enseigner une méthode de vie chrétienne, qui soit elle aussi allègre et
joyeuse. Je vous dirai les vrais divertissements et les vrais plaisirs. Tel est
le but de ce petit livre: servir le Seigneur et demeurer toujours joyeux. » Le
fondateur, à Chieri, de la Société de l'Allégresse, reparaissait au seuil du Giovane provveduto. L'autre
erreur - très dangereuse - serait de renvoyer à plus tard, dans la vieillesse,
une éventuelle conversion, alors que la route de la vie est dessinée avec
l'adolescence. Il faut s'engager tout de suite sur la voie du salut. Une
déclaration d'amour envers la jeunesse, destinée à devenir célèbre, terminait
cette introduction:
«Mes amis, je vous aime tous du fond du coeur, et il suffit que vous
soyez jeunes pour que je vous aime beaucoup; et je puis vous garantir que vous
trouverez des livres proposés par des gens de loin plus vertueux et plus
savants que moi; mais vous pourrez difficilement trouver quelqu'un qui vous
aime plus que moi dans le Christ Jésus et qui plus que moi désire votre vrai
bonheur. »
Pour don Bosco, le chemin de la «vraie félicité» était
celui de la «vertu». La partie ascétique du Giovane
provveduto voulait en convaincre
le jeune. Il étoffait ses recommandations par des extraits de livres ou d'opuscules
de saint Alphonse: les «Maximes éternelles, ou méditations pour chaque jour de
la semaine», «La Préparation à la mort, ou considérations sur les maximes
éternelles utiles à tous pour méditer et aux prêtres pour prêcher», ainsi que,
semble-t-il, «La véritable épouse de Jésus Christ, ou la sainte religieuse... »;
par des passages du catéchisme de Turin,[111] du
livret d'un prêtre séculier milanais intitulé «La Guide angélique, ou instructions pratiques pour la jeunesse», dont une édition avait paru à
Turin en 1767,[112] et de l'ouvrage ancien, mais alors très
répandu des deux côtés des Alpes, du Français Charles Gobinet: «Instruction de
la jeunesse en la piété chrétienne tirée de l'Ecriture sainte et des saints
Pères. »[113]
Par son «Instruction» (83 éditions parues entre 1655
et 1856, a-ton calculé à la suite d'un inventaire reconnu incomplet) et ses
adaptateurs italiens,[114] le prêtre éducateur Charles Gobinet (1614-1690)
semble avoir dominé la littérature de piété pour enfants dans les régions de
don Bosco aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Le /247/ plan de son livre aurait
suffi à séduire notre éducateur de jeunes. L'Instruction, qui s'adressait à Théotime,
le jeune homme qui honore Dieu, lui exposait successivement les motifs de
s'adonner à la vertu (p. 1-137), les moyens de l'acquérir (p. 138-142), les
obstacles qui s'y opposent (p. 243-400), les vertus qui doivent caractériser la
jeunesse (p. 400-517) et la difficile question du choix d'un état de vie (p. 518-700).[115] Ce
dernier point mis à part (provisoirement), don Bosco lisait là, avec leurs
solutions, les problèmes d'éducation morale de la jeunesse qui le
préoccupaient.
La première partie de son Giovane provveduto, quatre
séries de méditations, soit d'une semaine, soit d'une neuvaine chacune, voulait
transmettre aux garçons ce même enseignement ascétique. Par la «vertu», l'homme
s'élève et, seul, le degré de vertu importe à son salut. Les considérations de
don Bosco essayaient de guider le jeune sur le chemin de la vertu. Elles
tâchaient d'abord de le convaincre de l'amour de Dieu pour lui. Leurs accents
lui feraient peut-être oublier la sécheresse du catéchisme sur la justice
divine.[116] «Notez bien, mes enfants, que vous êtes tous
créés pour le Paradis et que Dieu a grande peine quand il est contraint
d'envoyer quelqu'un en enfer. Oh, comme le Seigneur vous aime et désire que
vous fassiez de bonnes oeuvres pour vous rendre ensuite participants de sa
gloire en Paradis.» Un article spécial intitulé: «Les enfants sont grandement
aimés de Dieu» insistait sur l'amour de Dieu envers les petits. Les idées maîtresses
de l'introduction ressurgissaient: on se trompe à opposer le bonheur et la
vertu; la joie est l'affaire des saints, la mélancolie, celle du diable. «Qui a
été plus affable et plus jovial que saint Louis de Gonzague; qui plus spirituel
et plus joyeux que saint Philippe Néri? Leur vie fut pourtant une pratique
continue de toutes les vertus. - Courage donc, mes chers, soyez vertueux à
temps, et je vous assure que vous aurez un coeur heureux et satisfait; vous
saurez combien il est doux de servir le Seigneur. » Don Bosco recommandait aux
jeunes l'obéissance à leurs parents et supérieurs ecclésiastiques ou civils, le
respect des églises et des choses religieuses. La lecture spirituelle et la
parole de Dieu les aideraient à se bien comporter. Mais il connaissait trop son
monde pour ignorer que la vie n'incitait que bien peu la jeunesse à la «vertu»,
dont lui-même faisait tant de cas. Une série de méditations l'encourageait à
«fuir l'oisiveté», les «mauvais camarades», les «mauvais discours», le
«scandale», à résister aux tentations et aux suggestions du démon. Sept
considérations, réparties sur les sept jours de la semaine, toutes, sauf une,
littéralement dérivées des /248/ Massime eterne de
saint Alphonse, l'exhortaient à veiller sur sa conduite. Les «grandes vérités»
sur la fin de l'homme, le péché mortel, le jugement, l'enfer et ses peines
éternelles, le feraient frissonner et réfléchir. Don Bosco atténuait leur
allure sinistre par une méditation du septième jour sur le paradis, qu'il
empruntait à l'Introduction à la vie dévote de saint François de Sales.
Il insérait alors quatre pages sur la très sainte Vierge afin de signifier quel
«grand soutien» elle représente pour les jeunes et terminait la partie
ascétique de l'ouvrage par les Sei domeniche de préparation à la fête de
saint Louis de Gonzague, telles que nous les connaissons déjà.
La partie dévotionnelle du Giovane provveduto s'ouvrait
par des «prières du matin et du soir» dérivées ou étroitement inspirées du
Petit Catéchisme turinois.[117] La «Manière d'assister avec fruit à la sainte
messe», précédée de multiples recommandations sur la tenue pendant l'office,
consistait en une suite de prières, par lesquelles le garçon s'associait comme
il pouvait à une cérémonie, que les temps avaient laissé dégénérer en simple
spectacle. Les pages sur la confession commençaient par l'avertissement: «Si
vous, les jeunes, n'apprenez pas à vous bien confesser, vous n'apprendrez
jamais.» Puis elles décrivaient les moments successifs du sacrement, avec une
insistance particulière sur le ferme propos. Celles sur la communion alignaient
une série d'«actes», c'est-à-dire de formules de prières, à réciter avant et
après la réception de la sainte hostie. L'article sur la «Visite au saint
sacrement» dépendait de saint Alphonse, le saint qui, au siècle précédent,
avait codifié ce geste de piété. Les pratiques de dévotion mariale: le rosaire,
avec des indications sur les mystères chrétiens à méditer dizaine par dizaine d'ave
Maria, les litanies de la sainte Vierge, le chapelet de l'addolorata (la Vierge douloureuse) et les sept allégresses de Marie au ciel,
suivaient. Don Bosco n'omettait pas de soumettre à ses usagers un «exercice de
dévotion au saint ange gardien». Le chemin de croix de son livre ressemblait
fort à celui pratiqué chez les rédemptoristes.[118]
La partie dévotionnelle du Giovane provveduto s'achevait
par trois prières sur la mort, dont des litanies réalistes, qu'une note disait
avoir été composées par «une jeune protestante convertie au catholicisme à
quinze ans et morte à dix-huit ans en odeur de sainteté.»[119] En d'autres temps, ces pages susciteront des
observations plus ou moins sarcastiques et discréditeront une pratique
spirituelle jugée importante par notre saint.[120] On ne peut la réduire aux «litanies de la
bonne mort» et à ses formules ébouriffantes. L'exercice de la bonne /249/ mort était
connu à Turin dans les milieux dévots influencés par les jésuites, au moins
depuis le début du siècle precédent. Le jésuite Giuseppe Antonio Bordoni avait
fondé en 1719 une compagnie de la bonne mort dans l'église des Saints Martyrs.
La pratique, hebdomadaire, comportait une prédication de caractère moral ou catéchétique.[121] Le Convitto, de mouvance jésuite comme nous savons, pratiquait
lui aussi l'exercice de la bonne mort. Don Bosco expliquera dans sa biographie
de don Cafasso le sens qu'avait pour ce maître, et donc pour lui, son disciple,
cet exercice mensuel.[122] Il fallait, pour l'essentiel, se mettre face
à son inéluctable destinée, s'imaginer devant sa propre fin terrestre, se
confesser, communier et prier comme à ses derniers instants. Les formules
étaient secondaires.[123] Nul doute que pareil exercice obligeait à
suivre ou à reprendre de mois en mois la route du souverain bien. L'expérience
montrait sa parfaite compatibilité avec la spiritualité joyeuse recommandée
ailleurs dans le Giovane provveduto.
La troisième partie de ce manuel de dévotion: petit
office de la très sainte Vierge, vêpres, manière de servir la messe, cantiques,
est moins significative. Elle contribuera cependant beaucoup à sa diffusion
chez les particuliers, parmi les religieuses et leurs pensionnaires, ainsi que
dans les paroisses.
Il y avait, dans ce Giovane provveduto, trop
de pratiques dévotionnelles plus ou moins superstitieuses, objectera-t-on. A
vous et à vos maîtres de les choisir à bon escient, aurait pu répondre don
Bosco. En tout cas, sur son âme, les soixante-dix premières pages avaient dit
l'essentiel. Il y avait dressé un programme spirituel parfaitement adapté à la
jeunesse. Sa «méthode de vie» correspondait aux désirs de l'âme jeune de tous
les temps. Son idéalisme et son aspiration à la joie y étaient intelligemment
combinés avec un style de sainteté détendue. Stia allegro, répétera don Bosco
à ses disciples. Cette «méthode de vie» incessamment commentée entraînerait des
jeunes vers leur réalisation spirituelle, elle mériterait à notre don Bosco le
titre de «maître de la sainteté juvénile. »[124]
La Storia sacra (1847) [125]
Don Bosco racontait avec succès aux enfants de son
oratoire des historiettes tirées de la Bible. Il estimait qu'elle recélait un trésor de doctrine insuffisamment exploité par les prédicateurs et les catéchistes.
L'enseignement de la morale à travers les esempi
lui convenait. Et /250/ les esempi fourmillent
dans la Bible, qui est le «fondement de notre sainte Religion, puisqu'elle
contient les dogmes et les démontre. »[126] Toutefois, à raison ou plutôt à tort, car il
semble avoir été bien pudibond, les réactions des jeunes garçons devant
certains détails communément introduits dans les Histoires saintes le
préoccupaient. Après avoir hésité quelque temps, puisqu'en 1845 encore les
livres en usage lui paraissaient suffire, [127] il entreprit de rédiger «pour les écoles» et
à la suite de sa Storia ecclesiastica, un recueil d'histoires tirées de
l'ancien et du nouveau testament. Il serait lui aussi construit par questions
et réponses. En 1847, un nouveau petit livre parut sous le titre de «Histoire
sainte à l'usage des écoles, utile à tous quel que soit son état et enrichie de
gravures appropriées, compilée par le prêtre Gioanni Bosco. »[128]
Sur le frontispice, le verbe compiler était
d'une grande exactitude. Don Bosco n'avait pas recouru à la Bible elle-même. Il avait adapté et le plus souvent simplement recopié des Histoires saintes
très aisément identifiables. Il s'était surtout servi de l'«Histoire du peuple
juif» du professeur Francesco Soave.[129] Mais il avait aussi emprunté à l'ouvrage
voisin du jésuite Luciano Secco: «L'histoire sainte de l'ancien et du nouveau
testament »[130] et glané occasionnellement dans celui du
prêtre Cipriano Rattazzi,[131] reprise
de l'«Histoire du Vieux et du Nouveau Testament», dite Bible de Royaumont, ouvrage
français très répandu depuis près de deux siècles.[132] Pour sa chronologie, don Bosco se référait
explicitement à l'illustre dom Augustin Calmet.[133] Il
s'agissait peut-être de la Table chronologique de l'histoire de la Bible, au début du Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral
de la Bible de ce grand travailleur.[134] Quelques particularités sur Caïn, Alexandre
le Grand à Jérusalem, Jean Hyrcan, Aristobule, Alexandre Jannée et la mort d'Hérode,
provenaient, affirmait don Bosco,[135] des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe.
Mais il est difficile de déterminer dans quelle mesure il utilisait lui-même un
ouvrage si différent de ses manuels familiers.
Don Bosco avait illustré visuellement ses histoires
bibliques. Plusieurs maîtres, expliquait-il dans son introduction, demandent
que «l'histoire sainte soit enseignée à l'aide d'images qui représentent les
faits auxquels elles se réfèrent. »[136] Il parsema son livre d'un grand nombre de
gravures: trente-neuf pour l'ancien testament et vingt-huit pour le nouveau.
Ces images, empruntées selon don Caviglia [137] à des artistes français du XVIIIe siècle, avaient belle allure. Leur réalisme renforçait la croyance du lecteur
en la vérité historique d'événements /251/ extraordinaires, tels que «Elie enlevé au
ciel» sur un char de feu (p. 100), «Jonas dans le ventre de la baleine» (p. 105)
ou «le châtiment d'Héliodore» à l'intérieur du temple de Jérusalem (p. 138).
Ces représentations nous introduisent à la lecture de la Bible par notre don Bosco. Comme pour ses maîtres et modèles, la Bible était à ses yeux un texte historique littéralement et de bout en bout véridique. Il
avait résolu une fois pour toutes et de la manière la plus simple, sinon la
plus expéditive, la question des «sens de l'Ecriture». La lecture allégorique à
la manière d'Origène n'avait plus cours depuis longtemps autour de lui. Parole
de Dieu, la Bible avait pour auteur Dieu même, à qui nulle erreur ne pouvait
être imputée sans sacrilège. Elle avait été composée «par les prophètes, les
apôtres et d'autres personnages, qui, éclairés et assistés de façon singulière
par l'Esprit Saint, écrivirent sans pouvoir y insérer l'erreur la plus minime
ni par malice ni par faiblesse humaine.»[138] Les exégètes ordinaires du temps ne
connaissaient que la lecture littérale de la Bible. Et ils croyaient - à tort - que narrativité se confondait avec historicité. En outre,
comme tous les gens simples, la plupart tenaient à la véridicité des détails de
ces livres d'histoire. Don Bosco n'avait pas d'autres critères
d'interprétation. Au siècle suivant, les conséquences de pareille lecture
allaient surprendre de plus en plus les usagers des histoires saintes composées
à cette époque. Les récits sur des personnages aussi divers qu'Adam, Abraham, Jacob,
Joseph, job l'Iduméen, Moïse, Gédéon, Samson, le roi Saül, le roi David, le roi
Salomon, Elie, Elisée, le prophète Jonas, Tobie, Judith, le prophète Daniel,
Esther et les frères Macchabées, étaient donnés par don Bosco comme
uniformément historiques dans leurs infimes particularités. Il était convaincu
de la parfaite authenticité des propos que la Bible attribuait aux gens mis en scène, qu'il s'agisse des premiers parents, de David, de Tobie ou de Daniel.
L'histoire des origines du monde ne pouvait être connue que par le Pentateuque rédigé
par Moïse. «Moïse, assurait-il, écrivit l'histoire sainte de la création du
monde jusqu'à sa mort, et c'est l'auteur le plus ancien dont les écrits
subsistent, en sorte que les auteurs d'histoires sacrées ou profanes doivent
recourir à lui pour connaître la vérité des événements survenus avant lui.»[139] La chronologie minutieuse de don Bosco, tellement
contredite après lui par l'astrophysique, la paléontologie et l'histoire
d'Orient, étonnerait surtout ses successeurs. On apprend, à parcourir la Storia sacra, que la première époque de l'histoire, qui va de la création du
monde au déluge, couvrit 1656 ans;[140] que Caïn tua son frère Abel en l'an du monde
129;[141] /252/ que Seth trépassa à 912 ans, l'an du monde
1042; [142] qu'en l'an du monde 1657, quand Noé eut 601 ans,
le déluge universel cessa, après qu'il eut, en un an moins treize jours, inondé
toute la terre et détruit tous les vivants à l'exception des habitants de
l'arche; [143] etc. Don Bosco jalonnait de dates précises
toute l'histoire de l'ancien testament. Son érudition ne cessait relativement
qu'avec le temps du Christ.[144]
Mais il est inutile de se laisser scandaliser par de
telles énormités historiques. Don Bosco se conformait à l'usage général autour
de lui. En 1854, on republia à Paris, avec l'approbation de l'archevêque de la
ville, Mgr Sibour, la Bible de Royaumont, sous le titre de: Histoire de
l'Ancien et du Nouveau Testament, revue, corrigée et augmentée.[145] Or ce beau livre, bien que fraîchement «corrigé»,
était pourvu d'une chronologie biblique aussi détaillée et parfois audacieusement
plus précise encore que celle de notre don Bosco...[146] De toute façon, sa principale intention
n'était pas historique, mais éducative. Son histoire sainte catéchisait. Il
reprochait aux petites Storie sacre en circulation de ne pas se soucier
«de faire relever les points qui doivent servir de fondement aux vérités de la
foi. Il faut en dire autant des faits qui se rapportent au culte extérieur, au
purgatoire, à la confession, à l'eucharistie, etc. »[147] Sa Storia sacra transmettait un
message doctrinal et moral, dont on peut tenter de dessiner les arêtes.
L'enseignement doctrinal de don Bosco portait principalement
sur le salut.[148] L'homme, créé bon, pécha. Il se serait perdu
sans remède si Dieu ne lui avait promis un sauveur. Cependant le péché prospérait
dans sa descendance. Les fautes des fils d'Adam furent telles que le seul
intègre Noé et sa famille échappèrent à la catastrophe du déluge, châtiment
correct des pécheurs. Dans un monde qui semblait s'être rapidement replongé
dans le mal, un peuple fut alors choisi pour préparer le sauveur annoncé. Moïse
le rassembla et le conduisit jusqu'à la porte de la terre qui lui avait été
promise. Les prophètes d'Israël (Daniel très particulièrement) prédirent de
façon explicite le messie à venir. Et Jésus, ce messie seigneur et sauveur,
naquit, prêcha, institua l'eucharistie et mourut crucifié. Il réalisait les
prophéties antérieures et témoignait ainsi de l'authenticité de sa mission. Des
miracles extraordinaires la sanctionnaient. Sa résurrection et son ascension
furent les plus grands prodiges, garants de la vérité de sa parole. Avant de
disparaître, il fonda sur Pierre une Eglíse qui transmettrait cette parole dans
son intégrité. Dieu ne demandait qu'une vraie fidélité à cet enseignement.[149] Ces idées, qui couraient au long de la Sto- /253/
ria sacra, devaient reparaître sous forme schématique dans un «Condensé
d'histoire sainte pour les enfants», préparé par don Bosco en 1855.[150]
La préface de la Storia sacra affirmait que
l'auteur entendait «éclairer l'esprit pour rendre bon le coeur. »[151] La
visée doctrinale avait une finalité moralisatrice. De fait, le livre
encourageait à la vertu et dénonçait le vice. Le plus souvent, le récit y
suffisait. L'histoire de Noé enivré et ridiculisé par son fils incitait à se
méfier de la force du vin.[152] La méchanceté et les «énormes péchés» de Sodome
et de Gomorre leur valurent d'être incendiées.[153] «Une très grave insulte» (que don Bosco
évitait de caractériser) faite à Dina déclencha une
expédition punitive chez les Sichémites.[154] La
bonté d'une amitié entre jeunes hommes «sincère et fondée sur la vertu» était
illustrée par celle de David et Jonathan, du reste clairement donnée en modèle.[155] Le «cruel Antiochus» subit une mort infâme, comme tous
les oppresseurs des bons.[156] Il suffisait de raconter dans un unique
chapitre les paraboles évangéliques de la brebis perdue, de l'enfant prodigue,
des dix vierges et du pauvre Lazare, pour, à la fois, témoigner de «la
bénignité avec laquelle la miséricorde divine accueille les pécheurs», recommander
le souci des «choses du salut éternel.», faire redouter le mal de la débauche
et admirer la dignité de l'honnête pauvreté.[157] Il arrivait que la leçon morale de don Bosco
fût explicite. Il commentait de manière inattendue l'épisode du mort jeté dans
le sépulcre d'Elisée et aussitôt rendu à la vie, par l'observation: «Voilà qui
démontre combien le Seigneur agrée que les reliques de ses saints soient
vénérées. »[158] Celui du malheur du roi Josaphat, qui s'était
lié avec l'«impie Achab» et s'était ensuite fait battre par le roi de Syrie,
s'achevait par la considération: «Comme il est dangereux de converser avec les
méchants! »,[159] réflexion qui reparaissait peu après à propos
de Joas assassin du fils d'un prêtre: «Voilà où conduit la compagnie des
mauvais. »[160] Gare aux mauvais camarades, mes enfants! Une
leçon sur le blasphème concluait les désastres de Sennachérib, qui, pour s'être
moqué du Dieu des Juifs, avait perdu en une nuit «185.000 soldats», avait dû
s'enfuir à Ninive et avait été assassiné par ses propres enfants: «Ainsi fut
puni l'orgueilleux Sennachérib pour avoir osé proférer un blasphème contre le
nom du Seigneur, Ah, si les chrétiens voulaient toujours conserver cet exemple
sous les yeux et se garder du blasphème comme de l'un des plus horribles péchés!
»[161] Etc. L'histoire sainte de don Bosco était une
perpétuelle leçon de morale.
/254/
Les défauts que nous croyons déceler dans cette Storia
sacra furent longtemps insensibles au public catholique même cultivé. Il en
appréciait ingénument les qualités. Elle entama en 1847 une longue et glorieuse
carrière de plus de cent années, «La Storia sacra de don Bosco
est encore aujourd'hui l'une des meilleures pour les écoles», écrivait don Eugenio
Ceria en 1946.[162] Et dix ans après, à la veille de Vatican II,
on lisait sur la quatrième page de couverture d'une réédition de la Storia ecclesiastica de don Bosco: «La Storia sacra
de saint Jean Bosco est conseillée aux futurs maîtres par les programmes
ministériels d'examen des classes secondaires et supérieures (en Italie); et
aux professeurs de religion par la Sacrée Congrégation du Concile dans les récentes normes pour l'enseignement religieux dans
les écoles moyennes d'Italie.»[163] La limpidité du style, le caractère concret
des observations et une sorte de proximité chaleureuse entre l'auteur et le lecteur
expliquaient ce succès persistant.
Le fonctionnement de l'oratoire primitif
En 1847, malgré l'importance de sa production
éditoriale, don Bosco se consacrait plutôt à un apostolat direct de confesseur
et de directeur d'oeuvre et de conscience centré sur le Valdocco. La vie de
l'oratoire S. François de Sales avait pris un cours à peu près régulier dans
son «église » et sur son cortile (terrain de jeux). L'«église » était une chapelle basse, dans laquelle
on pénétrait par deux portes étroites et où il fallait se contenter d'un autel
surmonté d'un tableau mesquin de saint François de Sales. Le cortile était
séparé de la route par une haie, que coupait la grande barrière peinte en vert
de l'entrée de l'oratoire.[164] Outre don Borel, justement qualifié d'«intrépide»
par don Bosco, quelques ecclésiastiques dévoués aidaient celui-ci qui,
désormais sur place, assumait de plus en plus la pleine responsabilité de
l'entreprise. Don Bosco alignera un jour un total de vingt-trois noms.[165] Les Memorie dell'Oratorio ont cité Giuseppe Trivero
(m. en 1894 à 78 ans), le théologien Giacinto Carpano (1821-1894), Giambattista
Vola (m. en 1872 à 67 ans) et Roberto Murialdo (1815-1883), cousin du futur
saint Leonardo Murialdo,[166] des
hommes dans la force de l'âge, qui n'étaient certainement pas le rebut du
clergé turinois.
Détail curieux, pendant les premiers mois de l'année l'«encadrement»
de l'oratoire fut aussi policier. On sait la méfiance du marquis de Cavour à
l'égard des bandes organisées. «Malgré l'ordre, la disci-/255/ pline et la tranquillité de notre oratoire,
expliquera don Bosco, le marquis de Cavour, vicaire de la ville, prétendait que
nos rassemblements avaient une orientation dangereuse. »[167] En conséquence, tant qu'il conserva cette charge,
c'est-à-dire jusqu'au mois de juin, tous les dimanches et jours fériés où l'oeuvre
fonctionnait, il dépêcha au Valdocco quelques agents de police, qui y passaient
la journée et surveillaient ce qui se disait ou se faisait dans l'église et hors
de l'église de l'oratoire.[168] Ils n'y trouvèrent jamais rien à redire.[169]
La chapelle était ouverte de bon matin. Le ou les
prêtres présents confessaient les jeunes jusqu'à l'heure de la messe
ordinairement fixée à huit heures. Toutefois, aux dires de don Bosco, pour
venir à bout de la multitude des pénitents, il fallut en certaines occasions
retarder l'office jusqu'à neuf heures et plus. Au cours de la messe, les jeunes
récitaient des prières, habituellement sous la conduite d'un prêtre assistant. Ceux
qui le pouvaient communiaient. Après la cérémonie, don Bosco se dévêtait des
ornements sacerdotaux et procédait à une «explication de l'évangile». Il ne
s'agissait certainement pas d'une homélie. Lui-même nous apprend qu'il
transformait son sermon en récit suivi d'histoire sainte. Comme, d'un dimanche
à l'autre, il donnait aux historiettes bibliques une forme simple et populaire,
ce qu'il disait d'anciennes coutumes, de personnalités depuis longtemps
oubliées, d'étranges noms de lieux, plaisait beaucoup, affirmait-il, aux
petits, mais aussi aux auditeurs adultes et même aux ecclésiastiques présents.
La classe suivait et durait jusqu'à midi. Les garçons mangeaient probablement
le pain qu'ils avaient apporté.[170] La récréation: boules, échasses, fusils et
épées de bois, bientôt agrès de gymnastique,[171] commençait vers une heure. A deux heures et
demie venait la catéchèse proprement dite répartie par groupes. L'ignorance
extrême des jeunes désolait don Bosco. Il lui arrivait de commencer l'Ave
Maria et, sur quelque quatre cents enfants, pas un n'était capable de le
suivre: il devait coutinuer seul. Après le catéchisme, le chapelet prenait la
place habituellement donnée aux vêpres.[172] Don
Bosco prononçait un petit sermon, c'est-à-dire, le plus souvent, une histoire
édifiante qui condamnait un vice ou exaltait une vertu. La cérémonie s'achevait
par le chant des litanies de la Vierge Marie et la bénédiction du saint
sacrement. Après quoi, chacun s'occupait comme il l'entendait. Il paraît que
certains poursuivaient leurs études de catéchisme, de chant ou de lecture. La
plupart couraient, jouaient, se divertissaient. Tous les exercices que les
saltimbanques avaient autrefois /256/ appris au jeune Bosco: sauter, courir, tours
de passe-passe, danse sur une corde, jeux de bâton, reparaissaient sur ses
instructions. Quand la nuit tombait, une clochette réunissait tout ce monde
dans la chapelle pour un brin de prière, un peu de chapelet, l'angélus... A la
sortie, don Bosco accompagnait jusqu'au carrefour du Rondò ses garçons qui chantaient et criaient. Mais,
si l'on s'en rapporte à ses Memorie, se
séparer de l'oratoire n'était pas chose facile. On se souhaitait mille fois
bonsoir, sans pourtant se décider à partir. Don Bosco avait beau répéter: -
Rentrez chez vous, il fait nuit, vos parents vous attendent. C'était inutile.
Alors, racontera-t-il, «six robustes garçons formaient avec leurs bras une
sorte de siège, sur lequel je devais me résoudre à m'asseoir». Ils se
disposaient en ordre et, portant sur cette estrade de bras un don Bosco qui
dépassait ainsi les plus grands, avançaient en chantant, riant et criant
jusqu'au carrefour. Là on chantait encore quelques cantiques, pour conclure par
un solennel: Lodato sempre sia (Loué
soit à jamais). Un profond silence s'établissait: don Bosco souhaitait à tous
bonsoir et bonne semaine. Ceux qui avaient encore de la voix répondaient:
bonsoir. Don Bosco était déposé de son trône. Quelques grands accompagnaient
jusqu'à sa maison leur prêtre à moitié mort de fatigue.[173] Don Bosco termina-t-il souvent sa journée
d'oratoire sur une sedia gestatoria? On ne sait. Mais la manifestation
lui avait imprimé dans l'esprit un souvenir suffisamment vif pour laisser
entendre aux lecteurs de ses Memorie dell'Oratorio qu'elle mettait
régulièrement un point final à ses exténuantes journées d'oratoire.
Dès l'année 1847, l'oratoire de don Bosco avait donc une double activité: l'une proprement éducative, par la récréation organisée et
la classe adaptée à une jeunesse inculte; l'autre spécifiquement religieuse,
que l'initiateur jugeait la plus importante, par la catéchèse, la confession et
les assemblées liturgiques ou de prière.[174]
Chapitre VII.
Le temps des ruptures (1848-1849)
Le Risorgimento de l'Italie
Les esprits fermentaient à Turin au cours des derniers
mois de 1847. «Une animation inaccoutumée se voit en tout, écrivait Costanza d'Azeglio
le 28 novembre de cette
année. On parle, on va, on remue, on s'aborde, on se réunit. On voit les gens
de bonne humeur, expansifs... »[1] Et le chargé d'affaires français observait
inquiet le 28 décembre: «Quand on se reporte à l'état de soumission
complète et d'inertie qui existait en Piémont il y a deux ans à peine, on ne
peut s'empêcher d'être effrayé de la rapidité avec laquelle les choses ont
marché. »[2]
Popularisé à la fin du dix-huitième siècle par le
dramaturge Alfieri, le terme de Risorgimento exprimait l'attente du jour
où l'Italie, «désarmée, divisée, avilie, enchaînée, impuissante, resurgira
vertueuse, magnanime, libre et unie.»[3] Entre 1831 et 1848, le mouvement national,
qui avait secoué à plusieurs reprises diverses régions de la péninsule
(particulièrement en 1820-1821 et 1830-1832), s'approfondit et
s'élargit. La faillite de la Charbonnerie, principale société secrète
révolutionnaire oeuvrant pour l'indépendance du pays, condamnait ce mouvement,
qui disparaissait alors comme force agissante.
L'idéologie du Risorgimento se traduisait en programmes éthico-politiques
qui avançaient leurs solutions particulières à la lancinante question
italienne. A la veille de 1848, on peut distinguer trois grandes
orientations dans ces programmes.
Le Génois Giuseppe
Mazzini (1805-1872) était le leader d'un
républicanisme unitaire: l'Italie renaîtrait unie sous un régime républicain.
Ancien carbonaro précocement exilé, il avait fondé la Giovane Italia et élaboré le plan
d'une Europe rassemblée, non par la liberté /265/ des individus conquise sous la Révolution française, mais par la volonté d'association des nations. Il assignait à la Troisième Italie, républicaine et unitaire, la mission de guider les peuples du continent
vers leur propre régénération dans une Giovane
Europa. Pour avancer, comme
son contemporain Karl Marx il préconisait l'insurrection des masses. Mais il se
faisait illusion. Théoricien austère, moraliste qui plaçait le progrès des
consciences au-dessus des revendications sociales, Mazzini ne
tenait pas compte des conditions de vie d'une population italienne ignorante,
indifférente et qui, parfois, coopérait avec les forces de la réaction. Il
lança successivement, entre 1833 et 1845, à Gênes, contre la Savoie, dans la Lombardie-Vénétie, dans les Etats du pape, dans le royaume de Naples, une
série d'insurrections, qui toutes échouèrent. A partir de 1844 et sous
l'influence d'un éclatant manifeste qui va nous occuper, les milieux de la
bourgeoisie libérale se détournèrent de Mazzini
et commencèrent à rechercher une
politique nationale qui ne passât pas par la révolution.
Un courant néo-guelfe (du nom des partisans médiévaux
de l'hégémonie pontificale) cherchait à réconcilier religion et nation selon
une idéologie de catholicisme libéral. Le pape, autorité morale et médiateur entre
les Etats, inspirerait et guiderait le fédéralisme italien. Tel avait été en 1836 le thème des Nuove speranze
d'Italia de Niccolò Tommaseo
(que nous retrouverons dans
l'histoire de don Bosco). C'était surtout celui de l'ouvrage brûlant sur le Primato morale e civile degli
Italiani (Primat moral et
civil des Italiens) de l'abbé piémontais Vincenzo
Gioberti (I80I-I852), alors en exil. Le «primat italien» dans le
concert des peuples paraissait aller de soi à ce théoricien autant «dans
l'action» que «dans la pensée». Une suite de propositions longuement
développées argumentaient sa thèse. La racine de l'autonomie est dans la vertu
créatrice. L'Italie, terre natale de multiples génies, est autonome par
excellence. Par sa position, la péninsule est le centre moral du monde
civilisé. La géographie elle-même lui offre cette place prééminente. La
religion est le fondement principal de la primauté italienne. Car le principe
catholique est inséparable de l'âme du pays. La vraie doctrine nationale de
l'Italie est donc celle des guelfes et des réalistes. La civilisation des
autres peuples dérive du catholicisme et de l'Italie. Cette nation est
créatrice par excellence, comme en témoignent son talent inventif et la
sublimité de ses chefs d'oeuvre. Elle qui a été et qui demeure la nation
rédemptrice des autres peuples, ne peut être rachetée par leurs soins (comme le
voudraient ceux qui tournent leurs regards vers la France...). Comme elle possède en elle-/266/ même toutes les conditions d'un Risorgimento national et politique, i1 est inutile de recourir pour
la relever aux soulèvements intérieurs et aux interventions étrangères. Enfin,
le principe de l'unité italienne est le pape, qui a la possibilité d'unifier la
péninsule moyennant une confédération des princes qui se la partagent. Deux
provinces surtout doivent coopérer à l'unité italienne: Rome et le Piémont.[4] L'ouvrage de Gíoberti produisit un bruit extraordinaire. Mais rares,
parmi les guelfes, étaient ceux qui devinaient les écueils d'un système entraînant
le souverain pontife dans un engrenage qui l'opposerait à des puissances
catholiques et à l'intérieur d'un monde qui, sourdement ou pas, se laïcisait.
Une troisième tendance, qui doutait des possibilités
d'un Risorgimento grâce à des papes acquis à la réaction - car
nous sommes au temps de Grégoire XVI -,
défendait l'idée d'une fédération
italienne dirigée par le roi de Sardaigne, la deuxième puissance dans laquelle Gioberti
plaçait ses espoirs. Etaient partisans de cette thèse Cesare Balbo dans ses Speranze d'Italia (Espérances d'Italie) (1844), Massimo d'Azeglio
dans son livre Degli ultimi casi di Romagna (Des dernières affaires de Romagne) (1846) et
le général piémontais Giacomo Durando, qui, dans un «Essai politique, militaire sur
la nationalité italienne», exhortait ses compatriotes à renoncer à l'évocation
nostalgique et littéraire des temps révolus (contre le Risorgimento romantique et le guelfisme médiéval), pour se mettre à
l'école économique et militaire des pays développés de l'Europe occidentale.
Peu à peu s'était aussi affirmée, chez les modérés, la conviction que le Risorgimento devait aller de pair avec l'élévation du niveau
civique et économique des populations, sous l'impulsion de la bourgeoisie
d'affaires, dans un Etat constitutionnel où le suffrage censitaire donnerait le
pouvoir au «pays légal». Telle était en Piémont, l'opinion de Camille de Cavour, économiste
et financier.[5]
Le Statuto piémontais de 1848
Le néo-guelfisme atteignit son apogée après
l'élection, en 1846, au souverain pontificat, du cardinal Mastai Ferretti, qui
prit le nom de Pie IX. Le nouveau pape passait pour libéral, ses gestes
magnanimes envers les prisonniers et les exilés politiques incitaient à le
croire tel. Son exemple en imposait. Sous la pression des modérés, tous les souverains
de la péninsule consentirent à des réformes qui, dans la législation et dans
les règlements sur la presse, atténuaient l'absolutisme de /267/ règle depuis le
début de la Restauration. Puis une insurrection séparatiste en Sicile, qui
éclata le 12 janvier 1848 (donc avant les journées
parisiennes de février), préluda à l'octroi de constitutions à Naples, en
Toscane et en Piémont.
Dans les Etats sardes, sous le régime débonnaire de Charles
Albert, des réformes importantes: abolition de la censure et loi sur la presse,
le 30 octobre 1847; décret royal sur la discrimination des israélites le 3
janvier 1848 (préface de ceux du 29 mars et du 19 juin les concernant); égalité
civile accordée aux vaudois le 17 février 1848 à la suite d'une pétition
signée par de nombreux catholiques, [6] avaient ébranlé le système en vigueur. Le 8
février, Charles-Albert promit une constitution, et, le 4 mars, il
promulgua le Statuto fondamental du pays.
Bien qu'ils aient maintenu un régime en soi peu
démocratique, les articles fondamentaux du Statuto, tel que l'annonçait le Manifeste du 8 février, tempéraient fortement l'absolutisme royal. La religion catholique,
apostolique et romaine demeurait la seule religion de l'Etat piémontais, les
autres cultes n'étant que «tolérés en conformité avec les lois» (art. 1).
Vaudois et juifs ne pouvaient prétendre à la parité religieuse. La personne du
roi était dite «sacrée et inviolable», et «ses» ministres - qui n'étaient donc
pas ceux d'un gouvernement autonome - «responsables» (art. 2). Au roi seul,
«chef suprême de l'Etat», appartenait le pouvoir exécutif (art. 3); à lui seul
celui de sanctionner et de promulguer les lois (art. 4). Toute la justice
émanait de lui et était administrée en son nom (art. 5). Autrement dit, il
exerçait ou contrôlait les trois pouvoirs de Montesquieu dans l'Esprit des
lois. Toutefois le pouvoir législatif était exercé collectivement par le
roi et les deux chambres (art. 6), la première de ces chambres - le sénat -
composée de personnes nommées à vie par le roi lui-même et la deuxième élue par
la population au suffrage censitaire (art. 7). Le roi et chacune des deux
chambres proposeraient les lois (art. 8). Les chambres seraient convoquées
chaque année par le roi, qui pourrait proroger leurs sessions et dissoudre la
chambre élue (art. 9). Conformément à un acquis récent, la presse serait
«libre», quoique sujette aux lois réprimant ses abus (art. 11) et la liberté
individuelle demeurerait garantie (art. 12).[7] La démocratie balbutiait en Piémont. Les
catégories populaires étaient tenues à l'écart de la vie politique. Le pouvoir
du souverain n'était qu'entamé par la libération de la presse, les garanties
individuelles des citoyens et l'élection d'une chambre législative par les gens
riches ou, du moins, les non-pauvres. /268/ Cependant ce progrès appréciable au gré des libéraux, le bon plaisir
du roi et de ses ministres n'aurait plus force de loi. Et la pratique
renforcerait immédiatement l'orientation démocratique du pouvoir. «Contre les
prévisions du Statuto, le parlement, ou plutôt la chambre des
députés, prendrait aussitôt la première place et deviendrait la force
dirigeante du pays, sans trouver de résistance dans la Couronne. »[8]
Le clergé et les réformes en Piémont
Les démonstrations de joie à l'annonce des réformes
successives créèrent à Turin un climat de fête permanente à partir d'octobre 1847.
La liberté enivrait les esprits. «C'était d'immenses vagues populaires en
costumes de fête, a écrit Boggio, [9] avec des drapeaux, des guirlandes, qui parcouraient les rues et les
places acclamant le prince, acclamant Pie IX, acclamant avec eux les noms des
citoyens généreux, dont les sages écrits avaient dégagé la route pour le triomphe
de la liberté et du progrès. C'était d'affectueuses embrassades, comme pour de
vieux amis, entre des gens qui se connaissaient à peine de la veille; un
dialogue, un mélange de personnes de toute catégorie, de toute profession et de
tout culte.»[10] Presque
chaque jour, des manifestations spontanées résonnaient d'applaudissements, de
sérénades ou d'hymnes à Pie IX, au roi et à la Risorta Italia (l'Italie ressuscitée).
Dans son ensemble, le «bas clergé» de Turin n'était
pas de reste, soit que, selon son peu bienveillant historien, le temps de
secouer le joug épiscopal lui semblât être venu, que la lecture de Gioberti lui
eût échauffé le cerveau ou que l'association du nom de Pie IX à la célébration
des réformes lui eût suffisamment garanti leur bonté.[11] Mais d'autres clercs tenaient pour une
opinion différente. Les jésuites passaient pour hostiles à la liberté qui avait
été concédée. Et, au degré hiérarchique supérieur, l'archevêque Luigi Fransoni
manifestait plus que de la
réticence face au bouleversement social que les réformes amorçaient. Dès le 11
novembre 1847, une circulaire épiscopale invita le clergé turinois à ne pas se
mêler «aux bruyantes démonstrations et aux festivités séculières, par trop
contraires à la gravité et au digne comportement des ministres sacrés et qui,
loin de devoir lui être agréables, ne pourraient que déplaire à notre très
pieux souverain. »[12] Le 13 novembre, il autorisa un Te Deum
d'action de grâces dans les églises, à la condition de n'y laisser entrer que
les drapeaux militaires. Ces réserves déplaisaient aux libéraux, qui ne les
oublieront plus. A la /269/ même époque, la loi sur la presse, qui supprimait la
censure ecclésiastique, mais soumettait les écrits des clercs à la surveillance
civile, indignait la hiérarchie. Enfin, les libertés nouvelles accordées aux
juifs et aux vaudois ébranlaient son monopole religieux.
Les séminaristes de Turin s'agitaient en sens opposé.
Quand, le 4 décembre, les citoyens décidèrent une ovation à Charles-Albert qui
revenait de Gênes, une grande partie d'entre eux décidèrent de s'y associer.
L'archevêque l'apprit et interdit sévèrement cette participation: les portes du
séminaire ne seraient pas fermées, mais les contrevenants ne seraient pas
acceptés aux ordres. Il y eut pourtant quelque quatre-vingts séminaristes à
passer outre à la défense, à crier leurs evviva et à
applaudir sur les places. Puis, nouvel affront à l'autorité épiscopale, aux
cérémonies de Noël de la cathédrale, des séminaristes apparurent la cocarde
nationale sur la poitrine lors de la messe pontificale de l'archevêque. Le 17
janvier 1848, le recteur Vogliotti, incapable de contenir la rébellion,
présenta sa démission, laquelle ne fut pas acceptée. Et l'agitation ne faiblit
pas. Le 9 février, quand le Statuto fut annoncé, les clercs se montrèrent à
nouveau en ville la poitrine ou le chapeau ornés de cocardes tricolores symboliques.
Ils récidivèrent le 27 sur la via Pô pour acclamer un défilé de corporations
laïques. En conséquence, tous les clercs qui avaient pris part aux
manifestations furent refusés aux ordres; et l'archevêque prit la grave
décision de fermer le séminaire de Turin. Les séminaristes rentrèrent chez eux.
Quelques-uns trouvèrent place dans des diocèses voisins.[13] Puis, quand la guerre éclata,
l'administration transforma le séminaire en hôpital militaire.[14]
Une espèce de fureur de changement démocratique
envahissait le clergé séculier et régulier au début de l'année 1848. Des
lettres ouvertes, signées ou anonymes, circulaient contre ou pour l'habit
clérical. L'agitation contre l'autorité, contre les traditions et en faveur de
la liberté était endémique. Un prêtre de la Mission, alors scolastique à Turin, a plus tard raconté la crise lazariste avec une sérénité exemplaire.
«Malheureusement les idées nouvelles fascinaient et
séduisaient quelques-uns. Nous, étudiants à Turin, centre de tout le mouvement,
nous ne pouvions y rester ni étrangers ni indifférents. Le bruit des fêtes
publiques dès que le roi eut accordé les réformes, les musiques, les drapeaux,
les acclamations, les vivats au pape et à Charles-Albert, les « A bas
l'Autriche et les jésuites », ne pouvaient pas ne pas parvenir à nos
oreilles, exciter notre jeune curiosité et exalter nos imagina-/270/ tions; non pas que nous eussions voulu du mal aux
jésuites, mais l'idée de mettre l'Autriche hors d'Italie nous souriait; et puis
d'entendre tellement acclamer Pie IX, et tout ce que l'on chantait sur lui:
qu'il était, ou serait le chef et le centre de la ligue italienne, qu'il
s'était allié à Charles-Albert pour chasser l'étranger, qu'il lui avait envoyé
en cadeau une épée bénite par lui avec la sentence: In hoc gladio vinces; ces rumeurs et d'autres du même genre, transmises de
bouche à oreille ou par voie de presse, se répandaient à travers Turin. Tout
cela ne pouvait que nous émouvoir fortement et nous pousser à crier nous aussi
de tout notre coeur: Viva Carlo
Alberto! Viva Pio IX!»
Les lazaristes prêtres ne se contentaient pas
d'acclamations. «... Il y avait parmi nous, à Turin même et dans d'autres
maisons de la province, quelques esprits légers et imprudents, qui, touchés par
les remous de l'époque, la tête échauffée par la lecture des journaux, séduits
par les belles idées de liberté et d'indépendance, se persuadèrent qu'il
fallait leur donner corps, non seulement à l'extérieur dans le monde politique,
mais aussi à l'intérieur au sein même de la congrégation, où, au détriment des
règles et des constitutions, ils envisageaient d'introduire une sorte de régime
populaire ou constitutionnel. En conséquence, il fallait regarder et
ouvertement censurer comme rétrogrades et tyranniques les supérieurs, le nôtre
en particulier (M. Durando), qui se montraient contraires aux nouveautés,
miner sous main les autorités, se concerter entre maisons par des correspondances
secrètes et grossir le parti pour finalement composer et s'entendre sur un
recours à Rome, en s'imaginant follement que Pie IX, le pape des réformes,
aurait agréé ces desseins subversifs.» Le complot fut dénoncé, mais ne reçut de
solution qu'après juin 1848, quand, partout en Europe, la réaction
conservatrice commençait de l'emporter sur l'élan rénovateur ou
révolutionnaire.[15]
Don Bosco et le Risorgimento
Don Bosco, quant à lui, vivait au Valdocco ce climat
orageux, écartelé entre un archevêque respecté et des collaborateurs souvent
emportés par les idées nouvelles. Il était soupçonné de faire cause commune
avec les jésuites abhorrés. Des violences verbales, on passait quelquefois aux
voies de fait.
Don Bosco refusa de laisser entraîner son oratoire S.
François de Sales dans un cortège patriotique de reconnaissance au souverain
réformateur et perdit ainsi l'appui de Roberto
d'Azeglio et l'aide de /271/ plusieurs laïcs et ecclésiastiques.[16] Dans ses Memorie
dell'Oratorio, il a situé à
cette époque plusieurs attentats contre sa personne. «Je fus à plusieurs
reprises attaqué chez moi et sur la rue, racontera-t-il. Un jour, pendant que
je faisais le catéchisme, une balle d'arquebuse entra par une fenêtre, traversa
mon vêtement entre le bras et les côtes et alla faire un large trou dans le
mur. Une autre fois, un individu - bien connu - m'assaillit un long couteau à
la main, tandis que je me trouvais au milieu d'une multitude d'enfants. Ce ne
fut que par miracle que, courant à toutes jambes, je pus m'enfuir et me
réfugier dans ma chambre. »[17] Borel connaissait de semblables mésaventures.[18]
Penchait-il pour quelque conservatisme raidi? Malgré
la pauvreté des témoignages subsistants, on devine certaines de ses préférences
de 1848, quand le Piémont, prenant au sérieux ses responsabilités italiennes,
se laissait entraîner dans une guerre de libération des Lombards opprimés par
l'Autriche et la perdait piteusement au bout de quatre mois...[19]
Dans sa Storia ecclesiastica de 1845, don Bosco
avait maudit le mazzinisme républicain et ses soulèvements révolutionnaires: «...
Au système des modernes ennemis de la foi, écrivait-il, on a donné les noms
méprisés de templiers, de carbonari, d'illuminati
et de francsmaçons. Ils appellent
leurs groupements Giovane Italia,
Riforma Radicale della Religione, Amici della Luce (...) Toutes ces sociétés, quel que soit leur nom,
conservent toujours les mêmes principes; on peut les définir des conventicules secrets
visant à la subversion de l'ordre civil, moral et religieux.»[20] Sans qu'il soit nommé, le fondateur de la Giovane Italia était voué à l'opprobre. Don Bosco éprouvait
au contraire des sentiments favorables au néo-guelfisme giobertíen. En 1848, il lui semblait de plus en plus évident que la Providence avait choisi pour son Eglise un pape modèle et rassembleur, selon le rôle que Gioberti
voulait attribuer au pontife de Rome en Italie rénovée. Il est «universellement
connu et aimé», écrivait-il dans l'édition contemporaine de sa Storia ecclesiastica, peu avant d'accoler un adjectif
louangeur au nom de Gioberti. «La vénération et l'affection de ses peuples
accompagnent tous les pas de Pie IX; le reste de l'Eglise fait écho aux dévotes
acclamations de l'Etat romain. Les souverains apprennent de lui la vraie
manière de gouverner les peuples. Sa seule présence émerveille celui qui le
peut voir. Le grand Gioberti qualifie le jour où il le vit le plus beau de sa
vie. Les hérétiques eux-mêmes l'admirent et chantent ses louanges. Le monde
entier renaît à une nouvelle gloire grâce à cet incomparable pontife. »[21] D'ailleurs, parce /272/ qu'il était non seulement une entreprise
nationaliste, mais une oeuvre de conciliation entre les peuples de la péninsule
et une oeuvre civilisatrice et sociale, [22] le Risorgimento autour du pape incluait un programme d'éducation,
auquel le prêtre du Valdocco ne pouvait qu'être sensible. Pour lui aussi, la
renaissance italienne du dix-neuvième siècle devait donner plus de «civilité»
aux populations.
La presse dans la bataille politique
Une presse piémontaise brusquement exubérante était le
grand instrument du renouveau. Depuis que la liberté leur avait été accordée,
les journaux s'étaient mis à fleurir à Turin. Ils avaient noms Il Risorgimento (née le 15 décembre 1847), l'Opinione (née le 26 janvier 1848), la Gazzetta del popolo (née le 16
juin 1848), la Tribuna del popolo (née le
26 juillet 1848), la Guida del
popolo (née le 16 août 1848), etc.[23] Certains
de ces titres se détachaient pour une raison ou une autre. L'Opinione, important journal de gauche, riche d'informations, versait dans un
anticléricalisme forcené depuis qu'Aurelio Bianchi-Giovini avait pris la
direction du périodique (26 juin 1848). On trouvera dans ses articles «toutes
les sottises, toute la pseudohistoire, toutes les banalités pseudo-philosophiques,
dont les populations d'Europe latine furent abreuvées durant trois quarts de
siècle» (A.C. Jemolo). L'Opinione fut donc contre le catholicisme religion d'Etat,
pour l'émancipation des juifs, pour la suppression des jésuites, instruments de
domination de l'Autriche et ennemis de l'Italie, des nouvelles réformes, des
gouvernements libres, fauteurs des plus ardents du despotisme, etc. [24] La Gazzetta del popolo se distinguait par une vulgarité antireligieuse
du plus mauvais aloi. «Nul ne peut mesurer l'immense dommage causé par la
feuille malpropre qui a pour titre Gazzetta
del popolo, dira une
correspondance de Turin à la Civiltà cattolica le 21 avril 1850. Les calomnies les plus absurdes, les
infamies les plus dégoûtantes sur les papes, le clergé et toutes les honnêtes
gens qui osent se montrer telles; la dérision des dogmes, des sacrements et de
la morale évangélique; les maximes les plus impies de Luther et de Calvin s'y
mêlent et s'y entassent avec une monstrueuse effronterie... »[25]
Le clergé piémontais perdait son monopole dans la
formation des esprits. Il réagit en juillet 1848 avec la fondation de l'Armonia de l'évêque Moreno (premier numéro le 4 juillet) et de Il Conciliatore Torinese, fondé par le chanoine Lorenzo Renaldi (premier numéro le /273/ 15 juillet). L'Armonia della religione colla civiltà, qui, plus tard, sous la
direction du théologien Giacomo Margotti,
aurait d'âpres accents antí-italiens,
anti-unitaires, austrophiles, perdrait de son respect envers la dynastie
royale, deviendrait incapable de distinguer entre ses adversaires et plutôt
vulgaire dans sa tonalité générale, fut à l'origine sincère dans son désir
d'accorder les principes catholiques au nouvel ordre constitutionnel, accepta
sur ce point l'esprit de Cesare Balbo et eut alors pour principal rédacteur
politique le marquis Gustave de Cavour, qui était tout dévoué à Antonio Rosmini.[26]
Selon leurs tendances, ces journaux s'attaquaient et
se répondaient mutuellement. La bataille des journaux força l'entrée de
l'oratoire S. François de Sales. Don Bosco a raconté qu'un dimanche, à deux heures
après-midi, tandis qu'il se trouvait en récréation avec ses enfants et que l'un
des siens lisait - à haute voix - l'Armonia, des prêtres qui venaient
habituellement l'aider dans son ministère débouchèrent brusquement en groupe
avec médailles, cocardes et drapeau tricolore. Ils brandissaient le journal l'Opinione que don Bosco qualifiera de veramente immorale. L'un d'eux - que nous savons avoir été le théologien
Carpano - vint à lui et cria: «C'est une honte! Il est temps d'en finir avec
ces saletés. » Il arracha l'Armonia des mains du lecteur, la déchira en mille
morceaux, la jeta à terre, cracha dessus, la piétina et la repiétina. Puis il
revint à don Bosco et lui étala l'Opinione sous les yeux: «En
voilà un journal et pas un autre, que doivent lire les véritables et honnêtes
citoyens! »[27]
L'Amico della gioventù (1848-1849)
Le 26 octobre et le 1er novembre 1848, la Gazzetta Piemontese annonça la
nouvelle publication du tri-hebdomadaire L'Amico
della gioventù, qu'elle
définissait: «Giornale politico-religioso». Don Bosco s'était décidé à contribuer lui aussi par un
périodique à l'éducation des jeunes et du peuple. Mais il est douteux qu'il
soit ainsi entré en politique, comme souvent on le pense sur la foi de ce
sous-titre.[28] La formule deviendrait traditionnelle dans
l'hagiographie salésienne elle-même, quitte à imaginer, par la première place
donnée au qualificatif politico, un don Bosco politicien engagé dans une
période turbulente.[29]
Le premier numéro, le seul qui ait été conservé, daté
du 28 octobre 1848, avait quatre pages. En finale, on trouvait: «D. Giovanni Bosco
Gerente». Au vrai, comme le titre authentique longtemps ignoré /274/ par les
historiens: L'Amico della gioventù.
Giornale religioso, morale
e politico le
déclarait d'emblée, ce journal ne donnait que le troisième rang à la politique,
après le religieux et le moral. Le Programma affiché sur sa première
page était sans équivoque. Sa rédaction ferait de la catéchèse et de la morale.
Il s'agissait pour elle de transmettre aux lecteurs «une véritable et solide
éducation chrétienne», de «confirmer le peuple dans sa foi catholique», de «lui
en montrer l'irréfragable vérité, la beauté toute céleste et (de dégager) les
biens grandissimes qui procèdent d'elle comme d'une inépuisable fontaine pour
les individus et la société entière»; et, simultanément, de «l'éduquer à la
vertu qui, selon l'Apôtre, "est utile à tous parce qu'elle a les promesses
de la vie présente et de la vie future"». L'Amico della gioventù, lisait-on dans le programme, ne serait cependant pas
une simple revue de piété. Comme la Storia sacra et la Storia ecclesiastica de don Bosco, remarquons-nous aujourd'hui, ce
journal ne négligerait rien en art et en science pour «éclairer l'intellect et
améliorer le coeur». En outre, et le programme ne justifiait pas autrement le
troisième adjectif du soustitre, «une certaine connaissance des événements
quotidiens étant aujourd'hui plus que jamais un besoin pour toutes les classes
de personnes, à la fin de chaque numéro on ajoutera les nouvelles civiles et
ecclésiastiques qui peuvent être utiles ou satisfaire honnêtement les désirs
des lecteurs. » Mais la rédaction, systématiquement étrangère à tout esprit
partisan, n'entrerait pas dans les disputes et les débats rageurs. Le journal
ne prétendait qu'éclairer la jeunesse et la prémunir contre tout ce qui
pourrait obscurcir en elle les vérités de la foi, corrompre ses maeurs et
détourner le peuple «sur des sentiers ténébreux et fallacieux. »[30]
A la suite de l'éditorial, le numéro initial comportait
une adresse «à la jeunesse», dont l'esprit rappelait l'introduction du Giovane provveduto; un article intitulé: «Religion et liberté»; un autre:
«Leçons d'histoire de la patrie» et un autre encore «Pie IX au Transtévère» montrant
le pape acclamé par la population. En troisième partie, venaient des nouvelles
brèves, une première de Turin, les suivantes de Londres, Paris, Vienne et
Prague; et de rapides comptes rendus des séances du 19 et du 20 octobre à la
chambre des députés des Etats sardes. Décidément, la «politique» était reléguée
à la dernière place dans ce journal, où la religion et la morale occupaient à
peu près toute la scène.
L'intention était louable, le résultat fut décevant.
Les événements de mars 1849 (Novara) semblent avoir été fatals à L'Amico della gio-/275/ ventù. Il n'avait que cent trente-sept abonnés par la poste
durant le premier trimestre de cette année. Les numéros 35 et 36 furent tirés à
cinq cents exemplaires, les numéros 37, 38 et 39 à quatre cents. Au début du
mois de mai 1849, L'Amico della
gioventù expira avec son numéro 61. Les abonnements furent
transmis à l'Istruttore del popolo, qui ajouta à son numéro 69 le sous-titre L'Amico.[31] L'expérience semble avoir laissé un
goût amer chez don Bosco. Lui qui serrait dans ses papiers certains de ses
cahiers d'écolier et des sermons de ses premières années de ministère, ne
conserva pas un exemplaire de l'unique journal dont il ait été le gérant.
L'Esprit de saint Vincent de Paul (1848)
Au cours de cette période tourmentée, don Bosco publia
un paisible «mois de juillet» dédié à saint Vincent de Paul, saint fêté par l'Eglise
le 19 de ce mois, sous le titre intéressant: «Le chrétien guidé à la vertu et à
la civilité selon L'esprit de saint Vincent de Paul. »[32] L'action apostolique et la physionomie de
Vincent de Paul l'avaient subjugué. Il rêvait d'une vie de prêtre aussi belle
et aussi remplie que la vie de Vincent deux cents ans plus tôt.[33] La diffusion des «Conférences de S. Vincent de Paul»
progressait alors en Italie: Gênes était gagnée, Turin se préparait à l'imiter.
Don Bosco offrait cet apôtre en modèle à ses contemporains chrétiens.
Conformément au programme éducatif de ses livres d'histoire et de dévotion, il
prétendait les «guider à la vertu et à la civilité». L'introduction du livre
expliquait son intention. D'une part, ce saint, qui avait connu toutes les
conditions, y avait pratiqué toutes les vertus. D'autre part, ayant eu à
«traiter avec la classe la plus haute et la plus raffinée (ingentilita) de la société», il avait toujours pratiqué «les
maximes et les comportements», qui, selon «la civilité et la prudence de l'Evangile»,
«conviennent au cittadino chrétien. »[34] L'ex-contadino de Castelnuovo, apparemment
impressionné par la fréquentation de l'aristocratie turinoise, participait à
l'action «civilisatrice» des populations italiennes inscrite par les bourgeois
libéraux au programme du Risorgimento. Il s'adressait surtout aux
gens d'Eglise, placés de la sorte face à l'apôtre extraordinaire qu'avait été
Vincent de Paul.
«Dieu fasse, souhaitait-il, que la même charité et le même zèle se
rallument chez les ecclésiastiques, afin que, sans se lasser, ils se dépensent
pour le salut des âmes; ainsi, les populations, illuminées par les vertus du
Saint, excitées et /276/ encouragées par le bon exemple des ministres sacrés,
courront à vive allure sur le chemin qui conduit l'homme à la vraie félicité:
au Paradis. »[35]
Notre pieux auteur avait opté pour une méthode de
composition particulièrement économique. Quelques années plus tôt avait paru à
Gênes un ouvrage en deux tomes intitulé: Lo
spirito di S. Vincenzo de' Paoli (L'esprit
de saint Vincent de Paul),[36] traduction italienne d'une étude déjà
ancienne d'André Joseph Ansart (1723-1790), un Français à l'itinéraire
d'ailleurs plutôt zigzaguant.[37] Mieux que le titre, le soustitre, qui donnait
Vincent de Paul en modèle par la description de ses «vertus», de ses «actes» et
de ses «paroles», définissait le projet de M. Ansart. Il avait rédigé,
principalement à l'aide des travaux de Louis Abelly et Pierre Collet, quarante
chapitres, avec, en appendice, un résumé de la vie du saint et des
considérations sur quelques-unes de ses qualités.[38] Don Bosco, probablement mis en goût par les
neuvaines du Divoto dell'angelo custode et des Sei
domeniche, ainsi que par les
semaines de méditations de l'Esercizio et du Giovane provveduto, voulait bâtir un mois de saint Vincent à l'image des mois de mars dédiés à saint Joseph et des
mois de mai dédiés à la Vierge Marie. Juillet a trente-et-un jours. Pour les trente-et-une
lectures nécessaires, il puisa dans Ansart trente-et-un chapitres, qu'il
recopia - sa préface le reconnaissait - à peu près «littéralement. »[39]
Les seuls véritables éléments originaux du mois de don
Bosco étaient, au terme de chaque lecture quotidienne, le frutto (bouquet
spirituel), qui en était l'application pratique. Nous lisons là un certain
nombre de principes, conseils et idées-forces, parfois exprimés en latin, qu'il
répétera au long de sa vie sacerdotale. Par exemple: Qui vult gaudere cum Christo,
oportet pati cum Christo (Qui veut jouir avec le Christ doit souffrir avec lui)
(2ème jour); Quod superest date pauperibus (Ce qui
reste, donnez-le aux pauvres) (6ème jour); Non in commotione Dominus (Le Seigneur n'est pas dans le bruit) 10ème jour); fuir
l'oisiveté, car «se livrer à des occupations agréables au Seigneur mène à la
vertu et au paradis» 31ème jour); ou encore, l'avant-dernier jour du
mois, cette consigne d'un partisan de l'exercice de la bonne mort: «Se préparer
à bien mourir, et, pour cela, faire demain une bonne confession et une sainte
communion, comme si c'était la dernière de la vie» 30ème jour). Le frutto du
vingt-quatrième jour, à la suite d'une méditation intitulée: «De sa confiance
en Dieu», exaltant cette vertu chez Vincent de Paul, était pour le moins
imprévue: «Frutto. La confiance en Dieu n'exclut pas notre
coopération; faisons donc ce que /277/ nous pouvons de notre côté, et le Seigneur,
avec sa grâce, fera ce que nous ne pouvons pas nous-mêmes. Une visite au très
saint sacrement. »[40] Don Bosco nuançait plus que son compatriote
et voisin Giuseppe Cottolengo le
saint abandon à la Providence.
Le contenu de Il cristiano guidato correspondait-il à son titre, tel que l'introduction
du livre l'explicitait? Les exemples de Vincent de Paul, mis
quotidiennement sous les yeux du lecteur, pouvaient certes «guider le chrétien
à la vertu» en général et à beaucoup de vertus en particulier. Les titres des
considérations apprenaient que Vincent avait «imité Jésus Christ» (2ème jour), manifesté une grande «charité» envers les «mendiants» et les «condamnés»
(3ème et 5ème jours), montré de la «douceur» (8ème jour), de l'«égalité d'humeur» 10ème jour),
de l'«humilité» 11ème jour), une grande «foi» (12ème jour),
de l'esprit de «mortification» 14ème jour), de la «patience» (16 ème jour), de
la «prudence» (18ème jour) et de la «pureté» (19ème jour);
qu'il avait su se montrer «reconnaissant» 20ème jour), «respectueux
envers ses supérieurs ecclésiastiques» (21ème jour), «simple» (23ème jour), «confiant en Dieu» (24ème jour), zélé «pour la gloire de Dieu
et le salut des âmes» (28ème jour); «détaché des biens de la terre» (29ème jour). Imiter Vincent permettait donc au chrétien de 1848 de progresser dans la vertu, sinon même dans la plupart des vertus connues. Mais que les
considérations de don Bosco aient pu guider ce même chrétien en matière de
civilité est beaucoup plus douteux. La référence de l'introduction au contact
de la classe «la plus élevée et la plus raffinée» de la société laissait
entendre que don Bosco désignait plus ou moins par ce mot la politesse,
l'urbanité, l'art de vivre dans la cité des hommes conformément à son rang, la
pratique des convenances et donc des conventions qui régissent leurs rapports
mutuels, la manière de se comporter avec les supérieurs, les égaux et les
inférieurs,... toutes choses qu'avait définies ou évoquées Jean-Baptiste de la Salle dans Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne[41] et que la classe «la plus élevée» et «la plus
raffinée» de Paris ou de Turin aurait eu honte d'ignorer. Vincent de Paul avait
poli ses moeurs rustiques originelles, il avait fréquenté sans accrocs notables
la cour du roi de France et les salons parisiens ne l'avaient pas trouvé
ridicule; mais André-Joseph Ansart n'avait pas cru bon de disserter sur sa
«civilité». Et, dans son adaptation, don Bosco avait seulement recommandé des
qualités par lesquelles on distingue un individu grossier d'une personne polie,
telles que l'affabilité [42] ou
un «air riant et aimable. »[43] Il enseignait aussi que la «civilité
chrétienne» veut que le disciple du Christ soit «doux et hum-/278/ ble de coeur.»[44] Mais
les «bienséances» apparaissaient fort peu dans ce livre sur le «chrétien guidé
à la vertu et à la civilité».
Pour nous, l'ouvrage de 1848 est le signe que, sept
ans après son ordination sacerdotale, le prêtre Bosco avait publiquement choisi
Vincent de Paul comme modèle de vie. Les Turinois s'en aperçurent. En 1850, L'Armonia écrivit: «Il est désormais
notoire à tous qu'un prêtre zélé est en train de reproduire parmi nous les
exemples des Vincents de Paul et des Jérômes Emiliens...»[45] Trois
saints prêtres ont particulièrement marqué la spiritualité de don Bosco:
François de Sales, Philippe Néri et Vincent de Paul. Il n'a consacré un livre
entier qu'au seul Monsieur Vincent.
La tourmente de 1848-1849
La brève existence de L'Amico della gioventù coïncida en Piémont avec une agitation nationaliste et
guerrière, à laquelle don Bosco fut parfois mêlé bien malgré lui.
Le ministère du royaume de Sardaigne, qui avait reçu
pleins pouvoirs au lendemain de Custoza, était modéré. Mais les extrémistes
parlaient haut dans le pays et à la chambre des députés. En août 1848, tandis
que, le 9, un armistice était conclu entre les belligérants, de violentes
émeutes éclataient à Gênes, Alessandria et Turin. On criait: «La République!» Et Vincenzo Gioberti encourageait
le pouvoir à reprendre la guerre contre l'Autriche. Le 23 août, à la grande
colère de Camille de Cavour, il condamnait le double programme, l'un
«écrit», l'autre «oral» du gouvernement modéré.[46] L'armée, ses officiers et son esprit étaient
mis en cause par les démocrates. Pour apaiser les agitateurs, qui dénonçaient
en eux des nostalgiques de l'absolutisme clérical, un décret (25 août), émis
«sous la poussée du mouvement populaire et par une mesure de légitimité
douteuse» (Romeo), chassait du royaume sarde les jésuites et les dames
du Sacré Coeur.[47] L'anticléricalisme
avait éclos en Piémont. Peu après (octobre 1848), quand les chambres allaient
se réunir à Turin, une révolution éclatait à Vienne, offrant apparemment aux
Piémontais l'occasion d'une revanche. Les modérés (le ministre de la Guerre Dabormida, Camille de Cavour...) tentèrent en vain de calmer les démocrates,
ceux-ci l'emportèrent. Le 16 décembre, Vincenzo
Gioberti reçut la présidence du conseil des ministres. Le
nouveau gouvernement, qui ne pouvait, pour affronter l'Autriche, improviser une
armée et un corps d'officiers, fit appel au peuple à l'image de la France révolution-/279/ naire.[48] Domenico
Buffa, ministre de l'Agriculture
et du Commerce et commissaire royal à Gênes, déclarait alors que les forts
devaient être cédés à la garde nationale. La campagne qui précéda les élections
du 22 janvier 1849 fut extrêmement dure. Les démocrates purent chanter
victoire. Signe de la défaite des modérés, Camille de Cavour ne
retrouva pas son siège à la chambre des députés. Le régime monarchique lui-même
semblait menacé par les mouvements insurrectionnels des mazziniens républicains.
Gioberti démissionna le 21 février, les démagogues imposèrent leur loi et le
gouvernement, dénonçant l'armistice (20 mars), poussa armée et volontaires
contre les Autrichiens. Hélas! En trois jours, à Novara, le sort des
Piémontais fut réglé (23 mars). Désespéré, le roi Charles-Albert abdiqua
aussitôt en faveur de son fils Victor-Emmanuel et partit en exil.[49]
Il fallait, pour survivre, modifier le cap politique.
Après des mois de folie, les Piémontais allaient redevenir sages, comme ils
l'étaient de nature. Le nouveau gouvernement (27 mars), présidé d'abord par Claudio Delaunay,
puis, à partir du 7 mai, par Massimo d'Azeglio,
renonça aux idées aventureuses de
Gioberti. Et le roi énergique de vingt-neuf ans qui l'avait nommé, s'apprêta à
l'inévitable bataille intérieure. «Jeune, aux goûts grossiers, vaniteux et
faiblement instruit, il avait cependant certains dons d'intuition politique et
quelque adresse manoeuvrière, nous apprend l'historien de Cavour. Surtout
il offrait, avec sa vitalité débordante et son profil guerrier, des éléments
que la classe politique libérale saurait transfigurer en mythes aptes à
redonner vie aux valeurs sentimentales et morales dans lesquelles, audelà des
limites particulières des individus, se trouvent la réalité et la vraie
signification de l'institution monarchique. »[50] Tandis qu'à la chambre, le 4 avril, la
majorité démocrate en place attribuait la défaite à la trahison du commandement
militaire et à la pusillanimité des modérés; que cercles et journaux démocrates
réclamaient la guerre à outrance et l'appel au peuple pour la défense du
territoire contre l'envahisseur; qu'à Gênes les républicains se soulevaient
contre la monarchie et se rendaient maîtres de la ville, le gouvernement d'Azeglío,
par les soins du ministre de l'Intérieur Pier
Dionigi Pinelli, dirigeait contre les rebelles les troupes du
général La Marmora, prononçait la dissolution des cercles politiques, engageait
des procès contre certains journaux et destituait les maires et les
fonctionnaires indociles.[51] Le pouvoir avait le pays pour lui. A la fin de l'année, les élections
du 9 décembre 1849 donnèrent la majorité aux modérés.[52] Elles /280/ consacraient en Piémont, comme à travers
l'Europe de ce temps, la déroute des radicaux extrémistes.
Don Bosco louvoyait de son mieux dans la tempête
politique et sociale de ces mois troublés. Il n'aimait pas les bouleversements,
répugnait aux excès et respectait l'empereur d'Autriche. Les appels au peuple
irritaient son sens naturel des hiérarchies. Il n'était pas «démocrate», mais
modéré. Il approuva certainement, quoique sans le crier trop haut, la Dichiarazione publiée parle Conciliatore torinese pour l'anniversaire du journal, le 2 juillet 1849:
«Fermes dans notre dessein de suivre une politique conciliatrice et de lier les
progrès de la civilité aux doctrines du catholicisme, nous avons horreur des
extrêmes et nous répudions tout ce qui ne serait pas modération, vérité,
justice (...)»[53] Il souffrait avec les gens. Peu après l'armistice du 9 août 1848, un
article de la Gazzetta del popolo, sans au reste mentionner don Bosco, annonça que les élèves de
«l'oratoire du dimanche S. François de Sales, sur la route de Valdocco», avaient
témoigné publiquement de leur savoir, dépassant «de loin l'attente des
assistants» à leur représentation. Le journal appréciait la culture populaire
transmise et louait les jeunes qui avaient renoncé à leurs récompenses pour en
destiner le montant à deux familles de soldats.[54] Don Bosco et ses garçons se souciaient donc
de la vie de leur patrie.
C'était bien le moins, estimera-t-on... Mais notre
prêtre refusait catégoriquement d'entrer avec les siens dans le combat
patriotique et même d'en entendre parler en public chez lui. Il raconta en
détail un incident significatif. Le jour où des prêtres qui l'assistaient
s'étaient présentés à l'oratoire «avec médailles, cocardes et drapeau
tricolore» et l'avaient interpellé sur l'Armonia,[55]1a cloche
appela les oratoriens dans leur chapelle. Et «l'un de ces ecclésiastiques, qui
était chargé du sermon moral aux pauvres enfants », écrivit-il, prononça cette
fois-là un discours «vraiment immoral». «Liberté, émancipation, indépendance,
(ces mots) résonnèrent pendant toute la durée du discours»...[56] Il
poursuivait:
«J'étais dans la sacristie impatient de pouvoir parler et de mettre un
frein au désordre; mais le prédicateur sortit bientôt de l'église, et, sitôt la
bénédiction donnée, invita prêtres et jeunes à le suivre. On entonna à pleine
gorge les hymnes nationaux, et, le drapeau frénétiquement agité, ils partirent
défiler autour du Monte dei Cappuccini. Là, ils promirent formellement de ne plus
rentrer à l'oratoire, si ce n'est invités et reçus dans toutes les formes nationales.
- Tout cela sans que je puisse de quelque façon exprimer mes raisons et mes
idées. »
/281/
Fut-il en la circonstance aussi réservé sur ses
«raisons» et ses «idées» qu'il a essayé de nous le faire croire dans ses Memorie? Comment expliquer, dans ce cas, la volonté des insurgés d'être reçus à
l'oratoire dans les «formes nationales»?... Don Bosco réagit avec vigueur à la
manifestation. Il manda aux prêtres qu'il leur était désormais sévèrement
interdit de reparaître dans son oratoire et aux jeunes qu'ils devraient se
présenter personnellement à lui, un par un, pour y être réintégrés. Il estimait
avoir réussi: aucun des prêtres n'avait tenté de revenir et les jeunes
s'étaient excusés, parce qu'ils avaient été trompés.[57]
Les oratoires de Porta Nuova et de Vanchiglia
Deux oratoires turinois entrèrent dans l'orbite de don
Bosco, l'un en 1847, l'autre en 1849.
Vers la fin de l'année 1847, une supplique adressée à
l'archevêque Fransoni disait que le «prêtre Bosco Gio. » et «le théologien Borelli»,
attachés à la direction spirituelle de l'oratoire S. François de Sales, avaient
ouvert un nouvel oratoire entre le viale de' Platani
et celui du Roi et qu'ils
demandaient de bien vouloir déléguer le curé de la Madonna degli Angioli pour la bénédiction de sa
chapelle.[58] L'autorisation de l'archevêque fut datée du
18 décembre 1847.[59] Ledit oratoire était situé dans le quartier
de Porta Nuova.[60] Il y avait là des prés et des masures éparses
le plus souvent habitées par des lavandières. Don Bosco avait loué l'une
d'elles pour y installer un oratoire, qui déchargerait S. François de Sales.
S'il faut en croire le récit circonstancié de Giovanni Bonetti, l'inauguration eut lieu le 8 décembre. Don
Bosco dépêcha quelques jeunes gens dans cet oratoire et demanda au théologien Giacinto Carpano
d'assumer sa direction. Les
relations de l'oratoire San Luigi et de l'oratoire S. François de Sales
resteraient suffisamment étroites pour qu'un jour l'archevêque réunisse les
deux institutions sous le gouvernement de don Bosco.
Don Bosco ne fut jamais suiveur. Au début de 1849, on
l'opposait à don Giovanni Cocchi, autre créateur d'oratoire à Turin. Son oratoire
du quartier déshérité de Vanchiglia avait participé à l'élan patriotique. A la
veille de Novara, ses jeunes avaient marché jusqu'à Vercelli pour
contribuer à la guerre de libération nationale. La subite déconfiture des
Piémontais les avait remenés tristes et penauds dans leur ville de Turin. Et
l'institution avait fermé ses portes.[61] Puis, à la fin de l'année, l'archevêque la
confia à don Bosco. Le théologien /282/ Giambattista Vola fut chargé des cérémonies religieuses; et une jeune recrue, Giuseppe Brosio
(le Bersagliere) eut à veiller sur la catéchèse et les jeux. Brosio commença
par de la gymnastique et des manoeuvres militaires, car, expliquera-t-il plus
tard, la jeunesse du temps aimait ce genre d'exercice. Mais il lui fallut
résister à certain assaut de bandes de voyous (les barabba, les cocche), qu'il se plut à narrer en détail.[62]
Don Bosco chez lui
Après Novara, la presse catholique se mit à célébrer don
Bosco. Trois articles nous restituent son image publique du temps. L'Armonia plantait
le cadre de son oeuvre et exprimait assez platement son projet éducatif: «Dans
le faubourg le plus pauvre de cette métropole, habité presque exclusivement par
des ouvriers qui subsistent du produit de leurs peines journalières et que la
maladie et le chômage réduisent souvent à une véritable misère, a été créée
voici quelques années l'une de ces oeuvres de bienfaisance dont l'esprit catholique
est la source inépuisable. Un prêtre zélé, soucieux du bien des âmes s'est
entièrement consacré (...) à arracher au vice, à l'oisiveté et à l'ignorance
une foule d'enfants, qui, dans ces quartiers, soit faute de ressources, soit
incurie des parents, grandissent malheureusement sans culture religieuse et
civile. Cet ecclésiastique, dénommé D. Bosco... » Etc. [63]
Lorenzo Gastaldi,
ami et peut-être collaborateur de
don Bosco, faisait de lui une description chaleureuse dans le Conciliatore torinese.[64] Il expliquait qu'au Valdocco, l'«humble prêtre»
Bosco, «sans autre richesse qu'une immense charité», réunit chaque jour férié
depuis plusieurs années «de cinq à six cents garçons pour les former aux vertus
chrétiennes et les rendre à la fois enfants de Dieu et honnêtes citoyens». Le
rédacteur, manifestement séduit par l'esprit de cet apôtre, décrivait les
«bandes de garçons» confluant en chantant les jours fériés vers l'oratoire S.
François de Sales. Arrivés à destination, partagés en petits groupes, ils
sautent, jouent à la balle, aux boules, à la balançoire...; ou bien, dans la
chapelle, se préparent à recevoir les sacrements; ou encore, dans les salles
attenantes, s'initient à la lecture, à l'écriture, à l'arithmétique et au
chant. L'affection et la confiance des enfants envers don Bosco l'avaient
laissé pantois. «C'est une merveille de voir l'affection et la très tendre
reconnaissance que ces enfants nourrissent dans leur coeur à l'égard de leur
bienfaiteur, le signor don Bosco. Nul père ne reçoit plus de caresses de ses fils, tous /283/ s'accrochent à
lui, tous veulent lui parler, tous veulent lui baiser la main. S'ils
l'aperçoivent en ville, ils sortent incontinent des boutiques pour le saluer.
Sa parole a une vertu prodigieuse sur le coeur de ces êtres encore tendres,
pour les diriger, les corriger, les plier au bien, les éduquer à la vertu et
même leur donner l'amour de la perfection... »[65] On reconnaît là le programme du Giovane
provveduto.
Casimiro Danna, qui tenait la chaire de pédagogie à l'université de Turin, s'était
intéressé aux multiples aspects de l'activité de don Bosco dans son oratoire, où
il était à la fois «célébrant et assistant, maître et prédicateur, père et
frère de ses jeunes». Il leur enseignait l'histoire sainte et l'histoire de l'Eglise,
le catéchisme, des éléments d'arithmétique, les exerçait au système métrique
décimal et, s'il y avait lieu, les initiait à la lecture et à l'écriture. «Tout
pour l'éducation morale et civile» de la jeunesse, remarquait-il avec justesse.
Don Bosco ne négligeait cependant pas l'éducation physique: ses jeunes font de
la gymnastique, disposent d'échasses, d'une balançoire, de palets, de
quilles... Le professeur avait remarqué la casa dell'oratorio, que les deux autres rédacteurs ignoraient: «Ce qui
donne droit par dessus tout à la reconnaissance de la ville envers don Bosco,
c'est le foyer (ospizio) que, dans la maison même de l'oratoire, il a
ouvert aux garçons les plus indigents et les plus déguenillés (cenciosi). Quand il connaît ou rencontre l'un d'eux que le dénuement a jeté dans
la misère, il ne le perd plus de vue, l'emmène chez lui, le restaure, le
débarrasse de ses vêtements malpropres et lui en fait endosser de neufs; il le
nourrit matin et soir jusqu'à ce que, après avoir trouvé un patron et du
travail, il le sache capable de subvenir honorablement à ses besoins et que lui-même
puisse entreprendre plus sûrement l'éducation de son esprit et de son coeur.»[66] Auprès
de l'oratoire proprement dit, la «maison» commençait à faire parler d'elle.
Les journalistes turinois percevaient les finalités
éducatives de l'oeuvre de don Bosco. Le Conciliatore avait été frappé par sa
personnalité. Il séduisait les jeunes. Quelques privilégiés pouvaient passer
des jours de vacances dans la maison de son frère à Castelnuovo. Là, une
chapelle dédiée au Rosaire, bénite le 8 octobre 1848, leur permettait d'assister
à la messe de don Bosco. Celui-ci était pour eux un ami et un être
charismatique, voire thaumaturgique. Il lisait dans les coeurs et pénétrait
l'avenir. Cet homme de Dieu opérait des prodiges. L'historiographie salésienne
a daté de la fin des années 1840 une multiplication des hosties,[67] une multiplication des châtaignes [68] et même la résurrection d'un garçon de quinze ans,
qui put ainsi confesser /284/ à don Bosco une faute grave, avant d'expirer
définitivement.[69] Les gens, à l'intérieur et à l'extérieur de
l'oratoire, lui attribuaient ces miracles, même quand il se défendait d'en être
l'auteur ou l'instrument.[70] Selon
don Lemoyne, «non seulement les jeunes le croyaient prêtre exemplaire, véritable
imitateur de Notre Seigneur Jésus Christ, mais ils le tenaient et le
proclamaient être un ami de Dieu, un saint, et un saint favorisé de dons
extraordinaires. Les témoignages sur ces années (il s'agit des années 1840) sont en cela d'une concordance qui impressionne...»[71] Le biographe, il est vrai, forçait les traits pour
frapper davantage.[72] II n'importe, la réputation de don Bosco
était désormais établie à Turin. La presse anticléricale des années 1850 se
moquera du «thaumaturge du Valdocco».
Brosio, qui
avait de longs entretiens avec lui dans sa chambre même, releva des détails
intimes de sa vie. Don Bosco se voulait simple et pauvre. Effarouché par le
réalisme de la scène, don Lemoyne nous a caché que Brosio surprit don Bosco à
la recherche de ses puces.[73] Il participa à l'exécution de l'une d'elles.[74] En revanche, le biographe a raconté à la suite de Brosio
une amusante et, pensons-nous, édifiante histoire de lacets. Un jour que don
Bosco et Brosio étaient sur le point de sortir de la cour de l'oratoire pour
rendre visite à un noble personnage, le bersagliere s'aperçut que les chaussures
de son compagnon étaient lacées avec des ficelles. Il ne parvint pas à lui
acheter un sou de lacets. «De l'argent gaspillé», disait don Bosco.[75] «Vous êtes riche, mais vous cachez votre argent»,
plaisantait une autre fois Brosio dans la chambre de don Bosco. «Eh bien! Trouve-le!»
lui répliqua celui-ci. Après une recherche minutieuse menée en commun, ils ne
réunirent que quarante centimes.[76] Rigoureux avec lui-même, don Bosco se privait
à table pour ses invités; et ceux-ci ne le remarquaient pas, ajoutait le même
témoin.[77] Insulté par des gamins sur le futur corso
Regina Margherita, la grande artère voisine, «à faire sortir de ses gonds
le saint homme Job», il garda son calme près d'un Brosio bouillant de rage; il
appela les galopins, les sermonna brièvement et leur paya de bellissime pesche (splendides pêches).[78] Brosio nous a laissé le portrait d'un don
Bosco vers 1849 mortifié et généreux.
Don Bosco lui-même se rappelait surtout avoir été
alors écrasé par la tâche et incapable de se faire aider. Maître Jacques de la
«maison de l'oratoire», il devait, avec sa mère, s'occuper de tous les travaux
domestiques. «Faire la cuisine, préparer la table, balayer, casser du bois,
tailler et fabriquer caleçons, chemises, culottes, vestes, serviet-/285/ tes de
toilette, draps, et, à l'occasion, les réparer», tout cela lui incombait.[79] Le
personnel de service: cuisinier, balayeur, puis portier, n'apparut
progressivement que dans les années suivantes. En semaine, il lui fallait,
pendant la journée, veiller sur ses artisans dispersés en ville, assurer des
cours à une dizaine de garçons de classes secondaires; et, le soir, enseigner
le français, l'arithmétique, le plainchant, la musique vocale, l'orgue, le
piano... Le dimanche était harassant: confessions de bon matin, célébration de
la messe à neuf heures, puis sermon, puis classe de chant et de littérature
jusqu'à midi; à partir d'une heure, récréation, catéchisme, vêpres,
instruction, bénédiction du saint sacrement, récréation, enfin chant et classe
jusqu'à la tombée de la nuit.[80] Qu'on
ne se fasse pas illusion sur la tranquillité des enfants et la patience de
leurs jeunes «assistants», pris dans le groupe lui-même. «Je ne voyais pas d'un
bon oeil, parce que cela déplaisait à don Bosco et l'encolérait, expliquera Brosio
sur l'oratoire au temps de la chapelle Pinardi, que les camarades assistants à
l'église donnaient trop souvent de lourdes taloches aux plus petits qui dormaient
ou qui dérangeaient pendant le sermon et la prière; cela causait du mécontentement
et des critiques dans l'oratoire et hors de l'oratoire. »[81]
Après Novara, don Bosco était resté à peu près seul.
Toutefois, don Borel, encore responsable nominal de l'oratoire, ne l'avait pas
abandonné. Bien que submergé par son propre travail, ce «prêtre merveilleux»
prenait sur son sommeil pour confesser les enfants de don Bosco; et, souvent,
parce qu'il devait leur prêcher, se privait de déjeuner.[82] Don Bosco avait aussi des aides occasionnels.
Lui-même situait - peut-être avec raison - à cette époque l'intervention de
deux prêtres dont nous reparlerons.[83]
On jugeait, dans le clergé turinois, que l'isolement
relatif de don Bosco était imputable à la défense de son autonomie. Avant 1848
déjà, paraît-il,[84] lors de réunions
d'ecclésiastiques tenues pour unifier la direction des oratoires de la ville,
il avait refusé toute union avec des oeuvres parallèles. Il n'acceptait pas de
dépendre de prêtres dont il ne partageait pas toutes les idées en matière
politique et pédagogique. En 1849, la même tentative unificatrice fut répétée
avec l'appui de son directeur spirituel, don Cafasso. Tenace, don Bosco résista
à nouveau. Et, non seulement on ne parvint pas à un accord, mais la manoeuvre de
ceux qui prétendaient l'assujettir aboutit au résultat opposé. L'oratoire de Vanchiglia
passa sous la direction de don Bosco. Et, le 15 octobre 1849, un avis imprimé
par lequel don Cocchi annon-/286/ çait l'institution d'une
société composée «principalement de prêtres et de jeunes séculiers» intéressés
par l'assistance et l'éducation de la jeunesse abandonnée,[85] ne réalisait le voeu unitaire que sans don Bosco.
Le Denier de S. Pierre au Valdocco
Dans un esprit différent du «patriote» don Cocchi, en
1849, don Bosco penchait beaucoup plus pour le pape alors détrôné et exilé,
que pour la «cause italienne», passion de certains de ses collègues. Il le
démontra au cours d'un mois de mars, qui était celui de la grande épreuve pour
le Piémont.
Rome vivait des mois de révolution. Au début de 1848,
la vague réformatrice encouragée par Pie IX depuis son élection avait prétendu
pousser le pape à la guerre contre l'Autriche, obstacle principal à l'unité de
l'Italie. Il ne s'y était pas résigné (consistoire du 29 avril 1848); et
sa bonne réputation dans l'opinion progressiste s'était mise à décliner. La
crise romaine avait pris un tour dramatique pendant le mois de novembre.[86] Le 15, le ministre pontifical Pellegrino Rossi,
l'unique personne capable d'affronter la situation, fut assassiné; les organes
gouvernementaux s'en trouvèrent totalement paralysés; on vitupéra publiquement
le gouvernement papal. Le 16, les manifestants prétendirent imposer à Pie IX
une liste de ministres, son refus déclencha une riposte violente, des coups de
feu furent tirés, un membre de la curie (Mgr Giovanni Battista Palma,
secrétaire aux Lettres latines), qui se montrait à une fenêtre, fut tué. Le 17,
au Quirinal, les suisses du pape furent remplacés par la garde civique. La
police populaire surveillait le pontife et sa liberté paraissait menacée. Dès
lors, l'entourage de Pie IX (Antonelli...) programma sa mise à l'abri. Le 24 en
soirée, le pape déguisé, aidé par des ambassadeurs étrangers (Bavière, France),
s'enfuit de Rome. Le lendemain 25, il foulait déjà, à proximité de Gaète, le
territoire du royaume des Deux-Siciles.
Rome prit acte de son abandon et une Giunta fut désignée pour prendre le pouvoir en
déshérence. Elle convoqua une assemblée constituante, laquelle, à l'aube du 9
février 1849, déclara le pouvoir temporel déchu en fait et en droit et proclama
la République Romaine. Pendant ce temps, depuis Gaète, la curie repliée et Pie
IX en personne s'efforçaient de mobiliser le monde catholique. Une monition
très sévère 1er janvier 1849) excommunia les fauteurs romains
d'anarchie, qu'elle mit ainsi au ban de la catholicité. Les gouvernements des /287/ pays
catholiques, unanines à condamner une République, qui constituait un mauvais
exemple pour leurs peuples, surveillaient de près l'évolution des choses. La France agit militairement. A la fin du mois de mars 1849, un corps expéditionnaire
français, commandé par le général Oudinot, débarqua à Civitavecchia et entreprit de marcher sur Rome. Défait dans un premier temps, il ne
se rendit maître de la ville qu'après plus de trois mois de résistance. Les
Romains, que galvanisait entre autres depuis février l'intraitable Mazzini,
s'étaient bien défendus. Au reste, les Français admiraient les républicains,
auxquels ils ne firent aucun mal. Ils eussent aimé, semble-t-il, voir reconnues
par le pape les libertés constitutionnelles acquises. Mais Pie IX, trop
échaudé, n'avait plus envie de jouer au roi libéral.[87]
Cependant, l'exil de Gaète empêchait le pape de jouir
de ses ressources habituelles. Un peu partout en Europe sa détresse financière
désolait les catholiques. En mars 1849, elle donnait à notre don Bosco
l'occasion d'intervenir pour lui et même auprès de lui. A Turin, un comité de
soutien, dit de l'OEuvre du Denier de S. Pierre, avait été formé. Le 9 février
1849, l'Armonia ouvrit une
souscription en faveur du pape. Le coeur de don Bosco et, par contre-coup, celui
des enfants de l'oratoire S. François de Sales, n'y résistèrent pas. Dès ses
jeunes années, Giovanni Bosco avait cherché un père à qui se
soumettre, à aimer et à admirer. Il l'avait trouvé, mais bientôt perdu, en don Calosso.
Il n'en pouvait imaginer de plus grand et de plus fort que le pontife romain,
ce Santo Padre de tous les catholiques. Comment douter de la
puissance morale du «vicaire de Jésus Christ», lien sacré avec Dieu
indispensable à quiconque veut être sauvé, selon la théologie qu'il
commenterait jusqu'à sa mort? Le 25 mars 1849 (jour désastreux pour le
Piémont), deux membres du comité du Denier de S. Pierre, le chanoine Francesco Valinotti
et le marquis Gustave de Cavour,[88] que don
Bosco avait appelés, se présentèrent à l'oratoire pour recevoir l'offrande des
enfants.[89] Ils s'associaient, dira l'Armonia (par la plume de Gustave de Cavour)
au «tribut affectueux» que les
Turinois voulaient «déposer aux pieds du vicaire du Christ» exilé. Les jeunes,
visages ouverts et souriants, entourèrent bientôt ces messieurs. Deux d'entre
eux s'avancèrent. Tandis que l'un présentait les trente-trois francs
rassemblés,[90] l'autre lisait un petit discours certainement
rédigé par don Bosco lui-même.
Il commençait par exposer les circonstances du geste
des oratoriens. L'insistance sur la modestie de leur condition exaltait
d'autant leur filiale générosité. «Dès que nous parvint la douloureuse nouvelle /288/ que
le Saint Père se trouve dans le besoin, nous en avons été profondément émus.
Cette souffrance croissait encore à l'idée que notre position ne nous permet
pas de répondre à une nécessité imprévue. Désireux néanmoins de donner une
marque de notre estime et de notre filiale vénération envers le Père commun, le
successeur de saint Pierre, le Vicaire de Jésus Christ, nous avons fait nos
efforts, nous avons réuni l'obole du pauvre. Ce sont trente-trois francs que
nous avons rassemblés, une faible somme si l'on considère sa très sublime
destination, mais qui appelle une bienveillante compréhension, si l'on songe à
notre âge et à notre condition de petits artisans et de pauvres enfants. » Le
lecteur répétait: «Messieurs, nous savons que vous avez bon coeur et que vous
voudrez donc agréer notre faible offrande, vous assurant que nous aurions voulu
faire davantage si l'impossibilité ne nous l'avait interdit. » Puis il tentait
de s'adresser à la personne du pape: «Si jamais nos paroles pouvaient être
actuellement entendues par le Saint Père, tous, prosternés à ses pieds, nous
voudrions d'une seule voix lui clamer: - Très Saint Père, cet instant est le
plus heureux de notre vie. Nous sommes un groupe d'enfants, qui considérons
comme un grand bonheur de pouvoir donner un signe de vénération à Votre
Sainteté. Nous nous affirmons vos fils très affectionnés; et, malgré les
efforts des méchants pour nous éloigner de l'unité catholique, parce que nous
reconnaissons dans Votre Sainteté le Successeur de saint Pierre, le Vicaire de
Jésus Christ, avec lequel celui qui n'est pas uni se perd éternellement, et
dans l'intime conviction que nul, s'il est séparé de Vous, ne peut appartenir à
la véritable Eglise, nous déclarons vouloir vivre et mourir toujours unis à
cette Eglise, dont vous êtes le Chef visible, et nous nous disons prêts à
dépenser tout notre avoir, tous nos biens et notre vie même, pour nous montrer
dignes fils d'un si tendre Père. »
Sainte paternité du pape, ses titres de successeur de
saint Pierre et de vicaire du Christ, son rôle indispensable dans le salut des
âmes, l'unicité de l'Eglise arche de salut, les «fils très affectionnés d'un si
tendre Père», avec «lequel qui n'est pas uni se perd éternellement»,
exprimaient des idées chères à notre don Bosco.
Après le discours, selon le récit imprime en 1850, un
chœur d'enfants chanta, en l'honneur de Pie IX, un hymne qui comparait les
versatiles et criminels Romains de 1849 aux «Juifs perfides» d'antan. A
Jérusalem, après avoir acclamé Jésus, ils l'avaient bientôt condamné à mourir
sur une croix dans une «lente agonie». «Hier le ciel entier retentissait de
plaisantes harmonies» en l'honneur du pape Pie; /289/ «aujourd'hui on abreuve de fiel ce tendre
père». Mais, disait l'hymne, l'Eternel conjurera les menées de l'enfer contre
la «céleste nef» du Saint Père. Dieu seul peut commander à Pie IX, devant qui
«empereurs et rois courbent leurs fronts altiers. »[91]
Le geste de l'oratoire S. François de Sales, bientôt
connu du secrétaire d'Etat et, par lui, de Pie IX, devait retentir longuement
sur les rapports entre don Bosco et le souverain pontife.
L'initiation au système métrique décimal
Don Bosco n'enfermait pas son action pédagogique dans
les limites du Valdocco, il continuait d'éduquer et d'instruire la jeunesse par
le livre. En 1848, paraissait une édition revue et légèrement augmentée de sa Storia ecclesiastica de 1845.[92] L'ouvrage, seulement partagé en époques dans
la première édition, était désormais organisé en chapitres. Trois nouvelles
questions figuraient dans l'histoire du dixneuvième siècle: deux sur les
nouvelles congrégations, qui mettaient surtout en valeur les créations
turinoises Cottolengo et Barolo, et une troisième sur le successeur du pape
Grégoire XVI (mort le 1er juin 1846), le cardinal Giovanni Maria
Mastaï Ferretti, archevêque d'Imola,
qui avait pris le nom de Pie IX.
Don Bosco en faisait déjà un éloge dithyrambique. Quelques (mauvaises) gravures
illustraient cette édition. L'une d'elles (p. 27), au cours du récit des
premiers siècles chrétiens, représentait, selon sa légende, «saint Pierre, chef
de l'Eglise», muni de deux énormes clefs. Don Bosco semblait avoir fait sienne
l'ecclésiologie des Dictatus Papae de Grégoire VII. Maître du spirituel,
le pape, devant qui «empereurs et rois courbent le front», ne serait-il pas
aussi maître du temporel?
Nous savons que, dans ses cours du soir et son école
du dimanche, don Bosco enseignait ou faisait enseigner l'arithmétique. Giuseppe Brosio
a écrit que, le soir, après avoir
fermé son magasin, il allait a l'oratoire faire un cours d'arithmétique.[93] On appliquait le «système métrique décimal», que, par
un édit royal daté du 11 septembre 1845, le gouvernement sarde se disposait à
rendre obligatoire dans tout le pays à partir du 1er janvier 1850. Le
Piémont imitait la France, où le système avait été inventé au début de la Révolution et qui, depuis 1840, interdisait sous peine de poursuites le recours public aux
anciennes mesures.[94]
Traditionnellement, en Piémont, les gens calculaient
les longueurs en rasi (60 cm) ou en uncie (onces) (environ 4 cm 28); ou encore en /290/ pieds de douze onces chacun et en trabucchi de six pieds. L'uncia désignait aussi l'unité de poids (environ 30 grammes), dont les multiples étaient la livre (12 onces) et le rubbo
ou rubbio (25 livres). Les capacités étaient calculées de manière différente pour les
solides et pour les liquides. L'unité des solides était l'hémine (environ
25 litres), qu'il fallait multiplier par six pour avoir un sac (sacco) à Vercelli et par cinq pour avoir un sac à Turin et ailleurs dans
la région. L'unité des liquides était la pinte (1 litre 36), qui avait pour multiples la brenta (36 pintes) et la carra (10 brente). Pour les surfaces, il fallait recourir aux tavole (tables)
(environ 38 m2 et aux journées (100 tables).[95] Ce
n'était pas simple, et les commerçants malhonnêtes trompaient aisément leurs
clients. En outre, dans la péninsule, les calculs variaient d'un pays à
l'autre.
Pour modifier les habitudes, le gouvernement
piémontais avait demandé l'aide du clergé. En 1849, don Bosco fit
imprimer «à l'intention des artisans et des campagnards» un petit livre
intitulé: «Le système métrique simplifié. »[96] Il encadrait ses explications par un exposé
élémentaire des quatre premières opérations d'arithmétique et quelques
problèmes d'application du système. Après d'autres Piémontais, tandis
qu'approchait l'obligation légale du système métrique, il publiait à son tour
une initiation.[97] Ses prédécesseurs avaient écrit dans un style
trop élevé et sans références suffisantes à l'ancien système. Ils étaient donc
peu propres à aider la population au «grand passage du calcul ancien au nouveau
métrique et décimal.»[98] Don Bosco avait cependant fréquemment recouru
aux «ceuvres des illustres professeurs Giulio,
Milanesio, Borghino et au traité d'arithmétique imprimé par un
Frère des Ecoles Chrétiennes.»[99] Son livre, composé par questions et réponses
à la manière de ses manuels d'histoire sainte et ecclésiastique, semble avoir
été réussi. «La méthode employée est facile, claire et populaire, écrivit un
recenseur. La matière semble complète: toutes les mesures et tous les poids du
système ancien sont ramenés au nouveau, de sorte que, sans grand-peine, une
personne même peu instruite peut se familiariser avec cette transformation. »[100]
A son habitude et peut-être d'après ses modèles, don
Bosco glissa des observations moralisatrices dans les problèmes d'arithmétique.
Toujours avec adresse, car il ne procédait que par suggestions. On découvre
ainsi parmi les «exercices sur la multiplication»: « 1. Un père dépense au jeu
et en friandises 7 francs chaque dimanche; combien gaspillera-t-il en 52
semaines, c'est-à-dire en une année?», et: «2. Un /291/ garçon dépense à ripailler ou
à fumer 2 francs par semaine; combien économiserait-il à la fin de l'année s'il
n'avait pas ces vices?»[101] Avis
aux joueurs, aux buveurs et aux fumeurs! Les «exercices sur la division» et
ceux sur «l'addition décimale» permettaient à notre pédagogue d'aligner
plusieurs exemples de générosité: un signore distribuant 233 francs
à 9 familles pauvres; un jeune garçon faisant cadeau de 500 noix à partager
entre 20 camarades; un autre signore laissant par testament 2.6oo,85 fr. pour
la restauration d'une église, 550,60 fr. pour l'instruction de la
jeunesse et 434,75 fr. pour les pauvres.[102] Calculez!
Pour accoutumer les garçons aux nouvelles mesures, don
Bosco écrivit ou fit écrire des saynètes didactiques. Brosio se rappelait que,
lors d'une séance, les élèves payaient un goûter sur l'estrade à leur maître,
en l'occurrence à lui-même.[103] Si bien que, quelques jours avant l'échéance du
1er janvier 1850 exactement je dimanche 16 décembre
1849,[104] l'oratoire put organiser au Valdocco une
représentation publique sur le système métrique décimal.[105] On
se serait cru au marché, racontera Bonetti dans la Storia dell'Oratorio. C'était une
suite de dialogues. Successivement, deux ou trois personnages entraient en
scène et discutaient avec vivacité sur le nouveau système, ses avantages, son
unité fondamentale (le mètre); sur les multiples et les sous-multiples de cette
unité; sur les rapports entre le mètre et le pied, le raso et
le trabucco; sur le litre comparé à la pinte, à la brenta et
à l'hémine; sur le gramme rapproché de l'once, de la livre et du rubbo... Les
interprètes jouaient au cuisinier, au charbonnier, au boulanger, à
l'entrepreneur, au marchand de vin, au meunier ou au menuisier, Les
considérations arithmétiques ne passionnaient peut-être pas leurs camarades
spectateurs. Mais les saynètes avaient un tour comique qui les tenait en
haleine. Les rôles avaient obligé les acteurs à s'habituer à des termes aussi
bizarres que: hectomètre, myrialitre ou kilogramme. Le succès fut complet. Les
invités de don Bosco - parmi lesquels le professeur Ferdinando Aporti,
s'il faut en croire Bonetti relayé
par don Lemoyne - se retirèrent édifiés par la bonne tenue des garçons et le
zèle de leur maître au service de la culture populaire.
Don Bosco participait de plusieurs façons au renouveau
culturel et moral de l'Italie, inscrit par ses initiateurs au programme du Risorgimento. Certes, il catéchisait, prêchait et sacramentalisait les
petits artisans. Mais aussi il dégrossissait les illettrés, leur donnait des
leçons d'histoire et les formait aux méthodes modernes de calcul. L'initia-/292/ tion au système
métrique décimal était pour lui une heureuse manière d'achever un couple
d'années (1848-1849), au cours desquelles son pays avait, à ses risques et
périls, héroïquement pris la tête de la renaissance de la péninsule.[106]
Chapitre VIII.
La consolidation de l'oratoire Saint François de Sales
Le Plan de Règlement de l'oratoire S. François de
Sales
Don Bosco consolida de plusieurs manières son oratoire
du Valdocco au début des années 1850.
Le «Plan de Règlement de l'oratoire S. François de
Sales au Valdocco» contribua-t-il à cette maturation dans la formule conservée
qui était tout entière de sa main?[1] Il est permis d'en douter, car ce projet ne
fut jamais intégralement appliqué. Nous ne sommes même pas assurés que ce texte,
peut-être rédigé dès 1847 ou 1848 pour témoigner de la solidité de
l'institution du Valdocco dans le monde des oratoires turinois,[2] mais dont les copies conservées les plus anciennes datent des années 1860
et 1870, ait jamais été communiqué tel quel aux intéressés, les
collaborateurs de don Bosco et les oratoriens du Valdocco. Il renferme
toutefois, sur l'aeuvre ouverte de don Bosco, d'intéressantes orientations,
encore que peut-être parfois dirigées par un ou des règlements antérieurs de
cette sorte d'institution.[3]
Le «Plan de Règlement» de don Bosco avait deux
parties, l'une destinée à l'encadrement, l'autre surtout aux enfants. Les
chapitres de la première partie concernaient successivement le recteur, le
préfet, le directeur spirituel, l'assistant, les sacristains, le moniteur, les invigilatori (veilleurs plus que surveillants), les catéchistes, l'archiviste ou
chancelier, les pacificatori, les chantres, les régulateurs de la
récréation, les patrons ou protecteurs; le dernier spécifiait les «tâches communes
à tous les employés de l'oratoire». La deuxième partie traitait des conditions
d'acceptation, du comportement (contegno) des jeunes en récréation, à
l'église et hors de l'oratoire, des pratiques religieuses, notamment de la
confession et de la communion qui avaient droit à un chapitre particulier de
douze articles, de la matière des prédications, /298/ des pratiques particulières de piété, enfin de
la compagnie de S. Louis de Gonzague.
Don Bosco trouvait à la première page des accents
personnels pour expliquer la raison d'être de son oeuvre du Valdocco. Après
avoir d'abord écrit un peu laconiquement: «Le but de cet oratoire est de
retenir la jeunesse les jours fériés par une agréable et honnête récréation
après qu'elle ait assisté aux cérémonies liturgiques», il crut bon de commenter
les trois éléments de sa définition sur une feuille volante à intégrer dans
l'article.
«On dit: 1º Retenir la jeunesse les jours fériés, parce que l'on
a particulièrement en vue la jeunesse ouvrière, qui, surtout les jours fériés,
est exposée à l'oisiveté et aux mauvaises compagnies, lesquelles, à la manière
de deux canaux, mènent à tous les désordres. Cependant on ne refuse pas les studenti (comprendre: les élèves de l'enseignement secondaire) qui voudraient y
venir aussi bien les jours fériés que durant les vacances. - 2° Une agréable
et honnête récréation, capable de récréer, non d'opprimer, et adaptée aux
individus qui y prennent part. - 3° Après qu'elle ait assisté aux cérémonies
liturgiques. Le but primordial recherché est l'instruction morale et
religieuse et l'initiation aux massime (comprendre: leçons,
directives...) de notre sainte religion catholique. Le reste est accessoire,
pour attirer [la jeunesse].»
Comme les «patronages» français contemporains,
l'oratoire S. François de Sales était un lieu de préservation de la jeunesse
ouvrière tentée par la rue et ses mauvaises fréquentations. Don Bosco tenait à
la liberté des divertissements dans son oratoire. Son refus curieux des
récréations «opprimantes» pourrait être une critique voilée de l'embrigadement
par l'éducation physique, la gymnastique et la préparation militaire, en
honneur chez don Cocchi. Enfin la fonction catéchistique de l'oratoire
était soulignée de deux traits. Don Bosco n'ignorait pas qu'une oeuvre de ce
genre tendait à réserver la première place au divertissement (la récréation),
il mettait en garde contre un abus (dans sa conception des choses) prévisible.
Les leçons aux cadres, en particulier aux prêtres, ne
manquaient pas dans ce règlement, que nous croirions (à tort) destiné aux
jeunes. La charité, la douceur, la patience, la bienveillance mutuelle et la
confiance «envers le recteur» étaient vivement recommandées aux responsables,
que le texte rassemblait en une «congrégation», ayant saint François de Sales
pour modèle. L'insistance de don Bosco à réclamer aux éducateurs une confiance
manifeste envers le recteur, c'est-à-dire envers lui-même, ne pouvait s'expliquer
que par des discordes inter-/299/ nes... Un chapitre inattendu de la deuxième partie sur la «matière des
prédications et des instructions» dégageait divers principes de don Bosco sur
la communication religieuse avec la jeunesse.[4] L'orateur doit toujours tenir compte de
l'auditoire, de sa capacité d'attention, de ses connaissances, de ses besoins
et de ses intérêts. Ses discours ne devraient jamais être longs et excéder la
demi-heure. Don Bosco semblait se méfier de ses collaborateurs théologiens
patentés. Que les prédicateurs restent toujours compréhensibles et utiles aux
auditeurs. On parlera piémontais, car, qui connaît l'italien comprend le
piémontais, tandis que l'inverse n'est pas vrai. «Notre saint François de Sales
dit qu'il vaut mieux que le prédicateur se laisse désirer plutôt que de jamais
ennuyer.» «La jeunesse a besoin, elle désire même écouter, mais elle ne doit
jamais être lassée (litt.: opprimée). » Le prédicateur sera concret et
imagé. Il recourra souvent aux comparaisons (mais attention aux comparaisons
ridicules!) et aux esempi, ceux-ci empruntés de préférence - comme don Bosco
le faisait luimême dans les années 1840 - à l'histoire sainte et à l'histoire
de l'Eglise. Toute sa vie, don Bosco recommandera les esempi aux
éducateurs de la jeunesse.
Un jour viendra où ce «Plan de Règlement de l'oratoire
S. Français de Sales» sera imprimé et publié sous le titre de «Règlement de
l'oratoire S. François de Sales pour les externes.»[5] Beaucoup moins travaillé et retravaillé que
son frère cadet, le «Projet de Règlement pour la maison annexe», don Bosco ne
croira pas pouvoir le généraliser aux divers «oratoires» (au sens primitif de
ce terme) de sa congrégation. Ce «Plan de Règlement de l'oratoire» était un
essai de jeunesse sur une idée plus que sur une réalité vivante.
L'affermissement de l'oeuvre locale
Don Bosco chercha longtemps, quoique d'abord sans
succès durable, de jeunes auxiliaires pour son oeuvre. «J'entrepris, racontait-il
dans ses Memorie dell'Oratorio, d'en prendre avec moi à la campagne pour des
vacances dans mon village de Castelnuovo; j'en invitais certains à déjeuner; d'autres,
le soir, à lire ou à écrire un texte quelconque (...) J'usais de tous les
moyens dans l'intention précise d'étudier, de connaître et de choisir des gens
qui aient des aptitudes et de la propension pour la vie commune, afin de les
recevoir avec moi dans ma maison. » En 1848, il organisa dans le même but une
retraite spirituelle de six jours à l'oratoire même. Une «cinquantaine de
jeunes» y participé-/300/ rent. Ils
mangeaient en sa compagnie; mais, faute de lits en quantité suffisante, une
partie rentraient chez eux pour la nuit. Don Bosco estimait que cette retraite
avait été fructueuse.[6] Carlo Gastini, l'un des retraitants, lui restera fidèle, avec
quelques éclipses, il est vrai. L'expérience fut répétée en juillet 1849.[7]
Des cérémonies ou manifestations religieuses
consolidaient l'humble institution. Les premières années, c'était la messe au
sanctuaire de la Consolata, vers
lequel, bravant le respect humain, les oratoriens se rendaient en chantant processionnellement;[8] dans
les mêmes conditions, la visite, le jeudi saint, des «saints sépulcres»,
c'est-à-dire des autels magnifiquement ornés du saint sacrement;[9] la cérémonie du «lavement des pieds», le soir de ce même jour, pour
commémorer le geste de Jésus lavant les pieds de ses apôtres: après la liturgie,
les douze enfants, qui avaient représenté les douze apôtres, participaient à un
«repas frugal» et rentraient chez eux ravis, chacun avec son petit cadeau; le
vendredi saint, le chemin de la croix, depuis que ses quatorze stations avaient
été inaugurées dans la chapelle de l'oratoire... «De cette façon, notre humble
oratoire allait se consolidant», concluait don Bosco.[10]
Durant la première partie de septembre 1850, il
affermit un peu plus son oeuvre par des exercices spirituels d'une semaine,
organisés non pas sur place, mais hors de Turin, dans le séminaire de Giaveno.[11] Le curé de l'endroit, don Innocenzo Arduino,
qui avait été professeur de
théologie de Giovanni, prêchait les méditations, le théologien Giorda
(le jeune, précisait don Bosco) les instructions. Les paroissiens de Giaveno pouvaient
participer à la retraite. Don Bosco, qui comptait cent cinq présences à table,
avança un chiffre total de cent trente assistants. L'ambiance était sérieuse,
jugeait-il. La lettre qu'il écrivait le 12 septembre à don Borel expliquait que
- ce jour-là tout au moins - les garçons ne profitaient pas pour se divertir de
la récréation qu'on leur octroyait l'après-midi entre 4 h et 5 h: ils se
retiraient pour réfléchir. La dernière journée, pour le retour à Turin, fut
très remplie. Dans la matinée, un joyeux pèlerinage au sanctuaire relativement
proche de San Michele, clôtura la retraite elle-même. Au couvent
voisin, on se restaura: polenta, charcuterie... Puis nos retraitants, chantant,
sautant, gambadant, conversant, redescendirent dans la direction de Turin.
Mais, inexorables, les kilomètres s'ajoutaient aux kilomètres. Aussi, quand la
troupe atteignit Rivoli, la nuit tombait et la plupart étaient
exténués. Don Bosco dut se mettre en quête de voitures pour emporter son monde
à destination. Une quin-/301/ zaine de
courageux seulement (qui n'y avaient pas trouvé place!) terminèrent le voyage à
pied avec le bersagliere, que cinquante kilomètres en une journée
n'effrayaient pas.[12] Cette retraite fermée d'une centaine d'adolescents
constituaient quand même un bel exploit spirituel.
La fête des chapelets de Pie IX (21 juillet 1850)
Avec les retraites et les excursions, les fêtes
rapprochaient et réconfortaient les esprits des oratoriens. Celle du cadeau de
Pie IX, en juillet 1850, soigneusement orchestrée par don Bosco, fit beaucoup
de bruit.[13] Quand il avait transmis à Rome, l'année
précédente, l'argent du denier de S. Pierre recueilli en Piémont, le nonce de
Turin Antonucci avait souligné l'offrande du Valdocco et les expressions de
vénération au souverain pontife qui l'accompagnaient. Le pape, très touché,
avait aussitôt accordé une bénédiction particulière à don Bosco et à chacun de
ses enfants.[14] Ce geste ne lui avait pas paru suffisant.
Quand il entama son voyage de retour de Gaète à Rome au début d'avril 1850,[15] par
l'entremise de Mgr Antonelli il fit expédier à don Bosco pour ses «petits
artisans» deux paquets de chapelets bénits par ses soins.[16] Don Bosco solennisa au maximum le cadeau du pape. La
distribution des soixante douzaines de chapelets donna lieu à une grande fête
au Valdocco le dimanche 21 juillet qui suivit.
Ce matin-là, les jeunes oratoriens de S. Luigi et
de l'Angelo Custode confluèrent vers l'oratoire S. François de
Sales. Leurs camarades de l'endroit les y attendaient. Trop exiguë, la chapelle
ne put recevoir qu'une partie de la foule. Le P. Barrera prononça un discours
approprié, dans lequel il exalta la piété mariale du pape. Et, après l'office,
qu'une bénédiction du saint sacrement avait conclu, les assistants, «jeunes et
vieux, de haute et de basse condition, clercs et prêtres», défilèrent l'un
après l'autre devant l'autel pour recevoir leur chapelet des mains du chanoine Giuseppe Ortalda,
qu'entouraient le chapelain royal
Giuseppe Eligio Simonino et
le P. Barrera. La fête continua en plein air autour des personnalités invitées.
Dans un discours - certainement écrit par don Bosco - un jeune exprima les
sentiments de reconnaissance filiale de ses camarades envers le souverain
pontife. Nos oratoriens étaient remplis de «confusion» à l'idée que «le
successeur du prince des apôtres, le chef de la religion catholique, le vicaire
de Jésus Christ» avait pensé à eux, pauvres petits artisans, parmi les
innombrables soucis du gouvernement du monde catholique. Leur /302/ gratitude était
immense, Ils souhaitaient (ou don Bosco leur faisait souhaiter): «Que jamais
nos lèvres ne s'ouvrent pour proférer un seul mot qui puisse déplaire à un tel
bienfaiteur, que jamais nos coeurs ne conçoivent une pensée indigne de la bonté
d'un père aussi tendre! » Avec ferveur, ils réaffirmaient qu'ils voyaient en
lui «le successeur du prince des apôtres, le chef de la religion unique et
véritable, la religion catholique». Les illustrissimi
signori, à qui le discours
s'adressait, étaient priés; s'ils le pouvaient, de faire parvenir ces
sentiments au «hiérarque suprême». Les oratoriens turinois leur en seraient,
disait le garçon, éternellement reconnaissants «devant Dieu et devant les
hommes». Quand il eut fini de parler, tandis que des jeunes offraient un
bouquet de fleurs aux ilustrissimi, d'autres chantaient en l'honneur du
pape quatre strophes de circonstance; et la foule criait: Vive Pie IX! Vive
le vicaire de Jésus Christ ! Les garçons démontrèrent leurs capacités.
Brosio le bersagliere avait exercé les oratoriens aux manoeuvres militaires.
Il avait imaginé pour ce jour-là le spectacle de l'assaut d'une forteresse. Les
enfants s'en donnèrent à coeur joie. Brosio prétendra que les généraux du roi
de Sardaigne chantèrent les louanges de «la grande armée de Sa Majesté Don
Bosco, empereur du Valdocco. »[17]
L'oeuvre, encore
mesquine, de l'oratoire S. François de Sales, peuplée de centaines d'enfants et
d'adolescents, remarquée par le pape lui-même et capable d'une fête
relativement brillante, prenait de l'allure ce dimanche de juillet 1850. A la même époque, son directeur révélait aussi à ses compatriotes un tempérament batailleur,
qu'ils ne lui connaissaient pas encore.
L'amorce d'une polémique
Giovanni Bosco
avait lutté pour vivre, apprendre et devenir prêtre. Puis il s'était débattu
pour faire aboutir ses projets personnels d'apostolat. En 1850, il engagea,
dans le domaine public cette fois, une guerre idéologique destinée à durer. Un
factum de vingt-quatre pages, dont il signait l'introduction (et qui était tout
entier son oeuvre), alertait bruyamment le monde catholique: «Peuples
catholiques, ouvrez les yeux, on vous tend de très graves embûches en tentant
de vous éloigner de la seule véritable, de la seule sainte religion, qui ne
subsiste que dans l'Eglise de Jésus Christ. »[18] Quatre paragraphes sur les six qui composaient le texte désignaient les
agresseurs des catholiques. Les protestants, nommément les vaudois, les
trompaient grave-/303/ ment. S'ils n'y prenaient garde, ils échoueraient bientôt
hors de l'arche de la seule véritable Eglise et se perdraient pour l'éternité.
Don Bosco visait surtout un petit groupe de chrétiens piémontais, devenus tout
à coup entreprenants à Turin. Les vaudois, au nombre de vingt-deux mille
environ, habitaient, à l'ouest de la ville et dans la province de Pinerolo, les
trois vallées alpestres de Luserna, Perosa et S. Martino. Jusqu'en 1848,
le Piémont avait traité ces non-catholiques en citoyens de deuxième zone.
Militaires, ils ne pouvaient pas dépasser le grade de sous-lieutenant; dans
l'administration, les postes de commandement leur étaient inaccessibles: ils ne
progressaient pas audelà des charges de secrétaires, de notaires et de
médecins. A peine tolérés hors de leurs vallées, dans le reste du Piémont les achats
de maisons ou de terres leur étaient strictement interdits; et là l'observation
des fêtes catholiques leur était rigoureusement imposée.[19] Le décret royal du 17 février 1848 avait (à
peu près) effacé ces inégalités sociales et les vaudois avaient commencé de
jouir de la liberté religieuse. Mais, au gré de la hiérarchie catholique, ils
avaient aussitôt exagéré. Les évêques jugeaient le dynamisme de certains de
leurs pasteurs intolérable dans un pays officiellement catholique.
L'histoire des vaudois selon le pasteur Amedeo Bert
En 1849, l'un de ces pasteurs, le ministre du culte Amedeo Bert,
qui exerçait à Turin la fonction
d'aumônier des légations des pays protestants (Grande-Bretagne, Prusse), publia
un gros ouvrage apologétique présentant à sa façon leur histoire et leur
doctrine.[20] Il y défendait, paraît-il, «la sainte cause
de la tolérance et de l'amour» par la peinture «des longs malheurs des vaudois,
des odieuses et lamentables conséquences des préjugés des populations, de
l'intolérance de la papauté des temps anciens et de l'autoritarisme non dénué
de faiblesse des gouvernants d'une époque révolue.»[21] Si la «sainte cause» était admirable, le
moyen de la servir était risqué. Cette histoire des vaudois, donnés pour
victimes de la méchanceté et de la brutalité catholiques, allait
obligatoirement heurter le camp opposé, dont notre don Bosco se voudrait
bientôt l'un des champions.
Amedeo Bert
avait essayé de reconstituer
l'histoire tourmentée des vaudois des origines chrétiennes à l'année 1848. Son livre expliquait chemin faisant leur doctrine religieuse.
Il datait le début du mouvement, non pas de saint Paul
ou de saint Jacques, comme certains enthousiastes du valdisme, mais tout au /304/ moins de
l'empereur Constantin, quand, écrivait-il, le dogme, le gouvernement et les
cérémonies de l'Eglise du Christ commencèrent de perdre leur «pureté»
primitive. Des chrétiens lucides résistèrent alors à cette évolution peu
évangélique. Au cours du premier millénaire, les «vaudois » et d'autres
habitants des Alpes n'acceptèrent pas de se soumettre au régime papal dans le
«diocèse d'Italie». Ceux qui croient que les vaudois constituent «les
représentants les plus authentiques de l'Eglise catholique primitive ne sont
donc ni des goffi (sots) ni des menteurs. »[22] Il
y avait eu, avant, au douzième siècle, Pierre «il Valdo», des vaudois qui
avaient conservé tous les dogmes et toutes les cérémonies du christianisme
primitif. Mais, par la suite, les papes du moyen âge et leurs inquisiteurs
encouragèrent les calomnies à leur encontre: ils furent accusés d'hérésie et de
sorcellerie, alors que, dans sa simplicité voulue, la religion vaudoise ne
prétendait que former les gens aux bonnes moeurs. Son schisme d'avec l'Eglise romaine
fut, dans les temps anciens, plus «moral et sacerdotal que dogmatique». Les
vaudois eussent vécu en paix dans le midi de la France, en Bohème et en Apulie, si les papes ne les avaient pas tyrannisés. Car, au moyen
âge, «leur histoire fut celle d'un délire permanent de la papauté.»[23] De leur côté, les empereurs et les magistrats locaux
persécutaient les vaudois des Vallées piémontaises, qu'ils considéraient comme
rebelles .[24] Grand fut donc l'enthousiasme des vaudois de
partout, quand, face à l'ignorance et à la corruption du clergé, au phénomène
de la vente des indulgences et à d'autres abus que le Saint-Siège tolérait, Luther
revint au christianisme de l'Evangile et rappela que «le pape n'est pas
infaillible. »[25] Malheureusement, leur rapprochement avec les
réformés à la fin du seizième siècle déclencha une interminable série de
persécutions des habitants des Vallées. Des centaines d'entre eux furent
chassés des terres de leurs ancêtres[26] et
durent chercher refuge en Suisse, puis en Allemagne.[27] La Révolution française améliora peu le sort des vaudois entre 1800 et 1830.[28] Seul, l'avènement en 1831 du roi Charles-Albert,
qui avait été sous la Révolution l'élève à Genève du ministre Vaucher, professeur
à l'académie protestante du canton, amorça une lente évolution. Enfin, sous un
pape réformateur, tandis qu'une nouvelle ère politique commençait en Italie et
malgré la résistance de quelques membres de la hiérarchie, l'édit
d'émancipation des vaudois fut approuvé par le roi du Piémont le 27 février
1848, jour dont l'anniversaire serait «à jamais solennisé dans les Vallées. »[29] «L'émancipation civile et politique des vaudois fut,
sous Charles-Albert, un geste de grâce, mais surtout de bien tardive /305/ justice»,
remarquait Amedeo Bert. Il
est vrai, ajoutait-il, décidé à stigmatiser les véritables ennemis du valdisme,
c'est-à-dire les papes de Rome, que «les princes de Savoie n'avaient persécuté
les vaudois que sur l'instigation des chefs d'un faux catholicisme». «Le vrai
catholicisme ne peut être persécuteur. » En 1848, l'histoire des vaudois était entrée dans une nouvelle phase. Mais, que l'Eglise romaine se
rassure, ces vrais catholiques ne prétendaient pas partir à sa conquête, parce
qu'ils avaient recouvré la liberté. Leurs voeux étaient désintéressés. Amedeo Bert
souhaitait au terme de son
histoire: «Puisse un jour l'Italie devenir, non pas vaudoise ou catholique
romaine, mais purement chrétienne! »[30]
Selon le pasteur Bert, leur porte-parole, les vaudois
professaient donc le pur christianisme de l'Eglise primitive. Jésus avait
seulement prêché «le dogme», donné «l'exemple de la vertu, du sacrifice et de
l'amour», et, par sa mort, «rendu à la famille humaine sa liberté première».
Les fidèles des trois premiers siècles ignoraient les lieux de culte spéciaux
et les ordres hiérarchiques, leurs communautés étaient indépendantes et, seuls,
les «liens sacrés de la foi et de la charité» les réunissaient. Les évêques et
autres ministres ne possédaient alors ni richesses ni autorité temporelle; les
assemblées chrétiennes consistaient à lire et à expliquer en langue courante
les saintes écritures, puis à chanter les louanges du Seigneur. Les fidèles ne
fêtaient que le dimanche, quelques jours de jeûne et les anniversaires des
moments les plus «solennels» de la vie de Jésus.[31] Les vaudois vénéraient la Bible, croyaient à la vérité du symbole des apôtres et à l'enseignement des quatre premiers
conciles; mais ils repoussaient toutes les innovations qui avaient troublé le
christianisme des premiers temps: la primauté de Pierre, la suprématie du pape,
l'autorité des évêques telle qu'elle avait été progressivement constituée, la
hiérarchie sacerdotale, et, par conséquent, tout pouvoir clérical. S'ils
pratiquaient le baptême et l'eucharistie, ils n'acceptaient pas les cinq autres
sacrements du catholicisme, jugés par eux «anti-apostoliques et anti-scripturaires».
Les rites du mariage, la burette et l'étole de l'ordre, le vêtement blanc,
l'huile, le baume et le signe de croix de la confirmation, enfin les paroles
accompagnant l'extrême-onction, leur paraissaient être des symboles, non
seulement «étranges, inutiles et coupables», mais aussi «blasphématoires». Ils
ne voulaient entendre parler ni de purgatoire ni de prières pour les défunts.
L'invocation des saints leur paraissait être un geste «idolâtre». Jésus
n'était-il pas l'unique médiateur entre Dieu et les hommes? Assurément la Vierge Marie fut /306/ sainte, humble, pleine de grâce, mais d'une grâce incommunicable. En
conséquence, ils rejetaient les images des saints, leurs reliques, les
pèlerinages, l'eau bénite, la terre sainte des sépultures, la croix, les
rameaux bénits, les vases d'autel et les ornements d'église.[32]
L'apologétique antivaudoise de don Bosco
En 1849-1850, cette Eglise prétendument pure et
détachée de Rome, qui condamnait une foule de pratiques saintes que lui-même
recommandait à ses jeunes, exaspérait don Bosco. Précédemment sa Storia ecclesiastica de 1845 et de 1848 avait
traité les vaudois non sans dédain. Nous lisons:
«Les Vaudois eurent pour origine Pierre Valdo négociant de Lyon, qui,
au cours d'un banquet, atterré par la mort subite de l'un de ses compagnons,
exhorta tous les autres à une pauvreté volontaire, puis se mit lui-même à
expliquer les divines Ecritures sans les avoir jamais comprises. - Il
réprouvait le culte des saintes images, la confession auriculaire, l'extrême-onction,
les indulgences, le purgatoire. Menacé dans sa propre patrie il ne se tut pas;
au contraire, avec quelques vagabonds il se rendit en Savoie, puis dans la
vallée de Lucerna près de Pinerolo, où on leur donna le nom de Barbets.
Confondus à plusieurs reprises pour leurs erreurs, leur orgueil grandit encore;
ils furent pour cela solennellement condamnés lors du onzième concile oecuménique,
troisième du Latran, présidé par Alexandre III, concile auquel participèrent en
1179 plus de 300 évêques venus de tous les pays du monde catholique. Néanmoins
ces esprits inquiets, qui continuaient a répandre la discorde partout où ils
allaient, que beaucoup de conciles condamnaient, finirent par être très
durement châtiés par l'empereur et les rois de France et d'Aragon. - Les
vaudois s'unirent aux protestants, et formèrent ensuite une seule secte [avec
eux]. »[33]
Les vaudois ne constituaient alors à ses yeux qu'une
secte d'hérétiques, témoins de la sottise entêtée d'un autre âge. Pierre Valdo en
était le père. Les premiers vaudois avaient été, en matière religieuse, des
ignorants prétentieux, que l'Eglise avait solennellement condamnés par les voix
de l'archevêque de Lyon, du pape et de tout un concile oecuménique.[34] Ces
rebelles, agents de discorde dans la société, avaient été les artisans de leurs
propres malheurs. Quant à leur doctrine, elle ressemblait à celle des réformés,
auxquels ils s'étaient sottement affiliés.
Le «réveil» des vaudois dans les Etats sardes, dont le
livre d'Amedeo Bert témoignait,
décida don Bosco à instruire leur procès en fonc-/307/ tion de sa théologie (discutable) et de ses connaissances (pas toujours
exactes) sur les origines et l'évolution historique de l'Eglise.[35] Il
élargit la question aux divers «hérétiques», auxquels il associa les juifs, les
musulmans et, à quelque degré, les incroyants. Le problème était abordé de
haut. Le résultat de sa recherche, pas toujours cohérent à notre goût, parut en
1850 dans le factum des Avvisi ai cattolici; et, en
1853, dans le gros livre intitulé Il Cattolico istruito nella sua religione (Le
Catholique instruit dans sa religion).[36]
Les Avvisi ai cattolici, apologie
déterminée de l'Eglise catholique et romaine, condensaient en six paragraphes,
par questions et réponses et à la manière d'un petit catéchisme, un
enseignement sur «la véritable religion» alors habituel en milieu catholique.
En suivant la chronologie, de la révélation fondatrice primitive on arrivait
progressivement à l'existence d'une seule religion, la religion catholique, la
seule que le Christ ait voulue. Don Bosco s'interrogeait d'abord sur la nature
de la religion (§ I). La première réponse, qui traduisait de façon hasardeuse
la «religion» par le «culte», boitait un peu.[37] Mais une confusion inhabituelle entre le
culte et la foi («Le culte consiste à croire les vérités révélées par Dieu et à
pratiquer sa sainte loi») replaçait aussitôt tant bien que mal le problème sur
ses rails.
Don Bosco développait son argumentation. Le «culte»
authentique - comprenez la vraie religion - fut révélé par Dieu au premier des
hommes, Adam, et, après lui, aux patriarches et aux prophètes, à l'occasion par
le ministère des anges. Des miracles garantissaient l'inspiration divine des
prophètes; et les prophéties, «c'est-à-dire des prédictions sur l'avenir, qui se
réalisèrent parfaitement», confirmaient la vérité de leurs révélations. Car
Dieu seul, enseignait don Bosco, peut «opérer des miracles» et «connaître et
faire connaître l'avenir» aux hommes.
La deuxième thèse portait sur l'unicité de la vraie
religion (§ II). Les diverses religions, «celle des mahométans, celle des
protestants, soit calvinistes, soit luthériens, et celle de l'Eglise catholique
romaine», ne peuvent être également vraies. Une seule l'est, la religion de l'Eglise
catholique romaine, «parce qu'elle seule conserve intacte la révélation divine,
qu'elle seule fut fondée par Jésus Christ vrai Dieu et vrai homme, puis
propagée par les apôtres et leurs successeurs jusqu'à nos jours et qu'elle
seule possède les vrais caractères de la divinité.»[38] Les
caractères de la «divinité» d'une Eglise, affirmait don Bosco, sont au nombre
de quatre: «La véritable Eglise est une, sainte, catholique et apostolique.»
Chacun de ces adjectifs était appli-/308/ cable à l'Eglise romaine, qui, «seule, a ces caractères de la divinité». Et
don Bosco de s'efforcer de montrer en quoi cette Eglise est une, puis sainte,
puis catholique, enfin apostolique. L'apostolicité, telle qu'il la concevait,
était doctrinale et institutionnelle, deux adjectifs que, d'ailleurs, il
n'employait pas. La doctrine n'avait pas changé depuis les apôtres; et la
succession apostolique permettait de remonter sans interruption, d'un pape à
l'autre, du pontife régnant jusqu'à saint Pierre, que Jésus avait autrefois
«établi prince des apôtres et chef de l'Eglise».
Après avoir dit les titres d'une Eglise, il fallait
détruire les prétentions de ses concurrentes. Contrairement à l'Eglise romaine,
continuait notre apologiste, «les églises des hérétiques n'ont pas les
caractères de la divinité» (§ III). Il demandait: «Les églises des vaudois et
des protestants ne peuvent-elles pas avoir les caractères de la véritable Eglise?»,
et répondait carrément: «Les églises des vaudois, des protestants et de tous
les autres hérétiques n'ont pas les caractères de la véritable Eglise. » Et
aussitôt, avec aplomb, il expliquait pourquoi elles en étaient dépourvues,
dévoilant ainsi l'image caricaturale qu'il s'en faisait. « 1° Elles ne sont pas une, puisqu'elles sont partagées en plusieurs divisions, la seule église
protestante est divisée en plus de deux cents sectes. Où peut-il y avoir jamais
unité de foi? - 2° Elles ne sont pas saintes parce qu'elles professent
des idées (litt.: des choses) qui répugnent à l'Evangile, qui répugnent
à Dieu même. - 3° Elles ne sont pas catholiques, parce qu'elles sont
restreintes en quelques endroits et qu'elles changent de doctrine selon les
temps. - 4° Elles ne sont pas apostoliques, parce qu'au lieu de
professer, elles rejettent la doctrine des apôtres et ne sont pas unies au
pontife romain, qui est successeur de saint Pierre, chef et prince des
apôtres.»[39] Dans une unique question complémentaire à cette thèse, il insistait sur
l'apostolicité de la doctrine catholique, au sens de la non-évolution de ses
«vérités», argument pour lui décisif dans ses discussions avec les vaudois. «...
les vérités évangéliques qui furent prêchées par jésus Christ et par les
apôtres sont celles-là mêmes qui ont été prêchées en tous les temps et que l'on
prêche présentement dans l'Eglise catholique, apostolique et romaine.»
Un quatrième paragraphe des Avvisi ai cattolici démontrait avec une assurance
qui deviendrait un jour peu compréhensible, que «les Eglises des hérétiques ne
relèvent pas de l'Eglise de Jésus Christ» (§ IV), parce qu'elles furent fondées
par des hommes sans mandat: Mahomet, Pierre Valdo, Calvin et Luther. Ces gens
«propagèrent par /309/ la violence et le libertinage une religion qui
desserre le frein de tous les vices et de tous les désordres.» Leurs adeptes
n'appartiennent pas à l'Eglise de Jésus Christ, «mais, comme dit saint Jérôme,
sont dans la synagogue de l'Antichrist, c'est-à-dire dans une Eglise opposée à
celle de Jésus Christ.» Don Bosco enfermait les vaudois dans la «synagogue de l'Antichrist».
Aux vaudois et autres protestants qui prétendent être
dans la véritable Eglise parce qu'ils croient au Christ et à l'Evangile, il
faut répliquer que ce n'est pas vrai (§ V).[40] En
effet, ils ne croient pas «à tout ce que le Christ enseigne dans son Evangile»;
ils «ne croient pas au pontife romain, que Jésus Christ lui-même a établi pour
gouverner son Eglise. » En outre, leur liberté d'interprétation de l'Evangile les
mène tout droit à l'erreur. Les protestants - vaudois, calvinistes ou
luthériens - sont «les membres d'un corps sans tête, des brebis sans pasteur,
des disciples sans maître, séparés qu'ils sont de la fontaine de la vie, qui
est Jésus Christ. » La conséquence était terrible. Si les mahométans et tous
les protestants ne renonçaient pas à leurs erreurs, s'ils s'obstinaient à vivre
séparés du «vicaire de Jésus Christ, autrement dit du pape», ils «périraient
éternellement».
Don Bosco répondit directement au pasteur Bert au fil
du «Catholique instruit» rédigé par lui en 1850-1851.[41] Touchant
le point le plus faible de son livre, il l'entreprit sur ses erreurs et même
ses «mensonges» à propos de l'antiquité du valdisme.[42] Ces
gens, écrivait-il, prétendent que leur Eglise date «du temps de Jésus Christ.
Pour y réussir, ils n'épargnent rien afin de démontrer leur antériorité à
Pierre Valdo. Mais, malgré leurs efforts, ils ne sont parvenus qu'à rendre leur
mauvaise foi plus manifeste et à révéler toujours plus qu'ils descendent de
Pierre Valdo. »[43] Une lecture des historiens et commentateurs du mouvement, certainement
moins tendancieuse que celle d'Amedeo Bert, lui permettait cette réplique. Le pasteur Bert avait découvert des
«vaudois» durant le premier millénaire. Quelle erreur et quelle tromperie! Don
Bosco, fort de plusieurs citations qu'il venait de reproduire, concluait: «Il
est donc prouvé de manière incontestable que les vaudois n'ont pas existé avant
Pierre Valdo et qu'ils commencèrent avec lui au douzième siècle. Ceux qui
attribuent aux vaudois une antiquité antérieure à Pierre Valdo sont des
menteurs. »[44] Et puis, les vaudois prétendent incarner le pur christianisme des
premiers temps, que l'Eglise romaine a ensuite défiguré. Mais le contraire seul
est vrai, affirmait don Bosco, car l'Eglise catholique n'a jamais varié dans sa
dogmatique,[45] tandis
que les erreurs des protes-/310/ tants ont contaminé les vaudois. Le changement religieux a été leur fait à
eux, quand ils refusèrent de se soumettre et d'obéir à l'Eglise romaine et, de
la sorte, se séparèrent d'elle. Don Bosco englobait dans la même réprobation
les doctrines particulières de «nos vaudois et autres protestants. »[46] Sur la foi d'«auteurs» catholiques (qu'il recopiait
probablement à travers Mgr Charvaz, spécialiste de la critique du mouvement),
don Bosco répétait aussi des bribes de légendes, qu'Amedeo Bert avait
controuvées. Les vaudois auraient recouru à «mille malices et subterfuges pour
répandre leurs erreurs». Don Bosco transcrivait, sans penser à le critiquer, le
dominicain Etienne de Belleville: [47] «Un jour l'un de leurs chefs fut surpris; et
l'on s'aperçut qu'il avait sur lui la trace de nombreux charmes, grâce auxquels
i1 se dissimulait aux yeux d'autrui et, tel un nouveau Protée, se transformait.
S'il soupçonnait qu'on le recherchait sous un habit, aussitôt il changeait
d'apparence... » Etc.[48] Une opinion bornée avait métamorphosé en
pratiques de sorcellerie les précautions de gens persécutés.
Don Bosco traita donc le ministre Amedeo Bert
avec beaucoup de rudesse et même
d'injustice. La polémique l'emportait plus loin qu'il n'imaginait. On peine à
le croire quand, dans une note du livre de 1853, il déclarait s'en prendre, non
à la personne du ministre, mais à ses seuls écrits.[49] Les quatre «mensonges» du pasteur Bert et sa
«mauvaise foi», qu'il stigmatisait aussitôt après cette note, étaient-ils
imputables à ses écrits ou à sa personne? Au début des années 1850, le
jeune prêtre Bosco n'avait pas encore tiré toutes les leçons du rêve de ses
neuf ans.
Les conférences de S. Vincent de Paul à Turin
En mai 1850, don Bosco voyait se constituer à Turin
une association charitable d'orthodoxie scrupuleuse, dont, bientôt, il
demanderait le concours pour son oeuvre.
Au début des années 1830, Frédéric Ozanam, étudiant à
Paris, avait réuni quelques camarades pour combattre la solitude des étudiants
provinciaux dans la capitale et les faire jouir des bienfaits d'une amitié
chrétienne.[50] Le groupe prit forme au sein d'une
«conférence d'histoire». Les conseils et l'appui de la fille de la Charité Rosalie Rendu (soeur Rosalie, 1786-1856) l'orientèrent vers la visite régulière des
pauvres du quartier Mouffetard. Le 23 avril 1833 très probablement, Emmanuel Bailly,
le plus âgé, et six étudiants, dont Frédéric /311/ Ozanam, fondèrent la première «conférence de charité», qu'ils placèrent sous le
patronage de saint Vincent de Paul. A la fin de cette année les confrères
étaient déjà quinze; une deuxième conférence naquit alors à Nîmes. Le règlement
élaboré (décembre 1835) proposait aux adhérents un programme étendu: 1° Se
maintenir dans la pratique de la vie chrétienne par des exemples et des
conseils mutuels; 2° Visiter les pauvres chez eux, leur apporter les secours
qui conviennent et, à cette occasion, les «consolations de la religion»; 3°
S'employer, selon les possibilités et le temps disponible, à l'instruction
élémentaire et chrétienne des enfants pauvres, soit libres, soit aussi
emprisonnés; 4° Diffuser des livres moraux et religieux; 5° Se prêter à toute
sorte d'oeuvres charitables à proportion de ses moyens.[51] La diffusion des conférences fut rapide dans
les grandes villes de France et dans toute l'Europe. En 1837, la Société de S. Vincent de Paul comptait déjà 237 jeunes gens. Une structure contraignante
soudait entre elles les conférences éparses. En 1851, il y aura, en France
seulement, 415 conférences établies dans 311 communes.
L'Italie avait alors été touchée depuis déjà quinze
ans, une conférence ayant été établie à Rome en 1836.[52] L'implantation dans les Etats sardes tarda
quelques années. Le 1er mars 1844, une première conférence se réunit
à Nice.[53] Le gouvernement piémontais ne voyait pas d'un bon oeil cette sorte
d'association indépendante. Cependant, depuis Nice, les conférences gagnaient
Gênes, où un groupe promoteur fut convoqué le 16 février 1846 par le chevalier Rocco Bianchi, habile propagandiste de la Société.[54] Ce personnage parvint, quatre ans plus tard, à constituer une conférence
dans la capitale Turin. Non sans peine![55] Réunie pour la première fois le 13 mai 1850
dans la sacristie de l'église des Saints Martyrs, la conférence turinoise fut
érigée officiellement par la présidence parisienne en juillet de cette année.[56] Elle pouvait, ce mois-là, entreprendre, comme les
autres conférences, les visites des pauvres et la distribution de secours aux
miséreux.
Don Bosco fut, avec l'archevêque Fransoni et
l'écrivain Silvio Pellico, l'un
des trois premiers membres d'honneur de la conférence turinoise.[57] N'était-il
pas, depuis deux ans, à Turin le héraut de «l'esprit de saint Vincent de Paul»,
le saint de juillet, comme la Vierge Marie l'était du mois de mai et saint
joseph du mois de mars? Il ne lui faudra que quatre années pour introduire des
«conférences» originales dans son oratoire S. François de Sales.
/312/
La Société de secours mutuel de l'oratoire S. François de Sales
Dans les Etats sardes, artisans, employés et
commerçants cherchaient aussi à se soutenir réciproquement par des associations
appropriées. Sous le régime en vigueur jusqu'en 1848, les libres associations
de citoyens étaient interdites: on ne tolérait que les confraternités et les
organismes de secours mutuel. Il y avait, par exemple, une mutuelle des
coiffeurs de Turin (1842) et une pieuse société de secours mutuel des maîtres
cordonniers de Turin (1846). Des sociétés identiques naquirent sous le régime
nouveau, telles que la société de secours mutuel des cuisiniers et camériers (1850)
ou la société de secours mutuel des artistes typographes (1852). Don Bosco,
quant à lui, imagina en 1850 de fonder une société de secours mutuel à
l'intérieur de son oratoire.[58] Elle serait, comme il était naturel, au service de ses adhérents en
difficulté: «Le but de cette société est de venir en aide aux camarades qui
tomberaient malades ou se trouveraient dans le besoin parce que involontairement
privés de travail.»[59] Mais la compagnie de S. Louis de Gonzague, dont
il fallait obligatoirement être membre pour bénéficier des «secours mutuels»,
gagnait par cette création une activité profane intéressante. Le titre complet
de la nouvelle association: «Société de secours mutuel de quelques individus de
la compagnie de saint Louis» l'annonçait sur la couverture du règlement
imprimé. Ce règlement était précis. Les adhérents devaient verser chacun un
sou, c'est-à-dire cinq centimes, par semaine.[60] On ne jouissait des avantages de la société
que six mois après y avoir été accepté, [61] méthode qui, entre parenthèses, arrimait à la
compagnie des garçons prévoyants, quoique peu soucieux d'imiter les nombreuses
vertus de saint Louis de Gonzague. Le secours journalier accordé aux adhérents
malades était de cinquante centimes jusqu'à leur plein rétablissement. Les
adhérents en chômage en recevraient autant à partir du huitième jour suivant
l'arrêt de leur travail. Si la subvention devait être prolongée au-delà de
vingt jours, le «conseil» de la société déciderait de la conduite à tenir.[62] En effet, un organisme hiérarchisé - sur le papier
tout au moins - administrait l'humble association. Elle comprenait un directeur
- qui était nécessairement le supérieur de l'oratoire[63] - un vice-directeur, un secrétaire, un vice-secrétaire,
quatre conseillers, un «visiteur» et son substitut, enfin un trésorier.[64] Le secrétaire recueillait les côtisatíons
hebdomadaires [65] et
le «visi-/313/ teur» (ou son substitut) vérifiait l'état des mutualistes malades.[66] Ce
personnel de direction devait témoigner d'une conduite exemplaire, spécifiait
don Bosco: «Tous les administrateurs de la société, outre la perception exacte
d'un sou par dimanche, auront grand soin d'observer les règles de la compagnie
de saint Louis pour oeuvrer ainsi à leur propre sanctification et encourager
autrui à la vertu. »[67]
On aura compris que cette société de secours mutuel
était, pour le directeur de l'oratoire S. François de Sales, un instrument
complémentaire de moralisation de ses petits artisans: «Je vous recommande
seulement, écrivait-il aux jeunes dans la présentation de son règlement, tandis
que vous vous montrerez zélés pour le bien de la société, de ne pas oublier les
règles de la compagnie de saint Louis, dont dépend votre bien fondamental,
celui de votre âme.»[68] Le
salut des âmes l'obsédait.
Les lois Siccardi (9 avril 1850)
Or les pouvoirs de son pays lui semblaient tendre à sa
déchristianisation. La politique religieuse du Piémont l'effrayait. «Je ne vous
parle pas de la politique, sur laquelle les journaux vous renseigneront
suffisamment, écrivait-il au P. Daniele Rademacher le 10 juillet 1850. Pendant des siècles le Piémont
fut le benjamin du Saint-Siège, nombre de ses gouvernants sont vénérés sur les
autels; le Piémont a honoré la religion et la religion a été sa gloire.
Présentement il n'en va plus ainsi. Les trois pouvoirs sont ouvertement
hostiles à la religion.»[69]
De fait, dans le pays, l'hostilité de l'exécutif, du
législatif et du judiciaire à l'égard, sinon de la religion, au moins de
l'emprise cléricale sur la société, avait été manifeste lors des débats sur les
lois dites Siccardi, débats durement commentés par le journal l'Armonia, que lisait don Bosco. En décembre 1849, Giuseppe Siccardi,
magistrat intègre, mais
notoirement jaloux des droits de l'Etat, à peine de retour d'une mission
infructueuse auprès du Saint-Siège, entrait au ministère piémontais en qualité
de garde des sceaux .[70] «Si le courage ne lui fait pas défaut, ce
sera le membre le plus important du cabinet », écrivait alors Camille de Cavour.[71] Il
fallait enlever à l'Eglise des privilèges surannés qu'une société moderne et
libre ne supportait plus.[72]
Le ministère pouvait s'appuyer sur une opinion de
gauche violemment anticléricale, qui scandalisait don Bosco: «Plusieurs
journaux sans vergogne vomissent impunément tout ce qu'ils savent inventer
d'impie et d'irrévérencieux contre tout ce qui touche à la religion; /314/ rares sont les
jours sans que quelque prêtre soit insulté par les chenapans», affirmait-il.[73] A la même époque, son journal décrivait cet
anticléricalisme à partir d'une réflexion de la Gazzetta del popolo: «Dire - comme ce
journal l'avait fait - que notre malheureuse patrie est désormais devenue pour
nos iniquités l'opprobre et la honte des nations, la sentence est dure, mais
elle est vraie. N'est-ce pas à Turin que la prédication de l'Evangíle est troublée
par des sifflets? (...) N'est-ce pas chez nous que, depuis longtemps et
impunément, est présentée une parodie particulièrement insolente du chemin de
la croix, du Stabat Mater et des Oremus, pour jeter le discrédit sur
nos plus augustes mystères? La réimpression de toutes les oeuvres de Casti avec
leurs gravures malpropres et très immorales n'est-elle pas en cours? N'est-ce
pas à Turin que l'on accuse les évêques de laisser dévorer par les loups les
fidèles qu'ils devraient sauver? N'est-ce pas à Turin que l'on a imprimé la Lettre de S. Pierre, les Exercices spirituels du clergé, Pie IX face à Dieu,
Don Pirlone, etc., etc.? N'est-ce pas à Gênes que l'on peint le pape au bal
et au banquet avec des femmes de parties fines, qu'on lui donne une tête d'âne
surmontée de la tiare; que les calices sacrés sont présentés comme des objets
au rebut mis en vente; que le mystère le plus auguste de la religion est livré
aux calculs boursiers; que l'on dessine un Pie IX bataillant presque nu; que
l'on imprime mille et mille saletés et immoralités? Trouvez une autre nation
qui, en quelques jours, ait sombré comme la nôtre, par l'entreprise d'une
faction scélérate, dont on ne sait exactement par quoi elle l'emporte, par l'impudence
ou par l'ignorance. »[74]
Le principal privilège ecclésiastique mis en cause
était celui de l'immunité, soit personnelle, dite «privilège du for», soit
locale, traduite par le «droit d'asile». En vertu du privilège du for, un
ecclésiastique ou assimilé ne pouvait être jugé que par un tribunal d'Eglise ou
tout au moins avec son autorisation; en vertu du droit d'asile un individu ne
pouvait être légitimement poursuivi dans un lieu saint. Ces privilèges des
temps de chrétienté situaient le clerc à part dans une société civile
systématiquement égalitaire. Dès le 16 juin 1848, le marquis Pareto, ministre
sarde auprès du Saint-Siège, avait déclaré au secrétaire d'Etat Soglia que
la condition des temps et l'adaptation des lois à une société mieux éclairée
exigeaient la cessation de tous les privilèges accordés au clergé.[75] Mais les autorités romaines s'y opposaient au titre
des concordats passés avec Turin. Les tractations menées pendant six mois à
Rome n'avaient alors pas abouti. Et, /315/ quand elles eurent ensuite repris à Gaète avec
Siccardi en septembre 1849, ce fut sans plus de succès.[76]
Le 25 février 1850, le gouvernement déposa un projet
de lois, qui, entre autres, rendaient caducs les privilèges du clergé des Etats
sardes. «Les causes civiles entre ecclésiastiques et laïcs, celles aussi entre
seuls ecclésiastiques, regardent la juridiction civile, qu'il s'agisse de
causes réelles ou de causes mixtes quelles qu'elles soient» (art, 1). «Les
ecclésiastiques sont soumis comme les autres citoyens à toutes les lois pénales
de l'Etat. - Les inculpés au titre de ces lois seront jugés dans les formes
établies et selon la procédure par les tribunaux laïcs, sans distinction entre
crimes, délits et contraventions» (art. 2 et 3). En vertu de l'article 6, l'immunité des lieux sacrés disparaissait, le droit d'asile était supprimé. L'article 7 réduisait
le nombre des fêtes religieuses dont l'inobservance engendrait des peines...
Les évêques piémontais protestèrent immédiatement
auprès du roi. Modifier la législation sur les immunités ecclésiastiques sans
l'aveu du souverain pontife bouleversait la divine constitution de l'Eglise et
les droits du Saint-Siège; les accords conclus avec le pape par ses
prédécesseurs et son propre père étaient cassés, les consciences troublées et
les bons catholiques affligés; prendre de vive force ce que le pape déclare ne
pas pouvoir concéder revient à se soustraire à son autorité et donc à se
séparer «schismatiquement» du siège apostolique et à faire fi des censures ecclésiastiques
qui en résultent.[77] L'épiscopat se réfugiait derrière l'autorité
romaine.
Les débats qui s'ensuivirent à la chambre des députés
et au sénat permirent aux deux parties de développer leurs argumentations.
L'une invoquait la nécessité de transformer une situation qui créait deux
classes de citoyens non pourvus des mêmes avantages et non assujettis aux mêmes
charges. L'autre protestait contre l'iniquité de lois qui violaient des droits
imprescriptibles, qui méconnaissaient le droit public de l'Eglise et qui ne
tenaient pas compte du premier article du Statuto, selon lequel la religion catholique était
celle de l'Etat piémontais. Simultanément l'Armonia publiait une série d'articles dévastateurs
contre la loi projetée. Les adversaires de ces lois, qui ramaient à
contre-courant de la société «moderne», perdaient leur peine. Le 9 mars, la
chambre des députés approuva le projet par cent trente voix favorables contre
vingt-six opposées; le 8 avril, le sénat où, sur quatre-vingts sénateurs,
vingt-neuf seulement se déclarèrent hostiles, l'imita; et, le 9 avril, le roi
sanctionna le texte par sa propre signature.
/316/
Les chambres accueillirent les résultats des votes par
des applaudissements frénétiques. Et la rue les amplifia: Viva Siccardi!
Don Bosco, le 12 avril, pouvait
lire dans son journal le récit de la manifestation du soir du vote du sénat. Il
partageait probablement l'indignation du rédacteur et ses craintes sur le
maintien de l'ordre public et même de l'autorité royale. «Lundi - c'est-à-dire
le 8 avril -, à la tombée du jour, une foule de gens sortit dans les rues au
cri de: Viva Siccardi, fuori i lumi (Vive Siccardi,
les lumières dehors!). Après de longues clameurs, apparurent à quelques
fenêtres des lumignons du genre de ceux que les anciens allumaient auprès des
tombes. La foule courut au quartier Santa Teresa
pour applaudir Siccardi chez lui;
ses applaudissements étaient mêlés d'insultes contre les vingt-neuf qui avaient
repoussé la loi. A huit heures et demie ce fut le tour de notre archevêque. La
marmaille s'attroupa sous ses fenêtres en sifflant et en hurlant: Dehors
l'évêque, à bas la curie, à bas la bottega, etc. Quelques vitres furent brisées, mais la
démonstration n'eut pas en soi l'importance espérée par ses manipulateurs. Le
ministère avait pourvu le mieux possible à la défense de son honneur, en
envoyant des troupes pour disperser les rassemblements. Des témoins oculaires
nous disent que la cavalerie fut sifflée. On voyait pourtant en tête et à
cheval lui aussi, jusqu'au président du conseil des ministres, D'Azeglio. Des
insultes à l'archevêque, on en viendrait aisément aux insultes au roi et à qui
agit en son nom! Nous avons semé, le temps de la moisson ne tardera pas! » Le
gouvernement qui a promu cette loi sera qualifié de governo delle tenebre (gouvernement
des ténèbres) et les fêtes de la populace annoncent sa chute, prophétisait le
journal, qui prévoyait le pire. D'autres événements surviendraient, qui
seraient terribles. «Sperda Iddio il triste presagio!» (Que Dieu fasse disparaître ce mauvais
présage!)[78] Comme son journal, don Bosco pouvait craindre
que, par les réformes de 1848, la liberté, la sécurité et la légalité n'aient
été promises à tous que sur le papier. Les onesti cittadini (honnêtes citoyens) étaient désormais exposés
à la langue et aux mains des audacieux. La masse populaire avait usurpé la
liberté promise à tous. N'eût-il pas été préférable de demeurer sous la tutelle
d'un père, c'est-à-dire d'un roi absolu, plutôt que d'être livré par les
libertés constitutionnelles à un ordre plébéien?
Les éclats de l'archevêque Fransoni
Le climat social était surchauffé, les cerveaux montés
contre la hiérarchie ecclésiastique. A la suite de la loi sanctionnée le 9
avril, les mesures prises par celle-ci accrurent encore la tension. /317/
Le 13 avril, le nonce Antonucci quitta Turin par
manière de protestation .[79] Et l'archevêque Fransoni, dont l'hostilité à l'Etat constitutionnel en
général et aux lois sur le for ecclésiastique en particulier, était patente,
adressa dès le 18 avril aux curés du diocèse sur la nouvelle situation
juridique une lettre circulaire propre à mettre le feu aux poudres. Don Bosco
la lisait dans l'Armonia du 22 avril. Elle stipulait: «Comme la loi
civile ne peut dispenser le clergé des obligations spéciales que lui imposent
les lois de l'Eglise et les concordats qui en règlent les applications, je
charge Votre Seigneurie très révérende de signifier aux ecclésiastiques de
cette paroisse que: 1° S'ils sont appelés à déposer comme témoins devant le
juge laïc, ils doivent comme par le passé recourir à la curie archiépiscopale
pour obtenir l'autorisation prescrite; 2° Que, s'ils sont cités devant le
tribunal laïc pour des causes civiles qui, selon les concordats, seraient de la
compétence exclusive des curies épiscopales, ils doivent recourir à l'ordinaire
pour les directives opportunes; 3° Que, si le tribunal laïc procède contre eux
au criminel, ils aient à recourir également à l'ordinaire; s'ils n'en ont pas
la possibilité, ils doivent opposer l'incompétence du for - c'est-à-dire du
tribunal - protestant que leur soumission ne préjuge pas du droit à l'immunité
personnelle, mais qu'ils ne cèdent qu'à la nécessité (...) 6° Que ces
dispositions doivent se comprendre comme provisoires, jusqu'à l'arrivée des
instructions attendues du Saint-Siège. » La note, en soi non répréhensible si
l'on y réfléchit bien, fut considérée comme un appel à la désobéissance civile
et un geste de trahison à la patrie. Et les événements se bousculèrent: le 24
avril, l'archevêque fut cité à comparaître le 29 devant un juge civil; il se
contenta, ce jour-là, de refuser d'obtempérer dans une lettre explicative; si
bien que, le 4 mai, il était proprement arrêté et emprisonné - avec beaucoup
d'égards du reste - pour un mois à la Citadelle de Turin.[80]
L'opinion publique était divisée, non seulement en
Piémont, mais aussi hors de ses frontières. L'Armonia, qui publiait toutes les nouvelles sur
l'archevêque, nouveau champion d'une religion malmenée, diffusait le 27 mai
avec une visible satisfaction un «Témoignage de respectueuse vénération à Mgr
l'Archevêque de Turin», émanant du journal catholique français l'Univers. Il consistait en l'annonce d'une croix qui serait, sur la poitrine du prélat,
un «signe de la vénération» des donataires et «un souvenir de ses luttes pour
la liberté de l'Eglise». L'Armonia s'empressa d'ouvrir à son tour parmi ses
compatriotes une collecte pour une crosse à l'archevêque. En riposte, l'autre
camp (la Gazzetta del popolo), parmi
diverses gentillesses, entreprit de publier /318/ les noms des souscripteurs sous le titre
malsonnant de «Liste des calotins et des réactionnaires »; et, en contre-poids à
la collecte de l'Armonia, proposa
une souscription pour un monument commémoratif de l'abolition du for
ecclésiastique à élever près du sanctuaire de la Consolata.[81]
Durant l'été, l'affaire Santa Rosa, autre
conséquence de la loi du 9 avril, prit des proportions dramatiques et décida du
sort de Mgr Fransoni jusqu'à la fin de ses jours. Pietro de'
Rossi di Santa Rosa (ou Santarosa), membre du ministère Alfieri-Perrone
(15 août-16 décembre 1848), puis, à partir du 27 mars 1849 , du ministère en
exercice De Launay-D'Azeglio, était un bon catholique, homme droit et doué de
grandes qualités d'esprit et de coeur, qui, cependant, avait cru pouvoir
approuver les lois Siccardí. Un mois après la promulgation, sujet à des malaises
cardiaques, il s'était confessé et avait reçu la communion en viatique (1er mai 1850). Selon son propre témoignage, avant de lui donner l'hostie le prêtre
lui avait dit: «Au cas où vous auriez participé, contre votre conscience, aux
derniers actes du ministère, vous devriez vous en rétracter»; à quoi il aurait
répondu y avoir participé en pleine conscience, l'avoir publiquement déclaré et
n'avoir rien à rétracter. A la fin du mois de juillet qui suivit, une nouvelle
crise l'ayant saisi, Santa Rosa demanda à nouveau les derniers sacrements. Son
confesseur invita le curé de la paroisse S. Carlo,
don Buonfiglio Pittavino, de
l'ordre des servites, à lui apporter le viatique. Don Pittavino exigea au
préalable une déclaration écrite du malade. Santa Rosa signa
un papier, selon lequel il avait eu «pleine conscience de n'avoir pas violé les
lois de l'Eglise» et s'être suffisamment entretenu à ce sujet avec son
confesseur.[82] On était aux premiers jours du mois d'août.
Un conseil diocésain étudia la pièce et le curé Pittavino courut demander
l'avis de l'archevêque dans sa maison de campagne de Pianezza. Il en reçut une
réponse catégorique: la déclaration était nulle et, en filigrane, le prélat
menaçait le moribond de la damnation éternelle s'il n'obtempérait pas à une
rétractation en forme. Le salut de son âme était en jeu.[83] La lettre de l'archevêque était datée du 4
août. Tandis que, le lendemain, une autre formule était étudiée, puis proposée
au malade, que celui-ci la refusait, qu'on se retournait vers le curé et que
celui-ci renvoyait le confesseur à la curie et aux conseillers de l'archevêque,
l'état de Santa Rosa s'aggravait d'heure en heure. «Sa femme et ses
fils supplient qu'on ne le laisse pas mourir sans sacrements, mais le curé ne
peut passer outre aux instructions qu'il a reçues», raconte le chanoine Chiuso. Enfin
Santa Rosa entra en ago-/319/ nie, fut absous
par son confesseur, protesta jusqu'au dernier instant de lucidité de vouloir
mourir dans l'Eglise catholique et expira tard dans la soirée du 5 août sans avoir
reçu le viatique imploré.[84] Heureusement, la curie avertie de son décès lui accordait aussitôt des
funérailles religieuses.
Mais le refus des derniers sacrements à ce mourant
produisait une énorme impression dans la ville. Camille de Cavour prenait
en main l'affaire de Santa Rosa qui avait été son ami.[85] Les servites firent les premiers frais du
drame: manifestations contre leur couvent le soir du 6 août, invasion de leur
maison le 7 août à l'heure de la levée du corps, enfin expulsion vers Alessandria et Saluzzo le même jour pour des raisons de sécurité.[86] De son côté, ce 7 août, l'archevêque Fransoni voyait
arriver dans son logis une voiture et des carabinieri à cheval.
Le major qui les commandait lui annonça: « Monseigneur, je dois vous dire que
je suis chargé de vous conduire à Fenestrelle. » Il s'agissait de la forteresse
construite dans cette localité près de la frontière française et à l'ouest de
Turin. On l'accusait d'avoir abusé de sa fonction.[87]
Don Bosco et l'archevêque emprisonné, puis exilé
Don Bosco partageait l'amertume des «bons catholiques»
piémontais et de l'Armonia, leur porte-parole. En mars 1848, l'archevêque Fransoni avait déjà été prié de quitter le diocèse. Il est possible et tout à fait
conforme à ses sentiments qu'en septembre 1849 don Bosco ait alors «loué a tutto cielo», autrement dit: porté aux nues, une pétition
pour son retour,[88] Après quarante-cinq jours d'emprisonnement à Fenestrelle,
l'archevêque fut banni du territoire des Etats sardes.[89] Le 28 septembre, il était à la frontière
française, d'où, au bout de quelques jours, il se rendait à Lyon pour y passer
les douze dernières années (1850-1862) de sa laborieuse existence. Durant toute
cette période, don Bosco restera en relations étroites et confiantes avec lui.
Malgré toutes sortes de pressions, l'archevêque ne consentit jamais à renoncer
à sa charge. Les éléments subsistants de la correspondance entre le prêtre et
le prélat, en partie détruite par don Bosco pour échapper aux enquêteurs,
témoignent de leurs bons rapports. Le 23 décembre 1850, Mgr Fransoni autorisait
déjà don Bosco à procéder à la vêture ecclésiastique de quatre clercs.
Contrairement à une tradition ancienne de l'histoire salésienne, il est
toutefois à peu près assuré que don Bosco ne rendit visite à l'archevêque ni
dans la forte-/320/ resse de Fenestrelle, ni
dans sa retraite de Lyon.[90] Don Bosco ne franchit pas la frontière
française avant l'année 1874, quand on le vit pour la première fois à
Nice. Ses liens avec Mgr Fransoni ne furent qu'épistolaires.
Don Bosco et l'abbé Rosmini
Stresa était
une petite ville de quelque deux mille habitants au bord du lac Majeur et en
face d'Isola Bella. En septembre 1850, si don Bosco n'a pas rendu
visite à Mgr Fransoni emprisonné à Fenestrelle, il est bien parti vers le 16 de ce mois dans la direction de Stresa
pour y rencontrer un autre
personnage de la catholicité du temps.
Il avait antérieurement fait le voyage de Stresa, où
les rosminiens avaient leur noviciat, sans doute pour mieux connaître une
congrégation à laquelle il avait des velléités de s'agréger. «Il m'était venu a
l'idée de me faire inscrire ou chez les Oblats, ici à Turin, ou chez les Rosminiens»,
dira-t-il le 1er janvier 1876.[91] Mais tout nous laisse entendre qu'il n'avait
pas alors conversé avec le fondateur et supérieur de ces derniers.[92]
Cependant, s'il faut en croire les Memorie dell'Oratorio, en 1850 l'abbé Rosmini avait déjà été vu à
l'oratoire S. François de Sales. Simplifiant et animant la scène comme à
l'accoutumée, don Bosco raconta que deux prêtres d'allure modeste étaient
entrés un dimanche pour information dans la chapelle de son oratoire. Il aurait
dit à l'un: «Vous, allez dans le choeur, vous aurez les plus grands»; et, à
l'autre, qui était de plus haute stature: «A vous, je confie cette classe des
plus dissipés.» Les deux prêtres s'étaient si bien acquittés de leurs missions
impromptues, qu'impressionné, don Bosco aurait invité l'un à prononcer le
sermon d'usage l'après-midi et l'autre à présider la bénédiction du saint
sacrement. Le plus petit des deux était, nous assurait-il, l'abbé Antonio Rosmini
et son compagnon le chanoine Pietro De Gaudenzi.[93] L'épisode
ne pouvait qu'être antérieur à l'échange épistolaire commencé en mars 1850.
Quoi qu'il en soit, le prêtre du Valdocco, depuis cinq
ou six ans en relations avec les rosminíens Francesco
Puecher et Giuseppe Fradelizio, n'avait pas encore eu l'occasion, en 1850, de traiter
avec leur illustre supérieur général. L'abbé Antonio Rosmini-Serbati, né en 1797 à Rovereto dans le Trentin, n'avait que cinquante-trois ans.[94] Il achevait pourtant dans sa retraite de Stresa une
vie extrêmement féconde. En 1828, il avait jeté, à Domodossola, les premières bases de l'insti-/321/ tut de la Charité, congrégation qui sera dite des Rosminiens; et, en 1830, il avait publié l'ouvrage
capital Nuovo saggio
sull'origine delle idee (Nouvel
essai sur l'origine des idées), qui aurait dû contribuer à la restauration de
la philosophie dans le monde catholique. Sa production philosophique et
théologique avait été considérable. Mais son Trattato della coscienza morale (Traité de la
conscience morale) avait commencé de susciter contre lui la méfiance de
théologiens attachés à des systèmes plus traditionnels... Il était entré en
politique quand le Risorgimento avait pris forme en Piémont. En 1848, le
gouvernement sarde l'avait dépêché à Rome pour encourager le pape dans la voie
des réformes. Pie IX, aussitôt séduit par ce prêtre extraordinairement
intelligent, l'aurait créé cardinal in pectore. Rosmini diffusait alors les écrits aussi courageux que
compromettants intitulés La costituzione
secondo la giustizia sociale (La constitution selon la justice sociale), avec un appendice sur
l'unité de l'Italie (Milan, 1848) et Delle
cinque piaghe della santa Chiesa (Des cinq plaies de la sainte Eglise) (Lugano, 1848).
L'énumération des cinq plaies de la sainte Eglise, qui correspondaient aux
plaies du Christ crucifié, nous fait percevoir ses vues anticipatrices. C'était:
1) la séparation du clergé et du peuple dans le culte public, 2) l'éducation
insuffisante du clergé, 3) la désunion entre les évêques, 4) l'abandon de la
nomination des évêques au pouvoir laïc et 5) la servitude des biens
ecclésiastiques. L'appendice des Cinque
piaghe «sur l'élection des
évêques par le clergé et le peuple» était particulièrement audacieuse. Le temps
de Gaète avait été funeste à l'abbé Rosmini. Le 29 mai 1849, La costituzione secondo la giustizia sociale et Delle
cinque piaghe furent
inscrites à l'Index. Le grand homme se soumit avec humilité. Mais ses déboires
le ramenèrent définitivement à Stresa. Il y poursuivrait ses études dans la retraite
et le recueillement. Il défendait pourtant son action des années précédentes
dans un rapport,[95] au reste non dépourvu de quelque
égocentrisme. La contestation de ses idées, que fomentaient surtout quelques
jésuites, persistait et persisterait. A la fin de l'année 1850, la publication
anonyme en deux volumes du père Antonio Ballerini, Principi della scuola rosminiana esposti in lettere
familiari da un prete bolognese (Principes de l'école rosminienne exposés dans des
lettres familières par un prêtre de Bologne), en était le signe.[96]
Don Bosco avait admiré le comportement de Rosmini après
sa condamnation. Ce «docte philosophe» avait été cohérent avec lui-même; son
catholicisme, c'est-à-dire sa fidélité à la chaire de Pierre, était passé des
«mots» dans les «faits»...[97] En 1850, don Bosco intervint /322/ près de lui pour des raisons financières. Le
11 mars, une lettre de Turin annonçait à l'abbé son projet de construction d'un
foyer à Porta Susina, dans le quartier de ce nom. Don Bosco y
recevrait volontiers des studenti des rosminiens et demandait si son
correspondant ne pourrait pas l'aider financièrement dans l'entreprise. «Que,
dans sa prudence, Votre Seigneurie y réfléchisse, et, au cas où vous décideriez
de tenter quelque chose à cette fin, comptez sur moi pour toutes les
déterminations qui pourraient être à l'avantage des âmes et pour la plus grande
gloire de Dieu. »[98] L'abbé lut la proposition avec intérêt, mais estima, comme don Bosco en
convint aussitôt, qu'un entretien direct - à Stresa évidemment -
s'imposait pour eux. A la mi-avril, don Bosco ne pouvait encore définir
l'époque d'un déplacement qu'il «désirait grandement. »[99] Ses
intentions prenaient un tour précis. L'institut de la Charité verserait par exemple douze mille francs et pourrait disposer de quelque six chambres
dans l'immeuble en projet. Son but secret était, écrivait-il, de faire en sorte
d'«introduire insensiblement» l'institut «dans la capitale. »[100] En effet,
les affaires de Gaète et la reprise en main des Etats pontificaux ne
facilitaient pas l'entrée dans Turin de religieux dévoués au pape et à sa
politique. L'abbé Rosmini pria don Francesco
Puecher, prêtre de son institut, d'enquêter lui-même sur les
développements éventuels de l'oratoire S. François de Sales. Don Puecher y
procéda vers la fin juin. Son compte rendu favorable[101] satisfit le supérieur, qui proposa aussitôt
de prêter, non pas douze mille francs, mais vingt mille francs à don Bosco.
Comblé, celui-ci demanda seulement d'être exonéré pendant trois ans des
intérêts de la somme.[102] Cependant,
de semaine en semaine, une rencontre personnelle paraissait de plus en plus
nécessaire, ne fût-ce, écrivait don Bosco au rosmïnien Carlo Gilardi,
que pour soumettre à l'abbé Rosmini
les plans de l'édifice et entendre ses «sages avis.»[103] Dans les derniers jours d'août, les dits
plans n'étaient pas encore au point et continuaient de retarder le voyage
promis.[104]
Peu après, l'entrepreneur-architecte Bocca termina
enfin son travail. Et, peut-être en sa compagnie, don Bosco put, à la mi-septembre,
prendre la route de Stresa pour un voyage qui durerait, semble-t-il,
environ une semaine.[105] Il fallait aller à pied ou recourir aux voitures publiques.[106] A Stresa, les entretiens d'objet matériel ou financier
furent «cordiaux». Rosmini répéta sa promesse de prêter vingt mille francs pour
la construction envisagée, il ne demandait que quelques garanties. Selon don
Bosco, ces garanties consisteraient soit en une hypothèque sur le bâtiment Pinardi,
soit en une disposition testamen-/323/ taire, qui rembourserait le prêteur.[107] La
suite prouvera que Rosmini optait pour l'hypothèque. Il est peu probable que
les conversations de Stresa aient pris une forme plus ou moins
philosophique ou théologique. Don Bosco ne raffolait pas de ces sortes de
considérations abstraites. Mais elles débordèrent peut-être sur la pédagogie.
Là, sur le fond, l'accord entre les deux prêtres était parfait. De l'un comme
de l'autre, on peut dire qu'ils étaient «hommes d'Eglise avant tout et jusque
dans les fibres. les plus intimes». L'Eglise est l'unique dépositaire de la
liberté et de la vérité, pensait Rosmini.[108] Sa
pédagogie était seulement plus cérébrale que celle de don Bosco.[109] Il revendiquait la valeur universelle du
catholicisme, unique fondement de toute vérité, de la loi morale et de la
dignité humaine. Le catholicisme seul, avait-il écrit dans l'opuscule Sull'unità dell'educazione (Sur
l'unité de l'éducation) (1826), peut vaincre l'individualisme des Lumières et
restaurer l'unité des esprits - «première et immuable loi de l'éducation» - en
les subordonnant à une autorité qui transcende la conscience individuelle.
L'intérêt de ce philosophe était moral et religieux; l'éducation devait guider
l'homme à sa fin suprême; là seulement, l'«instruction pleine et vitale», dont
parlaient les Cinque piaghe, trouvait son véritable sens.[110] Don Bosco, pour qui hors de l'Eglise catholique il
n'y avait rigoureusement pas de salut et qui n'assignait pas d'autre fin
véritable à l'éducation que le salut des âmes, appliquait les principes
soutenus par Rosmini. Leurs démarches pédagogiques se ressemblaient.
Le retour de Stresa
ne fut troublé pour don Bosco que
par une pluie battante «jusqu'à Oleggio» au nord de Novara. Il
avait dû emprunter à un prêtre de la communauté un parapluie que, arrivé à
destination, il se trouva en peine de restituer. Bah! l'abbé Bransini s'en
procurera un autre.[111] Cependant, une fois encore épuisé, il prenait
un mois de repos à Castelnuovo.[112] A son terme, avant de rejoindre à nouveau Turin, il remerciait son hôte
pour son amabilité et sa courtoisie pendant les «jours fortunés» passés à Stresa.[113] Don
Bosco se disposait à recevoir à son tour l'abbé Rosmini dans sa maison du Valdocco.
Il avait repris suffisamment de forces pour, le 28
novembre, aller prêcher un jubilé à Milan. La traversée de la frontière
l'obligeait à acquérir un passeport. Daté du 27 novembre 1850, ce passeport
nous apprend qu'à trente-cinq ans, il mesurait trente-huit onces piémontaises
(soit 1 m 626), qu'il avait les cheveux châtain foncé, le visage ovale, le
front, la bouche et le nez «moyens», les sourcils et les yeux «brun noir», pas
de barbe et une bonne constitution.[114] Le fonction-/324/ naire n'avait
pas à signaler la brillance de ses yeux et l'harmonie de sa voix. Ce prêtre
parlait bien. Les thèmes de la prédication milanaise de don Bosco: la
pénitence, la conversion ou la confession, ne pouvaient heurter la police
autrichienne. Il fit florès dans les paroisses dont les curés, plus ou moins craintifs,
l'autorisaient à parler en chaire.[115] On commençait à connaître don Bosco hors des
frontières du Piémont.
L'achat de la maison Pinardi
Pour le directeur de l'oratoire S. François de Sales
de 1850, l'abbé Rosmini était un bienfaiteur parmi d'autres, respectables eux
aussi. Depuis le mois de novembre de l'année précédente, don Bosco s'était mis
à quêter des subsides auprès du gouvernement et des institutions de charité de
son pays. Une supplique adressée par lui au roi Victor Emmanuel fut alors
enregistrée. Don Bosco y quémandait des secours pour les trois oratoires S.
François de Sales, San Luigi et Angelo
custode, ainsi que pour son foyer
de «vingt-cinq lits».[116] Le 14 décembre, le roi lui faisait verser quatre cents lires.
Sans doute encouragé par ce geste, en février 1850 don Bosco se tourna
simultanément vers le maire de Turin, le ministre de l'Intérieur et les
administrateurs de l'Opera della
mendicità istruita.[117] Le
9 février, le conseil municipal transmit sa demande à l'autorité concernée. Une
commission (le théologien Pietro Baricco, le prêtre Filippo
Giuseppe Baruffi et l'avocat Giovanni Battista Notta) fut
chargée d'enquêter sur l'oeuvre. Elle conclut que don Bosco recueillait «une
quantité considérable de jeunes abandonnés par leurs parents», qu'il leur
venait en aide «non seulement par l'instruction, mais de toutes manières et par
des soins attentifs », et proposa de lui accorder mille lires, mesure que le
conseil municipal approuva le 27 mai.[118] De son côté, le sénat enregistrait le 1er mars un exposé du
sénateur Ignazio Pallavicino en vue d'une subvention aux institutions de don Bosco.[119] Puis,
quand l'année toucha à sa fin, celui-ci présenta une nouvelle supplique au roi,
qui, cette fois, à la date du 17 décembre, lui octroya mille lires.[120] Il demandait et il recevait.
Cependant, au début de 1851, les constructions
annoncées à l'abbé Rosmini en mars précédent n'avaient pas été commencées. Les
bonnes dispositions du signor Pinardi, propriétaire de l'immeuble et du terrain de l'oratoire
S. François de Sales, transformaient les projets de don Bosco. Le 7 janvier 1851, celui-ci écrivait à l'abbé Rosmini que son prêt servirait à l'achat de la
propriété Pinardi. Un terrain de /325/ dimensions sensiblement égales, mais bâti et
clôturé, remplacerait le simple terrain initialement prévu.[121] Prudent, don Bosco s'assurait que la maison Pinardi n'était
pas hypothéquée.[122] Et, le 19 février 1851 le contrat était
signé. Don Bosco essayait par un artifice (la création d'une société acquérante
en tontine) de prévenir la cession à d'éventuels héritiers en cas de décès. Francesco Pinardi
vendait «en commun aux prêtres Giovanni Bosco,
Giovanni Borel, Roberto Murialdo et Giuseppe Cafasso les terrains et les constructions situés entre les propriétés des
frères Filippi au levant et au nord, la strada
della Giardiniera au midi et la
propriété de dame Maria Bellezza au couchant». Le prix était établi à 28.500 lires,
dont 20.000 versées par don Carlo Gilardi, représentant de l'abbé Antonio RosminiSerbati.[123]
Quelques semaines après l'achat de la maison Pinardi, l'abbé
Rosmini avait l'occasion de se rendre compte en personne de l'état des lieux. A
la fin mars, il était à Turin pour le mariage du marquis Carlo Alfieri di Sostegno avec la fille (Giuseppina)
du marquis Gustave Benso de Cavour et
jetait un coup d'oeil - trop rapide au gré de don Bosco, qui aurait voulu lui
soumettre ses plans - sur les projets de construction et de transformation du Valdocco.
Une véritable église
Désormais, don Bosco voulait bâtir sur son terrain une
église «sous le titre de S. François de Sales» et agrandir la maison Pinardi en
y ajoutant un étage. Son architecte avait calculé que l'église reviendrait à
«trente mille francs».[124] En mai, les travaux de fondations de l'église
étaient déjà entrepris. Toutefois le «projet de construction d'une église et
d'agrandissement des bâtiments du foyer pour la jeunesse en danger à ériger au Valdocco
sur le territoire de la ville», projet signé par don Bosco et l'architecte Federico Blachier,
ne fut remis à la municipalité que
le 12 juin.[125] Mais le conseil municipal faisait diligence:
le 24 juin, il approuvait déjà le projet, [126] et, le 30, signifiait son accord à don Bosco.[127] Celui-ci s'efforçait de précipiter le mouvement avant
les vacances d'été. Dès le 13 juin, il avait alerté le Roi.[128] Son secrétariat d'Etat répondit favorablement.[129] Et, le 20 juillet, la première pierre de l'église fut
solennellement posée et bénite devant l'économe général Ottavio Moreno,
qui représentait le gouvernement
royal, le maire de Turin Giorgio Bellono, le riche commandeur Giuseppe Cotta et une
foule de jeunes. Le P. Barrera prononça /326/ un discours de circonstance. Brosio et ses garçons
veillaient au bon ordre.[130]
L'affaire était en bonne voie. Mais il fallait
désormais payer les maçons. Don Bosco multiplia les lettres d'appel aux évêques
du Piémont. Ils réagirent par des encouragements et des félicitations; seul
l'évêque de Saluzzo répondit avec de l'argent. Don Bosco s'adressa au ministère
de la justice,[131] aux rosmíniens,[132] etc. Le gouvernement du roi, qui lui accordait dix mille lires le 2 octobre
et mille le 10 octobre, se montrait généreux.[133] La construction progressa vivement durant les
mois d'été. Giovanni Turchi racontera que, à l'époque de son entrée à
l'oratoire S. François de Sales (mi-octobre 1851), les murs atteignaient la
hauteur des fenêtres et qu'il participa aussitôt au transport des briques sur
les échafaudages.[134] «La nouvelle église est arrivée à son sommet et, avant l'hiver, on la
couvrira de tuiles», constatait don Borel le 23 octobre.[135]
Cependant l'argent fondait plus vite encore. L'église
coûtera trois fois plus cher que l'architecte n'a prévu, annonçait alors don
Bosco au rosminien Francesco Puecher, peut-être pour forcer la générosité de sa
congrégation.[136] Des ressources ordinaires ne suffisaient
plus. Pour payer les dettes qui s'accumulaient, don Bosco se résolut, pour la
première fois de sa vie, à organiser une loterie de bienfaisance. Le projet
n'avait rien d'original dans le Piémont du temps. C'était, pour la société
turinoise, «une façon, pour ainsi dire élégante, de faire oeuvre de bienfaisance»,
a-t-on remarqué.[137] Les particuliers offriraient gratuitement les
lots nécessaires. II fallait, expliquait don Bosco à l'intendant général des
finances (dont l'autorisation était indispensable pour ce genre d'opération),
«élever une église plus belle et plus vaste» que la chapelle actuelle, trop
mesquine pour les centaines d'enfants régulièrement accueillis dans l'oratoire
Saint François de Sales. La somme à payer étant «considérable» (ragguardevole), pour ne pas devoir abandonner une entreprise déjà
commencée, l'idée avait germé «de faire appel à la bienfaisance publique, afin
de recueillir auprès des personnes charitables la plus grande quantité possible
d'objets destinés à une loterie publique. »[138] Une circulaire imprimée annonçait bientôt
cette loterie aux éventuels donataires de lots. Pour justifier sa démarche, don
Bosco y racontait longuement la naissance et le développement de l'oratoire
Saint François de Sales. «Quelques personnes (avaient) vu avec peine grossir de
jour en jour le nombre des jeunes oisifs et mal conseillés vivant de mendicité
ou de vol aux carrefours et sur les places, (constituant) un poids pour la
société et souvent à l'origine de /327/ mauvais coups. » Profonde était leur tristesse
de voir de jeunes travailleurs perdre le dimanche «par le jeu et l'intempérance
le faible salaire de leur semaine». Pour remédier à ce mal, un oratoire sous le
patronage de saint François de Sales avait été créé. On y trouvait tout ce qu'il
fallait «pour célébrer les cérémonies religieuses et donner aux jeunes une
éducation morale et civile par des jeux variés aptes à développer leurs forces
physiques et à récréer honnêtement leurs esprits... »[139] Les bourgeois sensés de Turin ne pouvaient
que donner raison à ces courageux défenseurs de l'ordre public.
Mais, par un effet inattendu, dans un climat intérieur
brusquement exacerbé, cette circulaire faisait éclater dans l'oratoire du Valdocco
une crise demeurée latente pendant plusieurs mois.
La crise des oratoires
L'année 1851 avait commencé de manière satisfaisante.
Le 2 février, don Bosco avait béni ou fait bénir au Valdocco les vêtements
ecclésiastiques de quatre jeunes de sa maison: Giuseppe Buzzetti, Felice Reviglio,
Giacomo Bellia (ou:
Belia, Beglia) et Carlo Gastini. Il espérait être aidé par eux. A cette occasion, il
avait organisé chez lui un petit banquet, d'ailleurs plus ou moins réussi.[140] Puis,
le 29 juin, la fête de saint Louis de Gonzague (renvoyée du 21 ) s'était
passée, selon lui, «de la manière la plus dévote et la plus solennelle» qui
soit.[141] Rien n'avait manqué à la célébration: forte
participation aux sacrements, choeurs d'enfants, musique, dialogues
scéniques..., rien, si ce n'est une église suffisante pour la foule des jeunes
qui cherchaient à y entrer.[142] Toutefois,
le dimanche 20 juillet, la pose de la première pierre de l'église nouvelle
n'avait pas, semble-t-il, intéressé les oratoires satellites San Luigi et
Angelo custode. Et, trois mois plus tard, une lettre de don Borel
à don Pietro Ponte, responsable de l'oratoire S. Luigi, provisoirement
à Rome où, avec Silvio Pellico, il accompagnait la marquise de Barolo, nous
apprend que la mésentente s'était insinuée entre oratoires, que l'on se
refusait les prêts de matériels et que l'esprit général en pâtissait. Sans
prononcer son nom, don Borel défendait le point de vue de don Bosco.[143] La direction de S. François de Sales était donc
contestée à S. Luigi. Avec sagesse, don Ponte répondit que, faute de
«chef» désigné, l'autorité sur les oratoires n'était pas définie, que le
«mutisme» sur ce point était de règle et qu'il n'était pas le seul à le
déplorer. Il était souhaitable que don Borel remédiât aux inconvénients de cet
état de choses.[144]
/328/
En fait, les prêtres qui se consacraient spontanément
à l'apostolat des jeunes dans les oratoires fondés ou absorbés par don Bosco,
étaient pour celui-ci, non pas des subordonnés (comme il le laissait entendre
quand il parlait, déjà pour ces années, de «congrégation» de S. François de
Sales), mais des associés ou des collègues, réunis par le même zèle et la
commune amitié. Or, l'expérience leur apprenait que de bonnes intentions
partagées ne suffisaient pas à une parfaite collaboration. Pour des raisons de
compétence ou de désaccords idéologiques, des aspirations à l'autonomie
naissaient et se manifestaient à San Luigi
et à l'Angelo custode.
D'autant plus qu'en cette année 1851 , l'annonce des agrandissements de S.
François de Sales alimentait contre don Bosco d'anciennes accusations
d'ambition et d'arrivisme. Le futur saint Leonardo
Murialdo, qui commença de le connaître avers 1851, quand (il) se
mit à fréquenter l'oratoire de l'Angelo custode, fondé par don Cocchi, puis
cédé à don Bosco», se rappelait avoir entendu certains membres du clergé
turinois «interpréter peu aimablement les ouvertures des oratoires (de don
Bosco), parce qu'ils les considéraient comme des moyens de satisfaire ses
ambitions personnelles. »[145]
En prévision d'un nouvel oratoire dans le Borgo Dora
proche du Valdocco, les auxiliaires catéchistes et animateurs de don Bosco
étaient attirés dans cette direction. C'était une manière de faire pièce à
l'oratoire Saint François de Sales. «Il y eut toujours, expliquera Giuseppe Brosio,
des gens contraires à la bonne
marche de l'oratoire qui s'ingéniaient à jeter de la zizanie parmi les jeunes
qui le fréquentaient. Ils ne manquaient pas la plus minime occasion de tirer
prétexte à des désordres... »[146] Ce témoin, qui semble avoir été plus positif
qu'halluciné; affirmait même qu'en 1851 «un complot secret (visait à) réduire
l'oratoire à un rien, comme ils disaient; et (que), parmi les chefs de la
conjuration, il y avait les prêtres... (dont il taisait les noms), qui
fréquentaient l'oratoire...»[147] L'un de ces prêtres cherchait à entraîner les jeunes responsables dans
l'oratoire concurrent. Brosio raconta sa propre aventure. Il avait d'abord été
invité à une promenade pour le dimanche qui suivait. Ce jour-là, après la messe
à Saint François de Sales il avait eu droit, pour la sortie promise, à un excellent
déjeuner, des divertissements, des chansons, des jeux, et enfin à un excellent
café servi le soir à Porta Palazzo. Don Bosco l'écouta rendre compte de sa journée
et lui conseilla d'accepter l'invitation reçue pour un autre dimanche. Cette
fois la sortie commença par la messe dans une église dûment désignée et se
termina avec le déjeuner. A son départ, /329/ Brosio reçut du prêtre six beaux écus. Une grande merenda (un grand goûter) était prévue pour le dimanche qui venait. «En ces
deux circonstances les discours ne manquaient pas de nous encourager à
abandonner l'oratoire; on nous disait que Dieu se trouvait partout et qu'il
était possible de se sanctifier n'importe où.»[148] Honteux, Brosio raconta à don Bosco sa
deuxième journée hors de S. François de Sales. Il s'était empressé,
expliquait-il, de remettre l'argent de sa «trahison» à un père de famille
pauvre de sa connaissance. Don Bosco lui demanda de ne pas se rendre à la
nouvelle invitation.[149] C'était, peuton penser, au dernier trimestre de 1851 .
Au début de l'année nouvelle, les adversaires de don
Bosco se servirent de la circulaire de la loterie (20 décembre 1851) pour
exciter contre lui les jeunes gens de l'oratoire S. François de Sales. Brosio racontera[150] qu'un
jour de fête, après les cérémonies liturgiques,[151] les plus grands avaient été convoqués par certi signori - probablement des prêtres
auxiliaires de don Bosco - pour discuter d'«une question touchant à (leur)
honneur».[152] Don Bosco les avait, paraît-il, déshonorés en
les traitant dans la presse de vagabonds et de voleurs. Les organisateurs de la
réunion s'appuyaient sur la description de la clientèle de l'oratoire dans la
circulaire du 20 décembre. Don Bosco avait omis, disait-on, d'écrire qu'il
recevait aussi des jeunes gens de bonne famille. La remarque suscita une
extrême agitation dans la salle. Bravement, Brosio demanda la parole: don Bosco
n'avait certainement pas voulu déshonorer ses jeunes, il y avait eu erreur de
copiste, faute d'imprimerie... Mais l'excellent garçon[153] fut aussitôt contré par un murmure hostile,
qui s'amplifia et, en quelques instants, se transforma, écrivit-il, en cris et
en hurlements dignes d'une assemblée de spiritati (possédés). Quelqu'un lui
rétorqua qu'une correction de l'article incriminé ne rendrait pas à la jeunesse
l'honneur qu'elle avait perdu. «Voulez-vous mander à ceux qui piétinent votre
honneur une députation chargée d'obtenir leurs excuses?» La proposition fut
accueillie par un rugito (rugissement) d'approbation. Et c'est ainsi
que, le dimanche suivant, dans la sacristie minuscule de l'oratoire, trois ou
quatre jeunes particulièrement excités apostrophèrent don Bosco sur sa
circulaire. Il leur observa que les garçons honnêtes de l'oratoire, au lieu de
prendre en mauvaise part ce qu'il avait dit de sa clientèle en général,
devaient se féliciter de coopérer à une oeuvre aussi excellente. Mais l'un des
délégués s'enflamma et se mit à l'insulter gravement, lui-même et aussi ses
oratoriens. Don Bosco, raconta Brosio qui, ayant perçu le bruit d'une
altercation, était entré dans la /330/ sacristie, ne se contint plus et réagit avec
violence. En quarante-trois ans, le bersagliere ne le vit jamais dans
pareille fureur. Il traita le garçon de birichino (polisson, vaurien...) et
menaça de le chasser de l'oratoire.[154]
L'opposition reçut alors sa base. Au cours du mois de
février,[155] l'oratoire de S. Martino, pour lequel les catéchistes de don Bosco
avaient été sollicités, fut ouvert aux Mulini de Borgo Dora,
à proximité de Porta Palazzo et à quelque cinq cents mètres de S. François de
Sales. On y était plus gâté qu'au Valdocco. Des jeunes de don Bosco - Gastini par
exemple - crurent pouvoir se partager entre les deux oeuvres. Mais don Bosco,
qui ne supportait pas leurs allées et venues, était d'un autre avis: il leur
imposa de choisir et les intéressés ne revinrent plus chez lui.[156] Les
fidèles - en tête desquels le bersagliere si l'on en croit le récit
qu'il nous a laissé - s'efforcèrent de narguer l'oratoire concurrent.[157] Les
garçons du bersagliere manoeuvraient hors de la propriété sur les terrains vagues du Valdocco
et, parfois, jusque dans les prés du Borgo
San Donato, donc
près de San Martino. A destination, Brosio achetait deux grands
paniers de fruits aux frais de don Bosco et en faisait ostensiblement une
distribution générale.[158]
Cependant la crise se dénouait. Certes les quatre
clercs de l'année précédente abandonnèrent peu à peu le service de don Bosco.[159] Mais trois jeunes gens destinés à une carrière
brillante à ses côtés s'attachaient alors définitivement à lui. Michele Rua,
né à Turin le 9 juin 1837, connaissait don Bosco depuis l'âge de huit ans
(septembre 1845). Il avait été élève des frères des Ecoles Chrétiennes, puis il
avait suivi des cours secondaires en ville. Le 24 septembre 1852, il entrait à
l'oratoire au titre d'interne et, le 3 octobre, recevait l'habit clérical des
mains de don Bosco dans la chapelle du Rosaire aux Becchi. Giovanni
Cagliero, né à Castelnuovod'Asti le 11 janvier 1838, qui avait depuis toujours
entendu chanter autour de lui les louanges de don Bosco, l'avait précédé d'un
an dans l'internat du Valdocco (2 novembre 1851).[160] Quant à Giovanni
Battista Francesia, qui n'était ni de Turin, ni de Castelnuovo, mais
de San Giorgio Canavese, où il était né le 3 octobre 1838, son
attachement à don Bosco était devenu définitif le jour de la Toussaint de 1850, quand il s'était confessé à lui. Deux ans après, le 22 juin 1852, il
entrait lui aussi dans la casa annessa.[161]
Entre temps, un décret de Mgr Fransoni daté de Lyon le
31 mars 1852, qui nommait don Bosco «directeur et chef spirituel» de l'oratoire
S. François de Sales, auquel devaient être «unis et dépendants» /331/ les oratoires
S. Luigi Gonzaga et
S. Angelo custode,[162] stabilisait sa situation dans le diocèse de
Turin. L'origine de cette importante décision prise par un évêque loin de son
siège n'a pas été tout à fait déterminée. Il est cependant probable que don Borel
était intervenu auprès de l'archevêque, soit directement, soit par
l'intermédiaire de don Cafasso, à la suite de l'échange épistolaire des mois
précédents. On se rappelle en effet que don Ponte souhaitait une clarification
des responsabilités et demandait à son correspondant d'agir en ce sens. Le
décret valorisait la place de don Bosco parmi les oratoires de Turin. Par là,
il approuvait ses méthodes et légitimait ses initiatives. Les langues
cléricales s'acharneront moins contre lui. Provisoirement.
La loterie de 1852
Coïncidant avec la crise des oratoires, la loterie
d'une part, l'achèvement de l'église de l'autre, ont multiplié les soucis de
don Bosco pendant les sept premiers mois de l'année 1852.
La loterie pour le financement de l'église avait été
autorisée sans problèmes le 9 décembre 1851.[163] Un
comité de vingt-cinq personnes (vingt laïcs et cinq ecclésiastiques)[164] suffisamment
honorables coiffait l'entreprise. Don Bosco comptait sur l'aide de quelque cent
trente «promoteurs» et «promotrices», qui n'avaient pas été nécessairement
consultés avant de figurer sur une liste imprimée par ses soins dès le mois de
décembre. Sa lettre plaisanté de la veille de Noël sous forme de saynète entre
lui et le chanoine Pietro De Gaudenzí, archiprêtre à Vercelli, son
correspondant, expliquait ce qu'il attendait d'eux. Après les salutations
préliminaires et quelques phrases sur les frais de la construction de l'église,
le chanoine ami lisait:
«Archiprêtre. - (...) Je m'étais aussi engagé
à envoyer quelques briques.
Bosco - C'est l'une des raisons de ma visite.
A. - J'ai compris, j'ai compris, vous voulez les
emporter aujourd'hui ?
B. - Non; monsieur l'archiprêtre, vous pouvez me les
expédier à votre convenance, soit par mandat postal, soit par lettre
accompagnée de quelques billets de banque. Pour l'instant, je ne rentre pas
chez moi, je suis en visite chez les bienfaiteurs de l'église.
A. - Comme il est malin! Il plume l'oie sans la faire
crier. Qu'y a-t-il dans ce paquet? Oh! «Plan pour une loterie»... et encore
pour l'église de l'oratoire. Mais, mais, qu'est-ce qui arrive? Vous m'avez mis
parmi les promoteurs! Pourquoi cela? Pourquoi ?
B. - Monsieur l'archiprêtre, je vous ai placé devant
le fait accompli. Je /332/ craignais que, dans votre modestie, vous ne trouviez
une raison de vous épargner cette peine. C'est pourquoi j'ai inscrit votre nom
sans le dire.
A. - Brigand de don Bosco. Mais qu'est-ce que j'ai à
faire?
B. - Pour l'heure, commencez par distribuer ces
invitations. Et si vous pouvez avoir des objets, envoyez-les à Turin par
messager; d'ailleurs je ne doute pas que vous en trouverez. Quand les objets
auront été rassemblés, on en fera l'expertise, nous imprimerons des billets à
diffuser et à placer à 0,50 fr. Tout cela, c'est votre affaire (...)
A. - Maintenant que vous m'avez mis dans cette
histoire (litt.: imbroglio), je tâcherai d'en sortir le mieux que je
pourrai.
B. - J'ai fait ma commission. Vale in Domino (Salut dans
le Seigneur)! Bonnes fêtes, bonne fin, bon et saint début d'année! Que le
Seigneur vous bénisse avec tous ceux qui voudront avoir la charité de
participer à notre loterie. Sur ce, je pars sur mon Pégase; je pars, rapide
comme le vent, pour visiter le P. Goggia à Biella.
»[165]
La mission des promoteurs et des promotrices de la
loterie était donc double: chercher des lots d'abord, placer les billets
ensuite. Après un temps d'hésitation, les lots affluèrent. «Un tableau, un
tricot, un livre, une broderie, une toile, un drap, un article de
quincaillerie, toute oeuvre d'art ou d'industrie en or, en argent, en métal ou
en bois sera reçu avec la plus grande reconnaissance, parce que n'importe quel
petit objet ajouté aux autres contribue à former une somme importante. »[166] On saura dans un instant pourquoi cette somme devait
être «importante». Don Bosco numérota trois mille lots sur son catalogue
imprimé: des tasses, des portemonnaie, des tableaux, des lithographies, des
livres pieux ou non, des parapluies, des vases, des châles, des paniers, une
rose artificielle, des médailles, des boutons de pierre, des broderies, des
coussins, des coupons d'étoffe, etc., etc. Les tableaux d'auteur représentaient
35% de la valeur totale, a-t-on calculé.[167] Sur l'imprimé, le nom du donateur accompagnait l'objet donné. Le
premier des sept lots «complémentaires» selon le livret: «Calice d'argent
ciselé avec coupe et patène dorées, offert à l'Oratoire par l'illustrissime
chevalier Giuseppe Dupré»[168], ressemblait
à une plaisanterie. Il provenait du «directeur du placement des fonds au
conseil d'administration de la caisse d'épargne de Turin», de surcroît membre
du comité organisateur de la loterie. Imaginez un gagnant qui retirerait le
calice d'argent ciselé de l'oratoire S. François de Sales! Son inscription sur
le catalogue grossissait la somme totale, c'était sa véritable raison d'être.
Quand l'expert (choisi par l'administration) eut
déterminé la va-/333/ leur des objets mis en loterie, permission fut
accordée à don Bosco d'émettre 99.999 billets à cinquante centimes l'unité. Les
lots furent exposés à l'examen du public dans de grandes salles auprès de
l'église San Domenico. Afin d'écouler le maximum de billets don Bosco
retarda le plus qu'il le put la date du tirage (imposée elle aussi par
l'administration). Initialement fixé au 30 avril, ce tirage fut d'abord renvoyé
au 31 mai, puis au 30 juin, enfin, de manière irrévocable, au 12 juillet. Entre
temps, à la suite de l'explosion effroyable, le 26 avril, d'une poudrière, qui
avait endommagé l'oeuvre voisine du Cottolengo, l'Armonia annonça, au nom de la commission, que la moitié du bénéfice de la loterie
lui serait réservée.[169]
Cependant don Bosco multipliait les lettres aux
bienfaiteurs potentiels en y incluant des blocs de billets de loterie. Il
sollicitait les évêques du pays. Leurs réponses soigneusement archivées
pouvaient le réjouir.[170] De tous côtés, la mobilisation était
imposante. «Le souverain pontife, le roi, la reine mère, la reine, et, en
général, toute la cour royale se signalèrent par leurs offrandes», écrira don
Bosco.[171] Environ 74.000 billets purent être placés.[172]
Le tirage, présidé par le vice-sindaco et
surveillé par trois scrutateurs, eut lieu en public sur le balcon intérieur de
l'hôtel de ville, les 12, 13 et 14 juillet. Don Bosco, Federico Bocca (l'entrepreneur de l'église), don Giovanni
Borel et Lorenzo D'Agliano signèrent le procès verbal.[173] Le bénéfice réalisé fut considérable. «Nombre
de ceux qui avaient gagné quelque chose y renoncèrent pour l'église », confiera
don Bosco. De la sorte, le 13 novembre 1852, l'Armonia pourrait informer que
les lots restants seraient vendus avec une réduction de 20% sur leurs «prix
d'estimation. » [174] Selon l'organisateur, le gain, tous frais
déduits, fut de vingt-six mille francs nets.[175]
La bénédiction de l'église S. François de Sales (20 juin 1852)
Lors du tirage, l'église, pour laquelle la loterie
avait été imaginée, était bénite depuis trois semaines. Ses dimensions étaient
modestes (11 m sur 28 m), mais, à la grande satisfaction de don Bosco, elle
existait.
Il est vrai que la cérémonie inaugurale n'avait pas eu
le relief qu'il aurait souhaité. Il l'avait espérée présidée par un évêque
prestigieux. Pressentis, l'archevêque de Vercelli,
Mgr Alessandro d'Angennes,
puis l'évêque d'Ivrea, Mgr
Luigi Moreno, s'étaient
récusés.[176] A la veille de la fête, la curie turinoise avait délégué pour la
bénédiction le /334/ curé de Borgo Dora, le très révérend théologien don Agostino Gattino. C'était certes «une personne qui, par ses éminentes
vertus, par ses vastes connaissances fait l'honneur du clergé turinois.»[177] Mais le saint et docte personnage n'était pas mitré.[178] Autre
déception, don Bosco avait transmis sa circulaire particulière d'invitation (16
juin 1852) aux principales autorités de la ville. Et le sindaco Giorgio
Bellono, le vice-sindaco Giacinto Cottin et le directeur du Museo d'antichità Francesco Barucchi s'étaient excusés à leur tour.[179]
L'inauguration eut lieu devant les bonnes volontés -
principalement le comité de la loterie - et une foule d'enfants au cours de la
matinée du dimanche 20 juin 1852.[180] Vers
8 h 30, don Gattino bénit la nouvelle église, y célébra la messe et
prononça le discours qui convenait. Il disserta sur l'église «maison de Dieu»
et «maison de prière». Tandis que l'orateur exposait «la sainteté de notre foi
et la supériorité de notre religion sur les croyances des autres peuples,
écrivit le lendemain le rédacteur du journal La Patria, nous nous croyions
transportés aux temps où l'on prêchait aux populations rassemblées dans
l'immense temple du ciel ou dans les entrailles de la terre - c'est-àdire, probablement,
soit en plein air, soit dans les catacombes - la parole du Dieu qui est mort
pour notre salut. » Moins imaginatifs, les garçons étaient surtout
impressionnés par le détachement de la garde nationale qui veillait au bon
ordre et tirait une salve à l'instant de la bénédiction du très saint
sacrement. Cette pétarade «produisit un effet admirable», rappellera plus tard la Storia dell'Oratorio. A la suite de
la cérémonie les bienfaiteurs présents furent convoqués dans l'ancienne
chapelle convertie en salle de réception. Don Bosco les remercia, un choeur d'enfants
chanta un motet et un garçon lut une ode composée par un don Bosco visiblement
heureux d'avoir enfin, dix ans après sa première tentative du Convitto, dignement stabilisé son oratoire:
Comme un oiseau, de branche
en branche,
Va cherchant un abri fidèle
Pour y installer son nid
Et, tranquille, s'y reposer (.,.)
Ainsi, depuis dix ans et plus
Ce nid, nous l'avons cherché.[181]
A bon droit, depuis Lyon, le 20 juillet, l'archevêque Fransoni
félicita don Bosco pour sa nouvelle église.[182]
/335/
«L'Oratoire est donc terminé, la mission de Don Bosco
réalisée», prétendait La Patria du 21 juin 1852. Le rédacteur raccourcissait sa besogne.
Pendant le deuxième semestre de 1852, don Bosco poursuivit dans la peine une
«mission», qui lui valait un cortège de tracas apostoliques, financiers et
autres. «Les affaires des Oratoires continuent de prospérer, mandait-il le 30
novembre au cardinal Antonelli. Leurs chapelles respectives sont pleines de
jeunes les jours fériés, les saints sacrements y sont aussi fréquentés. Mais un
débordement de livres et de journaux pervers nous fait redouter un méchant
avenir. Les livres les plus antireligieux et les plus obscènes sont vendus au
public et proposés à chaque pas par les crieurs sur les places... »[183] Don Bosco méditait une riposte à cette sorte de
littérature avec les futures Letture
cattoliche. Et il quêtait,
encore et toujours, des secours financiers. Le 11 octobre, il recevait de
l'ordre des saints Maurice et Lazare une subvention de trois cents lires.[184] Le 18 novembre, il plaidait à nouveau sa cause auprès
de l'oeuvre de la Mendicità istruita;[185] et,
le 11 décembre, il demandait au maire de Turin un subside pour ses classes
élémentaires.[186] A cette dernière date, un désastre venait de troubler ses desseins. Où
allait-il loger ses internes? On se souvient que, auprès de l'église S.
François de Sales, don Bosco projetait d'agrandir sa maison Pinardi. En fait,
quand les maçons en avaient eu fini avec l'église, ils avaient rapidement
dressé à la suite de cette maison un immeuble de deux étages. Hélas, au milieu
de la nuit du 1er au 2 décembre, une partie de la nouvelle bâtisse croula
brusquement; et, vers cinq heures et demie du matin, le reste suivit dans un
terrible fracas.[187] Par bonheur il n'y eut pas de mort. Don Bosco prit sa mésaventure avec
philosophie. Puisque telle est la volonté de Dieu! Quatre jours après
l'accident, il expliquait au curé de Capriglio: «... J'ai eu un malheur. La
maison en construction s'est presque entièrement écroulée, alors qu'elle était
déjà presque couverte. » On déplorait trois blessés graves, que nous savons
avoir été des ouvriers pendant les jours précédents. «Pas un mort, mais une
peur, une consternation à expédier dans l'autre monde le pauvre don Bosco. Sic Domino placuit (Ainsi a-t-il plu au Seigneur)! »[188]
«Le pauvre don Bosco» continuait bravement sa mission
de prêtre «affecté à la direction des oratoires de jeunes érigés à Turin. »[189] Il
avait fréquemment l'occasion de confesser des gens hors de son diocèse, mais
sans la possibilité de recourir à l'évêque du lieu pour la juridiction
indispensable. Pour les combattre efficacement, il était obligé /336/ de prendre
connaissance de livres prohibés par l'Eglise. Il désirait organiser pour ses
jeunes une messe de communion à minuit le jour de Noël...[190] Tant de tâches le sollicitaient! Sa vie d'apôtre du Valdocco
ne faisait que commencer.