SPIRITUALITÉ SALÉSIENNE
IV. Le fondateur religieux (1859-1866)
Chapitre XIV.
L'année 1859
L'avertissement de don Bosco à Pie IX (janvier 1859)
La biographie de Dominique Savio (janvier 1859)
Les diverses raisons de la biographie
Une histoire attendue
Les prodromes d'une guerre
La guerre de 1859
Solférino dans l'imaginaire de don Bosco
La nouvelle édition de la Storia d'Italia
L'article critique de la Gazzetta del popolo
L'article de Niccolò Tommaseo
Soutenir le pape dépossédé
Notes
Chapitre XV.
La naissance d'une société religieuse
L'éclosion de la société de S. François de Sales
La composition des statuts primitifs de la société
Les constitutions soumises à l'archevêque Fransoni (11 juin 1860)
Don Bosco et la politique piémontaise au printemps de 1860
Les «perquisitions» de mai-juin 1860
La mort et la célébration de don Cafasso
La suite désagréable de l'inspection du 9 juin
L'ordination sacerdotale de Michele Rua
Les progrès de l'unité italienne (août-décembre 1860)
Les réflexions de don Bosco sur les événements de 1860.
Notes
Chapitre XVI.
Le développement de l'oeuvre turinoise (1860-1863 )
Le développement de la maison du Valdocco
L'essai manqué de Giaveno (1860-1862)
Le financement des travaux. La loterie de 1862
La Question romaine en 1861-1862
La propriété des Letture cattoliche
Don Bosco éducateur charismatique
Une pédagogie associant la confiance et la crainte
Les diableries de février-mars 1862
Les premiers voeux de la Société de S. François de Sales
Le problème du gymnase de l'Oratoire
L'inspection scolaire de mai 1863
Notes
Chapitre XVII.
Deux maisons filiales et une grande église (1863-1866)
Quatre éducateurs modèles: Jérôme Emilien, Joseph Calasanz, Philippe Néri et Henri Lacordaire
La fondation de Mirabello (1863)
Les instructions au personnel de Mirabello
Projet d'une deuxième église au Valdocco
Le vocable: Maria Auxilium Christianorum
Les recommandations épiscopales
Le Decretum laudis de la Société de S. François de Sales
La réplique de don Bosco aux Animadversiones de la Congrégation
La fondation de Lanzo (1864)
Le construction de l'église Marie auxiliatrice
La collecte des fonds pour la nouvelle église
Ordre et désordre au Valdocco en 1865
Quanta cura et le Syllabus
La mission Vegezzi (1865)
Le «bon collège» selon l'histoire de Valentino (décembre 1866)
Notes
IV. Le fondateur religieux (1859-1866)
Chapitre XIV.
L'année 1859
L'avertissement de don Bosco à Pie IX (janvier 1859)
Grande était l'effervescence des esprits dans la
péninsule italienne aux premiers jours de l'année 1859. La révolution, toujours
latente depuis dix ans, grondait; les patriotes gonflaient la poitrine. A
Naples, Florence, Parme et Modène, les princes étaient inquiets. Milan
souffrait de plus en plus mal le joug autrichien.
Les ondes de la révolte se propageaient depuis Turin.
Dans l'ombre, le ministre piémontais Camille de Cavour venait de séduire
un puissant allié. L'empereur des Français, Napoléon III, fréquentait la
station thermale de Plombières (Vosges). Les 20 et 21 juillet
1858, Cavour l'y avait secrètement rencontré. Il avait été convenu
que la France apporterait son aide au petit royaume sarde dans une guerre
probable contre l'Autriche, qui, malgré les efforts des Piémontais pour les en
chasser en 1849, continuait d'occuper la plus grande partie de l'Italie du
Nord. Il fallait toutefois que ce pays apparût comme agresseur. Une nouvelle
géographie italienne était esquissée. Le Piémont constituerait par la suite un
royaume de Haute-Italie, comprenant, outre les Etats sardes, la Lombardie, la Vénétie et les duchés du Nord. Il y aurait un royaume d'Italie centrale avec la Toscane et ce qui resterait des Etats du pape. Le royaume des Deux-Siciles complèterait la
physionomie de la nouvelle Italie, rassemblée en confédération sous la
présidence du pape. Le pouvoir temporel dé celui-ci serait limité à Rome. La France recevrait la Savoie et Nice en contrepartie de son aide; et un mariage entre Jérôme
Napoléon et la fille de Victor-Emmanuel Clotilde scellerait l'alliance des
trônes. Dans ses plans, le ministre piémontais La Marmora souhaitait, en cas de guerre contre l'Autriche, une armée de 80.000 Piémontais et
d'autant de Français. Napoléon parla aussitôt de 300.000 hommes, français pour
les deux tiers, en prévision d'une marche sur Vienne pour y dicter la paix.[1]
/530/
Durant le deuxième semestre de 1858, la nouvelle
d'accords entre le Piémont et la France en vue d'une guerre contre l'Autriche
avait commencé de filtrer dans l'opinion et provoqué dans le pays une
mobilisation nationale des esprits sans exemple depuis 1848. Cavour générait
ce flux d'informations.[2] Elles tendaient à dresser contre leurs
gouvernants les sujets des divers Etats, duchés ou provinces concernés par le
remodelage de la péninsule imaginé à Plombières. L'aide la plus efficace lui
venait de Giuseppe La Farina (1815-1863), qui, dans le but de rassembler les
bonnes volontés au service de la cause italienne, avait fondé une Società nazionale en 1856. La Società nazionale préparait
l'opinion publique à suivre la politique cavourienne. Par l'intermédiaire de La Farina et de sa Société, Cavour avait établi un réseau d'accords et un système de
plans insurrectionnels à travers le pays. Il rencontrait lui-même Garibaldi. Toutefois,
la Società nazionale, puissante
dans les duchés de Parme et de Modène, en Toscane et dans les Légations
pontificales, l'était moins en Lombardie, autour de Rome et dans le Midi. Cavour devait
recourir à d'autres agents. Nous trouvons ici don Bosco, qui tint à avertir Pie
IX de la présence dans ses Etats d'intrigants téléguidés par Turin.
Il profita d'un voyage à Rome du chanoine Sossi, du
chapitre de la cathédrale d'Asti, voyage qui peut être daté de la deuxième
quinzaine de janvier 1859, pour faire remettre au pape un message confidentiel.[3] Le matin même de la rédaction de sa lettre, don Bosco avait eu, sur
les sièges épiscopaux vacants dans les Etats sardes, une conversation avec le
ministre Cavour. Il ajoutait: «... J'en profite pour dire à Votre
Sainteté une chose qui m'inquiète. D'après des écrits que j'ai pu avoir entre
les mains, j'ai appris à plusieurs reprises que quelques malintentionnés
voudraient se concentrer à Civitavecchia, à Ancône et à Rome. Leur but
serait d'y propager des idées révolutionnaires pour les mettre en pratique à la
fin de mars. Je n'ai pas pu avoir les noms de ces personnes: les lettres sont
simplement signées F. A.»[4] Cette mise en garde concorde avec les
«instructions secrètes» datées du 1er mars 1859 et expédiées par la Società nazionale aux
comités locaux, selon lesquelles, dès l'ouverture des hostilités contre l'Autriche,
on déclencherait une «insurrection immédiate» aux cris de: «Viva l'Italia e Vittorio
Emanuele! Fuori gli Austriaci!»
(Vivel'Italie et Victor-Emmanuel!
Les Autrichiens dehors!).[5] Dans les plans piémontais, la guerre contre
l'Autriche, prévue fin mars, entraînerait une insurrection dans les Etats voisins,
y compris ceux du pape. Don Bosco s'efforçait de prévenir du danger le pape Pie
IX, qui /531/ l'avait définitivement séduit lors de son voyage à
Rome au début de l'année écoulée.
La biographie de Dominique Savio (janvier 1859)
Il ajoutait ces préoccupations d'intérêt général à une
activité ordinaire le plus souvent fébrile: le soin des jeunes de la maison de
l'oratoire, où un seul prêtre le secondait encore, ainsi que des publications
pour le moins à superviser et dans bien des cas à composer tout entières. En
janvier 1859, l'une de ces publications lui permit de donner une
formulation concrète de sa pastorale de la jeunesse. Il le fit à travers un
petit livre destiné à un long retentissement.
Le fascicule des Letture cattoliche pour
janvier 1859 était intitulé: «Vie du jeune Savio
Domenico élève de l'Oratoire S.
François de Sales, par les soins du prêtre Bosco Giovanni. »[6] En frontispice, un portrait assez maladroitement dessiné représentait
le jeune garçon. C'était l'oeuvre de l'ami de don Bosco Carlo Tomatis
(1833-1905), encore élève,
paraît-il, de l'académie Albertine. L'enfant, revêtu de son plus beau costume:
veston et noeud papillon, serrait dans sa main gauche une statuette de la Vierge Marie et tenait dans sa main droite un papier proclamant en grosses lettres: La
morte ma non peccati (La mort, mais pas de péchés).[7] La gravure annonçait une Vita très
édifiante. Elle racontait l'existence admirable d'un garçon qui, entre octobre
1854 et février 1857, avait surpris par ses qualités d'âme ses
camarades de l'oratoire S. François de Sales, jusqu'à la veille de sa mort
survenue le 9 mars 1857 dans son village de Mondonio. C'était moins de
deux ans avant la publication de la biographie.
Don Bosco l'avait composée avec soin. Les informations
nécessaires avaient commencé d'être réunies dans les semaines qui avaient
suivi la mort de Savio. Don Bosco interrogea (par lettres probablement)
trois prêtres qui avaient connu l'enfant avant son entrée à l'oratoire de
Turin. Dès lors peut-être, il demanda leurs souvenirs à ses camarades de la
maison. Le livre germerait de ces témoignages sollicités.
Dominique était né à Riva di Chieri le 2 avril 1842. Quand il
avait eu deux ans, sa famille s'était installée au hameau de Morialdo, par
conséquent sur la commune de Castelnuovo d'Asti. Giovanni Battista Zucca (1818-1878), prêtre à Morialdo, avait
répondu à don Bosco le 5 mai 1857.[8] Il avait connu Dominique, dit Minot, à partir
de 1847 environ, écrivait-il. L'année suivante, il avait admiré son
assiduité, sa /532/ docilité et sa diligence à l'école élémentaire dont il
avait la charge. La piété de Dominique l'avait étonné. Dès qu'il avait pu
distinguer pain et pain, les prêtres l'avaient admis à communier. Il ne
commettait pas les sottises coutumières aux jeunes garçons: jeux dangereux ou
indécents, chapardages, harcèlement des mendiants et des vieillards. Don Zucca ne
déplorait que les gâteries excessives de ses parents. Trois mois et demi après
cet ecclésiastique, le maître d'école de deuxième élémentaire de Castelnuovo, le
prêtre Alessandro Allora (1819-1880), répondit à don Bosco par une notice relativement
longue et solennelle sur Dominique, qui avait été son élève en 1852-1853.[9] Il traçait un portrait
attendri du garçonnet: «Il était assez faible et gracile de constitution, son
air sérieux mêlé de douceur avait un je ne sais quoi de grand et d'agréable
pour tous: il était très doux et très docile de tempérament... » Don Allora avait
gardé le meilleur souvenir de Dominique Savio. Une visite au Valdocco quand il y
était entré l'avait rassuré: l'enfant n'avait pas renoncé à «la voie de la
sagesse» dans laquelle il l'avait vu s'engager. Don Giuseppe Cugliero (né vers 1808, mort en 1880),
maître d'école à Mondonio, avait réagi le premier des trois prêtres interrogés.
Le 19 avril 1857, soit quarante jours seulement après le décès, il remettait
déjà à don Bosco une notice soignée «sur la vie du jeune Dominique Savio, natif
de Riva di Chieri.»[10] Il
l'avait eu pour élève pendant une brève année scolaire (1853-1854) à Mondonio, village
de la troisième et dernière résidence de la famille. En vingt ans de métier,
assurait-il en conclusion, il n'avai pas connu d'élève aussi raisonnable (assennato), diligent, assidu, studieux, affable et agréable à
vivre que Dominique Savio.
Quand il rédigea sa biographie, don Bosco disposait
aussi des papiers d'au moins huit amis de l'enfant à l'Oratoire, en
l'occurrence soit de grands adolescents, soit même des hommes faits. C'était
une note de Giuseppe Reano, né en 1826;[11] des «Mémoires sur Dominique Savio» de Michele Rua;[12] un «Court abrégé de la vie de Savio Domenico» de Giovanni Bonetti, né
en 1838;[13] une lettre sur Dominique Savio de Francesco Vaschetti, né
en 1840;[14] une notice de Luigi Marcellino, né en 1837, dûment intitulée: «Vertus que j'ai
remarquées en Savio Domenico durant le court laps de temps où je l'ai fréquenté»;[15] une page d'un dénommé Roetto: «Propos de mon excellent
camarade Savio Domenico»;[16] un bref témoignage d'Antonio Duina;[17] et une
lettre d'information de Giuseppe Bongiovanni, né en 1836, qui disait avoir eu Dominique comme
«camarade de classe, commensal et intime ami. »[18] Dans un genre un peu différent, Fran-/533/ cesco
Vaschetti, outre son témoignage,
avait rédigé une lettre à don Bosco sur une grâce de guérison qu'il attribuait
à Dominique Savio.[19] Il ressort des simples titres de ces
témoignages que don Bosco avait demandé aux jeunes d'écrire les traits et les
propos édifiants qu'ils avaient retenus de Dominique Savio.
Aux documents des prêtres-instituteurs et des
camarades de Dominique, don Bosco joignit quelques lettres émanant de l'enfant
lui-même, de ses amis et de sa famille; un discours très littéraire du
professeur Picco, qui l'avait eu pour élève à Turin; et surtout ses souvenirs
personnels, en partie consignés du vivant de Savio.[20] L'ensemble de la documentation laisse une
impression de sérieux. A partir de ces témoignages, il rédigea vingt-six
chapitres de faits et de paroles dans le style simple et uni qui lui était
coutumier.
Les diverses raisons de la biographie
La biographie de Dominique Savio répondait
à des finalités plus ou moins conscientes dans l'esprit de son auteur. Elles
nous instruisent sur son âme à l'aube de ses grandes entreprises.
Commençons par le plus évident. Le livre de don Bosco
démontrait que Dominique Savio était un saint à canoniser. Selon le chapitre
central, l'enfant avait donné cette orientation à son existence, quand il avait
pris «la décision de se faire saint. »[21] Don Bosco avait composé son ouvrage à la
manière d'un Summarium super virtutibus de procès de canonisation. Il
décrivait successivement la vie toujours édifiante de Dominique (chap. I-IX), ses
vertus héroïques: zèle pour le salut des âmes, charité fraternelle, piété,
esprit de pénitence, amitiés spirituelles (chap. X-XVIII), les «grâces
spéciales» dont il avait été l'objet (chap. XIX), sa sainte mort (chap. XX-XXIV), enfin
sa réputation de sainteté et les faits extraordinaires qui la confirmaient (chap.
XXV-XXVI). Le biographe partageait à l'évidence la conviction d'une partie des
habitants de l'oratoire du Valdocco au lendemain de la mort de Dominique: «Si
Dominique Savio n'est pas allé directement au ciel après une vie si
pure et si sainte, qui pourra jamais y aller?» «Plusieurs de ses camarades,
admirateurs de ses vertus au cours de sa vie, commencèrent à le prendre pour
modèle et à se recommander à lui comme à un céleste protecteur. »[22] Quand
Pie XII, le 12 juin 1954, procéda à la canonisation formelle de
saint Dominique Savio, il répondit assurément au voeu de don Bosco un
siècle auparavant. D'ailleurs, selon un élément de la chronique de Giovanni /534/ Bonetti pour le mois de septembre 1862, don Bosco aurait alors dit: «Si
Dominique Savio continue ainsi à faire des miracles, je ne doute pas
du tout, si je suis encore en vie et que je puisse pousser sa cause, que la
sainte Eglise en permette le culte au moins pour l'Oratoire. »[23]
Ainsi conçue, cette histoire était ouvertement
hagiographique. De bout en bout, elle prétendait édifier. Conséquence
regrettable à notre goût, l'information cédait à l'édification. Ainsi
s'expliquent, dans les témoignages recopiés, dans les lettres des prêtres et
dans la relation Vaschetti, diverses coupures et retouches, qui n'étaient pas
que stylistiques. Certains propos d'adulte mis par don Bosco sur les lèvres de
Dominique agaceront un jour l'un ou l'autre consulteur de son procès de
canonisation.[24] Ces modifications et ces ajouts se
comprenaient fort bien dans le genre de littérature populaire choisi par
l'auteur. Don Bosco ajustait l'histoire à son projet principal, qui était
d'ordre pédagogique. Le livre constituait pour lui un instrument d'éducation.
Il y offrait un modèle de vie à ses garçons. C'est à
eux qu'il s'adressait dans la biographie de Dominique:
«Mes chers garçons, (...) commencez à profiter de ce que je vais vous
raconter; et dites-vous comme saint Augustin: "Si ille, cur non
ego?" (Si lui, pourquoi pas moi?) Si l'un de mes camarades, un garçon de
mon âge, dans la même maison, exposé aux mêmes dangers que moi, et pires
peut-être, a cependant trouvé le temps et le moyen de se garder disciple fidèle
du Christ jésus, pourquoi ne pourrai-je pas en faire autant moi aussi?
Rappelez-vous bien que la religion véritable ne consiste pas seulement en
paroles, il faut passer aux actes. Par conséquent, si vous trouvez des choses
admirables, ne vous contentez pas de dire: "C'est beau, ça me
plaît." Dites plutôt: "Je veux m'efforcer d'accomplir moi-même ce que
je lis à propos d'un autre garçon et qui provoque mon étonnement". »[25]
Aux garçons de son école, don Bosco associait
évidemment la masse de ses jeunes compatriotes et le public des Letture cattoliche, la collection dans laquelle l'ouvrage paraissait. Ils
en tireraient parti à leur convenance.
Par expérience et par sagesse innée, il croyait peu à
l'action pédagogique des théories enseignées. L'exemple influence l'âme,
surtout l'âme adolescente, avec une efficacité très supérieure aux discours. La
culture morale ne se transmet pas autrement. Ayant consacré environ la moitié
du Galantuomo pour
1859, paru dans les semaines précédant la biographie, à des récits de vies de
saints de la région, don Bosco les avait présentés aux lecteurs en ces termes:
/535/
«Je dois vous dire deux mots sur le choix des matières réunies dans le
présent almanach. Comme toujours dans le passé, j'ai eu un double but:
promouvoir l'amour de la religion et me rendre utile et agréable à mes
lecteurs. C'est pourquoi j'ai mis ici en bonne place quelques vies de saints
qui ont vécu dans votre Etat; et je suis convaincu qu'en mettant sous vos yeux
les illustres vertus de vos compatriotes, sinon d'autres sentiments, au moins
l'amour de la patrie, qui est tellement exalté de nos jours, vous poussera à étudier
leurs vies et à imiter leurs vertus.»[26]
Don Bosco croyait à la force moralisatrice des
exemples capables de susciter la sympathie et, par elle, l'imitation du témoin.
Leur proximité psychologique était nécessaire. Dans les récits de cette
période, elle était certaine: Dominique Savio était proche de ses élèves, les
saints savoyards ou piémontais l'étaient de ses compatriotes des Etats sardes.
Il partageait en effet sur l'éducation des idées qui flottaient dans l'air de
son siècle.[27] L'éducation, pensait Melchiorre Delfico, est oeuvre
de perfectionnement moral; on y parvient par l'acquisition de comportements
adaptés. Ces comportements sont habituellement engendrés par une certaine
sensibilité imitative, qui est la sympathie, autrement dit la «cosensibilité» (sentir
ce que l'autre ressent) ou encore l'imitation interne. La sympathie, faculté de
partager les passions d'autrui, était, pour les tenants de cette pédagogie, à
la base de la moralisation humaine. Elle déborde l'ordre affectif, où
l'intellectualiste l'enferme; elle est aussi une forme de connaissance. Le partage
imitatif, non pas externe (gestes et mimiques), mais interne (les sentiments)
est un moyen assuré de perfectionnement et donc d'éducation.[28] L'imitation est une forme d'appropriation dans la
communication, nous explique-t-on aujourd'hui. Dans ses formes interactives
impliquant l'activité du sujet imitant et celle du sujet modèle, elle se révèle
à la fois un moyen de relation et de communication et un instrument
d'appropriation des connaissances. L'imitation est un des mécanismes
psychosociaux du développement et des apprentissages. La situation
interpersonnelle d'imitation et de modélisation est une forme particulière de
la relation expert-novice, où se réalise la médiation sociale nécessaire aux
acquisitions.[29]
Pour don Bosco, les saints de la région Savoie-Piémont,
Dominique Savio en particulier, étaient des êtres avec lesquels ses
lecteurs pouvaient aisément entrer en sympathie admirative et imitative. A les
regarder et à les étudier, ses compatriotes ne pouvaient manquer d'être au
moins portés à les prendre pour modèles, à se les approprier, en un mot à les
imiter. En l'occurrence, l'imitation n'était pas l'imita-/536/ tion extérieure, purement gestuelle, dont les
esprits forts se sont régulièrement gaussés, mais une imitation dite parfois
«symbolique »,[30] qui n'est pas commandée par l'objet, mais par
l'acte du modèle humain et, si l'on cherche bien, par les mouvements intimes
dont cet acte est composé. Don Bosco demandait aux garçons d'imiter les vertus de Savio.[31]
Essayons de résumer sa démarche très pédagogique. La
sympathie des garçons était assurée par la proximité du modèle: même milieu,
mêmes activités, même style de vie. Elle incitait à la connaissance (par
l'étude) et à l'appropriation imitative (par l'effort) de ce modèle. La
sainteté de Dominique Savio garantissait la qualité du modèle. La biographie
de cet enfant était un long exemplum à l'intention des jeunes. Don Bosco
l'avait rédigée dans l'espoir certes de les intéresser et de les distraire,
mais surtout dans celui d'élever leurs âmes par l'imitation «symbolique» d'un
modèle vertueux.
Instrument éducatif de la jeunesse, cette histoire
était aussi, pour ses éducateurs, une leçon de direction morale et spirituelle
d'adolescent. Don Bosco ne s'y adressait jamais explicitement aux maîtres,
comme il lui arrivera de le faire ailleurs.[32] Il leur parlait à travers l'histoire de l'âme
de son jeune disciple.
Il leur proposait un idéal vivant de sainteté simple
et joyeuse, très conforme, entre parenthèses, à sa propre spiritualité. La
sainteté n'est pas réservée à quelques inconnus improbables: elle convient même
à des jeunes ordinaires. Pas de tension crucifiante. «Ici, nous faisons
consister la sainteté à vivre très joyeux», disait Dominique à l'un de ses
amis.[33] Don Bosco répugnait aux spiritualités austères
du devoir pour lui-même et des mortifications extraordinaires.
Il enseignait ou rappelait aux éducateurs le rôle
formateur du milieu. C'était, dans le cas de Dominique Savio, la
«maison», avec son règlement, ses «supérieurs» et ses élèves. Il s'agissait
d'un milieu préservé. La pensée de don Bosco semble avoir évolué au cours des
années 1850. D'après la biographie, les rues et les places de la cité turinoise
appartenaient au «monde pervers», qui contaminait et infectait les imprudents
qui ne lui résistaient pas. Fidèle à son directeur, Savio ne
baguenaudait pas au hasard quand il se rendait aux cours Bonzanino et Picco en
pleine ville.[34] Le maître spirituel Bosco attendait beaucoup
du cadre de son institution. Par son règlement et les instructions des
responsables, elle expliquait ses «devoirs» au dirigé Dominique. Car Dominique
était scrupuleusement fidèle à tous ses «devoirs».[35] L'enfant intériorisait volontiers ces sortes
d'impératifs, /537/ parce que, conformément à la pensée de don Bosco, il y
discernait la volonté de Dieu sur lui. Les chapitres clés du règlement - encore
manuscrit - de la «maison de l'oratoire S. François, de Sales» portaient sur
la piété, le travail, la bonne tenue, la charité fraternelle et l'obéissance,
toutes qualités ou vertus dans lesquelles Dominique s'était distingué. Si l'on
y ajoute l'esprit de mortification - trop poussé chez lui au gré de don Bosco -
nous avons dans cette liste les colonnes de l'édifice spirituel que la
biographie présentait à l'admiration du lecteur. Dominique, très docile, se
laissait guider par ce règlement que répétaient et commentaient don Bosco, le
préfet Alasonatti et les jeunes assistants.
Une bonne direction évolue dans un climat de confiance
mutuelle. Dans le cas de Dominique, dès la première entrevue, expliquait don
Bosco, «je le pris à part et, nous étant mis à parler de ses études et de la
vie qu'il avait connue jusque-là, nous sommes aussitôt entrés en pleine confiance,
lui avec moi, moi avec lui. »[36] La connaissance du dirigé est indispensable à
la conduite de son âme. Lors de la rencontre initiale de Castelnuovo, don Bosco
avait déjà entamé avec délicatesse l'exploration du jardin intérieur de
Dominique. Puis, après environ un mois dans sa maison de Turin, il avait
entendu sa confession générale. Il s'était ainsi formé un jugement fondé sur
l'adolescent. D'après la biographie, il avait ensuite observé son évolution
spirituelle, surtout quand il avait prétendu se macérer pour mieux ressembler
au Christ en croix. Sa direction ne consistait pas en bavardages anodins et
prolongés. Les entretiens du maître et du disciple étaient rares et brefs, le
plus souvent limités au temps de confession, lui-même très court.[37] Loin de cultiver l'évasion de son dirigé, don Bosco
la retardait, la refoulait et la combattait. Elle aurait pu prendre prétexte
de longues prières dans lesquelles Dominique se complaisait. Don Bosco, qui ne
goûtait guère l'exaspération spirituelle de l'adolescent fervent, lui tenait
les rènes relativement courtes. Il renvoyait Dominique à ses devoirs d'état:
exercices de piété, labeur scolaire, horaire de l'institution; à l'acceptation
du dur quotidien et à un apostolat actif auprès de ses camarades. Ce disciple
était vraiment dirigé. Sa liberté était sauve par un appel constant à ses
ressources propres; mais le directeur don Bosco tenait à l'obéissance du
dirigé Dominique et, dès qu'il le croyait nécessaire, prenait l'initiative de
sa conduite. Le lecteur de la biographie le vérifie à propos des pénitences
afflictives, telles que le jeûne et les macérations dans le repos; à propos de
la fréquentation des sacre-/538/ ments de pénitence et d'eucharistie, ainsi que du lancement dans l'action
apostolique après la décision de l'enfant de «se faire saint. »[38]
Enfin, cette histoire était une leçon de développement
moral et spirituel (au sens de religieux) par l'action. Selon don Bosco,
l'homme parvient à la «sainteté», perfection la plus élevée, par la vertu, la vertu
reine étant comme il se doit la charité. L'exercice de la charité fraternelle
au service non seulement des corps, mais des âmes d'autrui, procure à l'être
l'épanouissement dans la sainteté. Les puissances de l'âme se recroquevillent
et s'atrophient dans l'inertie; elles grandissent et fleurissent dans le
service désintéressé d'autrui. Nous sommes là au centre de la pédagogie morale
de don Bosco. «La première chose qui lui fut conseillée pour se faire saint,
apprenons-nous au début du chapitre XI de la biographie, fut de travailler à gagner
des âmes à Dieu, car il n'y a rien de plus saint au monde que de coopérer au
bien des âmes, pour le salut desquelles jésus Christ a répandu jusqu'à la
dernière goutte de son sang précieux. » Bien entendu, le service des âmes
doublait, chez l'enfant Dominique, un service des corps, dans lequel il se
dépensait de son mieux malgré la fragilité progressive de sa constitution.[39]
Une histoire attendue
En ce mois de janvier 1859, la biographie promise de
Dominique Savio était attendue avec impatience au Valdocco; elle y
produisait déjà aussi quelques-uns des fruits souhaités par son rédacteur. Le
21 de ce mois, Michel Magon (1845-1859), autre garçon exemplaire, quoique de
tempérament très différent de Savio, mourait à son tour dans la maison. Don Bosco
écrira aux premières lignes de la biographie de Magon:
«Mes chers garçons. Parmi ceux d'entre vous qui attendaient avec
impatience la publication de la vie de Dominique Savio, il y avait le
petit Michel Magon. Il s'ingéniait à glaner près des uns et des autres les
traits significatifs de ce modèle de chrétien; puis il s'employait de toutes
ses forces à l'imiter. Et surtout il désirait ardemment posséder le récit des
vertus de celui dont il voulait faire son maître... »[40]
Magon aurait
donc bien saisi le sens que don Bosco donnait à la biographie. Il n'avait pas
connu personnellement ce camarade. L'histoire de ses vertus était pour lui un
modèle à imiter. Le modèle était un maître; et l'imitation, tout intérieure,
celle des vertus de ce maître.
/539/
Les prodromes d'une guerre
La biographie de Dominique Savio était
tombée dans un monde turinois rendu brusquement inquiet par des rumeurs
belliqueuses. A la fin de 1858, observera don Bosco,[41] le
Piémont percevait une menace de guerre dans les puissants armements autrichiens
en Lombardie-VénéEie. En fait, dans cette région en agitation permanente, les
Autrichiens se tenaient prêts à répondre à toute attaque, l'approche d'une
nouvelle tentative de libération sur la frontière piémontaise paraissant de
plus en plus probable. Mais don Bosco, dans son ignorance des menées secrètes
du comte de Cavour, ne voyait là que dicerie (racontars).
A son avis, le principe de la guerre sur le point d'éclater devait être cherché
dans la phrase sur les moins bonnes relations entre la France et l'Autriche, prononcée le 1er janvier à Paris par Napoléon III devant le
baron de Hubner, ambassadeur d'Autriche en France.[42] Un historien du Second Empire a relaté
l'incident dans son cadre et avec ses répercussions: «Je regrette que nos
relations avec votre gouvernement ne soient plus aussi bonnes que par le passé;
mais je vous prie de dire à l'Empereur que mes sentiments personnels n'ont pas
changé... » Il commentait: «La phrase une fois lancée vola de bouche en bouche
sans qu'il fût possible de la reprendre, de l'amoindrir ou de la désavouer. La
solennité du jour et du lieu - réception du corps diplomatique le jour de l'An
aux Tuileries -, le haut rang de M. de Hubner, la récente rencontre de
Plombières, les bruits de guerre déjà répandus, l'agitation devenue permanente
en Italie, les perpétuelles intrigues de Cavour, tout accentua le langage
impérial. Pour les gens informés d'Europe, tout ce qu'on avait jusque-là
pressenti plutôt que connu, tout ce qu'on avait essayé d'écarter comme
invraisemblable ou de nier comme impossible, tout cela s'éclaira d'une lueur
éclatante non moins que soudaine, et on se crut transporté en plein drame... »[43] Don Bosco se conforma donc à l'opinion générale,
selon laquelle le spectre de la guerre s'était tout à coup, ce 1er janvier
1859, dressé sur l'Europe. Il écrira prudemment dans sa Storia d'Italia: «Dans ces mots certains ne
découvrirent qu'une remontrance à l'Autriche, mais d'autres les considérèrent
comme un signe de guerre, et les faits démontrèrent que ces derniers ne se
trompaient pas. »
La menace prit un tour encore plus grave le 10 janvier
par le discours que le roi Victor-Emmanuel prononça devant le parlement piémontais:
«Notre situation n'est pas exempte de dangers, affirmait-il, /540/ car, si nous
respectons les traités, d'autre part nous ne sommes pas insensibles au cri
de douleur qui, de tant de parties de l'Italie, s'élève vers nous.
Puissants par la concorde, confiants dans notre bon droit, attendons avec prudence
et fermeté les décrets de la divine Providence. »[44] Il est prouvé que la formule du grido di dolore, trop bien accordée au tempérament émotif des Latins,
avait été proposée par Napoléon en lieu et place d'une formule du souverain
sarde jugée par lui trop violente![45] Les Lombards accourus d'outre-Tessin pour
entendre le roi furent transportés d'enthousiasme et s'empressèrent de le
faire savoir.
Don Bosco remarquera, quant à lui, qu'après ce jour de
l'An fatidique l'Autriche s'était mise à accroître démesurément ses forces
dans le nord de l'Italie, que le Piémont avait lui aussi entrepris de s'armer
puissamment et que la France s'était alliée aux Piémontais contre l'Autriche.
Une phrase énigmatique: «lasciando a parte le ragioni
che a ciò la spinsero» (laissant
de côté les raisons qui y poussèrent la France) refusait d'expliquer l'engagement français dans l'aventure italienne. Dans sa Storia don
Bosco ne s'étendra que sur le congrès des puissances, dont la réunion eût
permis d'éviter la guerre. Soit ignorance, soit prudence, il omettra de
relever que Cavour, par des voyages et des intrigues, s'appliquait
simultanément à en empêcher la tenue. Fataliste, il écrivit: «Mais Dieu voulait
visiter les peuples par le fléau de la guerre, et le congrès échoua. »[46] Dans les mêmes jours, un traité franco-sarde était
signé à Paris le 26 janvier et, le 28 ou le 29, à Turin, pour confirmer
l'alliance militaire et l'objectif de la guerre, qui était la création d'un
royaume en Haute-Italie, conformément aux projets de Plombières. Toutefois,
l'alliance offensive et défensive francopiémontaise restait subordonnée à un
acte agressif de l'Autriche.[47]
Don Bosco résistait-il au vent de guerre et
d'exaltation nationaliste qui soufflait sur le Piémont? Il ne voulait
certainement pas de mal à l'empereur François-Joseph d'Autriche; dans sa Storia d'Italia de 1855, il l'avait abondamment loué pour sa prudence
et son sens religieux au temps de la guerre de Crimée.[48] Mais la préparation active d'une deuxième
édition de cette Storia, prolongée jusqu'au récit des événements de
mars 1859, nous signifie pour le moins qu'il adhérait à l'actualité de son
pays.[49] La diffusion programmée d'une histoire
d'Italie à l'heure de la deuxième guerre d'indépendance de la péninsule et dans
la capitale qui en prenait l'initiative s'accordait peu avec un pacifisme
déterminé de son auteur. Cependant don Bosco n'entrait certainement pas le coeur
léger dans une guerre qu'il ne pou-/541/ vait que supporter. Dans ses quelques lettres contemporaines ses rares phrases
sur la guerre n'eurent rien d'enthousiaste. Le 5 avril, il regrettait «le
trouble aspect des affaires politiques» qui ralentissait ses propres
décisions;[50] et, à la veille des hostilités, il avouait
que «les nouvelles politiques d'aujourd'hui sont graves et très alarmantes. »[51]Ses récits postérieurs d'une guerre pourtant gagnée
par ses compatriotes et amorce de la grandeur nouvelle de son pays, ont
toujours été teintés de quelque mélancolie.
La guerre de 1859
En Piémont, au fur et à mesure que courait le mois de
mars, l'atmosphère déjà pesante s'alourdissait encore. Le congrès préconisé par
l'Angleterre eût obligé le pays à désarmer. Le 17 mars, un décret sarde
autorisait la création de corps francs; de tous côtés, les volontaires
affluaient et étaient rassemblés dans des dépôts organisés, soit à Cuneo soit
à Savigliano. Garibaldi était, disait-on, à Turin; il avait des
conférences avec le chef de cabinet, avec le roi lui-même et enrôlait les
forces révolutionnaires sous le drapeau de Victor-Emmanuel. A ceux qui
parlaient du congrès, les familiers, les serviteurs du premier ministre
répliquaient: «Il n'y aura pas de congrès. M. de Cavour est bien trop
joyeux pour cela». En fait, Napoléon III et donc la France, nullement ravis par une guerre au service du Piémont, se laissaient manoeuvrer par
un diplomate, convaincu que seul un conflit armé lui permettrait d'aboutir dans
ses desseins.[52] L'Europe dérivait vers une guerre qu'à la fin-mars
les gouvernants autrichiens se mirent à tenir pour inévitable.
L'empereur François Joseph commit la faute d'en
prendre l'initiative; pris au piège, les Français devraient se jeter sur lui.
Le 23 avril, il fit remettre à Cavour un ultimatum pour l'Etat sarde: ou le désarmement
ou la guerre, réponse dans les trois jours.[53] Le 26, le délai ayant expiré, Cavour répondit
que le pays ne désarmerait pas. Entre temps, il avait réclamé et obtenu l'aide
de Paris. La guerre virtuellement engagée entraînerait donc la France auprès des Etats sardes, en soi seuls impliqués dans le conflit avec l'Autriche. Le
mécanisme cavourien avait bien fonctionné.
L'armée autrichienne aurait pu et dû, pour prendre
l'avantage, franchir la frontière lombardo-piémontaise (le Tessin) dès le 27
avril. Malgré ses deux cent mille hommes massés de Venise aux bords du Piémont,[54] elle ne le fit guère, si ce n'est dans la direction
de Vercelli /542/ et Tortone. Son
calme permit aux divisions françaises, après avoir traversé les Alpes pour
aboutir à Susa ou longé en bateau la côte méditerranéenne de
Marseille à Gênes, de se concentrer en Italie du Nord. Elles y trouvaient une
armée piémontaise dûment mobilisée et en action pour la défense de Turin.
Napoléon III lui-même prit le commandement des troupes. Le 18 mai, l'armée
française fut en place au sud-est et à l'est du Piémont, face à un ennemi qui,
par chance, ne gênait pas ses mouvements.
Le 20 mai, les Autrichiens tentèrent une
reconnaissance importante sur la rive droite du Pô; les Français les
chassèrent de la petite ville de Montebello. Cependant, au Nord, Garibaldi et
ses bataillons de volontaires traversaient le Tessin et se lançaient dans la
direction de Varese. Côté français, quelques combats furent livrés,
soit à Palestro au sud de Novara (30 et 31 mai), soit à Turbigo sur le Tessin (3
juin). Les troupes franco-piémontaises pénétrèrent alors en Lombardie et
piquèrent sur la capitale Milan. Une rude bataille livrée à Magenta (4 juin)
leur ouvrit la route de cette ville. Milan, très nationaliste, s'empressa
d'arborer le drapeau italien; et, le 8 juin, Napoléon III y entra et y fut
acclamé. Les Autrichiens, après leur défaite de Magenta et une violente poussée
à Melegnano (Marignan) (9 juin), faisaient retraite vers la Vénétie et abandonnaient toute la rive droite du Pô. Les franco-piémontais les suivaient.[55]
La bataille qui décida du sort de la guerre fut livrée
le 24 juin sur une plaine bosselée de côteaux plus ou moins escarpés, au sud du
lac de Garde et le long du Mincio, rivière frontière entre la Lombardie et la Vénétie. Vers le Nord, sur l'aile gauche (du point de vue allié), les
Autrichiens affrontaient les Piémontais dans le secteur dit de San Martino. A
quelque distance vers le Sud, ils rencontraient les Français dans les secteurs
des bourgs de Solférino et de Medole.[56] Ils avaient eu soin d'installer leur
artillerie sur des hauteurs qu'ils connaissaient bien. Ces canons produiraient
d'horribles trouées parmi les fantassins alliés. Ce 24 juin, après de premiers
heurts imprévus à l'aube - car les troupes avaient bivouaqué la nuit précédente
sans se rendre compte qu'elles étaient presque au contact - Napoléon comprit
qu'il ne l'emporterait qu'en enfonçant le centre adverse vers Solféríno; de la
sorte, il libérerait les ailes de l'armée, c'est-à-dire les Piémontais de San Martino à
gauche, les généraux Niel et Canrobert de Medole et Castel Goffredo à
droite. Solférino était dominé par une haute tour (la Spia d'Italia). Le
village fut abordé par ses hauteurs du sud. Les colonnes françaises le
tournèrent donc, gravirent le mamelon /543/ et, vers deux heures de l'après-midi, le
drapeau tricolore flotta sur la Spia. Ce fut l'épisode
marquant d'un combat multiple étendu sur une douzaine de kilomètres, où les
troupes soit avançaient, soit reculaient sous le feu adverse. Un orage, puis la
nuit calmèrent la bataille. Déjà, les Autrichiens repassaient le Mincio et
gagnaient la Vénétie. Quand le 25 se leva, les alliés mesurèrent le coût de
leur victoire. Le Napoléon III n'avait, pas la sérénité cruelle du premier du
nom après Austerlitz, Wagram ou Eylau. L'horreur l'emporta sur la joie.
Partout, ce n'était que champs dévastés, ruines d'édifices canonnés, morts aux
formes rigides, blessés tantôt stupéfiés sous le coup, tantôt se tordant dans
les douleurs de l'inflammation. Pendant deux jours, les hommes de corvée
creusèrent des trous pour enterrer les tués, tandis que les blessés étaient
évacués lentement en ambulances vers des villes aussitôt débordées par
l'afflux. Les Français avaient perdu 1.600 tués, 1.500 disparus et 8.500
blessés; l'armée sarde 700 tués, 1.200 disparus et 3.500 blessés; les
Autrichiens perdirent 13.000 tués ou blessés et 9.000 disparus.[57]
Puis le vent tourna. Alors que, au début de juillet,
l'armée alliée s'attendait à une offensive à travers la Vénétie, la nouvelle se répandit tout à coup qu'un armistice avait été conclu. L'initiative
provenait cette fois du seul Napoléon. Il avait beaucoup hésité à entrer dans
cette guerre. Dans le pays, l'opinion était perplexe. Les catholiques français
dénonçaient le conflit; leur extrême droite, avec virulence.[58] Or, contrairement à ses prévisions, il suscitait des
mouvements et des désordres qui l'inquiétaient. Dans la péninsule italienne, le
déclenchement des hostilités contre l'Autriche avait en effet donné le signal
d'une chaîne d'insurrections depuis la Toscane jusqu'aux territoires du pape. Les agents de Cavour avaient rempli leur mission. Le 27 avril,
Florence s'était soulevée; les duchés de Parme et de Modène avaient suivi; la
fièvre avait gagné Bologne. Les représentants du Piémont s'étaient aussitôt
manifestés. La révolution de Florence avait été réglée «avec la précision d'une
parade» par les soins du ministre (ambassadeur) sarde, ironisera un historien
français.[59] Le soir même, le grand-duc Léopold quittait
sa capitale pour se réfugier à Bologne; et le diplomate piémontais se muait en
gouverneur au nom de son pays. Au début de mai, les trônes déjà ébranlés de la
rive droite du Pô s'étaient écroulés. La duchesse de Parme d'abord, le duc de Modène
ensuite avaient abandonné leurs Etats aux commissaires du Piémont. En même
temps, la révolution progressait en Romagne pontificale. Napoléon s'alarmait
des bruits selon lesquels le Piémont allait réunir /544/ toute l'Italie en un seul Etat.[60] Le 27 décembre, il écrira à Pie IX que «parmi les
raisons puissantes qui m'ont engagé à faire si promptement la paix, il faut
compter la crainte de voir la révolution prendre tous les jours de grandes
proportions. Les faits ont une logique implacable, continuait-il; et, malgré
mon dévouement au Saint-Siège, malgré la présence de mes troupes à Rome, je ne
pouvais échapper à une certaine solidarité avec les effets du mouvement
national provoqué en Italie par la lutte contre l'Autriche. »[61] Au reste, il n'en voulait nullement aux Autrichiens
et à leur empereur. Le courage de leurs soldats dans la guerre forçait son
admiration au lendemain de Solférino; il ordonna d'entourer de soins certains
de leurs blessés et de leurs officiers prisonniers. Si bien que, tout à fait à
l'insu et contre les plus chers désirs de Cavour, qui espérait par la guerre
conquérir non seulement la Lombardie, mais aussi la Vénétie, il mit fin aux combats contre un adversaire qu'il estimait. Le 6 juillet, il
dépêcha un messager de paix à François Joseph installé à Vérone; le lendemain
l'officier revint pour dire à l'empereur des Français que l'empereur d'Autriche
acceptait l'armistice; et, le 11 juillet, cet armistice fut conclu en bonne
forme entre les deux souverains au village de Villafranca, c'est-à-dire à
l'entrée de la Vénétie. Les Piémontais avaient été laissés hors jeu. Victor-Emmanuel
demeura calme, mais Cavour entra dans une terrible fureur, se dit trahi
et abandonna la présidence du conseil de l'Etat sarde, entraînant ainsi la démission
du ministère entier.[62]
Au Valdocco, don Bosco suivait ces événements comme
tous les Turinois. Mais il avait aussi ses propres préoccupations nées de la
guerre et de ses remous. En avril, des fonctionnaires étaient venus vérifier
les capacités d'accueil de son oratoire en cas de réquisition. Il s'attendait,
écrivait-il alors à un correspondant, à «faire son paquet d'un moment à
l'autre. »[63] Les menées insurrectionnelles dans les Etats pontificaux,
à Bologne, Pérouse et Ravenne, qui mettaient Pie IX en cause, l'inquiétèrent
fort, d'autant plus que, le 23 juin, les troupes du pape commirent la faute de
riposter aux insurgés de Pérouse par 1e sac de la ville, geste malheureux
aussitôt exploité contre le souverain pontife.[64] Peu
après la première ouverture de Napoléon à François Joseph (6 et 7 juillet),
les bruits de paix lui parvinrent à Turin. Le 10 juillet, en soirée, il
pouvait annoncer à la comtesse Cravosio, dont un frère avait été blessé et qu'éplorait
la présence d'un fils dans l'armée sarde, que la paix était sur le point d'être
conclue. D'où la surprise de cette dame et de sa fille Filomena quand,
le lendemain matin, sur le chemin de l'église S. Dalmazzo, via Dora Grossa, elles /545/ entendirent
crier (aux dires postérieurs de Filomena):
«Pace di Villafranca conchiusa stanotte fra l'Imperatore Napoleone, Vittorio Emanuele e l'Imperatore Francesco d'Austria», c'est-à-dire: «Paix de Villafranca conclue cette nuit
entre l'empereur Napoléon, Victor-Emmanuel et l'empereur d'Autriche François.
»[65] Quatre jours après, les vivats des Turinois à
l'empereur et au roi victorieux eurent un écho dans sa correspondance. Selon le
post-scriptum d'une lettre qu'il écrivait le 15 juillet au cardinal Viale Prela:
«Au milieu de cette lettre, à 5 h. 1/2 après midi, je suis assourdi par
les evviva à Napoléon et à notre Roi qui font leur entrée et qui
passent sous la fenêtre de cette pièce. »[66]
Il n'était pas descendu parmi les badauds de la rue.
Solférino dans l'imaginaire de don Bosco
Cette guerre, qu'il allait plusieurs fois raconter,
lui laissait des impressions très mélangées. Solférino avait été la grande et
sanglante bataille d'une lutte menée par ses concitoyens dans une province proche
de lui. L'image qu'il conserva des péripéties et du prix de la victoire parut
dans deux écrits de genre opposé: l'un de type sérieux dans un chapitre de la Storia d'Italia à
partir de l'édition de 1861, l'autre de mode burlesque dans le Galantuomo de la fin de l'année 1859.
Le nouveau chapitre de la Storia était surtout significatif par son titre: «La guerra del 1859 ossia la conquista
della Lombardía» (La guerre de 1859 ou la conquête de la Lombardie). A la différence des patriotes italiens, le rédacteur de cette page ne semblait
pas convaincu que la guerre avait «libéré» les Milanais du joug autrichien.
Elle avait abouti à la «conquête» de la Lombardie. Le récit de la bataille de Solférino lui conférait un air épique par une
comparaison avec celle des Champs catalauniques, quelque quatorze cents ans
auparavant. Il faisait peut-être la part un peu trop belle à l'orage de l'après-midi,
qui, au vrai, suivit l'enlèvement de Solférino. Lisons:
«Mais la bataille décisive fut livrée à Solférino et à S. Martino, qui
sont deux petits villages proches du Mincio, fleuve qui sépare la Lombardie de la Vénétie. Là se déroula une bataille dont on ne lit pas d'exemple depuis
celle d'Aétius et d'Attila survenue en France aux Champs catalauniques, autrement
dit sur la plaine de Châlons. La ligne de bataille s'étendait sur plus de dix
milles. On calcule qu'il y avait environ 250.000 hommes de chaque côté.[67] L'empereur des Français, le roi de Sardaigne et l'empereur d'Autri-/546/ che commandaient leurs armées en personne. Le
combat commença le 24 juin à 4 h. du matin. De l'issue de la bataille dépendait
la gloire ou la honte de l'une des deux nations. On se battit donc des deux
côtés avec acharnement. Les Autrichiens, plus familiers des sites et favorisés
par leurs positions, remportaient beaucoup d'avantages, tandis que les
Français et les Piémontais subissaient de très lourdes pertes. Jusqu'à trois
heures de l'après-midi, la victoire sembla pencher pour les Autrichiens. Les
alliés, favorisés par la véhémence d'un ouragan, assaillirent alors leurs
ennemis avec une telle impétuosité et un tel courage qu'après d'horribles
massacres ils emportèrent la victoire. Quand la nuit tomba, le champ de
bataille resta au pouvoir des nôtres. Grandes furent les pertes des deux côtés.
L'ennemi dut se retirer au-delà du Mincio et se concentrer sur une plaine
défendue par les forteresses de Mantoue, Peschiera, Vérone et Legnago...»[68]
Pour l'occasion, le Galantuomo prétendait s'être fait marchand de boissons
fraîches au service de l'armée franco-sarde. Le 24 juin, expliquait-il, il
avait déjà vendu la plus grande partie de sa marchandise aux Piémontais (donc
du côté de San Martino), quand,
« .., à dix heures du matin, j'entendis crier: - Arrière, arrière,
nous sommes pris de flanc. Je ne voulais pas m'amuser à courir avec les
soldats; je me suis mis sur le bord de la route, puis je suis allé sur une
petite colline voisine pendant que les nôtres reculaient sur une meilleure
position. Mais, pauvre de moi, je me suis alors trouvé presque sous le feu des
Piémontais et des Teutons. Les balles et même les boulets de canon tombaient
autour de moi comme les noix bien mûres quand on les abat de l'arbre. Je vis
plusieurs fois les Autrichiens faire courir les nôtres, plusieurs fois les
nôtres chasser les Autrichiens. Et toujours des fusillades, des canonnades, des
baïonnettades, des cris d'encouragement, des gémissements de blessés et de
mourants. Ces clameurs, ces cris, ces plaintes mêlés faisaient un vacarme
infernal. Finalement, quand le soir tomba, un grand orage éclata, il favorisa
beaucoup les nôtres et rendit inutiles les efforts des ennemis, qui furent
contraints à se retirer. J'ai alors cherché à descendre dans la vallée, mais
une terreur involontaire me retint. Partout où je tournais mon regard, je ne
voyais que des morts, des blessés et des moribonds qui demandaient grâce.
J'aurais voulu m'occuper de tous, les secourir tous, mais ce n'était pas
possible. Je me suis joint à d'autres, nous avons travaillé huit jours pour
transporter les blessés à l'hôpital et ensevelir les morts. - Un général
piémontais présent aux ambulances des blessés dit qu'une bataille pareille était
sans exemple dans l'histoire. Il y avait environ trois cent mille Français et
Piémontais contre trois cent mille Teutons. On se battit valeureusement des
deux côtés; le nombre de morts et de blessés mis hors de combat s'éleva à plus
de cinquante mille hommes. »
Le Galantuomo terminait
sa description de la bataille de Solférino par un brin de philosophie de la
guerre, que la Storia d'Italia n'a pas /547/ répété.
Telle était probablement la pensée dominante de don Bosco sur l'événement: la
guerre, par les horreurs qu'elle entraîne, est toujours un mal.
«On m'assure, continuait-il, que Napoléon a dit: - Les Teutons ont
perdu le terrain, nous avons perdu les hommes. Il voulait signifier que les
pertes avaient été plus fortes de notre côté. Nous savons bien que l'on ne peut
faire la guerre sans laisser des morts de part et d'autre. Comme on ne peut
faire une omelette sans casser des oeufs, on ne peut faire la guerre sans
tueries. Mais, après avoir vu la bataille de Solférino, j'ai toujours dit que
la guerre est chose horrible et je la crois vraiment contraire à la charité. »
Il eût été malséant de clore le paragraphe du Galantuomo sur une discordance trop sensible avec la
satisfaction générale d'une nation victorieuse.
«Quoi qu'il en soit de cette bataille, la victoire nous est revenue et
les Autrichiens ont été contraints de repasser le Mincio, un
fleuve qui sépare la Lombardie de la Vénétie. »[69]
Inutile de pointer les erreurs et les incohérences de
ce récit. Que penser des yeux du Galantuomo, capables
de découvrir l'horreur du champ de bataille quand il descendait de sa colline à
la nuit tombée? Le style de cette pièce: simple, presque enfantin et teinté
d'ironie envers soi, était bien celui de don Bosco.[70] Quand l'année 1859 touchait à sa fin, malgré
le prix payé, il partageait, sinon l'enthousiasme, au moins la satisfaction de
ses concitoyens en qualifiant son almanach de «piémontais-lombard» au lieu de
simplement «piémontais», comme il avait fait jusqu'alors. «J'ai fait cela pour
signifier que moi aussi je vote pour l'acceptation de ce royaume. Ainsi le don
sera complet. Je veux aussi de la sorte faire savoir que les galantuomini ne sont pas opposés à l'union de la Lombardie avec le Piémont.»[71]
La nouvelle édition de la Storia d'Italia
Le 15 juillet 1859, don Bosco remerciait le cardinal
archevêque de Bologne pour les renseignements qu'il lui avait fournis sur le
cardinal Mezzofanti. Il ajoutait: «Et, puisqu'ils sont entrés dans une Histoire
d'Italie qui vient d'être imprimée, je prie Votre Excellence de bien vouloir en
accepter un exemplaire en hommage de ma plus sincère gratitude... »[72] L'édition revue, corrigée et amplifiée de la Storia d'Italia de don
Bosco, qui avait été publiée pour la première fois trois années /548/ auparavant,
était donc prête pour la diffusion au temps de l'armistice de Villafranca.[73]
Don Bosco avait voulu faire de son livre un manuel
d'histoire pour les élèves des écoles normales. Pour cela, il avait cherché à
correspondre aux exigences des programmes scolaires du gouvernement. Les
remaniements de l'ceuvre primitive avaient été importants. Certes le plan
d'ensemble en quatre périodes de l'édition de 1855 avait persisté: 1) l'Italie
païenne jusqu'au début de l'ère chrétienne, 2) l'Italie chrétienne jusqu'en
496, 3) l'Italie médiévale jusqu'en 1492 et 4) l'Italie moderne jusqu'au milieu
du dix-neuvième siècle. Mais, tout d'abord, quelque trente-cinq chapitres de la
première, de la troisième et de la quatrième partie, autrement dit touchant
l'Italie primitive, médiévale et moderne, avaient été amplifiés.[74] Puis l'histoire moderne du pays avait été prolongée
du temps de la guerre de Crimée, dite ici guerre d'Orient, en 1854-1855, aux
premiers mois de l'année 1859. L'auteur espérait encore une paix qui
préserverait la tranquillité des trônes et la félicité des populations:
«Nous allons donc mettre ici un terme aux récits sur l'Histoire
d'Italie, et nous devons le faire en un moment (30 mars 1859) où de graves
événements semblent imminents en Italie et dans toute l'Europe. Maintenant
toutefois que les principales puissances d'Europe se sont mises d'accord pour
tenir un congrès afin d'éviter les désastres de la guerre, nous espérons que
les différends connaîtront un dénouement pacifique. Veuille donc la Divine Providence, entre les mains de qui se trouve le sort des hommes, ramener parmi nous
l'arc-en-ciel de la paix, la tranquillité des trônes, la félicité des peuples,
la prospérité de l'Italie et du monde entier. »[75]
Enfin, dans l'histoire de l'Italie moderne, sur un
total de quarantecinq chapitres, huit nouveaux chapitres ajoutaient à
l'histoire contemporaine de la nation un certain nombre de traits
particuliers. Ils tiraient l'oeil du lecteur curieux de l'idéologie de
l'ouvrage et donc de son auteur. C'est encore notre cas ici.
Le nouveau chapitre XXXVII sur le tremblement de terre
de Naples, l'ouverture inattendue de la Chine au libre commerce de l'étranger et l'apparition de la comète Donati dans le ciel entre juin et octobre 1858, ne
présentaient qu'un intérêt moyen. Il en allait autrement pour les sept autres
chapitres, autant de petites biographies de personnages ayant laissé, selon don
Bosco, un nom dans l'Italie de la première partie de son siècle. Pour les
portraits de gens célèbres, un genre qui lui réussissait bien, il s'était
arrêté à Antonio Canova /549/ (
1822) dans son édition de 1855. Il complétait la galerie par ceux de
contemporains moralement exemplaires. On le sait, il assignait à l'histoire
une fonction moralisatrice. La sympathie des lecteurs pour ses nouveaux
personnages lui paraissait d'autant plus assurée «que certains d'entre vous
les ont peut-être personnellement connus.»[76]
Au vrai, les jeunes destinataires de la Storia ignoraient probablement tout
du prêtre Carlo Denina, né
près de Saluzzo en 1731 et mort à Turin en 1812 (chap. XXXVIII). Cet
érudit piémontais, auteur d'un ouvrage sur Le rivoluzioni d'Italia,[77] que
don Bosco avait peutêtre feuilleté quand il composait sa Storia, était un petit homme nerveux .[78] La notice ne disait pas que le troisième
volume de ses Rivoluzioni avait
trop témoigné de la rigueur de jugement de ce prêtre. C'était, selon lui, les
mauvais systèmes éducatifs, les moeurs des patriciens, la mendicité endémique,
le nombre excessif des moines et des prêtres, qui avaient entraîné la décadence
italienne. La classe privilégiée, déchaînée, l'avait fait expédier à Vercelli. Don
Bosco, qui, vraisemblablement, n'ignorait pas cette péripétie, vantait de
préférence le grand travailleur .[79] «Toute parcelle de temps était pour lui un trésor,
ce qui contribua à le faire merveilleusement progresser dans l'étude». Vers la
fin du chapitre, on apprenait que «Denina avait passé quatre-vingt-deux ans
dans l'étude et le labeur (litt.: la fatigue). Jusque dans sa vieillesse
il ne perdit pas un moment sans lire ou entendre lire, sans écrire ou corriger
quelque travail. » Denina aurait donc bien appliqué l'un des axiomes de don
Bosco.
Le chapitre suivant (chap. XXXIX) de la nouvelle édition
était consacré à Joseph de Maistre (1754-1821), une personnalité des Etats
sardes que don Bosco regrettait sans doute de n'avoir pas introduite dans son
livre dès l'édition primitive, de préférence à Canova mort après lui. Sa notice
témoignait d'une admiration sans mélange pour l'écrivain contre-révolutionnaire
par excellence et le défenseur vigoureux de la papauté. Le comte Joseph de Maistre
fut, expliquait don Bosco, «un profond écrivain politique et religieux», dont
le regard avait percé l'avenir. Dès 1784, il avait prévu «les
bouleversements politiques qui devaient mettre sens dessus dessous la France et l'Europe. Il avait entre autres coutume de dire: ce siècle est caractérisé par un
esprit destructeur qui n'a rien épargné: lois, coutumes, institutions
politiques, il s'est acharné sur tout, il a cherché à tout attaquer et à tout
détruire. Le désordre et le massacre s'étendront jusqu'à des limites, dont,
pour l'heure, on ne peut imaginer la profondeur. » Don Bosco plaçait au premier
rang de ses oeuvres le livre Du Pape, /550/ dont il célébrait le très
haut prix (sommamente pregiata). Il louait sans réserve la philosophie
sociale des Soirées de Saint-Pétersbourg, où il découvrait «une
morale pure et religieuse, l'amour de l'ordre, de la justice, une grande
élévation de pensée et la force de l'éloquence. On peut dire des Soirées de Saint-Pétersbourg qu'elles sont un Traité de philosophie chrétienne.» Don
Bosco, trouvait Joseph de Maistre «sublime», terme qui, sous sa plume, n'était
pas loin de signifier «inspiré». Bien entendu, comme tous les grands hommes de
cette Storia, «il était l'ennemi farouche (inimicissimo) de l'oisiveté». En
conséquence: «... et au milieu de la multitude de ses occupations, il trouva le
temps d'écrire de nombreux travaux de sublime érudition, qui l'ont fait appeler
le santo Padre della filosofia » (le
saint Père de la philosophie). Nous savons avec quelle passion Joseph de Maístre
se fit le héraut de l'infaillibilité du saint Père de la catholicité. A la
différence de la plupart des personnalités du livre, Joseph de Maistre n'était
pas seulement un exemple par ses comportements, mais aussi un maître par ses
leçons. L'admiration de don Bosco pour Joseph de Maistre classera sa Storia dans
un courant idéologique hostile aux Lumières, qui n'était pas précisément celui
de la «modernité».
Antonio Cesari (1760-1828), oratorien lettré (chap. XLI) avait commenté, pour
l'instruction de ses compatriotes, les grands classiques italiens médiévaux: Lo Specchio
della vera penitenza (Le
Miroir de la véritable pénitence) du dominicain Iacopo Passavanti, les Vies
des saints Pères de Domenico Cavalca, les Fioretti de saint François d'Assise et surtout la Divine Comédie de Dante Alighieri, dont il ne souffrait pas qu'on dît le moindre
mal. Son zèle exceptionnel lui avait probablement valu cette place d'honneur
dans la Storia de don
Bosco. Celui-ci remarquait avec satisfaction que «parmi ses profondes études il
n'oubliait pas ses devoirs de prêtre. Il prêchait donc avec grand fruit, une
foule immense d'auditeurs accourait à ses sermons, tous admiraient l'élégance
et le grand art de l'orateur. » Don Bosco relevait aussi qu'«il trouvait le
temps d'instruire la jeunesse, de visiter les prisonniers, d'assister les
malades et de secourir les familles dans l'indigence. »
Vincenzo Monti (1754-1828) (chap. XLII) avait
été poète et aussi, un temps, commissaire politique; mais, reconnaissait don
Bosco apparemment peu enclin à louer son administration, il n'avait de talent
que pour la poésie. La notice résumait les grands poèmes de Monti: la Mascheroniana (du nom du poète et philosophe Mascheroni) et la Basswilliana (du nom du révolutionnaire français Bassville, qui avait été /551/ tué à Rome en 1793). Don Bosco citait plusieurs strophes de ce poème hostile à la Révolution française: l'ombre de Bassville, peu fier de soi, y conversait avec le roi guillottiné
Louis XVI. En un temps où l'Italie du Risorgimento s'apprêtait à bousculer Rome et le pape, les vers de Vincenzo Monti sur la terreur sacrée de qui s'attaque au Vatican avaient une résonnance
particulière. Monti, pas toujours admirable au cours de son
existence, avait eu une fin exemplaire. Don Bosco, pour qui le jour de la mort
était le plus important de la vie, ne manquait pas de le relever.
«Il avait passé sa vie dans l'étude et à faire du bien aux autres; mais,
dans ses derniers instants, il regrettait certains de ses écrits moins
édifiants (exactement: non buoni, pas bons), que le climat de
l'époque lui avait fait publier. Il eût aimé pouvoir les brûler;
il recommanda à ses amis de les faire tomber dans l'oubli. Il ne trouva
de réconfort que dans le repentir et dans les autres ceuvres qu'il avait
composées en conformité avec la morale et la religion. »
La fin avait racheté le reste, Monti méritait
une place dans la Storia d'Italia de
notre don Bosco.
Le cardinal Giuseppe Mezzofanti (1774-1840) (chap. XLIII), avait été un
phénomène linguistique. Don Bosco relevait avec admiration que, «si l'on
ajoute les dialectes aux langues principales qu'il connaissait, nous pouvons
dire que Mezzofanti savait, écrivait et parlait plus de trois cents langages
différents.» Mais quelle austérité de vie! «Sa vie était toujours régulière; il
ne sortait jamais de chez lui sinon pour aller à l'église, à sa chaire de
professeur de langue ou pour une oeuvre de charité. La plupart de ses
promenades consistaient à se rendre de son bureau d'étude à la bibliothèque.
Sa frugalité était telle que, pour parler d'un homme réellement tempérant, on
disait: il a le menu de Mezzofanti. Il était indifférent aux mets qui lui
étaient présentés; il ne dormait pas plus de cinq heures; il étudiait
régulièrement de quatorze à quinze heures par jour. Sa conversation était
édifiante et très agréable, ses propos très enjoués.» Ajoutez que ce savant
homme n'avait aucune vanité.
Silvio Pellico
(1780-1854) (chap. XLIV) avait
passé à Turin, près de don Bosco, la dernière partie de sa vie, quand il avait
bénéficié de l'hospitalité des Barolo.[80] Pour
le décrire, notre historien n'avait qu'à consulter ses souvenirs. «En cheminant
dans Turin vous aurez peut-être rencontré un homme de taille moyenne, au visage
et au comportement modestes, l'air grave, le front haut et serein, le regard
vif, les yeux brillants derrière ses lunettes, la physionomie rieuse, la voix /552/ douce, affable,
au langage plein de bonté et de compréhension quand il parlait et saluait ses
amis ou ses connaissances: cet homme était Silvio Pellico. » Une terrible épreuve avait coupé son existence. Don
Bosco racontait sa jeunesse pieuse, sa première tragédie, ses études à Turin,
son départ pour Milan, ses relations avec Foscolo et Monti; puis son
arrestation par les Autrichiens, les «plombs de Venise» et la forteresse du Spielberg;
enfin sa libération pathétique et ses merveilleux souvenirs de détention (Mes
prisons). Il joignait à ce livre archi-connu une oeuvre de morale: Dei doveri degli uomini (Des devoirs des hommes), qu'il disait être de grand
prix. Pellico avait été un homme de bien. «Il passait son temps dans l'étude et
la pratique de la religion. » Mais aussi, nous apprend don Bosco, «il
s'occupait beaucoup du bien de la jeunesse; il trouvait toujours grand plaisir
chaque fois que, soit par son exemple, soit par son argent, il pouvait faire
donner du travail à un mendiant, instruire un ignorant ou aider un enfant à
faire ses études. »
On découvre avec satisfaction, au chapitre qui précède
la conclusion générale de cette Storia
d'Italia, une notice, il est
vrai un peu grêle et pâle, sur Antonio Rosmíni (1797-1855) (chap. XLV), peut-être
le seul de la série de don Bosco à avoir vraiment résisté à l'usure de l'histoire.
Le philosophe de Rovereto, un de ces hommes rares capables de dominer
leur époque, avait fondé une société religieuse (l'Istituto della Carità), à laquelle don Bosco avait eu des velléités de
s'agréger. La notice vantait la charité et l'humilité d'Antonio Rosmini. Elle
ne caractérisait pas sa pensée pourtant originale. Son oeuvre était jugée à
travers une appréciation de Manzoni sur l'un de ses opuscules. Don Bosco
n'ignorait pas la mise à l'Index de certains de ses livres. Elle lui permettait
de louer sa soumission filiale au souverain pontife, car, «à la profondeur de
la science, Rosmini joignait la fermeté et l'humilité du bon catholique. »
Dans leur nécessaire banalité, ces notices de la Storia d'Italia pour la période contemporaine
nous ouvrent sur la mentalité de don Bosco quand il fondait sa société de saint
François de Sales, une fenêtre plus sûre que les résumés parfois problématiques
de ses discours ou conversations enregistrés alors par ses biographes. Leur
contenu est mieux élaboré, le pédagogue moralisateur s'y exprime. Il
s'appliquait à relever chez des érudits, des poètes et des philosophes les
qualités qu'il voulait voir fleurir en lui-même, chez ses garçons et chez les
ecclésiastiques qu'il connaissait: l'énergie au travail (tous ces gens étaient
des ennemis déclarés de l'ozio), la frugalité, le zèle pour le bien d'autrui,
le /553/ souci de la jeunesse et des pauvres. Qui s'intéresse aux opinions morales,
politiques et pédagogiques de don Bosco trouve matière à réflexion dans cette
galerie de portraits. Les notices sur Joseph de Maistre et Vincenzo Monti révèlent crûment les options contrerévolutionnaires et hostiles aux
Lumières de notre don Bosco. Comme philosophe chrétien, Joseph de Maistre passait
Rosmini! Il est permis de discuter ses choix.[81]
L'article critique de la Gazzetta del popolo
Les opinions conservatrices de la Storia d'Italia, de plus en plus évidentes
à mesure que l'on approchait des temps contemporains, cadraient mal avec
l'idéologie dominante. Les mouvements que les agents piémontais de Cavour fomentaient
à travers la péninsule s'inspiraient d'autres principes, le plus souvent
diamétralement opposés. A l'inverse de ces gens, don Bosco se gardait de
réclamer l'expulsion des «tyrans» et l'écrasement de l'Autriche.
Sa deuxième édition lui valut un compte rendu critique
au point de réclamer l'intervention du ministère de l'Instruction publique
contre la diffusion du livre dans les écoles. Le 18 octobre 1859, la Gazzetta del popolo publia sur la Storia d'Italia de don Bosco un
article violent, dont le titre: Padre Loriquet redivivo (Le Père Loriquet
redivivus) annonçait la couleur à qui savait l'interpréter.
Le P. Jean-Nicolas Loriquet (1767-1845), célèbre
jésuite français, organisateur remarquable, pédagogue renommé, directeur
d'études au collège de Saint-Acheul, avait publié pour la jeunesse des ouvrages
aussitôt très répandus. On retenait surtout de lui une Histoire de France A.
M. D. G. (ad majorem Dei gloriam), imprimée une première fois à la chute de l'Empire en
1814 et ensuite rééditée à plaisir et à la grande rage de ses censeurs. Car les
esprits avancés, fils des Lumières, voltairiens et surtout fervents de 89 n'y
trouvaient pas leur compte. Michelet jugea cette Histoire insultante pour
Napoléon. Lisons l'un d'entre eux pour comprendre le titre de la Gazzetta. A l'item: France, Histoire de, de son Grand
dictionnaire universel du XIXème siècle, [82] Pierre Larousse consacrera bientôt à l'Histoire
de France de Loriquet un article fulminant de deux colonnes serrées, dont
il suffira ici de recopier les premières lignes:
«Histoire de France à l'usage de la jeunesse, avec cartes géographiques, depuis l'origine de
la monarchie française jusqu'en 1816. A. M. D. G. (Lyon, /554/ Rusand, libraire, imprimeur du roi, 1823, 2 vol. petit
in-18). Tel est in extenso le titre de la fameuse Histoire de France du
non moins fameux P. Loriquet. Nous n'aurons pas l'impudeur d'essayer une
analyse de ce livre. Disons seulement que ce tissu de mensonges, bien digne
des jésuites qui l'ont dicté, a pour objet spécial d'inspirer aux élèves la
haine des idées, des institutions et des principes sur lesquels repose la
société moderne depuis 1789. Quelques extraits donneront une idée juste de
l'esprit qui a présidé à la confection de cet ouvrage odieux, encore en usage
dans certaines pensions tenues par des congréganistes... » Etc.
Dans un autre article, le même publiciste [83] prétendait
que, pour le P. Loriquet, «tout ce qui avait été écrit jusque là pour la
jeunesse lui semblant entaché plus ou moins de philosophie, il imagina
d'arranger ad majorem Dei gloriam tous les livres destinés à l'enseignement, changea les textes et
accommoda les faits à sa guise, falsifiant audacieusement la vérité pour la
présenter sous un jour favorable aux doctrines de la société» (de Jésus!).[84]
L'assimilation de don Bosco au P. Loriquet était à la
fois spécieuse et dangereuse. Grand producteur dans son pays de manuels «pour
la jeunesse» et d'esprit ouvertement clérical et «jésuite» dans le sens donné
alors à ce qualificatif, don Bosco était désormais l'auteur d'une Histoire
d'Italie racontée à la jeunesse, dont le titre faisait une petite soeur de l'Histoire
de France à l'usage de la jeunesse du fameux jésuite. Sa réputation et la
bonne diffusion de son livre risquaient d'en souffrir. Le rapprochement
insinuait qu'il avait volontairement arrangé l'histoire à sa façon pour
instiller dans les jeunes esprits une idéologie réactionnaire et
antipatriotique. L'introduction de l'article explicitait le grief avec dureté: [85]
«Qui n'a par entendu parler de la fameuse histoire du père Loriquet, dans
laquelle les événements les plus connus et les plus retentissants ont été
travestis de la façon la plus jésuitique et la plus grotesque ad majorem
Botteghae gloriam? Il semblait impossible que ce jésuite fût un jour
surpassé, mais le mot impossible, déjà rayé du vocabulaire français,
doit l'être désormais du vocabulaire italien (...) Le miracle de surpasser le
père Loriquet a été fait à Turin par le prêtre Bosco Giovanni auteur d'une Histoire d'Italie racontée à la jeunesse. »
Le chroniqueur expliquait qu'il s'occupait de ce pessimo libro (très mauvais livre) parce qu'on le destinait aux
écoles: il risquait de contaminer l'esprit de la génération montante. Négligeant
l'histoire ancienne et médiévale, le recenseur piquait immédiatement sur l'histoire
contemporaine de l'Italie. Après un coup de griffe au récit des /555/ événements
révolutionnaires de 1821 et 1831, il scrutait les phrases sur la politique italienne
entre 1847 et 1859, surtout dans ses rapports avec l'Autriche, et en concluait
que l'auteur avait pris parti pour l'ennemi. Lisons pour bien mesurer la
futilité des reproches, sinon la mauvaise foi du journaliste:
«"Les auteurs de la révolution (dit D. Bosco) surent
profiter de cet enthousiasme (pour Pie IX) afin de répandre à nouveau dans toute l'Italie l'idée de constituer un seul royaume en chassant
de la Lombardie les Autrichiens, qui étaient de formidables rivaux des
rebelles." - Voilà donc que, selon D. Bosco, les Autrichiens
n'étaient pas les ennemis de l'Italie, mais de formidables rivaux des
rebelles, des amateurs de révolution, qui voulaient répandre à
nouveau (c'est-à-dire comme en '21 et en '31) l'idée de constituer un
seul royaume de toute l'Italie. Il est vrai qu'à la page précédente D.
Bosco imputait aux rebelles de’ 21 l'idée de constituer une république
et non pas un royaume. Mais Loriquet ne s'inquiète pas des contradictions. »
La Gazzetta poursuivait
son enquête sur l'identité des rebelles dans cette Histoire d'Italie.
«D. Bosco se débarrasse en deux pages de la même encre de l'histoire
de'48. La campagne de '49 est décrite par lui de la manière suivante: "Les
deux armées se sont rencontrées sur la plaine de Novara. Quelques combats
particuliers furent partiellement favorables aux Piémontais; mais le troisième
jour (23 mars 1849) on livra bataille sur un espace proche du bourg appelé la Bicocca. " Vous ne
saviez pas que la bataille de la plaine de Novara avait duré trois jours, mais D.
Bosco fait bien d'autres miracles d'exactitude et d'élégance historique dans
son récit des événements de Rome et des autres régions d'Italie, où il peut
s'épancher beaucoup plus rageusement contre ces rebelles, qui répandent à
nouveau l'idée de faire un seul royaume de l'Italie. »
Le qualificatif de rebelles collé aux Italiens
qui acceptaient de mourir pour l'unité de leur patrie, ulcérait évidemment le
chroniqueur de la Gazzetta. Il continuait en
pointant tout ce qui pouvait paraître favorable à l'Autriche.
«C'est pourtant à l'occasion de la guerre de Crimée que don Bosco se
surpasse lui-même dans l'excès du grotesque et dans l'admiration pour
l'Autriche. - Selon la vérité les Anglo-Français débarqués en Crimée ne
rencontrèrent l'armée russe que sur les bords du fleuve Alma. - Selon
don Bosco au contraire les Russes s'opposèrent avec décision à leur
débarquement, et la bataille de la Cernaia a été l'une des quelques rencontres
des Piémontais et des Russes sur cette péninsule. Mais cela n'est rien. Selon
la vérité l'Empereur d'Autriche fit un traité avec les puissances
occidentales, mais cela empêcherait /556/ D. Bosco de le présenter comme le Dieu des
tragédies grecques; et voilà donc comment le nouveau Loriquet expose le fait: "A
la vue de l'effusion de tant de sang humain... l'Empereur d'Autriche s'offrit
en médiateur entre les puissances belligérantes... " - De sorte que D.
Bosco peut tranquillement ajouter que, de la conclusion de la paix nous
sommes presque entièrement débiteurs à l'AUTRICHE et à la France... Mais d'abord à l'Autriche, notez-le bien, parce que D. Bosco a besoin de
saisir cette occasion pour déclarer que la Providence protège l'Autriche en récompense du célèbre Concordat etc. - D. Bosco qui abuse du
nom de la Providence pour entonner un cantique en prose à Cecco Beppo [86], était
un très mauvais prophète de la campagne de 1859.»
,
La Gazzetta ironisait:
«... avec le système
qu'il a embrassé il lui sera facile de décrire les batailles de Palestro et de
S. Martino comme de solennels triomphes de l'Autriche contre les
Piémontais, et cela toujours en prime du Concordat!»
Elle terminait sa lecture:
«L'histoire de D. Bosco s'achève par cet hymne à la louange de
l'Autriche, dont elle est au reste de bout en bout le panégyrique en style
macaronique. »
En conclusion, le chroniqueur demandait au ministre de
l'Instruction Publique d'interdire le manuel dans les écoles du pays. «On
ferait trop injure à la patrie, à la vérité et au sens moral, si on laissait le
moins du monde circuler dans les écoles des turpitudes éhontées du genre de la Storia d'Italia racontée à la
jeunesse par le Loriquet redivivus. »
L'article de Niccolò Tommaseo
Une défense argumentée point par point contre le
procès de la Gazzetta del popolo eût
probablement desservi don Bosco. Il devait pourtant parer à des accusations
qui le transformaient en corrupteur intellectuel de la jeunesse et en traître
à sa patrie. Il intervint certainement lui-même auprès de l'Armonia pour y faire recopier (numéro du 4 décembre 1859) un article élogieux
de sa Storia, obtenu dans les semaines antérieures d'une
personnalité d'autorité morale incontestée dans l'Italie du temps. L'«esprit de
parti» (entendez: le parti clérical) n'avait pu «dicter» ni même simplement
«embellir» le jugement d'un homme aussi libre que Niccolò Tommaseo. L'Armonia rappelait d'abord son accueil favorable de la
première édition de la Storia d'Italia:
/557/
«Nous avons accueilli avec les éloges qu'elle mérite la belle et
substantielle Histoire d'Italie racontée à la jeunesse du prêtre D.
Bosco; avec nous d'autres périodiques se sont félicités de ce petit ouvrage de
très grande utilité à la jeunesse pour la garantir du complot permanent contre
la vérité que l'histoire est devenue depuis trois siècles. Mais parce que
certains pourraient nous soupçonner d'un jugement favorable, sinon entièrement
dicté, au moins embelli par l'esprit de parti, il nous semble opportun de
reprendre ici les propos d'un homme, à qui on ne pourra certainement pas faire
un tel reproche. Il s'agit de Niccolò Tommaseo, dont nous trouvons dans un petit journal l'article qui
suit sur l'Histoire de D. Bosco. »[87]
Le choix du recenseur était excellent. Niccolò Tommaseo
(1802-1874), qui a laissé un nom
dans la littérature italienne de son siècle, avait l'esprit indépendant, la
droiture rigide, la fougue vengeresse et la fibre épique de Jérôme de Stridon, son
compatriote. Car cet Italien de coeur et d'âme était né en Dalmatie. Pour avoir
célébré l'Italie et en avoir défendu la dignité, il avait souffert de la part
des puissants, y compris de la part de l'Eglise romaine. En 1833, il avait
abandonné la Toscane et s'était réfugié à Paris, pour y préparer et publier ce
qu'aucun Etat italien de l'époque n'eût toléré sur son sol. Un ouvrage vibrant
mis au compte de Savonarole, dont le titre réel était Dell'Italia, était bientôt sorti de sa plume.[88] Ce
premier livre était un réquisitoire ironique, rageur ou méprisant contre les
«princes» qui régissaient la péninsule à Naples, Lucques, Parme, Modène, Florence;
en Piémont, en Lombardie (l'Autriche), enfin à Rome. Le pape du temps avait
pour nom Grégoire XVI, le signataire de Mirati vos. Tommaseo s'insurgeait contre sa royauté par mandat
divin. Surtout qu'aux observations, ce pape ne répondait que par «la prière»!
Quoi? « Se maintenir roi de Rome est une charge acceptée par contrat avec Dieu!
» - «Il prie! Et, aux souffrances innombrables de l'Eglise de Dieu, il ajoute
des souffrances nouvelles; il lui plante sur la tête une couronne plus lourde
qu'une couronne d'épines; il lui colle un cilice d'armure profane? Il prie!
Et, pour l'amour de son royaume, il est tous les jours contraint à violer les
commandements de Celui qui a fait venir à lui les hommes chargés de pesants
fardeaux pour les soulager; de Celui qui ne veut pas la mort du méchant mais sa
conversion et sa vie? Il prie! Mais quelle intercession invoquer...» Etc.[89] Le 24
février 1837, les Opuscoli inediti di
fra Girolamo Savonarola (Opuscules
inédits de frère Girolamo Savonarole) furent inscrits au catalogue de l'Index. Tommaseo,
bien qu'il affichât une loyauté catholique persistante, ne semble pas s'en
être ému. Il récidiva après les événements de 1848-1849 /558/ par un ouvrage
en français: Rome et le monde,[90] où il attaquait à nouveau de front le pouvoir
temporel des papes. Ce pouvoir serait nécessaire à la liberté du pontife?
Allons donc! Le pape Pie IX, qui était rentré à Rome par la force des armes de
la république française, alors que les Romains prétendaient se gouverner
eux-mêmes, serait-il libre? Il l'apostrophait: «... vous craignez la république
et vous invoquez son secours; avant même que son drapeau ne soit arboré par des
Italiens sur le Capitole, vous l'appelez du dehors. Ah vous êtes aussi indépendant
que vos sujets sont fidèles! Il vous faut remettre de l'ordre par la violence;
il vous faut acheter une tranquillité sans sûreté, un assujétissement (sic)
sans crainte et sans respect, une victoire plus funeste que maintes défaites.»
Enflammé par les images qui jaillissaient de son cerveau, Tommaseo s'écriait:
«Triste spectacle pour tout homme qui a lu dans le coeur de Pie IX et qui croit
le comprendre! S'humilier devant ses ennemis et appauvrir ses enfants! Ce
simulacre de gouvernement qui entre sur l'affût d'un canon, ils le placent comme
un mannequin sur le trône. Ils le garrottent de droite et de gauche, les uns
de peur qu'il ne bouge, les autres de peur qu'il ne tombe. Ce ne sera qu'un
cadavre enchaîné.»[91] Un
autre décret de l'Index, daté du 20 avril 1852, frappa Rome et le monde.
Entre 1854 et 1859, ce catholique hors cadre vécut à
Turin, ville libérée de l'absolutisme. Non pas qu'il y ait été parfaitement à
l'aise: républicain farouche et partisan d'une fédération italienne, il ne
cachait pas sa répulsion pour la politique du Piémont; la politique
ecclésiastique de Cavour lui revenait fort peu. Il prônait une éducation
nationale italienne par une pédagogie en somme très chrétienne. Ses idées sur
l'éducation, qui aurait dû être avant tout morale et faire fond sur
l'affection, le rapprochaient même de don Bosco.[92] Les Memorie biografiche[93] prétendent,
au cours d'un récit certainement romancé, que Tommaseo figura avec Antonio Rosmini
à un repas offert en 1850 à Stresa chez Donna Bolongaro, repas auquel don Bosco
aurait participé. Il est seulement assuré qu'en 1854, à Turin, l'action de don
Bosco pendant l'épidémie de choléra impressionna Tommaseo. Puis, par une lettre
du 3 octobre de cette année-là, il lui demanda en prêt six tomes (t. XI-XVI) des
CEuvres d'Antonio Rosmini, [94] geste qui fait supposer une visite antérieure
au Valdocco.
Quand, durant l'été de 1859, il chercha à promouvoir
la diffusion de sa Storia d'Italia, don Bosco pensa à ce lettré bon connaisseur de
l'histoire italienne, que son hostilité notoire au pouvoir temporel des papes
interdisait de classer parmi les cléricaux flagorneurs. Le person-/559/ nage lui était
bienveillant, l'opinion respectait ses avis. Don Bosco ne semble pas s'être
soucié des réactions possibles de la curie romaine. Le 23 septembre, il écrivit
à Niccolò Tommaseo la
petite lettre que voici:
«Illustre Monsieur. -je viens déranger Votre Illustre Seigneurie pour
deux faveurs. Veuillez agréer un exemplaire de la Storia d'Italia, qui
vient juste d'être imprimée, avec la prière de vouloir en faire mention dans le
journal l'Istitutore dans
les termes que votre sagesse vous dictera. - Mon but a été de raconter à la
jeunesse les faits de notre histoire qui semblent le mieux convenir à son âge.
Je l'ai aussi adaptée au programme de l'examen du magistero, pour
les maîtres des classes élémentaires et techniques. - Quoi qu'il en soit, je
suis très heureux de cette occasion de pouvoir vous souhaiter du ciel la santé
et la grâce. Avec une entière estime je me dis respectueusement, de Votre
Illustre Seigneurie. - Le très obligé serviteur. Prêtre Bosco Gio. - De mon
logis, 23 septembre 1859.»[95]
Tommaseo s'exécuta: l'Istitutore publia
son article le 26 novembre suivant.[96] Très mesuré dans son appréciation, Tommaseo montrait
que le livre de don Bosco répondait bien à l'intention de son auteur, qui était
de raconter de manière accessible, utile et suffisamment attrayante la longue
histoire de l'Italie. Prudent, il ne garantissait pas que les sources aient été
suffisamment explorées ni les études suffisamment exploitées. Il ne se sentait
pas tenu de prendre à son compte tous les jugements émis et tous les récits des
faits de cette Storia. Mais
les choix d'épisodes opérés parmi une multitude de détails lui semblaient
ordinairement judicieux. Le dernier alinéa opposait les grands historiens et
les grands poètes de l'antiquité aux déclamateurs verbeux qui les avaient
suivis. Il semblait ainsi féliciter l'auteur de la Storia de n'avoir pas abreuvé
les jeunes esprits de haute politique et de savante stratégie, considérations
plus propres à amortir qu'à développer leur jugement. Il trouvait bon que,
derrière l'homme politique ou le citoyen, don Bosco ait volontiers cherché et
montré le père, le fils ou le frère qu'il avait été dans sa propre famille. Tommaseo
avait été sensible à l'art du pédagogue capable de tirer des événements sociaux
des leçons de morale.
Don Bosco, tout modeste qu'il ait été, fut
certainement charmé de l'éloge. Après s'en être servi pour contrebattre dans
l'opinion la recension désastreuse de la Gazzetta del popolo, il
reproduisit l'article en tête des éditions successives de la Storia d'Italia. Les
hommes de la «révolution» jugeaient son histoire antipatriotique et
démoralisatrice de la jeunesse. Lui estimait avoir atteint son but: moraliser
ses lec-/560/ teurs par
l'histoire, c'est-à-dire par le spectacle des comportements humains, à imiter
quand ils sont vertueux, à honnir quand ils sont vicieux.
Soutenir le pape dépossédé
L'histoire de l'Italie s'était précipitée durant les
mois d'été de 1859; le pape était la plus illustre victime du cours des
événements.
Peu après le début de la guerre avec l'Autriche, les
agents piémontais avaient trouvé le champ libre dans les duchés de Parme et de
Modène, ainsi qu'en Toscane. En Toscane, Bettino Ricasoli devança ses collègues
et fit promptement élire une assemblée constituante. Cette assemblée, qui tint
sa première séance le 11 août, était déjà saisie le lendemain 12 d'une
proposition qui consacrait la déchéance de la maison de Lorraine (le
grand-duc). Le 16, cette déchéance était consommée par un vote unanime; le 20
c'était l'annexion du duché à la Sardaigne qui était votée. A la même époque, Luigi Carlo Farini suivait un
scénario parallèle à Modène et à Parme. Les assemblées élues procédaient à une
double délibération: la première déclarait les Bourbons inhabiles à régner, la
deuxième faisait des citoyens des duchés les sujets de la maison de Savoie.[97] Le roi sarde devait entériner ces décisions. Les
députés toscans arrivèrent à Turin le 3 septembre. Un immense concours
populaire les accompagna au palais royal. Là, ils remirent à Victor-Emmanuel le
procès verbal des délibérations de leur assemblée. Magnifique était le cadeau
imprévu de la Toscane au Piémont, mais son acceptation non sans risque. Le roi
répondit avec la prudence qui convenait en une période transitoire.[98] «La réalisation de nos voeux ne peut s'opérer que sur
la voie des négociations qui auront lieu sur les affaires d'Italie. Fort des
droits que votre résolution me confère, je soutiendrai votre cause auprès des
puissances, et surtout auprès du magnanime empereur des Français qui a tant
fait pour la nation italienne. J'espère que l'Europe ne refusera pas
d'accomplir vis-à-vis de la Toscane l'oeuvre réparatrice que, dans des
circonstances moins favorables, elle a accomplie naguère vis-à-vis de la Grèce, de la Belgique et des Principautés. »[99] Le 15 septembre, les représentants des duchés
de Modène et de Parme furent reçus à leur tour selon les mêmes rites; Victor-Emmanuel
leur tint le même discours qu'aux Florentins.
Les plus politiques hésitaient à courir le risque du
dernier pas. Comme les habitants de la Toscane et des duchés, les Romagnols, /561/ sitôt
après le départ des occupants autrichiens (12 juin 1859), avaient,
excités par les représentants piémontais (parmi lesquels se détacha bientôt Leonetto
Cipriani), élu eux aussi leur assemblée constituante. Cette assemblée s'était
empressée, comme ses voisins, de voter l'annexion de la Romagne au Piémont. Mais, à la différence des territoires précédents, qui avaient été
abandonnés par leurs souverains, la Romagne, avec ses légations de Bologne, Ferrare et
Ravenne, constituait une partie intégrante d'un Etat gouverné par un pape bien
pré- sent dans sa capitale. Le roi sarde avait à Rome un ambassadeur; entre
les deux cours les rapports accoutumés subsistaient comme entre puissances
amies. Aussi l'irrésolution était-elle grande à Turin. Etait-il sage d'accepter
le cadeau de la Romagne? Le ministre Urbano Rattazzi insista pour qu'on ne s'arrêtât point. Et, finalement,
le parti de l'audace l'emporta. Le 24 septembre, Victor-Emmanuel reçut les
ambassadeurs romagnols au château de Monza, près de Milan. Et, pour la
troisième fois, il répéta le discours qu'il avait tenu aux gens de Florence et
à ceux des duchés. Une seule variante fut apportée au canevas consacré. Après
avoir annoncé qu'il prendrait au pape, si l'Europe n'y avait pas trop de
répugnance, un bon tiers de ses Etats, il ajouta, comme pour s'absoudre
lui-même aux yeux de ses ancêtres et devant ses peuples: «Prince catholique, je
conserverai toujours un profond et inaltérable respect pour le chef suprême de l'Eglise.»[100]
Cavour, récemment
rentré de Suisse à Turin et désormais rasséréné, contemplait avec satisfaction
le déroulement de la mécanique qu'il avait astucieusement montée. Mais Pie IX,
l'illustre personnage dépossédé de ses biens par les manoeuvres, jugées par lui
«diaboliques», de la «Révolution», ne pouvait que crier au sacrilège. Le 1er octobre, les Etats pontificaux rompirent avec les Etats sardes. Le comte della Minerva, chargé d'affaires piémontais, reçut ses passeports et fut aussitôt renvoyé
auprès de son maître.[101] Nul n'imaginait que la rupture durerait
soixante-dix ans.
Don Bosco, homme de paix et de
mentalité conservatrice, n'aimait pas voir vaciller les trônes, surtout pas
celui du souverain pontife. Son anxiété avait donc grandi au cours des mois
d'été de 1859 tellement fertiles en événements inouïs à Turin et en
Europe. Il avait choisi son parti, qui était celui du pape. L'avenir lui paraissait
très sombre. Comme beaucoup de gens autour de lui, il croyait en lire les
présages dans l'une ou l'autre prophétie en circulation. En pleine guerre, le
12 juin 1859, il avait remis au comte Crotti Imperiale di Costigliole celle de la Monaca di Taggia avec l'observation:
«Voici pour Votre /562/ Seigneurie très chère en original la fameuse prophétie
de la Monaca di Taggia. Les
événements qui y sont notés se réalisent un jour après l'autre. Si tous
adviennent, nous aurons un triste avenir... »[102] Cette religieuse, soeur Rosa Colomba Asdente, dominicaine de Taggia
(Ligurie), morte en 1847, avait dit - selon don Bosco lui-même qui recopia ou
résuma sa prophétie dans le Galantuomo pour
l'année 1861 - «en parlant de Napoléon: "Le règne de Napoléon durera
peu".» Elle avait continué: «Une grande persécution se déchaînera contre l'Eglíse,
ce sera l'oeuvre de ses fils eux-mêmes; un persécuteur se lèvera (elle
l'appelait antichrist et disait qu'il était déjà né); il prendra le titre de
rédempteur de l'Italie; beaucoup de sectaires s'agrègeront à lui, ils
persécuteront l'Eglise par de fausses maximes et par la force; leur malice sera
si raffinée qu'ils tromperont par leur astuce un grand nombre de bons. » Elle
disait encore: «Le souverain pontife sera dépouillé de son domaine temporel, on
ne l'appellera plus qu'évêque de Rome. Cela adviendra en Italie, où il y aura
de nombreux martyrs durant une guerre très sanglante contre la religion.»[103]
De multiples questions pouvaient tourmenter don Bosco.
Napoléon III n'était-il pas dénommé «le rédempteur de l'Italie»? La spoliation
du pape n'avait-elle pas commencé? Rome ne lui serait-elle pas bientôt enlevée?
Le 11 octobre, Cavour déclarait à la chambre piémontaise: «L'étoile
qui nous guide est de faire de la Cité Eternelle (...) la capitale splendide du royaume d'Italie.»[104] Quel était l'antichrist pour don Bosco? S'il
communiait spirituellement avec Pie IX, quand celui-ci projetait (en juillet)
une lettre à Napoléon III, il était prêt à lui trouver un nom parmi les gouvernants
sardes. Le pape écrivait:
«... Les égards que je
dois à Votre Majesté m'ont jusqu'ici retenu de faire remettre ses passeports au
Chargé d'affaires de Sardaigne à Rome. A Rome et en d'autres Etats d'Italie,
ces Chargés d'affaires ou ces Ministres sont les premiers révolutionnaires et
les protecteurs des révolutions; ils cherchent à miner les trônes de tous les
Souverains d'Italie au profit du Piémont. J'ai entre les mains les preuves de
cette politique sournoise et perfide. Quelle confiance pourrai-je avoir dans
mes rapports avec un Gouvernement de cette nature? Moi le Pape et le Vicaire de
jésus Christ; lui l'Anti-pape et, dirais-je presque, l'ennemi de jésus Christ?»[105]
De l'antipape à l'antichrist, le chemin était court
pour les catholiques du temps.
Le 10 novembre 1859, le traité signé à Zurich par
les puissances confirma la cession de la Lombardie au Piémont, délimita la frontière /563/ entre la Lombardie et la Vénétie et réaffirma des principes de stabilité européenne... destinés à être aussitôt désavoués. Un congrès tenu à Paris devrait
s'occuper des questions italiennes encore pendantes. Le 9 novembre, dans une
conjoncture indécise, don Bosco écrivit à Pie IX une lettre courageuse, par
laquelle il stigmatisait et désavouait la conduite de son gouvernement en Romagne.[106]
En décembre, la situation du pape s'aggrava. Mazzini distribua
son appel Ai giovani d'Italia (Aux jeunes d'Italie), qui les lançait
vers Rome et ses deux Campidogli, le païen et le chrétien, parce que, disait-il,
ils attendaient un Troisième Monde, plus vrai et plus sublime.[107] Et, le 22, sortait à Paris la brochure de La Guéronnière Le Pape et le Congrès, anonyme mais aussitôt donnée comme inspirée
par l'empereur. Elle préparait l'opinion au dépècement des territoires pontificaux:
l'opération inéluctable serait un bienfait pour l'Eglise.[108]
Pie IX répondit à don Bosco le 7 janvier 1860 par un
bref en bonne forme. Le congrès de Paris avait fait long feu. Il le remerciait
pour son soutien en des jours douloureux et le félicitait pour son sens religieux.[109] Le pape commençait par dire sa pensée sur la
rébellion de certaines de ses provinces, autrement dit de la Romagne:
«Dans la lettre que tu Nous as écrite le neuf novembre dernier, Nous
avons découvert une nouvelle preuve de ta foi singulière, de ta piété et de ton
respect envers Nous et Notre suprême dignité. Nous comprenons aisément, Cher
Fils, quelle est la douleur de ton âme et des autres ecclésiastiques dans ce
grand désordre de l'Italie, le bouleversement des affaires publiques et la
rébellion de quelques provinces de Notre dommaine temporel. Cette rébellion,
comme il est partout notoire, a été provoquée par des instigations, des
machinations, fomentée et soutenue par toutes sortes de moyens. »
Le pape écrivait sous l'impression de la brochure de La Guéronnière:
«Un écrit vient de s'y ajouter, rempli d'hypocrisie, qui, répandu dans
la population, tend à tromper les simples et à affaiblir le consensus du monde
chrétien dans la défense du Principat civil du Siège Apostolique. »
Il dénonçait la vague antichrétíenne déferlant sur le
pays et croyait en identifier les fauteurs:
«La foi même de la péninsule italienne est en péril:
une quantité de livres et de journaux pervers a été divulguée non seulement
dans les villes, mais aussi dans les campagnes, non seulement en Piémont, mais
également en Toscane et dans les provinces voisines; les protestants vomissent
le poison de leur /564/ méchanceté; ils ont à cette fin institué des écoles,
soit clandestines, soit publiques, dans lesquelles, éventuellement par des
primes, ils s'efforcent d'attirer la pauvre et imprudente jeunesse. »
Seuls, la fidélité intrépide de l'épiscopat et le zèle
du clergé le consolaient en cette «terrible tempête, que Satan avait
suscitée». En des termes qui le touchèrent certainement au coeur, il
encourageait don Bosco à poursuivre dans la voie où il se distinguait:
«Et puis Nous ne pouvons exprimer par des mots la consolation que Nous
a apportée cette partie de ta lettre, qui Nous a appris que les présentes calamités
de ce temps ont renforcé ton énergie, Cher Fils, et celle des autres ecclésiastiques.
Par conséquent, et par la prédication de la parole de Dieu, et par la diffusion
de bons livres et de bons écrits, unis par le courage et le zèle, vous vous
efforcez de tout votre pouvoir de vous opposer aux machinations des ennemis de l'Eglise.
Il n'est rien de plus excellent que cette oeuvre, il n'est rien de plus utile
pour promouvoir et enflammer la piété du peuple. Non moins fructueuse est ta
remarquable sollicitude, grâce à laquelle de très nombreux jeunes qui se
rendent en classe aux heures voulues sont devenus toujours plus fervents soit
par l'enseignement chrétien, soit par la fréquentation des sacrements. Le soin
que tu as pour les jeunes pauvres recueillis par toi obtient de jour en jour de
plus heureux résultats; il accroît le nombre de ceux qui pourront ensuite
devenir à leur tour d'utiles ministres de Dieu. Poursuis, Cher Fils, dans la
carrière que tu as entreprise pour la gloire de Dieu et l'utilité de l'Eglise.
Prends patience, si quelque grave tribulation t'advient, supporte avec
grandeur d'âme les difficultés de ce temps. »
Pie IX affirmait en terminant que, quant à lui, il ne
plaçait sa confiance qu'en Dieu et dans la Vierge protectrice, dont il espérait qu'elle consolerait l'Eglise affligée par tant de maux.
Un prêtre timide eût gardé secret ce bref
compromettant dans le climat politique du Piémont d'alors. Don Bosco le fit
imprimer en format d'affiche dans le latin original et en traduction italienne;[110] et il transmit le document à l'Armonia, qui reproduisit sa version italienne dans le numéro du 28 janvier 1860.[111] La publication du bref pontifical plaçait
définitivement don Bosco dans le camp opposé à une unification italienne, qui
diminuerait et même anéantirait le Domaine apostolique. Malgré un loyalisme
piémontais affiché de plus ou moins bon gré en décembre 1859 dans le Galantuomo pour l'année nouvelle, il se préparait de la sorte des temps
difficiles, quand l'incendie de la «Révolution» du Risorgimento gagnerait toute la péninsule. La tendre confiance de
Pie IX et la gratitude qu'il montrait pour toutes ses /565/ entreprises lui donnaient une
âme de martyr. Si la monaca de Taggia ne s'était pas trompée, si les
terribles calamités qu'elle avait prédites devaient survenir, il serait prêt à
les affronter sans perdre sa sérénité.
Chapitre XV.
La naissance d'une société religieuse
L'éclosion de la société de S. François de Sales
Entre sa lettre de réconfort à Pie IX et le bref
pontifical qui l'en remercia, don Bosco procéda dans l'intimité de l'oratoire
du Valdocco à un geste de grande portée. Le 18 décembre 1859, il donna naissance
à ce qui sera appelé soit la congrégation, soit, de préférence, la société de
S. François de Sales. Don Bosco rassemblait les volontaires de son institut
dans une association religieuse soudée par de véritables voeux. Il concrétisait
de la sorte un projet esquissé depuis plusieurs années, comme l'histoire de la
période antérieure le démontre à suffisance.[1]
Décidément, en cette fin de 1859, il devenait urgent
d'affermir les structures de l'Oratoire. Qu'adviendrait-il si la passion
nationaliste à nouveau excitée reprenait parmi ses aides comme elle l'avait
fait dix ans auparavant? L'insubordination caractérisée d'un groupe d'artigiani ne fut peut-être pas étrangère à l'appel de décembre. Probablement en
conséquence de désordres survenus les années précédentes, don Bosco avait
interdit le banquet traditionnel du groupe des musiciens au début de l'année
scolaire. Un jour de fin octobre, semble-t-il, une vingtaine de jeunes gens
passèrent outre à la défense et firent la fêté «in un luogo da
non tollerarsi», déclarera don Bosco. Cet «endroit intolérable»
pourrait bien avoir été une «maison de tolérance» plus ou moins avouée à
proximité de l'Oratoire. La distance était réduite: don Bosco, bien informé, put
demander deux fois aux fêtards par messager de rentrer au logis, d'abord au
cours du déjeuner, ensuite quand il eut pris fin. Il lui en «coûtait trop»,
dira-t-il plus tard, «de prendre de graves mesures contre une vingtaine de
jeunes dévoyés». Quatre fugueurs seulement se résignèrent à quitter la
compagnie et vinrent s'excuser auprès de leur directeur. Les autres, beaucoup /572/ plus crânes, se
payèrent un tour en ville, revinrent souper à la bettola et ne réintégrèrent la maison que tard dans la nuit et à moitié ivres.
Les fautifs ayant été plusieurs fois prévenus, la sanction tomba. A son
«immense regret» (al massimo
mio rincrescimento), don
Bosco les renvoya de son établissement.[2] L'incident
ne pouvait que le faire réfléchir sur la nécessité d'un corps d'éducateurs
confirmés, qui préviendrait le retour de pareilles incartades. Il prit au
reste à cette époque une décision. significative par la construction, sur la
via della Giardiniera, à l'entrée de la cour et de l'ancien jardin,
d'une porterie surveillée: les retours en pleine nuit après un souper en ville
seraient en principe contrôlés.[3]
Cependant, plusieurs des garçons qui lui étaient
attachés devenaient des hommes et s'orientaient vers le sacerdoce. En octobre
et novembre, Francesco Cerruti, Carlo Ghivarello, Francesco Provera et Giuseppe Lazzero revêtaient l'habit clérical.[4] La proposition que don
Bosco méditait recevrait, pouvait-il penser, un nombre suffisant d'adhésions.
Pour le moins, le prêtre Vittorio Alasonatti, le diacre Angelo
Savio, le sous-diacre Michele Rua,
les clercs Giovanni Cagliero, Giovanni
Battista Francesia, Giovanni Bonetti, Giovanni Battista Anfossi, Francesco Cerruti, Francesco Provera, peut-être aussi Giovanni Turchi et Giacinto Ballesio, répondraient
à son invitation.
Vers le 9 décembre, probablement au cours d'une
réunion préliminaire, il expliqua ses intentions aux jeunes sur lesquels il
comptait. Ceux qui accepteraient de constituer avec lui une société ou congrégation
pour leur propre sanctification et le salut des jeunes démunis émettraient par
la suite des voeux religieux.[5] Le pas fut sauté le 18 suivant.[6] Les dix-sept volontaires entassés ce jour-là à neuf heures du soir
dans la chambre de don Bosco entendirent d'abord celui-ci leur répéter le but
de la société à créer; puis ils élirent les membres de sa structure dirigeante.
Mis à part don Bosco et don Alasonatti, ces hommes étaient jeunes et même très
jeunes.[7] Selon l'acte de la réunion, ils voulaient
«promouvoir et conserver l'esprit de vraie charité requis dans l'oeuvre des
oratoires pour la jeunesse abandonnée et en danger, une jeunesse qui, en ces
temps calamiteux, [était] séduite de mille manières pour le malheur de la
société et précipitée dans l'impiété et l'irréligion.» Ils se constituaient «en
société ou congrégation». Afin de s'aider mutuellement pour leur propre
«sanctification», «ils se proposaient de promouvoir la gloire de Dieu et le
salut des âmes, spécialement de celles qui ont le plus besoin d'instruction et
d'éducation. » Leur but dernier était la «sanctification», autrement dit la «perfec-/573/ tion spirituelle» des membres, comme il convenait à
toute société religieuse de ce type. Mais aussitôt, le fondateur apportait sa
note particulière: le progrès dans la «sainteté» serait obtenu par l'action,
spécialement au service des jeunes les plus besogneux.
L'assemblée apporta le plus grand sérieux à l'élection
d'un conseil de direction, qu'elle dénommait «chapitre». Don Bosco, «initiateur
et promoteur» de l'entreprise, fut désigné comme recteur majeur, charge qu'il
accepta à condition qu'on lui permît de choisir lui-même son «préfet»,
c'est-à-dire son second. Il prévenait ainsi les éventuelles fantaisies de ses
jeunes, qui n'eussent peut-être pas maintenu dans sa charge à l'unanimité don Vittorio Alasonatti. Celui-ci ne présenta aucune
difficulté à être reconduit «préfet» par don Bosco. Les autres membres du
chapitre, à savoir le directeur spirituel, l'économe et les trois conseillers,
furent élus à bulletins secrets. «A l'unanimité», paraît-il, les votants
désignèrent Michele Rua comme directeur spirituel, et Angelo Savio comme économe. Ils hésitèrent davantage pour le choix des conseillers,
qui, finalement, furent Giovanni Cagliero, Giovanni Bonetti et Carlo Ghivarello. Ces «cadres supérieurs» étaient plutôt jeunets. A
quarante-sept ans, Alasonatti faisait figure d'ancêtre, le directeur spirituel
Rua avait vingt-deux ans, l'économe Savio vingt-quatre; et les conseillers,
simples clercs, avaient Caglíero, vingtet-un ans; Giovanni Bonetti,
vingt-et-un ans; Carlo Ghivarello,
vingtquatre ans. Ils
constituaient pourtant la première structure de gouvernement de la société
dite très naturellement «de S. François de Sales». Tout autre patronage eût été
impensable dans l'Oratoire de 1859.
La composition des statuts primitifs de la société
Ce 18 décembre, la société embryonnaire appliquait
pour la première fois l'alinéa initial du paragraphe Gouvernement interne de
la congrégation du Règlement de la congrégation de S. François de Sales, tel
que le clerc Rua l'avait recopié au début de l'année précédente .[8] Il disait, après une surcharge de don Bosco: «La congrégation sera
gouvernée par un chapitre composé d'un recteur, un préfet, un économe, un
directeur spirituel ou catéchiste, et de trois conseillers. »
Apparemment, ce Règlement Rua était contemporain du
voyage à Rome en 1858. Un alinéa (p. 4) notait en effet: «(L'accueil des
jeunes) se fait aussi dans la ville d'Alessandria, où il est actuellement confié au
clerc Angelo Savio; les jeunes recueillis sont là au nombre de cinquante.
»[9] Or, d'après le journal du voyage à Rome, le
«clerc» Angelo /574/ Savio (sous-diacre le 24 août 1859) était parti vers Alessandria, pour la première fois semble-t-il, le 18 février 1858, dans le même
train que don Bosco et Michele Rua, qui poursuivraient leur route vers Gênes
et Rome. Rien n'indique qu'il ait interrompu en février un service commencé en
novembre.[10] Savio passerait à Alessandria la suite de
l'année scolaire.[11] La copie Rua daterait donc du premier semestre
de 1858. On ne peut exclure qu'elle ait été écrite par le clerc Rua
immédiatement avant ou pendant le séjour à Rome.
Le Regolamento
della Congregazione di S. Francesco di Sales, distribué
en dix paragraphes non numérotés, couvrait une quinzaine de pages format
écolier. Le premier paragraphe, le seul dépourvu de titre, était une petite
dissertation sur le service spirituel de la jeunesse par les ministres de l'Eglise.
Puis venaient neuf paragraphes respectivement intitulés: 1) Origine de cette
congrégation, 2) But de cette congrégation, 3) Forme de cette congrégation, 4)
Du voeu d'obéissance, 5) Du voeu de pauvreté, 6) Du voeu de chasteté, 7)
Gouvernement interne de la congrégation, 8) Des autres supérieurs, 9) Acceptation.[12] On le voit au premier coup d'oeil, don Bosco avait
voulu créer une société à voeux simples.
Toutefois, prêtre diocésain peu au fait des mécanismes
du monde religieux, il avait dû chercher des modèles pour composer ce Regolamento. Deux livrets l'avaient très particulièrement intéressé:
les Constitutions et les Règles de la congrégation des oblats de la Vierge
Marie[13] et les Constitutions de la congrégation des
Prêtres séculiers des écoles de charité.[14] Il connaissait de longue date les oblats de
Marie, congrégation à laquelle il avait eu des velléités de s'agréger. En
revanche, il n'avait probablement jamais rencontré les frères Anton Angelo et Marcantonio Cavanis, fondateurs
à Venise au début du siècle de la congrégation des Prêtres séculiers des
écoles de charité. Mais leurs constitutions, peut-être à cause du caractère
«séculier» qu'elles affichaient malgré les voeux professés, lui paraissaient
convenir tout à fait à ses desseins. D'autant plus que les frères Cavanis avaient
créé dans leur ville une oeuvre d'éducation charitable analogue à celle de
Turin. Une société de cette sorte ne pourrait offenser les gouvernants
piémontais, même après leurs lois de 1855 sur les congrégations.[15] Il allait reprendre leurs formules avec une
application proche de la servilité.[16]
Le paragraphe du Regolamento sur
«l'origine de la congrégation» traçait l'historique de l'oeuvre de don Bosco
entre 1841 et 1858. Le Règlement lui-même était, affirmait-il, à peu de choses
près celui de /575/ l'association caritative qu'il avait commencé de
réunir autour de lui dès l'origine:
«... En conséquence pour
maintenir l'unité d'esprit et de discipline, condition de bons résultats pour
les oratoires, dès l'année 1844 quelques ecclésiastiques se réunirent pour
former une espèce de congrégation en s'aidant mutuellement par l'exemple et
l'instruction. Ils ne prononcèrent aucun voeu à proprement parler; tout se
limitait à une simple promesse de s'occuper seulement de ce que leur supérieur
jugeait (contribuer) à la plus grande gloire de Dieu et à l'avantage de leurs
âmes. Ils reconnaissaient leur supérieur en la personne du prêtre Bosco Gioanni.
- Malgré l'absence de voeux, en pratique on observait les règles ici exposées (...).
»[17]
La «simple promesse» avait probablement un caractère
tacite, la reconnaissance du supériorat de don Bosco avait surtout un caractère
social. En tout cas, don Bosco n'a cessé d'affirmer qu'en 1859, la
«congrégation» ou «société de S. François de Sales», loin de surgir du néant,
existait déjà depuis une quinzaine d'années. A cette date, les membres qui
préféraient vivre en communauté avaient opté pour une formule particulière
incluant des voeux, tandis que les autres constituaient une deuxième
catégorie, dite par lui successivement d'esterni, d'associati et enfin
de cooperatori de son unique formation. Peu lui importait son
statut juridique, il lui suffisait d'affirmer l'existence du groupe (plus ou
moins) organisé.
Après deux paragraphes d'introduction, le Regolamento proprement dit commençait. Sous le titre Scopo (But),
on lisait d'abord l'article fondamental:
«Le but de cette congrégation est d'unir ses membres ecclésiastiques,
clercs et aussi laïcs, pour leur propre perfectionnement par l'imitation dans
la mesure du possible des vertus de notre Divin Sauveur.»[18]
Cette dernière proposition fut rapidement complétée
sur le document et de la main même de don Bosco. Il ajouta en finale:
«spécialement par l'exercice de la charité envers les jeunes pauvres.»[19] La «perfection» ou la «sanctification» de son
disciple croissaient par l'exercice des vertus chrétiennes, en premier lieu de
la charité envers les plus démunis. Le deuxième article du paragraphe [20] traitait sommairement de l'indispensable formation
morale (la vertu) et intellectuelle (la science) du futur apôtre. Il était
introduit par la citation plutôt énigmatique à nos yeux du verset des Actes
des Apôtres: «Jesus coepit facere et docere». L'interprétation, qui traduisait: /576/ et par: ensuite (Jésus
commença par agir; ensuite il enseigna) était traditionnelle. Don Bosco
emprunta très probablement la formule, non pas aux lazaristes, comme on l'a
écrit, mais aux prêtres séculiers des écoles de charité.
«Jésus commença par agir et enseigner, de même les confrères
commenceront par se perfectionner eux-mêmes par la pratique des vertus internes
et externes et par l'acquisition de la science; ils s'emploieront ensuite au
bien du prochain. »[21]
Les «oeuvres» de la congrégation constituaient l'objet
principal de la suite du paragraphe. C'était, à l'article 3, l'accueil des jeunes dans les oratoires festifs et quotidiens; à l'article 4, leur accueil dans
les foyers, où ils avaient la possibilité de s'instruire et d'apprendre un
métier; à l'article 5, l'instruction religieuse du petit peuple par la parole
et par la plume (exemple: les Letture
cattoliche). Don Bosco alignait
à cet endroit les institutions qu'il avait progressivement mises sur pied au Valdocco:
l'oratoire ouvert, la «maison» de l'oratoire, l'instruction populaire par le
livre et par la presse.
Pour les paragraphes du Regolamento sur la «forme de la congrégation» et les trois voeux, don Bosco, parce
que novice en législation de la vie religieuse, recopia la plupart du temps les
formules de ses modèles. Il goûtait certainement beaucoup le chapitre-clé des
constitutions des prêtres séculiers des écoles de charité: De instituto et
forma congregationis. Dans cette société à voeux, les membres
«ecclésiastiques et laïcs» demeuraient, même après leur profession, citoyens
incontestables au regard du public. Dans un pays qui méprisait les frati parasites
et se méfiait des propriétés religieuses perpétuellement intouchables, les
disciples de don Bosco devaient être citoyens propriétaires. Leur existence
pacifique dans le Piémont libéral de l'époque était en cause. Il traduisit donc
Cavanis au début de son chapitre sur la «forme de la congrégation»,
«Tous les confrères mènent une vie commune liés seulement par la
charité fraternelle et les vaeux simples qui les rapprochent pour former un
seul coeur et une seule âme pour l'amour et le service de Dieu. »
Trois des quatre facteurs d'union de la congrégation Cavanis:
la vie commune, la charité fraternelle et les voeux simples, reparaissaient
dans sa copie. Il n'avait renoncé qu'au lien de l'«identique vocation», concept
au reste difficile à saisir.[22] Il lisait ensuite chez les frères Cavanis un
article que nous commencerons par reproduire dans le latin original:
/577/
«2. Praeterea quisquis Ecclesiasticus, vel Laicus ex nostra Congregatione,
etiam post nuncupationem
votorum, non amittit proprietatem rerum suarum, neque facultatem succedendi atque
acceptandi hereditatem, legata et donationes. Fructus eorumdem bonorum,
vel favore Congregationis, vel suorum parentum, vel alterius
cujuscumque personae cedere teneatur, durante ejus permanentia in Congregatione. »[23]
Il crut bon de répartir sur deux alinéas ces
considérations auxquelles il tenait beaucoup; et il les coiffa par un principe
sur «le droit civil» (au singulier) inconnu de son modèle: «A son entrée en
congrégation nul ne perdra son droit civil. » Par là, il cherchait à prévenir
tout possible anéantissement juridique de ses fils, en conséquence de leur
renoncement au dominium sur leurs biens. Car, en Piémont, «au cours du débat
parlementaire - sur les lois de 1855 concernant les religieux - aussi bien les
partisans des lois que leurs adversaires proclamèrent et répétèrent que la
propriété privée individuelle était sacrée (...) Selon les doctrines exprimées
par Rattazzi renoncer au dominium sur ses propres biens équivalait à abdiquer
un titre sacré de personnalité civile. »[24] On lut:
«A son entrée en congrégation, nul ne perdra son droit civil même après
l'émission des voeux; il conserve donc la propriété de ses biens, la
faculté de succéder et de recevoir des héritages, des legs et des donations. -
Toutefois, pour tout le temps qu'il demeurera dans la congrégation, le fruit de
ces biens doit être cédé soit à la congrégation, soit aux propres parents, soit
encore à d'autres personnes. »[25]
Le religieux de don Bosco serait un citoyen à part
entière, même après avoir émis ses voeux, y compris celui de pauvreté. Don
Bosco avait continué d'adapter le chapitre De instituto et forma congregationis des
frères Cavanis jusqu'au quatorzième alinéa de son paragraphe. A leur long
article 3 correspondaient ses numéros 4, 5, 6, 7 et 8; à leur article 4, son
numéro 9; à leur article 6, son numéro 10; à leur article 7, son numéro 11 ; à
leur article 9, son numéro 13; et à leur article 11 son numéro 14. Seul son
numéro 11 - sur le nombre minimum des confrères des nouvelles maisons -
n'avait pas été recopié sur le chapitre des Cavanís. Au reste sa place dans un
paragraphe sur «la forme de la congrégation» pouvait paraître contestable.
Pour notre créateur de société religieuse, après la
«forme» de la société, le deuxième problème difficile était celui des trois voeux.
La méthode ne varia pas. Pour ses paragraphes sur les voeux de religion,
quoique de manière moins servile, don Bosco recopia les constitutions /578/ Cavanis. Toutefois, probablement parce qu'il attendait
surtout des voeux une meilleure cohésion de son groupe et qu'il espérait que
l'obéissance la garantirait, il renversa l'ordre habituel: pauvreté, chasteté
et obéissance, qui était celui de son modèle. L'obéissance passa la première et
précéda la pauvreté et la chasteté.[26]
L'exemple suprême de l'obéissance religieuse était,
pour lui comme pour les frères Cavanis, Notre Seigneur Jésus Christ, qui avait
dit: «Non veni facere voluntatem meam, etc. » ;[27] ou, en d'autres termes, «nous assura qu'il (n'était)
pas venu pour faire sa volonté, mais celle de son Père céleste. »[28] Le modèle social était ici celui de la famille
antique. De part et d'autre, le voeu demandait au subordonné de se soumettre
«entièrement, promptement et joyeusement» aux ordres de son supérieur. «Qu'ils
révèrent donc leur supérieur, quel qu'il soit, comme un père et qu'ils lui
obéissent entièrement, promptement, joyeusement et avec l'humilité qui
convient», édictaient les constitutions Cavanís;[29] et
don Bosco: «Que chacun en conséquence tienne son supérieur pour un père, qu'il
lui obéisse entièrement, promptement, d'un coeur joyeux et avec humilité. »[30] Apparemment de son propre chef, don Bosco spécifiait:
«De façon générale, ce voeu demande de s'occuper seulement de ce que le
supérieur respectif jugera (devoir contribuer) à la plus grande gloire de Dieu
et au bien de l'âme (du subordonné). »[31] N'était-ce pas son souci principal quand il
créait sa société?[32] Rédigé sous une forme, il est vrai, plus
concise que son modèle, l'article sur l'axiome de S. François de Sales: «Ne
rien demander, ne rien refuser», dérivait lui aussi des constitutions Cavanis.[33] Don
Bosco emprunta à ces constitutions une prescription rigoureuse sur le compte de
conscience, que les consulteurs romains lui reprocheraient un jour: «... qu'il
ne garde (caché) pour lui nul secret de son coeur; qu'il lui ouvre sa
conscience chaque fois qu'il en est requis... »[34]
Le paragraphe sur le voeu de pauvreté dépendait
nécessairement de celui sur la «forme de la société». Les constitutions Cavanis
apprirent à don Bosco que l'«essence du voeu de pauvreté» de ses religieux consisterait
à «mener la vie commune dans la nourriture et le vêtement et à ne rien garder
sous clef sans l'autorisation du supérieur»; et aussi que ce voeu leur
imposerait une grande simplicité dans leurs chambres et leur mobilier.[35] Don Bosco n'assortit le double alinéa issu de Cavanis
que de la considération souriante, selon laquelle il est préférable d'orner son
coeur de vertu plutôt que de décorer les murs de sa chambre.
/579/
La chasteté, paragraphe où don Bosco s'affranchit
beaucoup plus de son modèle, est présentée de part et d'autre comme la «vertu
angélique»;[36] de part et d'autre aussi, la conversation
avec les femmes est sévèrement réglementée. [37]
Les deux derniers paragraphes du Regolamento des origines, intitulés l'un: Gouvernement interne de la congrégation,
l'autre Des autres supérieurs, définissaient les titres et les charges de
l'autorité dans l'institut naissant. Les constitutions Cavanis ne comportaient
pas de titre spécial sur le gouvernement. Le modèle de don Bosco semble avoir
été à cet endroit les constitutions des oblats de la Vierge Marie au § 1 du chapitre premier: Del Rettor Maggiore e suoi consultori (Du Recteur majeur et de ses consulteurs) de leur
deuxième partie, ellemême intitulée: Del
Governo della Congregazione (Du
gouvernement de la congrégation). Don Bosco adaptait à un échelon supérieur les
charges de son oeuvre locale: directeur, préfet, directeur spirituel,
conseillers. Le type de gouvernement qui ressortait apparentait assez le nouvel
institut aux congrégations qui lui servaient de modèles: les Cavanis, les
rédemptoristes, les lazaristes et les rosminiens, a-t-on écrit, sauf que, dans
le système salésien, l'accent était mis plus fortement sur la tendance oligarchique
et conservatrice.[38] C'est vraisemblable. Mais le caractère
nettement collégial du gouvernement voulu par don Bosco en opposition avec ses
modèles mérite d'être relevé. Alors que, par exemple, la Regula des rédemptoristes disait sans ambages au début d'un chapitre intitulé: Del Rettore Maggiore ed altri Officiali (Du Recteur majeur et des autres officiers): «La Congrégation sera gouvernée par un Supérieur général, qui sera perpétuel et aura le titre de
Recteur majeur... »,[39] le Regolamento salésien annonçait: «La
congrégation sera gouvernée par un chapitre composé d'un Recteur, d'un Préfet,
d'un Econome, d'un Directeur spirituel ou Catéchiste, et de deux
(trois, après correction) conseillers. »[40] Il confiait donc le gouvernement de la société,
non pas à une personne (le Recteur majeur), mais a un collège, terme qui, dans
certaines versions postérieures, prit parfois la place de «chapitre». Les
auxiliaires immédiats du supérieur général n'avaient pas, comme dans d'autres
congrégations, le titre de conseillers ou de consulteurs ou d'assistants, mais
de membres de l'organe de direction, qui était formé par l'ensemble dudit
chapitre. Il est vrai que, dans le schéma de don Bosco, les articles suivants
attribuaient au recteur un pouvoir tout à fait prééminent sur la société; qu'il
y exerçait des droits exclusifs pour la présentation des postulants et les
activités des membres en matière disciplinaire, /580/ spirituelle et économique. Le collège
capitulaire semblait masquer le pouvoir réel, celui de la personne du recteur.
Pourtant, le recteur majeur de don Bosco n'avait rien de l'évêque autocrate à
la manière du dix-neuvième siècle. Lui-même n'imposera pas ses décisions à son
chapitre en vertu de son autorité suprême. Son gouvernement est demeuré
jusqu'au bout authentiquement collégial, en conformité avec le Regolamento de la première heure. Il se distinguait par là aussi du modèle
monastique et abbatial, qui répugnait aux gouvernants de son époque. Les trois voeux
n'empêchaient pas ses gens d'être de véritables citoyens et leur chef
présentait peu de traits du père abbé bénédictin.
Les constitutions soumises à l'archevêque Fransoni (11
juin 1860)
Malgré son titre, le Regolamento était un
projet de constitutions. Il fut corrigé, amplifié, puis recopié et à nouveau
corrigé pour être enfin, le r r juin 1860, sous le simple titre: Società di S. Francesco
di Sales, soumis pour approbation à l'archevêque exilé Fransoni
par les membres de la nouvelle société de don Bosco.[41] Le texte du 11 juin était divisé en quatorze
paragraphes ou chapitres non encore numérotés: 1) une introduction sans titre,
2) Origine de cette Société, 3) But de cette Société, 4) Forme de cette
Société, 5) Du voeu d'Obéissance, 6) Du voeu de Pauvreté, 7) Du voeu de
Chasteté, 8) Gouvernement interne de la Société, 9) Des autres Supérieurs, io) Acceptation,
11) Pratiques de piété, 12) Habit, 13) Externes, 14) Formule des voeux.[42] La version recopiée par Michele Rua
avait donc été enrichie de quatre titres: les pratiques de piété, l'habit, les
externes et la formule de profession. Don Bosco avait définitivement remplacé
le mot: congregazione, trop ecclésiastique, par celui de: società. Il intégrait formellement à sa société «toute
personne même vivant dans sa propre maison et au sein de sa propre famille» qui
accepterait de pratiquer ces statuts dans la mesure compatible avec son mode
d'existence (chap. Esterni). La «Formule des voeux» avait été empruntée aux
pères jésuites.[43] Don Bosco avait été plus original au chapitre
des «pratiques de piété». La première rédaction autographe de ce titre a
subsisté sur une feuille volante insérée dans le Regolamento copié par Michele Rua. L'article de tête distinguait nettement
la nouvelle société de celles plus ou moins adonnées à l'oraison:
/581/
« 1. La vie active de notre congrégation fait que ses
membres ne peuvent avoir le loisir de se livrer à de multiples pratiques de
piété communautaires; ils veilleront à y suppléer par le bon exemple
réciproque et le parfait accomplissement des devoirs généraux du chrétien. »
Le numéro qui suivait, de contenu partiellement
étranger à un chapitre sur la prière, illustrait le principe de base:
« 2 . La fréquentation
hebdomadaire des saints sacrements, la bonne tenue, la prononciation claire,
pieuse et distincte des paroles des offices liturgiques (litt.: divins), la
modestie dans l'expression, le regard et la démarche soit dans la maison, soit
à l'extérieur, doivent caractériser nos confrères.»[44]
A cette étape, don Bosco renforçait sa volonté de faire
de ses religieux de bons chrétiens et rien de plus. Les pratiques qu'il énumérait:
prières du matin et du soir, chapelet quotidien, confession et communion
hebdomadaires, jeûne du vendredi, exercice mensuel de la bonne mort, étaient
celles qu'il proposait aux garçons de son oratoire, écoliers et apprentis.
C'était relativement peu. Au reste, en cas de besoin, le supérieur pouvait
encore réduire ce programme, spécifiait l'article 7. Le membre de la
société de S. François de Sales, qui n'avait rien d'un frate, conservait
en religion les traits d'un (pieux) «séculier».
Les signataires du 11 juin 1860, c'est-à-dire les «confratelli che dimandano a
Sua Eccellenza Reverendissima
l'Arcivescovo di Torino l'approvazione delle Regole della Società di S. Francesco
di Sales» (les confrères qui
demandent à Son Excellence Révérendissime l'Archevêque de Turin l'approbation
des Règles de la Société de S. François de Sales) selon la formule de
suscription, furent au nombre de vingt-six. Aux dix-huit de décembre précédent
s'étaient adjoints: Francesco Vaschetti, Giovanni Garino, Pietro Capra, Edoardo Donato, Gabriele Momo, Paolo
Albera, Giuseppe Rossi et Pietro Enria.[45] Sur la
page des signatures, les noms étaient accompagnés d'une brève indication du
statut de la personne: «troisième année de théologie», «première année de
philosophie», «première de rhétorique», etc. Les Regole de
don Bosco entamaient par un premier voyage de Turin à Lyon un circuit laborieux
de quatorze ans. Les critiques des spécialistes, auxquelles don Bosco
répondrait non sans vivacité, ne leur manqueraient pas.
/582/
Don Bosco et la politique piémontaise au printemps de
1860
Le séisme déclenché dans la péninsule italienne par la
guerre de 1859 avait immédiatement provoqué la chute de plusieurs régimes dans
la partie septentrionale du pays. En 1860, l'onde de choc se propagea dans le Sud. Et, dans le centre, au scandale des «bons» catholiques, parmi lesquels
notre don Bosco, le pape fit un peu plus les frais du changement de paysage
italien. L'anticléricalisme s'en mêlait. Comme Pie IX résistait par la parole
et, au besoin, par les armes à la pression dite par lui «révolutionnaire», le
processus unificateur prendrait une allure antipapale et même antireligieuse.
Nous lisons dans une «chronique contemporaine » de la Civiltà cattolica de février 1860:
«La révolution (dit le Giornale
di Roma du 4 février),
tandis qu'elle progresse dans ses voies en Toscane, croit avoir enfin atteint
son but déjà annoncé, qui la montre crûment sous son véritable jour. Par la
nouvelle qu'à l'intérieur des frontières de cette région elle est parvenue à
affaiblir et à éteindre toute affection envers l'autorité légitime du
Souverain, (elle signifie qu') aujourd'hui elle déploie ses forces pour les
lancer à l'assaut de la Religion et recourt à tous les moyens pour élargir et
étendre le trouble et le désordre hors de ce territoire; elle vise
principalement les provinces qui persistent à obéir au Souverain Pontife... »[46]
Les adversaires habituels de la papauté: sectes et protestants,
étaient, probablement non sans motif, accusés de participer activement à la
subversion.
Don Bosco, apologiste du Saint-Siège par vocation,
distingua là un nouveau champ d'action. Le 26 février 1860, au florentin Paolo Sforzini, des Scuole Pie, qui projetait de
réimprimer en Toscane une publication de don Bosco pour faire pièce à la
propagande sectaire, il conseilla ses productions et un abonnement aux Letture cattoliche. La Toscane de 1860, estimait-il, connaissait les mêmes mésaventures que le
Piémont depuis la libération des plumes en 1848 (douze ans auparavant):
«"... Pour la
jeunesse, l'Histoire d'Italie racontée à la jeunesse peut faire du bien;
divers faits mal exposés par les auteurs y sont historiquement mis au
point." Et puis: "... J'ignore si là-bas vous recevez les Letture cattoliche. Je crois qu'il serait bien que vous puissiez avoir la
collection entière et prendre un abonnement; de la sorte vous pourriez voir
quels fascicules conviennent mieux aux besoins de vos régions. Car elles
devront se préparer à soutenir la lutte que nous soutenons depuis douze ans
contre le protestantisme. Le /583/ Catholique instruit dans sa religion est un fascicule quia fait grand bien parmi
nous; il a déjà été réimprimé en italien et en français... »[47]
L'archevêque Fransoni, avec qui il demeurait en
relations permanentes quoique dissimulées, ne pouvait que l'encourager à
résister à une «révolution» qui lui valait l'exil. Signe minuscule de ces
relations au début de 1860, le 19 février l'Armonia annonçait un cadeau de l'archevêque à
l'oratoire de l'Angelo custode de Vanchiglia victime d'un vol
désagréable. L'explication du geste: «... comme il sait la gêne dont souffre
actuellement l'Oeuvre des Oratoires de D. Bosco, il a envoyé aussitôt la belle
somme de F. 200, pour en acheter une autre (cloche) », désignait très
probablement l'informateur.[48]
En mars, l'agitation enfla. Turin, qui avait replacé Cavour au
ministère, poursuivait sa politique annexioniste.[49] Les
11 et 12 mars, des plébiscites sur le rattachement au Piémont furent organisés
en Toscane, à Modène, à Parme et aussi en Emilie. Mais l'Emilie, avec Bologne,
proclamée annexée le 18 mars, relevait aussi en partie des Etats du
pape! Les «bons» catholiques du Valdocco étaient réduits à guetter les signes
de la réprobation céleste. Le 25 mars, Domenico Ruffino nota dans son journal:
«25. On annonce l'annexion de l'Emilie au Piémont. A Chieri on a chanté le Te
Deum; de même à Turin par un curé cavaliere. A Milan les cloches de la
ville ont sonné, mais au premier coup d'une cloche le battant est tombé;
pour une autre, la corde s'est rompue. »[50]
Le 26 mars, Pie IX excommunia les «invasori ed usurpatori» (envahisseurs et usurpateurs) de ses territoires,
sans toutefois les désigner par leurs noms. Une véritable guerre grondait entre
Rome et les «révolutionnaires». Le ministre des armes du pape, Mgr Frédéric de Mérode,
avait rendu visite chez lui au général français Louis Juchault de Lamoricière (1806-1865), héros légendaire de l'armée d'Afrique dans les années trente et quarante,
alors en demi-retraite dans son château près d'Amiens. Il lui avait proposé de
prendre la tête des «volontaires pontificaux», réplique cléricale des
«volontaires» de Garibaldi. Le 9 avril, Lamoricière sera nommé chef de
l'armée pontificale. Pour lui, ainsi qu'il le déclara aussitôt à ses troupes,
«la cause de la papauté» se confondait, comme au temps de l'islamisme, avec «la
cause de la civilisation et de la liberté du monde». Malheureusement le choix
avait été politiquement douteux. Le croisé français était un ennemi juré de
Napoléon III. La France impériale ne bougera pas le petit doigt pour soutenir Lamoricière
au service de Pie IX.
/584/
Inexorable, l'unification italienne progressait. Le 2
avril, le nouveau Parlement, qui se disait «italien», était inauguré à Turin.
Les 13 et 14, les Chambres ratifiaient l'annexion de l'Emilie, de la Romagne et de la Toscane, autrement dit d'une partie des Etats pontificaux. L'affront
infligé ainsi à Pie IX dans leur propre ville fut certainement insupportable
aux prêtres et aux clercs du Valdocco. L'Oratoire guettait les signes du ciel.
Ruffino notait avec satisfaction qu'à «l'ouverture des chambres en grand
apparat», un incident avait troublé la commune allégresse. Le député Zenone Quaglia, président
provisoire parce que doyen d'âge, après la validation de quelques élections
en Romagne, était tombé quand il avait voulu proclamer debout les résultats du
vote; il avait dû être soigné sur place et, le 7 avril, il avait rendu l'âme.[51]
Don Bosco mobilisa les esprits dans la protestation
par une collecte pour le pape. Le prétexte existait. L'invasion des Romagnes avait
entraîné pour le Saint-Siège des difficultés financières analogues à celles de
1849. A nouveau, la solidarité catholique jouait. En cette année 1860, des
catholiques de langue allemande créèrent à Vienne une association dite «de Saint-Michel»,
dont les membres s'engageaient à verser, en faveur du pape, au moins deux
pfennigs par mois; simultanément, en France, l'archevêque de Lyon, Mgr de Bonald,
prenait l'initiative d'une oeuvre semblable, dite du Denier de S. Pierre. Dans
la capitale du royaume prédateur, une souscription fut ouverte dès le 16
janvier par le journal l'Armonia.[52] Le Valdocco tint à s'y associer, mais sans
trop se perdre dans la masse des donateurs. Tandis que les chambres
piémontaises proclamaient les annexions de nouvelles provinces, don Bosco
récoltait les - minimes - offrandes des siens et préparait des lettres qui en
informeraient le pape. Vers le 11 avril, Ruffino écrivait dans sa chronique:
«Une protestation des jeunes des oratoires a été envoyée au pape avec la somme
de 163 francs 40 centimes et 710 signatures. »[53] Au vrai, ce jour-là l'expédition de l'argent
tardait encore. Quelque temps après, par l'intermédiaire du cardinal Antonelli (lettre
du 25 avril), don Bosco fit parvenir au pape la note collective de ses jeunes
avec une lettre personnelle datée de Turin, 13 avril 1860. Il y annonçait la
transmission des dons pécuniaires par les soins de la direction de l'Armonia.[54]
Les trois pièces (la lettre de don Bosco à Pie IX, la
lettre collective des jeunes et la lettre de don Bosco au cardinal Antonelli) reflétaient
les sentiments de don Bosco, qui en avait été le principal, sinon l'unique
auteur. La lettre des jeunes, destinée à présenter leurs offrandes /585/ pécuniaires et
spirituelles (trentains de communions) au souverain pontife, exprimait leur
amour du pape avec beaucoup de candeur et de tendresse. Elle en disait les
mobiles religieux, que les familiers de la littérature de don Bosco depuis les
événements de 1848 connaissent bien. Il suffira d'en traduire les premières
lignes:
«Très Saint Père. - Nous sommes des enfants de Turin, qui nourrissons
la plus tendre affection envers la personne de Votre Sainteté. Nous vous aimons
d'un amour filial, parce que vous nous aimez et nous vous aimons plus encore
parce que vous êtes le successeur de S. Pierre, le Vicaire de jésus Christ et
le représentant de Dieu sur la terre. Nous savons que celui qui n'est pas catholique
ne peut pas se sauver et que nul n'est catholique s'il n'est uni au pape et ne
professe pas la doctrine que le pape enseigne, c'est-à-dire la doctrine de Jésus
Christ... »
Don Bosco avait donné à sa propre lettre du 13 avril
une teinte politique accentuée. Elle annonçait les invasions des mois suivants.
Il expliquait d'abord au pape que les manifestations de soutien au SaintSiège étaient
réprimées à Turin. Pour exprimer leur gratitude envers Pie IX après le bref du
7 janvier, les jeunes de don Bosco auraient voulu lui transmettre aussitôt un
message de reconnaissance. Mais, écrivait don Bosco, les temps étaient
«tellement mauvais» que, «pour ne pas se compromettre inutilement», ils avaient
dû se contenter «de prier Dieu dans les coins de (leurs) maisons et de (leurs)
églises». Don Bosco dévoilait ensuite ses pressentiments:
«... Très Saint Père!
Nous sommes au temps de la plus grande calamité (...) Le projet est non
seulement d'envahir les Romagnes, mais toutes les autres provinces du
Saint-Siège, de Naples, la Sicile. »
Il déplorait «que la religion fût combattue et
légalement avilie». «Nous ne pouvons la défendre que par de petits imprimés
populaires, par des classes et des catéchismes. » Les sombres prévisions de la monaca de
Taggia renaissaient sous sa plume:
«... Très Saint Père, à
considérer les choses en ne comptant que sur le secours des hommes, nous devons
dire que nous approchons d'une époque de destruction de la foi, d'une époque
sanglante pour qui veut la défendre. »
Il est vrai que, fidèle à ses vues sur l'évolution de
l'histoire de l'Eglise, il prédisait qu'une période radieuse succéderait à la
tempête:
«Très Saint Père, réjouissez-vous dans le Seigneur. La Sainte Vierge obtiendra du ciel un grand triomphe pour son Eglise. Le triomphe surviendra
sous /586/ peu. Il est vrai qu'une horrible avalanche (litt.: catastrophe) de
malheurs le précédera; mais Dieu les abrégera. Nous prions pour que le règne du
péché prenne fin et qu'en toutes choses s'accomplisse la sainte volonté de
Dieu. Quand la paix aura été rendue à l'Eglise, j'espère pouvoir me rendre une
fois encore dans la Ville éternelle pour contempler une fois encore les traits
vénérables de Votre Sainteté avant de parvenir au terme de mes jours. »[55]
Quand il donnait forme à sa petite société de S.
François de Sales, don Bosco croyait donc à l'imminence d'une ère de
persécution des croyants, dont l'invasion des territoires pontificaux n'était
que le prodrome. Le spectre de la révolution de '93 semblait parfois se
dresser sous le regard des gens du Valdocco. A preuve, semble-t-il, les lignes
apeurées de la chronique Ruffino,[56] selon
lesquelles, le 11 juin, quand ils eurent signé le texte des Regole destiné
à Mgr Fransoni, les religieux de don Bosco firent «la promesse solennelle que
si, par malheur et à cause de la tristesse des temps ils ne devraient pas
pouvoir prononcer leurs vceux, chacun, en quelque lieu qu'il se trouvât, quand
bien même tous nos compagnons seraient dispersés et qu'il n'en restât plus que
deux, ou même un seul, celui-là s'efforcerait de promouvoir cette Pieuse
Société et d'en observer toujours, autant que possible, les Règles... »
Les «perquisitions» de mai-juin 1860
L'alarme et la peur des milieux ecclésiastiques non
ouvertement nationalistes des territoires sous domination piémontaise augmentèrent
dans le courant du mois de mai. L'heure de Garibaldi avait sonné. Evêques et curés
étaient contraints de choisir leur camp. Le 4 avril, une insurrection avait
éclaté à Palerme, en Sicile. Le 26, le gouvernement Bourbon de Naples avait
annoncé son échec. Toutefois, le 5 mai les Mille de Garibaldi partaient
de Quarto pour la réanimer et tenter de ruiner le royaume branlant des Deux-Siciles.
Quelques jours après, le Piémont imposa aux autorités ecclésiastiques des territoires
annexés la solennisation de la fête du Statuto, signe
de la ruine de l'absolutisme (13 mai). Peu d'évêques agréèrent l'invitation du
ministère à marquer l'événement par une cérémonie religieuse adéquate et par
le chant du Te Deum. Au contraire, la plupart transmirent à leurs curés
et à leurs prêtres des dispositions qui les en dissuadaient. Ce faisant, ils
enfreignaient, apprirent-ils, la législation en vigueur. Au terme du nouveau
code pénal, ils étaient coupables de «désobéissance /587/ civile». D'où dénonciations,
perquisitions, arrestations, procès et, dans quelques cas, condamnations. La Civiltà cattolica recensa
les brimades. Des évêques et des prêtres, dans quelques cas des religieuses,
subirent en ces mois de mai et juin arrestations et mauvais traitements un peu
partout dans le royaume: qui pour n'avoir pas voulu chanter le Te Deum d'action
de grâces; qui pour avoir commenté du haut de la chaire la circulaire de
l'Ordinaire; qui pour avoir manqué de respect à une proclamation de Garibaldi; qui
pour avoir refusé l'absolution à un volontaire de son armée; qui pour n'avoir
pas participé - en signe de protestation - à la procession solennelle de la Fête-Dieu; qui pour avoir exécuté des décisions de la curie romaine sans la permission du
gouvernement...[57] Le cardinal archevêque de Pise, Cosimo Corsi, fut arrêté et, le 21 mai, transféré à Turin en résidence forcée dans la
maison des lazaristes.
L'insolence de ce coup à l'Eglise révolta don Bosco.
Selon la chronique de Ruffino, alors que le cardinal était arrivé en gare de
Turin le 21 à dix heures du soir, don Bosco se rendait déjà chez les lazaristes
le lendemain 22 pour une longue conversation (deux heures, écrivit Ruffino) avec
lui. L'archevêque narrait son aventure avec une patience qui faisait
l'admiration de don Bosco.[58]
Les prêtres de Turin n'étaient pas épargnés. Le 25
mai, des jésuites furent arrêtés pour trafic de devises. Et, le 26, don Bosco
dut à son tour subir une perquisition.[59] Depuis une année au moins, l'opinion
dominante faisait de lui un réactionnaire à la politique étrangère piémontaise.
En janvier, le bref de Pie IX, qu'il s'était empressé de divulguer, avait
renforcé cette impression. Aux yeux des autorités gouvernementales, pour
reprendre les formules générales du garde des sceaux Giovanni Battista Cassinis, quoi
qu'il en fût de sa bienfaisance sociale, il relevait d'un parti clérical, «qui,
sous le manteau de la religion s'oppose à nos libres institutions, fait
obstacle au pouvoir civil, et, à l'ombre d'une liberté qu'il trahit, est
malheureusement une menace constante pour la société civile (...) Un parti qui
ne descend pas dans la rue, qui n'use pas d'armes visibles, mais qui sème une
guerre sourde, secrète, déloyale, et, partant, d'autant plus terrible. »[60]
Le 26 mai, la perquisition de l'appartement de don
Bosco fut destinée à étayer cette sorte d'accusation. La police rechercha les
pièces qui eussent démontré ses secrètes accointances avec des réactionnaires
tels que l'archevêque Fransoni ou la curie romaine. Ce samedi, veille de
Pentecôte, vers deux heures de l'après-midi, une vingtaine d'hommes:
inspecteurs, avocats ou agents de police, cernèrent la mai-/588/ son. «Nous
fûmes tous épouvantés, racontera Ruffino. De tous les côtés, on ne voyait que
de laides figures à longues moustaches, capables de terrifier jusqu'au diable
en personne. »[61] Le délégué à la sûreté Savino Grasso et les inspecteurs de quartier Stefano Tua pour Borgo Dora
et Antonio Grasselli pour Moncenisio pénétrèrent chez don Bosco et
procédèrent à un examen minutieux des armoires, des livres et des papiers des
deux pièces de son pauvre logement. Les enquêteurs poursuivirent leurs
recherches jusqu'à six heures du soir environ. Ils les conclurent
réglementairement par un procès verbal, d'où il résultait qu'ils n'avaient
rien découvert d'intéressant pour la justice.[62] Cette
pièce, très éclairante pour nous, serait publiée par l'Armonia trois jours après.[63] Don Bosco narra aussitôt la visite à ses
jeunes et à ses amis venus le réconforter. Parmi ceux-ci, don Ferrando, et
le directeur de l'Armonia, don Margotti. Ruffino prenait des notes. Don Bosco faisait comprendre qu'à
l'étonnement des enquêteurs, il avait considéré l'affaire en riant, qu'il avait
plaisanté sur les livres de sa bibliothèque, qu'il avait parlé de confession à
des gens peu portés à cet exercice et qu'il avait fini par leur offrir de quoi
se désaltérer. La victime devenait un héros. Le lendemain, fête de la Pentecôte, les jeunes lui firent ovation, d'autant plus qu'ils avaient craint son emprisonnement.[64] Après les prières du soir, ce fut «un cri continuel
de Vive D. Bosco, pour le consoler. »[65]
Quand on lui demandait qui lui avait valu semblable
inquisition, don Bosco répondait qu'«un ami lui avait rendu ce service en
allant conter mille mensonges au ministère. »[66] Cet
«ami» semble devoir être cherché dans le monde anticlérical gravitant autour de
la Gazzetta del popolo, la
feuille qui avait pris à partie sa Storia
d'Italia. Le 31 mai, ce
journal se trahit probablement en exhalant son humeur:
«La justice a procédé à une perquisition chez don Bosco, le directeur
connu d'une nichée de bigots au Valdocco; on dit qu'elle n'y a rien trouvé de
compromettant. La Storia d'Italia de ce
père Loriquet moderne ne suffit donc pas à la justice pour qu'elle comprenne
combien un tel précepteur peut être dangereux?»[67]
Don Bosco avait risqué une peine plus ou moins longue
de prison. Le 6 juin, le chanoine Giuseppe Ortalda, directeur local de la Propagation de la Foi, personnage «très aimé» de don Bosco,[68] ne put y échapper.
Le Valdocco s'installait dans la résistance. Le 4
juin, les clercs de la maison rendirent visite au cardinal Corsi.[69] La dénonciation renou-/589/ velée de l'idéologie distillée au Valdocco par «le
moderne père Loriquet» semble avoir été à l'origine, le 9 juin, d'une deuxième
enquête, au vrai une inspection, aussitôt qualifiée de «perquisition» par les
habitants du Valdocco. Ce matin-là, don Bosco, qui était sorti en ville, se
demandait, via Cottolengo, s'il rentrerait ou non chez lui, quand il vit accourir
trois de ses jeunes: Duina, Matarro et Mellica: «Don Bosco, venez: il y a une
autre perquisition»... Domenico Ruffino réunit les informations sur l'événement. Il nous
apprend que les visiteurs étaient au nombre de trois: un secrétaire du ministère
de l'Intérieur, un secrétaire particulier du ministre de l'Instruction publique
(l'inspecteur général Gatti, que nous retrouverons) et un professeur de
sténographie faisant office de secrétaire de la commission. En l'absence de
don Bosco, ils mirent sur le gril le pauvre Alasonatti obligé de le remplacer.
L'enseignement donné à l'oratoire était en cause, non pas précisément la
qualification de ses maîtres, quoi qu'aient pu penser don Bosco et ses aides.
La commission inspecta les classes l'une après l'autre. Ils allèrent de celle
de Reano, la plus basse, qui était de rattrapage, jusqu'à la troisième gymnasiale.
Ces messieurs questionnèrent les maîtres sur leurs diplômes, haranguèrent
parfois les garçons, interrogèrent l'un ou l'autre élève et s'enquirent des
idées politiques émises par les professeurs. En première gymnasiale, un certain
Ricciardi avait bien répondu, paraît-il, à la question piège: «Qu'y a-t-il de
mieux, un gouvernement absolu ou un gouvernement constitutionnel?» Il rétorqua
(selon Ruffino) que le gouvernement absolu est bon si le roi est bon; mais que,
s'il ne l'est pas, ce n'est pas très agréable. «Moi, j'aime le gouvernement
absolu avec quelqu'un qui nous régit comme un père; la constitution nous laisse
plus libres, c'est vrai, mais les méchants en abusent beaucoup. » On ne pouvait
mieux dire, estimait Ruffino. Mais les enquêteurs apprenaient ainsi, s'ils en
doutaient encore, que le libéralisme n'avait pas pénétré dans l'oratoire de
don Bosco. Ils pouvaient au reste dégager des idées analogues des ouvrages
d'histoire qu'il avait publiés pour la jeunesse et qu'eux-mêmes retrouvaient
sur les pupitres. La commission regarda quelques livres des maîtres et
s'intéressa aux devoirs donnés aux élèves. Ayant repéré chez Durando une
biographie de Dominique Savio par don Bosco, un enquêteur l'emporta pour la
lire. Des versions latines à partir de lettres de Pie IX adressées, soit à don
Bosco, soit à l'évêque de Bergame les surprirent. Mais l'élève Rebuffo, qui n'y
avait rien compris et n'avait pas pris de notes, fut en peine de répéter ce
que le maître avait dit à leur sujet. Don Bosco arriva quand ces messieurs inspec-/590/ taient la troisième gymnasiale. On se salua avec
beaucoup de courtoisie.[70] D'après
leur rapport aux ministères concernés, ils s'étaient enquis du nombre des
élèves externes et internes, du nombre de classes, du chiffre des orphelins
recueillis, de celui des payant pension, des ateliers et des ressources.[71]
Les amabilités de circonstance ne suffisaient pas à
don Bosco. Les inspections répétées, qui le traitaient en suspect et
n'aboutissaient à rien, l'excédaient. Il préparait alors l'expédition des
constitutions à l'archevêque Fransoni. (On sait que leur lettre
d'accompagnement fut datée du 13 juin.) Trois jours après la deuxième visite,
il adressa deux lettres de protestation, l'une au ministre de l'Intérieur,
l'autre au ministre de l'Instruction publique. Pour sa défense, il y soutenait
de part et d'autre à peu près les mêmes thèses, celles qu'il ressassait en
esprit au cours de ces semaines. Depuis vingt ans, il se dépensait pour la
jeunesse pauvre de Turin sans jamais réclamer de subsides. Les ministres en
charge l'avaient toujours approuvé et soutenu. Il ne s'était jamais mêlé de
politique. En tout ce qu'il avait «dit, fait, écrit ou imprimé en vingt années,
personne ne pourra de bonne foi découvrir un seul mot en opposition avec les
lois du gouvernement. » Inspecteurs, proviseurs et ministres de l'Instruction
publique avaient reconnu l'existence de ses classes, même non officiellement
agréées. Le ministre de l'Intérieur ferait mieux de le conseiller et de
l'aider, plutôt que de recourir à un système d'intimidation, sans autre
résultat que de fragiliser une oeuvre qui avait coûté vingt ans de soins au gouvernement
et aux particuliers.[72]
Le secrétaire de cabinet du ministre de l'Intérieur
réagit dès le lendemain 13 juin. Le ministre priait don Bosco à un entretien
au ministère, soit ce jour-là avant cinq heures du soir, soit le lendemain
dans la matinée.[73] Don Bosco tarda le moins qu'il put et se
rendit vraisemblablement au ministère de l'Intérieur le lendemain 14 dans la
deuxième partie de la matinée.[74] D'après le compte rendu qu'il fit au retour à
ses intimes et que Domenico Ruffino a enregistré ,[75] il était allé chez le ministre Farini pour
lui demander raison des perquisitions et le prier, s'il avait un avis, un
conseil ou une mesure à prendre ou à donner pour l'Oratoire, de bien vouloir le
faire en père désireux du bien de ses fils, non pas avec des airs menaçants, au
grand préjudice d'une oeuvre qui avait coûté au gouvernement et aux
particuliers vingt années de soins pour être mise sur pied. Il dit qu'il avait
toujours oeuvré en accord avec le gouvernement; que, dans des cas exceptionnels,
il avait recouru à l'un et l'autre ministère, l'Intérieur et l'Instruc-/591/ tion publique et avait été soutenu par eux; qu'au
long de son ministère de prêtre à Turin, sur les places, dans les prisons, dans
les hôpitaux, partout, on ne pouvait découvrir dans ses paroles, ses écrits ou
ses imprimés la moindre formule en opposition au gouvernement. A cet endroit,
le ministre l'aurait pris au mot. «Si c'est vrai, don Bosco partagerait-il les
idées d'un Rattazzi?» Il lui aurait répliqué par une distinction entre les
plans. Certes, dans son for intérieur et de plein droit, il n'approuvait pas la
politique gouvernementale; mais cela ne l'empêchait pas d'être loyal en public
et de se soumettre aux lois. Cet aveu avait provoqué une autre botte du
ministre: «Ça ne vous dérange pas de jouer ainsi à la marionnette?», aurait-il
ironisé. «Non, aurait répondu don Bosco: je suis convaincu qu'un prêtre peut
toujours exercer son ministère, quel que soit le gouvernement (en place), sans
jamais s'immiscer dans la politique. - Vous pouvez repartir tranquille, tâchez
seulement de vous maintenir loin de la politique et de faire du bien aux
pauvres jeunes! - Je n'ai pas à m'en tenir éloigné, parce que je n'en ai jamais
été proche», lui aurait rétorqué don Bosco. Et l'entretien aurait été clos.[76]
La mort et la célébration de don Cafasso
Juin 1860 fut tumultueux pour don Bosco. A son lourd
travail quotidien de directeur d'oeuvre de charité et à ses épreuves dans le
tourbillon du temps, il dut ajouter les souffrances morales et physiques de
plusieurs de ses amis. Parmi eux, son maître spirituel don Giuseppe Cafasso. Le Convitto ecclesiastico de don Cafasso fit lui aussi, le 6 juin, l'objet
d'une perquisition policière. La perquisition chez don Bosco l'avait déjà
beaucoup affecté. Il succomba dès le 2 3 juin. Le journal Il Campanile (28
juin) ne craignit pas d'attribuer son décès imprévu (il n'avait que
quarante-neuf ans) aux conséquences, non seulement de la perquisition opérée
chez lui, mais surtout de celle du Valdocco, dont il avait craint la fermeture.[77]
Don Bosco honora de son mieux le prêtre à qui il
devait tant. Il lui consacra dans les mois qui suivirent deux oraisons funèbres
et une biographie imprimée. Le 10 juillet, il organisa dans l'église S.
François de Sales un service «somptueux dans la mesure compatible avec (la)
pauvre condition» de son oeuvre.[78] Un
fascicule spécial d'une centaine de pages décrivit cette solennité.[79] Des affiches placardées, l'une sur la porte d'entrée,
l'autre sur la porte latérale de l'église, con-/592/ densaient les impressions et les sentiments de la
communauté. La principale, sur la façade, disait:
Arrête-toi, passant, et apprends la
douloureuse nouvelle.
Le modèle de vie sacerdotale
Le maître par excellence du
clergé Le père des pauvres
Le conseiller des hésitants Le consolateur des
affligés Le réconfort des agonisants Le soutien des prisonniers
Le salut des condamnés au gibet
L'ami de tous
Le grand bienfaiteur de
l'humanité
Le prêtre Giuseppe Caffasso
est mort
à l'âge de seulement 49 ans
le 23 juin 1860
Mais pour notre consolation
Il a volé vers les cieux
Et il sera notre protecteur.[80]
Don Cafasso avait été un saint prêtre. L'éloge affiché
sur la porte de l'église illustrait l'idée centrale du discours funèbre de don
Bosco:
«... le prêtre Giuseppe Caffasso vécut une sainte vie, que termina
une sainte mort. Ce sont les deux idées qui nous viennent tout d'abord à
l'esprit au souvenir de ce cher et regretté ami; ces deux idées constituent
aussi la matière de notre entretien. »[81]
Le discours lui-même, de facture classique et même
pesante, que don Bosco lut d'une voix plusieurs fois troublée par l'émotion,[82] concentrait l'attention sur Cafasso prêtre
exemplaire: sa préparation cléricale (§ III), sa vie sacerdotale publique (§ IV),
sa vie sacerdotale privée (§ V), sa vie mortifiée (§ VI) couronnée
par une sainte mort (§ VII). L'Eglise entérinera le jugement de don Bosco. Le 23
juin 1947, Pie XII canonisa en Giuseppe Cafasso le prêtre modèle du clergé catholique de l'époque
contemporaine.[83] La péroraison prophétisait le long souvenir
que le Piémont conserverait de l'humble apôtre, qui, selon l'orateur, aurait
voulu être oublié sitôt enseveli dans la tombe. «Mais la volonté de Dieu est
différente. Votre mémoire durera parmi les prêtres, dont vous avez été un
modèle par la sainteté de votre vie; /593/ elle durera parmi les pauvres dont vous avez
été le tendre père; elle durera parmi les hésitants à qui vous avez donné de
sages et salutaires conseils; elle durera parmi les affligés, que, de tant de
façons, vous avez consolés... » Elle durera encore, poursuivait don Bosco,
parmi les agonisants, dans les prisons, chez les condamnés et surtout parmi vos
amis, c'est-à-dire tous ceux qui vous ont connu.
Le 30 août, don Bosco exprima derechef son admiration
pour don Cafasso au cours d'un office très solennel, dit «de trentaine»,
célébré cette fois dans l'église S. François d'Assise, annexe du Convitto. L'oraison funèbre lui incomba. Il parla donc depuis la chaire qui avait
été celle du défunt. Cette fois, il décrivit surtout l'apôtre Çafasso: sa
préparation durant l'enfance et la jeunesse, son enseignement au Convitto ecclesiastico de Turin, son action parmi les prisonniers et les condamnés
à la peine capitale; puis ses prédications, ses confessions, ses écrits... Il
s'interrogea sur les «secrets» qui lui avaient permis de «faire tant de bien».
C'était, nous apprend-il, un calme imperturbable, une pratique assidue des
affaires jointe à une totale confiance en Dieu, l'occupation minutieuse de son
temps, une tempérance exigeante (ou plutôt «une rigoureuse pénitence»), enfin
la réduction au minimum de ses temps de sommeil. Car ce vaillant n'accordait
jamais plus de cinq heures au repos de la nuit; et, à l'admiration évidente de
l'orateur, il se contentait souvent de quatre et parfois de trois heures. Bien
que mort relativement jeune, Cafasso avait, grâce à pareil régime, pu oeuvrer énormément.
Le verset du livre de la Sagesse: Consummatus in brevi, explevit tempora multa s'appliquait à merveille au prêtre Cafasso.
A la fin de l'année 1860, don Bosco réunit les deux
discours dans un fascicule double des Letture
cattoliche, qu'il intitula: Biographie
du prêtre Giuseppe Caffasso.[84] Par des cérémonies commémoratives, des oraisons funèbres et enfin un
livre, il avait tenu à concrétiser sa reconnaissance envers celui qui, durant
vingt années décisives, avait été son maître spirituel, le modèle de sa vie
sacerdotale, son conseiller le plus sûr et aussi l'un de ses plus généreux
bienfaiteurs. Don Cafasso ne lui avait-il pas versé à la fin de l'année 1859 une
somme importante pour payer la porterie de son Oratoire?
La suite désagréable de l'inspection du 9 juin
Pendant le deuxième semestre de 1860, les événements
avaient pris le tour le plus grave dans le sud de la péninsule italienne. Débar-/594/ qués en Sicile, à Marsala, le 11 mai, en juillet
les Mille de Garibaldi conquirent progressivement toute l'île, partie
méridionale du royaume de Naples. Le 20 juillet, une brillante victoire (Milazzo) assurait
à Garibaldi l'entière domination de la Sicile, la citadelle de Messine exceptée. Le «héros des deux mondes» était décidé à franchir
le détroit et à libérer le reste de l'Italie des tyrans oppresseurs.
En ces mêmes jours, une série d'articles parus dans un
journal d'Asti informaient don Bosco de la suite donnée par un enquêteur à la
visite du 9 juin. On se souvient qu'un inspecteur avait ramassé dans une classe
de l'Oratoire une biographie de Dominique Savio. C'était, augmentée de quelques
miracles, la deuxième édition du livret, qui avait paru durant le premier
semestre. L'enquêteur était le chevalier Luigi
Stefano Gatti, à qui ce geste
vaudra une notice dans l'histoire salésienne.[85] Les 13, 18 et 21 juillet 1860, Il Cittadino (Le Citoyen), qui se qualifiait lui-même de «journal politique,
administratif et commercial de l'arrondissement d'Asti», un périodique auquel Gatti collaborait,
publia en feuilletons signés Martino et sous le titre général: «Variétés. Un saint
contemporain du pays d'Asti», trois articles sur l'élève de don Bosco à partir
de sa biographie.[86] Martino avait parfaitement compris
le dessein de don Bosco dans la composition du livre. Il y glanait sous un mode
ironique quelques signes de sa «sainteté», de surcroît curieusement révélateurs
des procédés d'éducation en usage au Valdocco. Les observations, jamais
triviales, étaient toujours plus ou moins tendancieuses. Martino s'amusait à décrire Dominique préoccupé par la conquête spirituelle de
l'Angleterre, alors que la baracca ecclésiastique était «sur le point de crouler
à Rome». Ses pénitences (dont il omettait de dire que don Bosco les
condamnait) lui paraissaient singulièrement inquiétantes. Les grâces spéciales
et, plus encore, les «miracles» attribués à l'enfant le divertissaient fort.
L'enquêteur du 9 juin reparaissait en deux endroits du feuilleton: à la fin du
deuxième article, quand il avertissait ses lecteurs que les jésuites
répandaient la Vie du jeune Savio Domenico dans
les maisons d'éducation, avec la réflexion: «Que les pères et les mères de
famille se le disent! »; et, à la fin du dernier article, quand il les
abandonnait à leurs méditations: «Je noterai seulement que celui qui voudra
juger correctement l'oratoire du Valdocco à Turin dirigé par don Bosco, devra
le juger précisément à partir du livre que je viens de résumer. Ab uno, avec
ce qui suit. » L'idéologie pédagogique du Valdocco lui semblait au moins
contestable, sinon pernicieuse.
Don Bosco, quant à lui, déduisit de cette prose que Gatti avait /595/ voulu
le ridiculiser. Il estimera aussi par la suite que ce fonctionnaire avait été
puni pour sa méchanceté. Son mémoire sur les Perquisizioni raconta
ses malheurs:
«Une humeur mélancolique l'assaillit, ses facultés mentales furent
troublées au point qu' il fallut d'abord lui donner une autre occupation, puis
le licencier parce qu'il perdait la raison. Sa folie le poussa à plusieurs
reprises à tenter de se suicider. Il attaqua un jour sa propre femme et la tua.
On m'a dit qu'après avoir traîné quelque temps une vie malheureuse, il termina
tristement ses jours à... le... du mois... année. »[87]
La Providence châtiait, pensait don Bosco non sans présomption,
ceux qui lui avaient fait du mal.
L'ordination sacerdotale de Michele Rua
Don Bosco passa la dernière semaine de juillet dans la
maison de retraite de Sant'Ignazio sopra
Lanzo, d'où il expédia plusieurs
petites lettres latines à divers jeunes clercs ou grands élèves de sa maison.[88] A la suite d'une lettre en français qu'il avait cru
bon d'adresser à don Bosco, Michele Rua, en retraite préparatoire au sacerdoce
chez les lazaristes de Turin, vit ainsi arriver de Sant'Ignazio la lettre que voici (dans une traduction française):
«A mon cher fils Michele Rua salut dans le Seigneur.
Tu m'as envoyé une lettre écrite en français et tu as
bien fait. Sois Français par la langue et la parole; mais d'âme, de coeur et
d'action, Romain intrépide et généreux. Sache donc et retiens ce que je te dis.
Beaucoup d'épreuves t'attendent, mais, avec elles, le Seigneur notre Dieu te
donnera de grandes consolations. Sois toi-même un exemple de bonnes oeuvres; prends
garde quand tu demandes conseil; fais avec persévérance ce qui est bon aux yeux
du Seigneur. - Lutte contre le diable, espère en Dieu, agis avec constance. Que
la grâce de N. S. J. C. soit toujours avec nous. Salut. »[89]...
Michele Rua,
ce fils aimé de don Bosco, fut ordonné prêtre le 29 juillet. L'oratoire le fêta
le 5 août. Ce fut inimaginable, au témoignage du chroniqueur Ruffino. L'enthousiasme
des garçons dépassa certainement l'ordinaire. Pensez donc: vingt-sept
compliments pour le féliciter et, toute la journée, des Evviva D. Rua! [90] Don Rua vénérera toute sa vie les moindres
leçons de don Bosco. A travers ses épreuves, «Romain intrépide et généreux»
jusqu'au terme de ses jours, il garda à l'esprit les conseils, les exemples et
l'image même de don Bosco.
/596/
Les progrès de l'unité italienne (août-décembre 1860)
Le 20 août, les Garibaldiens, forts de leur victoire
en Sicile, franchissaient le détroit et débarquaient en Calabre. Le 3
septembre, Bénévent les voyait arriver. Depuis Turin, Cavour surveillait
les opérations. L'aventurier révolutionnaire devait servir «la cause», qui
était désormais celle du Piémont. Cavour demandait aux «dictateurs» - c'est-à-dire aux
agents locaux d'insurrection téléguidés par lui qui surgissaient dans le
royaume de Naples - de renoncer à toute tentative de «constituer un
gouvernement en dehors de Garibaldi». Depuis plusieurs semaines, il avait
décidé d'aller à sa rencontre à travers les Marches et l'Ombrie, territoires
pontificaux qui le séparaient encore du royaume de Naples. Le bon prétexte
était d'empêcher le condottiere de se jeter sur Rome au risque d'affronter les
unités françaises qui protégeaient cette ville. Au vrai, il voulait installer
le Piémont à Naples même et y précéder Garibaldi. «Dieu aidant, l'Italie sera faite
avant trois mois», écrivait-il le 29 août à son ambassadeur à Paris.[91] Si les Piémontais ne prenaient pas l'initiative, ou
bien Napoléon III devrait, insinuait-il, combattre Garibaldi et
donner ainsi «un démenti (...) éclatant aux déclarations tant de fois répétées
que la France n'est à Rome que pour protéger le siège de la Papauté»; ou bien il devrait se résigner à «assister impassible aux triomphes de Garibaldi» et, probablement, «permettre au cardinal Antonelli de faire appel à
l'Autriche». Au contraire, expliquait-il, «la marche hardie que nous avons
adoptée est évidemment la seule qui épargne à la France ce double embarras (...) En prenant sur lui d'arrêter l'anarchie, le Gouv(ernement) du
Roi (Victor-Emmanuel) laisse à l'Empereur (Napoléon) le rôle glorieux de
rassurer l'Europe en sauvegardant Rome et la personne du S. Père. »[92] D'importantes unités piémontaises avaient été
massées en Romagne. Dès le 7 septembre, Cavour expédia un ultimatum au
secrétaire d'Etat Antonelli, pour le mettre en garde contre les «mercenaires
étrangers» qui s'opposeraient à ses desseins de franchir la frontière
pontificale. Lamoricière croyait ne devoir résister qu'aux seuls Garibaldiens.
Le 17, les troupes pontificales sous ses ordres étaient déjà défaites par une
armée piémontaise huit fois plus nombreuse que la sienne. Le général français
traversa furieusement ses lignes et se réfugia dans Ancône. Mais, au bout de
dix jours seulement, il hissait le drapeau blanc et capitulait. Les Marches et
l'Ombrie passaient aux Piémontais. Le dernier acte de la pièce /597/ cavourienne allait commencer. Le 3 octobre, le roi Victor-Emmanuel
prenait lui-même la direction des troupes et entrait dans le royaume de Naples.
Ce pauvre royaume, pris entre les Garibaldiens au sud et les Piémontais au
nord, tombait en quelques jours. Le 1er novembre, Capoue se rendait;
et, le 4, les souverains Bourbons de Naples se réfugiaient dans la forteresse
de Gaète, limitrophe du reste des Etats pontificaux. Ce même jour, Antonelli protestait
officiellement contre l'invasion piémontaise; et, le 10, la S. Pénitencerie édictait les peines ecclésiastiques qu'encouraient les agents de la rébellion
contre le Saint-Siège.[93] La question romaine mêlait inextricablement
religion et politique.
Cependant Pie IX et Antonelli devaient se résigner: en
quelques mois, les Etats de l'Eglise avaient été réduits de 41.000 à 12.000 km2 et de deux millions et demi à 700.000 habitants.[94]
Les réflexions de don Bosco sur les événements de 1860.
Don Bosco observait avec attention les bouleversements
de la carte italienne; mais, depuis ses aventures de mai-juin, il jugeait préférable
de se tenir relativement coi. Il déplorait que les soupçons du gouvernement
aient désormais pour effet d'entraver ses démarches. Le 14 juillet, il est
vrai, le cardinal Corsi relâché était solennellement reçu à
l'Oratoire; après les compliments, les enfants criaient: Vive Pie IX, Vive
le cardinal Corsi![95] Mais,
vers le 25 juillet, don Bosco confiait sa préoccupation au chanoine Alessandro Vogliotti, qui l'invitait à l'accompagner à Giaveno.
La municipalité de cette petite ville, après lui avoir offert un bâtiment,
amorçait un retrait, dont il croyait déceler la raison dans «les
perquisitions»:
«J'irai à Giaveno avec un véritable plaisir en la compagnie de Votre
Seigneurie Illustrissime, mais je crois qu'on y fera peu de chose. Le point
fondamental tient en ceci: don Bosco a été perquisitionné à deux reprises, il
est donc suspect au gouvernement. La municipalité voudrait se défaire de
l'espèce d'offrande, qu'elle avait d'abord fait faire à don Bosco, mais elle
voudrait que cela se passe de belle manière... »[96]
Il enregistrait les réactions plus ou moins évasives à
ses Regole, soit de la part de son archevêque, soit de celle du cardinal
Gaude. Il avait en effet consulté ce personnage qui, en 1858, lui avait paru
disponible à Rome. Hélas, le cardinal, malade, ne pouvait étudier son texte.[97] Pire, le 14 décembre, il mourait.[98]
/598/
Dans sa chronique, Ruffino recueillit quelques-unes
des réactions de don Bosco sur les événements publics. L'avenir de la dynastie
au pouvoir lui paraissait compromis, car, pensait-il avec beaucoup d'autres
dans les rangs catholiques, l'Autriche entrerait en scène et se porterait au
secours du pape. Nous lisons dans Ruffino au lendemain de la défaite de Lamoricière
à Castelfidardo:
« 19
septembre. Don Bosco a fait le songe suivant:
Voilà une grande victoire
Gagnée par la valeureuse
Autriche
Mais avec cette gloire
Le trône aussi tombera. »
Le chroniqueur commentait le dernier vers du quatrain:
«Notre Etat doit changer de dynastie. » Dans son interprétation, le trône sur
le point de crouler était celui de la Maison de Savoie.[99] Le 1er octobre, à la veille de la
chute du royaume des Deux-Siciles, don Bosco annonçait: «Les affaires
(politiques) seront toutes réglées en 1862; la crise finira en 1861 . »[100] La
crise dont il entrevoyait la fin ne pouvait être que celle suscitée à travers
le pays par l'expédition de Garibaldi.[101] Il vivait d'espoirs... qui seront déçus.
Quand l'aventure eut pris fin, il dressa à sa manière
un bilan le l'année. Ses méditations intimes furent publiées en décembre dans
son almanach annuel. Le style humoristique du Galantuomo pour 1861 lui parut pouvoir habiller sans trop
de risques les impressions que 1860 lui avait laissées.[102] Sous prétexte de vérifier ses prédictions de
l'almanach de l'année précédente, il dit combien les bouleversements de la
nouvelle «guerre» l'avaient désolé.[103]
A la veille de l'année qui s'achevait, il avait,
rappelait-il, prévu une autre guerre, moins sanglante que celle de 1859, mais
qui expédierait en enfer un plus grand nombre d'âmes. Il glosait: «Les
vicissitudes de 1860 en constituent la littérale et triste vérification. » La
guerre garibaldienne avait certes fait moins de victimes que la guerre contre
l'Autriche; mais, vraisemblablement par son tour antireligieux (cette
explication est nôtre), avait causé plus de tort aux âmes. Don Bosco affirmait
ensuite sans ambages que, annoncées elles aussi, les «deux terribles maladies,
dont vous verrez les terribles effets» étaient: l'«indifférentisme en matière
de religion» et «l'avancée du protestantisme». Soit! Quant aux «deux
importants personnages qui disparaîtraient du monde politique», c'était: «le
grand-duc de Toscane et le /599/ duc de Modène». Don Bosco commentait alors sa
prévision: «Bien des pères et des mères pleureront les peines dont leurs
enfants seront cause, et ils pleureront sur les discordes familiales.» Il
écrivait: «Réponse. Trente mille volontaires et davantage partis avec Garibaldi, le rappel sous les drapeaux des jeunes entre vingt et trente ans, deux
levées militaires en deux mois, voilà qui parle tout seul et me dispense
d'autres explications. » A mots couverts, il révélait et dénonçait ainsi les
discussions et les désaccords qui avaient troublé maintes familles
piémontaises, celles qui avaient vu leurs fils enrôlés dans l'armée de
libération, soit volontaires, soit appelés. La déploration de la guerre
d'unification reprenait dans les lignes suivantes et de manière inattendue à
propos d'une prophétie sur la baisse du prix du vin et le renchérissement de
celui du pain. Don Bosco avait annoncé: «Vous verrez le vin à meilleur prix,
mais le pain plus cher.» Il expliquait symboliquement sa plaisanterie de
l'année précédente à partir, croirait-on, de ses leçons sur l'eucharistie:
«Réponse. - Le vin, c'est-à-dire le sang humain, sera répandu à bon
marché. Certains disent que le nombre des Italiens morts ou blessés sur le
champ de bataille approche de cent mille. Leurs morts ont fait renchérir le
pain qui est le corps humain; les hommes sont désormais plus recherchés soit
pour le service militaire, soit pour les autres tâches de l'existence. La
dépense pour un remplaçant à l'armée a quadruplé depuis le temps où les
affaires publiques étaient dans leur état normal. »
Dans l'interprétation de cette «prophétie», le sens accommodatice
oblitérait le sens littéral.
Au terme d'une année extraordinaire pour son pays, au
cours de laquelle don Bosco s'était risqué à faire naître son humble société
religieuse, l'almanach du Valdocco ne partageait donc pas l'enthousiasme
officiel devant les progrès de la caussa italica. Le contadino du Montferrat, qui peinait beaucoup pour
gagner quelques centimes et devait, de surcroît, voir ses fils partir au
service militaire dans une armée aux finalités douteuses, s'exprimait à travers
les phrases bonhommes du prêtre Bosco. Il abandonnait au citadin les envolées
nationalistes. Mais il demeurait sur ses gardes. Le prêtre Bosco, si dévoué au
souverain pontife, n'avait pas un traître mot de respectueuse pitié pour Pie
IX et la curie romaine que son gouvernement spoliait allègrement. Don Bosco
n'était ni Carlo Passaglia ni Giacomo Margotti.
/600/
Chapitre XVI.
Le développement de l'oeuvre turinoise (1860-1863 )
Le développement de la maison du Valdocco
L'expansion piémontaise en Lombardie et en Toscane,
puis l'expédition victorieuse de l'armée de Victor-Emmanuel à travers la péninsule
à la rencontre de Garibaldi semblent avoir excité l'ardeur bâtisseuse de
don Bosco. L'oeuvre du Valdocco commença de prendre de l'ampleur. Elle
bénéficiait de l'euphorie économique qui culmina dans le royaume en 1862. Entre 1860 et 1864, l'oratoire S. François de Sales, contenu jusque-là
dans l'espace restreint des origines, se mit à grandir considérablement. La
surface de la propriété de don Bosco tripla, et celle des locaux habitables
augmenta à peu près dans la même proportion.[1]
En 1859, don Bosco ne pouvait accueillir plus de deux
cents internes dans ce qu'il appelait encore la casa annessa de son Oratoire. En 1860, il acquit vers l'est la propriété de
la veuve Filippi, qui était attenante à la sienne. Elle comprenait un terrain,
une maison et un hangar. Une petite fabrique de soie avait été installée dans
l'immeuble. A la suite peut-être de l'épidémie contemporaine de pébrine, une
maladie mortelle du ver à soie dont le nom surgit justement en 1859 dans le
vocabulaire français, l'entreprise venait de disparaître. Le fils de la propriétaire
proposa le tout à don Bosco, terrain et bâtisses, pour la somme, paraît-il, de 80.000 lires.[2] A la date du 16 juillet 1860, par acte
notarié Lomello, il l'acheta pour 65.000 lires.[3] La superficie des terrains de l'oratoire s'en
trouvait presque doublée. Toutefois, pendant une année, don Bosco ne put jouir
que des étages supérieurs de la casa Filippi, dont le rez-de-chaussée
continuait d'être occupé par des locataires jusqu'à l'expiration de leur bail.
Il y installa un vaste dortoir. Mais un mur de séparation subsista
provisoirement entre les deux terrains; et, au-dessus de l'espace
intermédiaire, il fallut construire à /608/ hauteur d'étage un pont d'environ sept mètres
de longueur. Les garçons, dont l'esprit était alors rempli par l'épopée
méridionale de Garibaldi, dénommaient ce couloir le «détroit»,
l'immeuble Filippi la «Sicile».
Quand vint l'été 1861, les locataires ayant libéré la
maison, toute la propriété Filippi fut régulièrement unie à l'oratoire. Le
terrain de jeu des enfants doubla. Simultanément le projet de nouvelles constructions
pour la coordination des bâtiments, déposé le 10 avril 1861[4] et approuvé le 12 qui suivit par la municipalité, recevait un
commencement d'exécution, Un troisième étage surmonta la casa Filìppì. On
y créa une immense salle d'étude capable de recevoir jusqu'à cinq cents élèves.[5]
Le secteur professionnel profita des agrandissements.
Une imprimerie naquit. En 1860, don Bosco ne disposait, pour la diffusion de
ses ouvrages, que d'un modeste atelier de reliure. Ses livres et les Letture cattoliche étaient imprimés en ville chez De Agostini, Speiraní ou
Paravia. En 1861, reprenant un projet de 1854, il dota sa maison d'une
imprimerie, La création n'alla pas sans quelque peine. Le 26 octobre 1861, par
lettre au comte Pasolini, gouverneur de la province de Turin, don Bosco posa
une demande d'ouverture de typographie. Il y expliquait respectueusement que
le nombre croissant des jeunes de sa maison exigeait un plus large éventail de
professions. Tous ne pouvaient être menuisiers, tailleurs, cordonniers ou
relieurs. Une petite imprimerie, la tipografia
dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, leur
serait de grande utilité. II ne s'agirait pas d'une entreprise publique. «Vu
le but de cette petite typographie, qui est exclusivement de bienfaisance» et
«la modicité des moyens et des travaux» dont elle devra se contenter, don Bosco
demandait de «permettre son ouverture dans la maison même du directeur de
l'oratoire». II s'engageait à obtenir au préalable le concours d'une personne
qui garantirait la qualité des travaux. Cette petite imprimerie étant destinée
«à donner du travail et à venir en aide aux jeunes les plus pauvres et les plus
abandonnés de la société», il comptait sur la «bonté notoire» du comte
gouverneur pour prendre sa requête en considération.[6]
Par retour de courrier, le gouverneur spécifia à don
Bosco les conditions légales auxquelles il devrait se plier. Le permis
d'ouverture d'un établissement de cette sorte ne pouvait être accordé qu'à une
personne d'idonéité garantie par un stage de trois ans dans une imprimerie et
seulement pour une officine accessible au public.[7] Au jugement de l'administration, la nouvelle
imprimerie du Valdocco serait /609/ une entreprise comme les autres. Don Bosco,
qui tenait à conserver l'affaire entre ses mains d'éducateur, ne voyait pas lés
choses ainsi. Il répondit qu'il se soumettrait «sans réserves» à la loi sur
l'accès du public, probablement avec l'arrière-pensée qu'il le limiterait à sa
convenance. Quant à la direction du nouvel atelier, il proposa une solution
qui, disait-il, avait été agréée pour l'oeuvre des sourds-muets et des petits
artisans de Gênes, ainsi que pour le Piccolo ricovero di carità de Monza. Il
assumerait la direction de l'imprimerie, mais présenterait pour la prise en
charge des travaux une personne de capacités reconnues. Le signor Andrea Giardino, compétent pour cet emploi, prendrait la direction
matérielle de l'entreprise, dont lui-même conserverait la propriété.[8] L'administration se laissa convaincre. L'autorisation sollicitée fut
délivrée par lettre datée du 31 décembre 1861. Don Bosco pouvait ouvrir dans
son établissement un esercizio tipografico (apprentissage
de typographie) «sous la direction matérielle» du signor Andrea Giardino; il se conformerait exactement aux prescriptions de la
loi du 13 novembre 1859.[9] Andrea
Giardino, né à Turin en 1835,
avait alors vingt-six ans. Orphelin de père, il était entré à l'oratoire le 11
décembre 1858 - à vingt-trois ans! - en qualité d'artisan et en était bientôt
sorti. Il faut croire qu'il avait appris ailleurs son métier de typographe.[10] La «typographie de l'oratoire S. François de Sales»,
pourvue à l'origine d'une seule presse et de deux «machines à roue», fut
installée dans le bâtiment parallèle à l'église et perpendiculaire à la casa Filippi.
Son entrée en service au début de 1862 fut annoncée par les jeunes eux-mêmes
dans une circulaire en nous: «Nous les jeunes de l'oratoire S. François de
Sales...», bien entendu signée par don Bosco...[11] Il s'agissait de «donner du travail à un plus
grand nombre de nos camarades. »
En 1862, don Bosco introduisit aussi dans sa maison un
atelier de forgerons-serruriers. Il pouvait désormais revendiquer sept
ateliers: cordonnerie, reliure, menuiserie, tailleurs, typographie, fonderie de
caractères et forge. Comme l'ensemble lui appartenait, sa stature économique
prenait d'honorables proportions.
L'expansion de l'oeuvre du Valdocco allait se
poursuivre en 1863 et 1864. De l'autre côté de la via della Giardiniera qui longeait sa propriété et menait face à la porte
principale de l'église S. François de Sales, dix ans plus tôt il avait cédé aux
rosminiens un vaste terrain. Le 11 février 1863, il le leur racheta à un prix
extrêmement avantageux. En effet, vendu dix mille lires, le terrain fut repris
pour 1558,40 lires, c'est-à-dire, a-t-on calculé, 84% moins cher.[12] Les rosminiens /610/ voulaient assurément faire une bonne oeuvre. Après
quoi, une bande adjacente à ce terrain, appartenant au séminaire de Turin, fut
encore acquise par don Bosco le 23 août 1864.[13] L'espace nécessaire à la nouvelle église
alors en projet était rendu disponible.
Mais, de la sorte, entre 1860 et 1864 la propriété
foncière de don Bosco avait presque triplé. Elle avait fortement grandi vers
l'est (avec la propriété Filippi) et le sud (avec la propriété des rosminiens).
La population interne du Valdocco passait d'environ deux cents à quelque
quatre cents élèves, chiffre auquel il fallait ajouter le personnel.[14]
L'essai manqué de Giaveno (1860-1862)
En 1860, don Bosco tenta même une sorte de
prolongement de la casa annessa dans un petit séminaire du diocèse.[15] Une note manuscrite ajoutée par lui au chapitre Scopo (But de la congrégation) de ses constitutions
primitives [16] disait:
«Etant donné les grands
dangers que courent les jeunes désireux d'embrasser l'état ecclésiastique,
cette congrégation aura soin de cultiver dans la piété et dans leur vocation
ceux qui manifestent une aptitude spéciale à l'étude et une éminente disposition
à la piété. »[17]
Quand il faisait copier cet article pour le texte
proposé à Mgr Fransoni, don Bosco pensait probablement au petit séminaire de Giaveno,
où il enverrait quelques-uns de ses fils à l'automne suivant. Giaveno était un
gros bourg piémontais situé au pied des Alpes à l'ouest de Turin et à une
trentaine de kilomètres de cette ville. Son petit séminaire - terme à prendre,
comme le plus souvent, en un sens large -, qui avait été relativement
florissant en 1840 (sept classes de la sixième à la philosophie et une
soixantaine d'élèves), périclitait. En 1860, les élèves restants étaient, nous
dit-on, perdus dans des locaux trop vastes. Incités par la récente loi Casati sur
l'enseignement (novembre 1859), la curie de Turin et la municipalité de
l'endroit voulaient lui redonner vie. Depuis Lyon, l'archevêque Fransoni abandonnait
l'affaire à sa curie, mais se déclarait disposé à confier cette renaissance à
don Bosco. Au moins dans un premier temps, la municipalité fut favorable à
celui-ci. Lui ne se fit pas prier. Dès la rentrée de 1860, il participa à la
constitution de l'encadrement de l'école. Toutefois, la direction générale ne
lui incombait pas. La curie de Turin avait nommé un nouveau recteur en la
personne d'un vicaire de paroisse suffisamment lettré dénommé Giovanni Grassino. Don Bosco dési-/611/ gna pour Giaveno le prêtre Giuseppe Rocchietti comme directeur spirituel, le
clerc Francesco Vaschetti comme
préfet de discipline et économe, les clercs Giovanni Baravalle, Giovanni Boggero et Filippo Turletti comme assistants.[18] Pour garnir la maison il y expédia par
dizaines des garçons du Valdocco.[19] Dès
novembre 1860, le nombre des élèves s'élevait déjà à cent dix; et, à la fin de
l'année scolaire, il atteignait cent trente.[20] Don Bosco voyait en Giaveno une extension de
son oratoire de Turin. La quasi-fusion des deux établissements avait permis au
petit séminaire de ressusciter en un temps record. La méthode et l'esprit du Valdocco
produisaient de beaux fruits à Giaveno pour la plus grande satisfaction des
garçons et de leurs parents.
Mais don Bosco allait devoir compter avec un courant
progressiste, qui ne partageait pas ses idées sur l'éducation. L'oratoire de
don Bosco avait acquis, au moins depuis l'édition de 1859 de la Storia d'Italia, les
perquisitions de 1860 et les commentaires moqueurs sur la biographie de
Dominique Savio, une réputation de bigoterie et de «jésuitisme», qui
déplaisait à ses tenants. Le recteur Grassino réagit en demandant une
distinction suffisante entre Giaveno et le Valdocco: le petit séminaire ne
devait pas pâtir des soupçons qui pesaient sur l'oratoire de Turin. Son
personnel se divisa entre partisans et non-partisans de don Bosco. A Turin, le
provicaire général et recteur du grand séminaire Alessandro Vogliotti adhérait aux observations de don Grassino. Mais,
de la sorte, il allait à l'encontre des désirs de don Bosco, très attaché à
l'unité de son oeuvre. En outre, il croyait fermement à la validité de son
système d'éducation. A la veille de la deuxième année scolaire, le 3 septembre
1861, il répliqua avec vivacité à une observation entendue le jour précédent
du chanoine Vogliotti:
«Je ne puisque vous faire une humble observation sur la remarque qui
m'a été adressée hier, parce qu'on ne veut pas qu'on dise que l'Oratoire et le
séminaire de Giaveno c'est tout un, c'est-à-dire que le personnel est jésuite
et l'enseignement du jésuitisme. Qu'on ne se laisse pas aveugler par cette
bêtise, car les bons et aussi les méchants sont convaincus que ce sont là des
garanties de moralité. Voyez en effet ce que le séminaire de Giaveno était
l'année dernière et ce qu'il est maintenant. Tous ceux que nons avons envoyés
d'ici se sont décidés à aller là-bas seulement quand on leur a dit qu'ici et Giaveno
ne faisaient qu'un. Vous pouvez vous informer: quels jeunes et combien ont été
envoyés par l'Oratoire ou par des personnes qui ont confiance en nous et combien
ont été envoyés par d'autres. Cela vous convaincra que les mots en question
n'effraient pas tellement le monde (...). »[21]
/612/
Autre motif de discorde, l'annonce de la création de
la «Société de S. François de Sales» préoccupait la curie de Turin, d'autant
plus que les constitutions préparées ne clarifiaient pas les relations entre
cette société et le diocèse. Elles ne disaient pas si don Bosco relevait ou non
de la juridiction de l'évêque. Situation étrange pour le personnel d'un petit
séminaire diocésain dépendant de cette société.
De Lyon, le 23 octobre suivant, l'archevêque Fransoni,
qui avait été informé du malaise par don Bosco, dit à celui-ci sa pénible
impression (disgustosa sensazione) à la nouvelle des dissensions de Giaveno. Il
regrettait la position du chanoine Vogliotti, mais se demandait aussi s'il
n'avait pas un peu raison, quitte à reconnaître que, de loin, il ne pouvait
rien dirimer. En somme sa lettre le montrait rempli d'hésitations.
Que signifiait au juste la cura indiretta revendiquée par don Bosco sur
Giaveno?[22] Quant
aux constitutions, sur lesquelles la curie l'avait certainement alerté, il
fallait absolument y spécifier de qui dépendait la société en formation.[23]
Au cours de l'année scolaire 1861-1862, la mort de
l'archevêque (26 mars 1862) aggrava la situation. Don Bosco perdait son
meilleur appui dans ses débats avec la curie turinoise. Le vicaire général Fissore,
avec qui il s'entendait bien, ne reçut pas la charge de vicaire capitulaire,
qui échut à l'archiprêtre du chapitre de la cathédrale Giuseppe Zappata, peu favorable à l'indépendance de don Bosco dans le
diocèse. Après l'épiscopat de Mgr Fransoni, ouvertement hostile à la politique
du royaume, cette nomination passait pour un signe de rapprochement avec les
autorités civiles. Mais don Bosco en faisait les frais. Au cours d'une scène
qui se serait déroulée au Valdocco même, le chanoine Vogliotti lui demanda de
séparer les deux institutions et d'éviter, au moins provisoirement, de remettre
les pieds à Giaveno: «... Les temps où nous vivons sont tellement contraires à
toute apparence de fanatisme religieux...; votre système diffère tellement de
celui de la formation des clercs dans tous les séminaires du Piémont ..., les
partis adverses nous accusent et cherchent à nous discréditer dans la
population par des insinuations venimeuses, des ironies, des sarcasmes devant
les nouvelles dévotions.:. »[24] Don Bosco avait compris: il se retira de Giaveno
à la fin de l'année scolaire 1861-1862.
Le séminaire se préparait à accueillir deux cent
cinquante élèves. Beau succès! Mais il ne récupéra pas les principales têtes de
son personnel. Don Rocchietti restera dans le clergé diocésain; le clerc Francesco Vaschetti se détacha de la congrégation à
laquelle il s'était pourtant agrégé en 1859. Il est vrai que deux clercs
favorables à don Bosco /613/ (Boggero et
Bongiovanni) rentrèrent à pied de Giaveno à Turin pour retrouver leur maître.
Celui-ci profitera de sa déconvenue: il cherchera désormais à se dégager de la
tutelle du diocèse pour obtenir celle de Rome.
Le financement des travaux. La loterie de 1862
Pour financer l'achat des terrains et les constructions
ou aménagements des locaux, don Bosco ne se contentait pas de solliciter la
générosité des gens fortunés tels que le banquier Cotta. A
l'occasion il vendait. Le 9 novembre 1861, par acte passé devant le notaire Turvano,
il transmettait un petit terrain à Giacomo Berlaita.[25] Il lançait aussi durant ces années de
développement deux ou trois opérations qui lui permettaient, non seulement
d'éponger ses dettes, mais d'envisager d'autres dépenses plus importantes
encore avec la construction d'une grande et belle église.
Au milieu de l'année 1860, une circulaire à ses amis
et bienfaiteurs leur proposa un système dit par lui d'«actions», qui, si le
terme d'action doit être réservé aux «titres cessibles et négociables représentant
une fraction de capital social», était plutôt un système de «bourses». En
effet, chaque «action» souscrite cinq cents francs et payable en trois temps,
permettait au donateur d'inscrire à l'Oratoire un enfant de son choix dans
l'une ou l'autre section, professionnelle ou scolaire. L'«action» ne rapportait
à l'«actionnaire» que le bénéfice, en soi inappréciable, d'une bonne oeuvre et
le mérite religieux d'un geste de bienfaisance. Par cette méthode de
financement, écrivait don Bosco, «Votre Seigneurie contribuerait à une oeuvre de
charité: agrandir une maison destinée à abriter de pauvres garçons et devenir
le bienfaiteur d'un enfant qu'Elle jugerait digne de cette faveur.» Il avait
garde d'oublier les avantages spirituels de l'opération: «Non seulement vous
serez récompensé devant Dieu, mais vous aurez aussi dans cette maison quelqu'un
qui bénira votre main bienfaisante qui l'a sorti du danger et placé sur la
route du bien. »[26]
Cette formule semble avoir été nouvelle pour don
Bosco. Au contraire, il savait d'expérience que les loteries lui procuraient,
avec des subsides parfois importants, d'avantageuses sympathies. Le système
mobilisait autour de lui une population fortunée et influente. La loterie
intéressait d'abord un comité organisateur, puis des «promoteurs» et des
donateurs de lots, enfin des acheteurs de billets souvent convaincus de
participer à une bonne oeuvre.
/614/
La «loterie» de 1859 avait été, plutôt qu'une
loterie en forme, une vente de lots des années précédentes. La loterie la plus
réussie que don Bosco ait organisée de toute sa vie pourrait bien avoir été
celle de 1862. L'économie du pays était encore florissante. Le ministère
Rattazzi (en place du 31 mars au 7 décembre 1862) regardait l'Oratoire
d'un oeil favorable.[27] Enfin
l'ampleur des travaux entrepris dans l'oeuvre justifiait la quête de fonds
correspondants.
La lettre initiale de don Bosco au préfet de Turin (14
mars 1862), par laquelle il sollicitait la permission d'organiser cette
loterie, en exprimait aussi les raisons. Il lui fallait: 1º Payer le reste des
30.000 francs qu'avait coûté l'aménagement d'un local où, cette année, deux
cents jeunes supplémentaires avaient pu être accueillis. - 2° Payer l'arriéré
du loyer annuel de l'école et de l'oratoire du dimanche de Vanchiglia, c'est-à-dire
650 francs; et 900 francs pour l'échéance du loyer de deux années
de l'école quotidienne et de l'oratoire du dimanche de Porta Nuova. - 3°
Achever divers travaux de construction à l'oratoire S. François de Sales du Valdocco
pour des classes du jour et du soir, «dont le quartier vaste et très peuplé
(avait) grand besoin». - 4° «Donner du pain à 570 jeunes pauvres et abandonnés,
qui (étaient) logés, nourris, vêtus et préparés à une profession dans la maison
annexe de l'oratoire S. François de Sales. »[28] La
circulaire d'invitation aux éventuels donateurs de lots et acheteurs de
billets [29] mettait l'accent sur les agrandissements de
la casa annessa. Elle rappelait les services rendus par les
oratoires proprement dits: accueillir des enfants le dimanche pour les
catéchiser et les divertir, et les instruire quotidiennement dans les classes
élémentaires à S. Luigi et à S. François de Sales. Don Bosco
s'étendait sur les deux sections de la casa annessa du Valdocco, où les «artisans» avaient des ateliers et recevaient un
enseignement élémentaire, ainsi qu'une initiation au canto fermo (plain
chant), à la musique vocale et instrumentale; et les écoliers (dits studenti), jeunes d'esprit éveillé mais privés des ressources nécessaires,
suivaient un cours d'études classiques. «Les dépenses de loyers des locaux
respectifs, l'entretien des écoles, les nécessités du culte dans trois églises,
les besoins les plus urgents de certains et le pain [à donner] aux jeunes
recueillis sont causes de grandes dépenses. » A ces frais ordinaires s'ajoutaient,
selon la circulaire, les constructions rendues indispensables par la complète
transformation du foyer primitif en internat.
Don Bosco reconnaissait, noir sur blanc, combien son oeuvre
avait changé. «Il a fallu engager des dépenses importantes pour aménager /615/ dans la maison
des ateliers et des classes, car le nombre toujours croissant des artisans et
des écoliers ne permettait plus de leur faire fréquenter les officines et les
écoles de la ville. » Il tournait définitivement une page de son histoire. Huit
ans auparavant, quand Dominique Savio était entré à l'oratoire du Valdocco, la
majorité des «artisans» et des studenti fréquentaient les officine et les scuole de Turin. En 1862, la casa annessa se refermait sur elle-même.
Le prêtre du Valdocco savait que le succès d'une
loterie de bienfaisance dépendait pour beaucoup de l'honorabilité de son
comité de patronage. En 1862, ce comité rassembla une commission organisatrice
relativement restreinte (vingt-trois membres) et une foule de «promoteurs» et
de «promotrices» (exactement 534 personnes selon la liste imprimée), au rang
desquels don Bosco plaçait probablement un peu tous ses bienfaiteurs. Il avait
commencé par proposer la présidence de sa loterie à deux membres de la famille
royale, les princes Umberto et Amedeo: ils refusèrent poliment. La
présidence échut au maire de la ville de Turin, Emanuele Rorengo di Rorà. Le chevalier Giuseppe Dupré fut nommé vice-président, le
commandeur Giuseppe Cotta, sénateur du royaume, trésorier, et le chevalier Federico Oreglia di San Stefano secrétaire. Les titres
nobiliaires: marquis, comtes et chevaliers, abondèrent sur la liste des membres
du comité de patronage.[30] De
riches propriétaires et des ecclésiastiques bien pourvus leur tenaient
compagnie.
Dans un premier temps, les très nombreux lots
recueillis furent estimés à plus de soixante-dix mille lires, en sorte que le
préfet Pasolini autorisa la commission à émettre 140.092 billets à cinquante
centimes l'unité.[31] Par des circulaires appropriées, les autorités
civiles, auxquelles don Bosco avait rappelé qu'elles recouraient à ses services
pour le placement d'enfants abandonnés, contribuèrent à leur vente.[32] Plusieurs ministères (Intérieur, Travaux Publics,
Instruction publique, Finances) participèrent à l'achat. Les princes Umberto et Amedeo retirèrent mille billets.[33] Mille billets avaient aussi été proposés au
roi Victor-Emmanuel. Après le tirage, le ministre de la Maison du Roi, Costantino Nigra, répondra
à don Bosco par l'envoi de cinq cents lires, c'est-à-dire de leur montant, «au
bénéfice des oratoires masculins de Turin.»[34] Le
pape Pie IX avait fait don de deux «magnifiques camées», serrées dans
d'élégantes custodes représentant l'une saint Pierre, l'autre saint Paul: ces
deux lots auraient aussi valeur de reliques.[35]
Le résultat fut plus que satisfaisant. Un afflux
supplémentaire de /616/ lots permit la mise en vente de plus de soixante mille
nouveaux billets. De la sorte, le 30 septembre 1862, jour du tirage à l'hôtel
de ville, deux cent huit mille billets, équivalant en principe à cent quatre
mille lires, purent être versés dans l'urne. Le gain pécuniaire était donc
élevé. Et, au lendemain des campagnes hostiles de 1860, le bénéfice moral
retiré améliorait dans l'opinion piémontaise la réputation de don Bosco et de
l'oratoire S. François de Sales, plus ou moins mise à mal les années
précédentes.
Porté par le succès, deux jours après le tirage, dans
une lettre au président Rattazzi, don Bosco envisageait d'élargir sa
clientèle. Jusquelà, la casa annessa de l'Oratoire n'avait été ouverte (en
principe) qu'aux garçons de douze à dix-huit ans. En cette année 1862, il
pensait à créer à proximité, pour les enfants de six à douze ans, un foyer-pensionnat,
dont le règlement et l'organisation seraient «tout à fait propres et différents
de ceux pratiqués avec les jeunes plus âgés.»[36] Sans cesse de nouveaux projets germaient dans
son esprit. Après avoir définitivement transformé sa casa annessa, de
foyer qu'elle était en internat scolaire et professionnel, il se disposait à
étendre son oeuvre aux préadolescents. Pour cette branche nouvelle, il
demandait d'emblée l'aide du gouvernement sous une forme analogue à celle qu'il
avait imaginée dans sa circulaire aux bienfaiteurs du milieu de l'année 1860.
Le gouvernement lui prêterait cinq mille lires, qui seraient progressivement
remboursées par les pensions d'enfants placés à l'Oratoire par ses soins. Voici
comment. Don Bosco calculait que chaque enfant lui coûtait 65 centimes par
jour. Il demanderait 40 centines quotidiens au gouvernement pour les enfants
placés par lui; les 25 centimes restants seraient payés sur les cinq milles
lires prêtées. Notre prêtre philanthrope n'attendait certes pas que les
cailles lui tombent rôties du ciel dans la bouche. S'il s'en remettait à la Providence «qui n'abandonne jamais les siens», à la différence d'autres saints moins
industrieux il sollicitait tout à la fois et souvent avec succès pouvoirs
publics et générosité privée durant les premières années d'une nouvelle Italie
pourtant assez peu encline à favoriser les gens d'Eglise.
La Question romaine en 1861-1862
Car la question de Rome et du pouvoir temporel du pape
empoisonnait désormais les relations entre l'Eglise et l'Etat en Italie.[37]
Le 18 février 1861, le premier parlement de l'Ita-/617/ lie unie
s'était assemblé à Turin. Le 17 mars suivant, il proclamait le royaume d'Italie
sous la monarchie de Savoie. Pour souligner la continuité entre le royaume
sarde et le nouveau royaume italien, Victor-Emmanuel conservait son titre
dynastique et se disait «Victor-Emmanuel II, roi d'Italie par la grâce de Dieu
et la volonté de la nation». A ce royaume, il fallait une ville capitale. Selon
les nouveaux maîtres, ce ne pouvait être que Rome. Les 25 et 27 mars 1861, dans
deux discours restés fameux, Cavour expliquait au parlement que «Rome, et Rome
seule» devait être la capitale de l'Italie. Nulle autre cité prestigieuse de la
péninsule: Milan, Turin, Florence ou Naples..., ne méritait cet honneur.[38]
«Le choix de la capitale est déterminé par de grandes raisons morales,
expliquait Cavour. C'est le sentiment des peuples qui décide des
questions de cet ordre. Or, toutes les circonstances historiques,
intellectuelles, morales qui déterminent les conditions de la capitale d'un
grand Etat se retrouvent à Rome. Rome est la seule ville d'Italie, qui n'ait
pas une histoire exclusivement municipale. Convaincu, profondément convaincu
de cette vérité, je me crois tenu de la proclamer devant vous et devant les
nations; et je me sens tenu de faire appel en cette circonstance au patriotisme
de tous les citoyens d'Italie, et des représentants de ses villes les plus
illustres pour que cesse toute discussion à ce sujet, afin que celui qui a
l'honneur de représenter ce pays devant les puissances étrangères puisse dire: -
La nécessité d'avoir Rome pour capitale est reconnue par la nation entière. »[39]
Selon le ministre, Turin était prête à sacrifier son
titre de capitale pour le bien de tous. Malheureusement, le pape et sa curie
n'avaient nulle envie de l'imiter. Le problème était politico-religieux. Il touchait
les catholiques du monde entier et intéressait les relations entre le spirituel
et le temporel. Si le pape entrait dans les vues cavouriennes, il acceptait la
cession d'un bien qui était sien, mais il privait aussi probablement toute la
catholicité d'une précieuse liberté de mouvement.
Don Bosco avait consacré au domaine temporel du pape
tout un chapitre de la troisième époque (L'Italie du moyen âge) de sa Storia d'Italia. Il l'avait intitulé: Des biens temporels de l'Eglise
et du domaine du Souverain Pontife, et le destinait ouvertement à infuser
aux jeunes esprits une juste idée d'un problème débattu sans relâche autour
d'eux.
«Chers jeunes, vous entendez souvent parler de nos jours, soit en bien,
soit en mal, des biens temporels de l'Eglise et du domaine du Souverain
Pontife; il convient maintenant de vous en donner une juste idée», écrivait-il
à la première ligne de son chapitre.
/618/
L'Eglise, «société
des croyants gouvernés par leurs pasteurs sous la direction du Souverain
Pontife», puisqu'elle a le droit de vivre, a aussi le droit de disposer de quoi
se sustenter. L'empereur Constantin accorda au pape un domaine pour permettre à
l'Eglise de se garder libre et «indépendante dans l'exercice de ses droits
spirituels». Après avoir retracé de son mieux l'histoire du domaine des papes
depuis le quatrième siècle, don Bosco continuait:
«Bien que ce royaume ne soit pas très vaste, les puissances catholiques
se sont toujours employées avec le plus grand soin à le conserver; c'est
pourquoi il se maintient florissant aujourd'hui encore et se conserve comme tel
depuis plus de mille deux cents ans. »
Le chapitre s'achevait par plusieurs alinéas
d'apologie du paradoxe de la royauté «temporelle» du pape «chef de la
religion», laquelle est de nature «spirituelle». L'autorité spirituelle et
l'autorité temporelle, qui relèvent l'une et l'autre de Dieu, sont parfaitement
conciliables entre elles, expliquait don Bosco. Les exemples de théocratie ne
manquent pas dans l'histoire des Hébreux. Et puis, qu'adviendrait-il si le
pape, n'étant plus roi, devenait le sujet d'un prince hérétique ou d'un
persécuteur du christianisme? Don Bosco soumettait enfin trois réflexions à la
méditation de ses lecteurs:
«Premièrement il est de vraie nécessité que le pape demeure dans un
pays libre et indépendant pour pouvoir juger librement des choses de la
religion. Deuxièmement, ce domaine temporel n'appartient pas aux seuls sujets
des Etats romains, mais on peut le dire propriété de tous les catholiques,
lesquels, en fils affectionnés, ont de tout temps contribué et doivent encore
actuellement contribuer à conserver la liberté et les biens du chef de la
chrétienté. Troisièmement, enfin de même qu'un fils doit aimer l'honneur de son
père, respecter et faire respecter ses biens, ainsi nous, les catholiques, tous
enfants du même Dieu, nés et éduqués dans la même religion, devons professer le
même intérêt pour la liberté, pour l'honneur, pour la gloire et pour les biens
de notre père spirituel, le vicaire de jésus Christ, le Pontife Romain. »[40]
A sa façon et comme tant d'autres dans les premières
années '60, don Bosco mobilisait les esprits contre le projet cavourien sur
Rome capitale.
Avant de disparaître prématurément, Cavour s'était
pourtant ingénié à calmer les appréhensions catholiques. Il avait repris l'argumentation
progressiste de l'époque. Non, le pape ne perdrait pas sa liberté. Bien au
contraire, délivré du handicap temporel, il gagnerait /619/ une beaucoup plus grande
autorité morale. Il avait dit dans son discours programme du 25 mars 1861:
«Nous devons aller à Rome, mais à deux conditions. Nous devons y aller
en accord (di concerto) avec la France [on se rappelle que les troupes
françaises étaient à Rome] et sans que la réunion de cette cité au reste de
l'Italie puisse être interprétée par les catholiques, en Italie et ailleurs,
comme le signe de la servitude de l'Eglise. Nous devons par conséquent aller à
Rome sans que l'autorité civile étende son pouvoir sur l'ordre spirituel.
Telles sont les deux conditions pour que nous puissions aller à Rome sans
mettre en danger le sort de l'Italie. »[41]
«L'Eglise libre
dans l'Etat libre», proclamait-il en une formule dont l'ambiguïté fut souvent
relevée.
Cavour était
mort à l'improviste le 6 juin 1861, mais ses successeurs au pouvoir se
garderaient de mettre son programme en cause.[42] L'opinion
était donc partagée dans l'Italie de 1861-1862. Les esprits libéraux, y
compris des rangs catholiques, pouvaient estimer avec Cavour que
l'indépendance du pouvoir spirituel serait infiniment mieux assurée si le
souverain pontife était dégagé du poids du royaume temporel.[43] Des prêtres l'affirmaient publiquement à leurs
risques et périls.[44] Dans l'Eglise piémontaise, naturellement plus
patriote que le reste de la péninsule, nombreux étaient les ecclésiastiques
qui penchaient en ce sens. A la fin de 1861, ils recevaient inopinément pour
leader un homme remarquable, l'ex-jésuite Carlo Passaglia, qui venait chercher refuge à Turin.[45]
Le théologien Carlo Passaglia, disciple du P. Perrone, ultramontain convaincu,
travailleur acharné, avait accédé en 1845 à la chaire de théologie
dogmatique de la Sapienza (Rome).
Après les bouleversements de 1848, qui l'avaient contraint à l'exil, il
avait enseigné la dogmatique au Collège romain (1850-1857). De part et
d'autre, il avait profondément renouvelé l'enseignement par un «retour aux
sources» de qualité inhabituelle, notamment par l'utilisation des pères de l'Eglise
sur le modèle de Denis Petau. Dans cet esprit, il avait publié un énorme traité De immaculato Deiparae semper virginis conceptu (Naples, 1854- 1855), fournissant à la définition dogmatique de 1854 tous les appuis
historiques souhaités. Ce théologien romain manifestait donc avec le
publiciste don Bosco plus d'affinités qu'on imaginerait devant la suite des
événements. Passaglia avait certes beaucoup plus de métier et de capacités
spéculatives, mais il faut avouer que leurs goûts et leurs méthodes se
ressemblaient. Cependant, de-/620/ puis 1859, il s'était mis à en différer sur un
point alors essentiel. Cette année-là, à la suite d'une maladie et
d'imprudences consécutives, Passaglia n'avait pas retrouvé sa chaire au
Collège romain, avait obtenu sa sécularisation et quitté la Compagnie. Redevenu professeur à la Sapienza, il
s'était laissé entraîner dans la cause de l'Italie nouvelle. A l'origine, Pie
IX l'avait encore protégé. En 1859 il l'appela à faire partie d'une commission
sur le domaine temporel des papes; fruit de ses réflexions, Passaglia publia
l'opuscule Il pontefice e il principe (Le pontife et le prince) (Rome, 1859), pour
démontrer la nécessité «relative» du pouvoir temporel du pape pour le libre
exercice de son pouvoir spirituel. Il avait raison, mais, ce disant, il avait
ouvert la porte. Il sauta le pas. Son livre Pro caussa italica ad episcopos catholicos auctore presbytero catholico (Pour la cause italienne aux évêques
catholiques, par un prêtre catholique), publié anonymement le 23 septembre
1861, reconnu par lui le 9 octobre, fut inscrit ce même jour au catalogue de
l'Index. Passaglia y prêchait aux évêques de cesser de se montrer hostiles à
la patrie italienne reconstruite. Pareille exhortation sentait le soufre dans
la capitale des Etats pontificaux. Pour sa protection, Passaglia dut
sur-le-champ fuir Rome et gagner Turin, où il parut une semaine après le
décret. Turin devenait ainsi, à partir de novembre 1861, le centre de la
propagande passaglienne pour la conciliation entre le pape et la nation. Il y
poursuivait la campagne qui avait tourné court à Rome. Quatre opuscules, dont
les titres suggèrent plus ou moins les thèses, sortirent dans les semaines qui
suivirent et purent lui être attribués: Della
scomunica (De
l'excommunication); La questione
dell'indipendenza ed unità d'Italia dinanzi al clero (La question de l'indépendance et de l'unité
de l'Italie devant le clergé); Lo
scisma non è una minaccia dei rivoluzionarii ma una
giusta apprensione dei cattolici (Le schisme n'est pas une menace des révolutionnaires mais une juste
appréhension des catholiques); Obbligo
del vescovo di Roma e pontefice massimo di risiedere in Roma
quantunque metropoli del regno italico (L'obligation pour l'évêque de Rome et souverain
pontife de résider à Rome même devenue capitale du royaume d'Italie). Ce
dernier écrit prévenait un risque et une objection. Si Rome, selon le voeu des
Piémontais, devenait capitale de l'Italie, le pape serait tenu de continuer à
y résider. Il ne pourrait fuir en Avignon, à Vienne ou ailleurs, évidemment
pour l'humiliation des Italiens. L'activité fébrile de Passaglia culmina en
1862 dans la recherche d'adhésions à une adresse au pape qu'il avait rédigée.
Après avoir reconnu avec rigueur l'autorité dogmatique et disciplinaire du
pontife romain et de l'épiscopat, les /621/ signataires demandaient au souverain pontife
de se prononcer pour Rome capitale du nouveau royaume d'Italie afin de
restaurer la paix entre l'Eglise et la nation. Le document constitua la Petizione di novemila sacerdoti italiani a
S. S. Pio IX e ai vescovi cattolici con esso uniti (Pétition de neuf mille prêtres italiens à S. S. Pie
IX et aux évêques catholiques en communion avec lui) (Turin, 1862).
Simultanément, avec le bihebdomadaire Il Mediatore (Le Médiateur) (Turin, 1862-1866), Passaglia donnait un organe
périodique au mouvement ainsi créé dans le clergé. En 1863, année où il sera
élu député au parlement, il essayera de fonder, mais sans succès, une « Société
ecclésiastique italienne. »[46]
Inévitablement, le nom de Passaglia revenait fréquemment
en 1861-1862 dans les conversations des ecclésiastiques de Turin. Ils
qualifiaient communément ses partisans de Passagliani.[47] On
ne sait si don Bosco et les siens furent sollicités d'entrer dans le mouvement
contestataire du «fameux» (famigerato) Passaglia, comme Bonetti le qualifiait alors dans un
cahier de ses Annali. Ce chroniqueur a seulement relevé que, le 2
mai 1862, les clercs de l'Oratoire se mirent à parler de Passaglia devant don
Bosco, que celui-ci manifesta quelque réticence à intervenir, qu'à son avis
les discours n'avaient nulle prise sur le personnage et qu'il fallait seulement
prier le Seigneur pour lui.[48]
Au début de juin, don Bosco s'associa de coeur, mais
sans éclat, au geste de solidarité catholique organisé par Pie IX pour la canonisation
des martyrs japonais.[49] Le pape condamna vigoureusement les erreurs
du rationalisme moderne et redit son attachement au pouvoir temporel. Don Bosco
reçut des nouvelles des fêtes romaines.[50] Sa participation ouverte n'allait pas
au-delà, Il écrira plus tard dans une réédition de sa Storia ecclesiastica un paragraphe sur l'aspect missionnaire de la
célébration, mais les chroniques salésiennes et les lettres conservées de
l'époque ne firent pas écho aux propos énergiques du souverain pontife.
A l'approche d'Aspromonte,[51] le refus de don Bosco de prendre position
dans le débat sur la question romaine était de plus en plus mal toléré par les
siens. «Nous voulons Rome», «Rome ou la mort!», criait-on en ville. Impossible
d'esquiver le problème dans la capitale surchauffée du nouvel Etat. Le 7
juillet, les clercs de don Bosco parvinrent à le faire parler. Bonetti écrivit
sans ambages:
«Le soir, nous trouvant avec don Bosco, nous avons cherché à le faire
discourir pour apprendre comment nous devons nous régler en ces temps particuliè-/622/ renient
calamiteux et, sans qu'il s'en aperçoive, nous sommes parvenus à lui tirer de
la bouche ce qui suit. »[52]
Don Bosco répondit par deux anecdotes qui le mettaient
en scène. Les pirouettes des dialogues et l'imprécision de l'argumentation
étaient significatives de son embarras. Bien que ce détail n'ait pas été
spécifié, le premier récit le situait au milieu d'ecclésiastiques à la
recherche, dans le Nouveau Testament, d'un principe d'obéissance (ou de
désobéissance) raisonnée au pape Pie IX. Ils alléguaient le souhait: Sit rationabile
obsequium vestrum de Romains 12, 1 .
«Je me suis trouvé aujourd'hui dans une maison au milieu d'un groupe de
démocrates. Après qu'on eût parlé de diverses choses indifférentes, le discours
tomba sur les affaires politiques du jour. Le fait est que ces liberalorai voulaient
savoir ce que don Bosco pensait de l'entrée des Piémontais à Rome et qu'ils
l'interrogeaient là-dessus. Don Bosco, convaincu que se mettre à discourir à
ce sujet avec ces gens-là revenait à perdre inutilement sa salive, répondit
aussitôt avec netteté: - Je vous dirai immédiatement ce que je pense: je suis
avec le pape, je suis catholique, j'obéis aveuglément au pape. Si le pape disait
aux Piémontais: Venez à Rome, alors je dirais aussi: Allez-y. Si le pape dit
que les Piémontais à Rome, c'est un vol, alors je le dis aussi. Mais ils se
mirent à crier: Sit rationabile obsequium vestrum. - Oui! Que votre
soumission soit raisonnable; mais, par exemple, pour ce que nous devons dire
nos prières matin et soir, pour notre manière de nous tenir quand nous faisons
chaque jour un peu de méditation. Oui, en cela et pour les affaires du même
genre, sit rationabile obsequium vestrum! Mais, pour ce qui regarde un
dogme de foi, alors si nous voulons être catholiques, nous devons croire et
penser comme le pape pense et croit. - Mais, dites-nous au moins ce que vous
pensez sur cette entrée. - Voici ce que je pense et ce que je vous dis. C'est
un rêve que les Piémontais aillent à Rome; c'est un rêve que les Piémontais,
s'ils y allaient, puissent y rester. Et puis, je vous dis aussi qu'en rêvant on
peut se casser la figure. - Ils éclatèrent de rire et se dirent satisfaits.
C'est ainsi qu'on s'en tire sans entrer dans un débat, quand il est impossible
d'en sortir sans s'échauffer la tête et s'entêter plus encore sur ses
positions.»
Le chroniqueur passait aussitôt à la deuxième
anecdote. Cette fois don Bosco s'entretenait avec une seule personne, que l'on
croirait plutôt simplette.
«Une autre fois, quelqu'un voulait me faire parler du pouvoir temporel
du pape. Je lui demandai immédiatement: - Voulez-vous que l'on traite de cette
question au sens théologique, au sens philosophique ou au sens oratoire?
L'autre répondit: - Mais je ne sais pas ce que cela veut dire. - Voyez! Cette
question peut être traitée ou selon la théologie ou selon la philosophie ou /623/ selon l'art
oratoire. Il répliqua: - Mais je n'ai jamais étudié tout cela. Alors je lui
dis: - Eh bien, tâchez de vous instruire là-dessus, puis revenez et nous
parlerons. Mais nous mettre à discourir à perte de vue de ce que nous ignorons,
c'est nous exposer à dire des erreurs plus grosses les unes que les autres. Si
vous désirez vous instruire en cet ordre de choses, je pourrais vous indiquer les
auteurs. Et ainsi il se tut.»[53]
Cette double anecdote dialoguée n'illustre pas
précisément les aptitudes dialectiques de notre don Bosco. Mais elle nous
apprend plusieurs choses. En pratique, don Bosco tenait à obéir au pape « aveuglément
» sans discuter ses instructions. Il semblait même en faire une question de
fidélité «dogmatique». Par ailleurs, il évitait les discussions théoriques sur
le problème de Rome et du pouvoir temporel des papes. Il ne parvenait
vraisemblablement plus à justifier la position conservatrice de la cour de
Rome. «Théologiquement parlant», il fallait s'y soumettre; mais
«rationnellement» ou «philosophiquement», ce n'était plus très explicable. On
retiendra de ces dialogues que, pour lui, si le pape avait dit aux Piémontais
de 1862 d'entrer à Rome, il eût été sur-le-champ d'accord avec son gouvernement
quand il réclamait cette ville pour capitale. Il n'y aurait pas vu d'obstacle.
Dont acte!
Mais, de la sorte, il donnait plus ou moins raison à
ceux pour qui le refus du pape relevait du caprice plutôt que d'une sagesse
raisonnée. Il n'importe, avait-il confié à ses collaborateurs au début du mois
de mai: «Nous préférons aller en paradis avec Pie IX par suite de son caprice
plutôt qu'en enfer avec toutes les spéciosités du monde! »... [54] En somme, don Bosco ne prenait le parti du pape que
par discipline religieuse. Mais il en faisait une exigence absolue. Son
ecclésiologie voulait que toute séparation d'avec le pape entraînât la
séparation d'avec le Christ et donc le péril de la damnation. Quand, en 1870,
les Piémontais s'empareront de Rome et que, contrairement aux prévisions de
notre saint, ils y resteront, il ne protestera pas. Durant les années soixante,
son seul loyalisme envers le souverain pontife l'avait empêché d'approuver Victor-Emmanuel
II. Ensuite, devant le fait accompli, il rendra à César victorieux ce que la
force, à défaut de raison politique, lui avait concédé.
La propriété des Letture cattoliche
Au printemps de cette année 1862, une affaire liée aux Letture cattoliche venait de le troubler profondément.
/624/
Un mois après l'autre, il continuait de voir sortir et
expédier aux abonnés les petits fascicules de cette revue populaire née dix ans
plus tôt. Il portait allègrement cette charge, qu'il partageait toutefois avec
un représentant de l'évêque d'Ivrea. Le prêtre Francesco Valinotti tenait la direction administrative de la revue, depuis
son bureau dénommé Direzione delle
Letture Cattoliche, sis, comme nous savons, non pas à
l'oratoire du Valdocco, mais 11, via San Domenico à Turin, ainsi que le
spécifiaient avec insistance les couvertures bleues des livrets du temps.
Don Bosco continuait d'y publier sous son nom la série
de Vite dei papi (Vies des papes) qu'il avait entreprise en 1857. Trois
fascicules de «Vies de papes» étaient sortis en 1859, deux en 1860, un
en 1861; un fascicule verra le jour en 1862, et ainsi chaque année
jusqu'en 1865; puis la série s'éteindra. Heureusement, est-il permis de
dire, car la réputation de don Bosco allait plutôt en souffrir. Les légendes
avaient définitivement envahi ses histoires de papes. Nous les laisserons dormir
en paix autant qu'il est possible.[55] C'était
peut-être la part la moins bonne de la revue au cours de ces années.
Arrêtons-nous plutôt aux titres des mois qui précédèrent
le déclenchement de l'affaire Mgr Moreno. En janvier 1861, la
collection publia «Les enfants vertueux», par Luigi Friedel;[56] en
février «Le trésor caché, ou prix et excellence de la sainte messe»,[57] par le
bienheureux Léonard de Port-Maurice; en mars «La vie du saint martyr Tascius
Cecilius Cyprien, évêque de Carthage »,[58] par le prêtre Re; en avril, l'anonyme
«Exemples édifiants proposés à la jeunesse»; [59] en mai, évidemment traduit du français, «L'Eglise»
par Mgr de Ségur;[60] en juin, l'anonyme «Victoire et Eugénie, ou
la courtoisie et la charité»;[61] en juillet, «S'abstenir de travailler les
jours de fête »,[62] par M. D. Olivieri. Trois productions de don
Bosco suivirent: en août, «Une famille de martyrs, ou vie des saints martyrs Marius,
Marthe, Audifax et Abaque, et leur martyre, avec un appendice sur le sanctuaire
qui leur est dédié près de Caselette»,[63] par
le prêtre Giovanni Bosco; en septembre, «Notice biographique sur le jeune Magone Michele, élève de l'oratoire S. François de Sales», [64] par le prêtre Giovanni Bosco; et, en octobre, une «Vie
de pape»: «Le pontificat de S. Denis avec appendice sur S. Grégoire le
Thaumaturge»,[65] par le prêtre Giovanni Bosco. Des noms
alors connus figuraient au frontispice des fascicules qui venaient ensuite: en
novembre, «Le paradis sur terre dans le célibat chrétien»,[66] par G. Frassinetti; en décembre, «Notice sur la
bienheureuse Panasie, bergère du Val de Sesia»,[67] par /625/ Silvio Pellico; en janvier 1862, «Dévotion
des sept dimanches consacrés à honorer les douleurs et les allégresses de
saint Joseph»,[68] par «P. Ughet», un patronage assez suspect ;[69] en février, «La jeune Sibérienne, ou l'amour
filial»,[70] par Xavier de Maistre; en mars, «Les
orphelins juifs»,[71] traduit du français avec quelques chants pour
la fête de la Sainte Enfance; en avril, «L'Orphelin de Fénelon, ou les effets
d'une éducation chrétienne».[72] La revue, poursuivait son chemin. Etrangère à
la littérature et aux recherches plus ou moins scientifiques, elle
s'efforçait, avec un bonheur divers, d'intéresser, d'instruire et surtout
d'édifier le peuple catholique.
Au printemps de 1862, don Bosco installait chez
lui un embryon d'atelier d'imprimerie. Quoi de plus naturel que d'y faire
imprimer les petits fascicules des Letture
cattoliche qui, jusqu'alors,
avaient été confiés à des imprimeurs de la ville? Il avait déjà préparé «les
caractères, le papier, les formats, une machine correspondant aux imprimés de Paravia»,
l'imprimeur ordinaire des numéros précédents. Il annonçait même, peut-être
pour inquiéter son interlocuteur: «L'impression est commencée, j'ai la matière
prête pour tous les fascicules de cette année... ».[73] Mais le changement n'était pas du goût de
l'évêque Moreno, qui avait présidé au lancement de la publication. Au début de
mai 1862, une lettre rédigée au nom de l'évêque par le provicaire général d'Ivrea Angelo Pinoli déplora la décision de don Bosco, parce que, de
la sorte, il faisait acte de propriétaire de la revue.[74] Don Bosco réagit le 10 du
mois avec une âpreté exceptionnelle par une lettre à l'administrateur Valinotti,
qui lui avait remis le pli d'Ivrea. Il commençait:
«Vous ne pouvez imaginer, M. le Théologien, quelle douloureuse
sensation m'a causée la lettre que vous m'avez communiquée au sujet des Letture cattoliche, tant par sa teneur que par la personne à laquelle elle
se référait. J'ai plusieurs fois tenté d'y répondre hier, mais l'agitation
m'en a toujours empêché. Ce matin seulement, après avoir célébré le sacrifice
de la sainte messe et tout recommandé au Seigneur, je réponds par le simple
récit des faits sous leur véritable jour. »
Un alinéa condensait son action de dix années au
service de la revue:
«Je n'ai jamais pensé que les Letture
cattoliche fussent la propriété
d'autrui. J'ai tracé le programme, j'ai commencé l'impression, je l'ai toujours
contrôlée et corrigée avec le maximum de diligence; chacun des fascicules a été
composé ou rédigé par moi en un style et un langage adaptés. J'ai toujours été responsa-/626/ ble de ce qui avait été imprimé. J'ai fait des
voyages, j'ai écrit et fait écrire des lettres pour la diffusion de ces Letture. L'opinion
publique, le Saint Père en personne dans trois lettres qu'il m'a adressées, me
considèrent comme l'auteur des Letture
cattoliche.»
Amer, il rappelait une réflexion
de don Pinoli:
«Nous ne devons pas attendre de ces Letture un quelconque avantage matériel.
Si l'on en retire quelque bénéfice, il sera bon pour l'Oratoire, qui en aura
certainement besoin. »
Don Bosco observait, ironique:
«Je gagnerais certainement un beau bénéfice si, après avoir durement
peiné pendant dix ans pour ces Letture sans jamais recevoir un sou, je ne pouvais
maintenant même pas avoir celui de donner du travail avec elles à mes enfants!»
Dans son dépit, il s'exclamait:
«Mais jamais personne ne m'a contesté la maîtrise (padronanza) d'une affaire par moi commencée puis continuée au prix
de tant de fatigues et de tant de dépenses! »
A l'objection financière: «On pourra dire: il y a des
dettes à payer», il rétorquait vertement:
«Qu'on les paye! Je travaille depuis dix ans et je n'ai jamais cherché
un sou. Je n'en veux pas non plus aujourd'hui, parce que, en ce qui concerne la
gloire de Dieu, je ne me laisserai jamais guider par un sordide intérêt. »[75]
Nous nous garderons bien de juger du différend. Comme
trop souvent, les responsabilités n'avaient pas été clarifiées à l'origine par
un document en forme. Les deux parties avaient mené l'affaire sur un malentendu.
Don Bosco ne rapporta pas sa décision de faire
imprimer les Letture cattoliche au Valdocco «pour donner du travail» à ses
pauvres enfants. Le numéro d'août de la revue, une histoire des pontificats des
papes Félix et Eutychien qu'il avait composée lui-même, sortit officiellement
de la presse de la Tipografia dell'Oratorio
di S. Francesco di Sales. Progressivement,
tous les fascicules des Letture en proviendraient. Mais, ce faisant, don Bosco
n'endossait-il pas un passif, que Paravia prétendra bientôt récupérer? Il
faudra cinq années de débats et les patientes interventions du comte Cays pour
parvenir à une solution acceptable sur le règlement des dettes et de la
propriété des Letture /627/ cattoliche.[76] La question brouillera deux grands amis des années cinquante: l'évêque
Moreno d'Ivrea et notre don Bosco.
Don Bosco éducateur charismatique
Par sa présence habituelle, ses confessions, ses
conversations et surtout ses buonenotti vespérales, don Bosco assumait
lui-même la part majeure de l'éducation morale des jeunes et du personnel du Valdocco.
Il modelait l'esprit de la maison. Son action, enveloppée à notre regard d'un
halo plus ou moins poétique pour les années antérieures, est mieux perceptible
à partir de 1860 grâce à des cahiers de chroniques que des disciples fervents
se mirent alors à rédiger. Une «commission des sources» fut créée en mars 1861
pour enregistrer ses interventions, ses «songes» en particulier.[77] Don Bosco était devenu un maître charismatique objet
de la protection manifeste du Seigneur; l'opinion locale lui attribuait des
miracles et des prophéties. Rédigée en mars 1861, la déclaration
fondatrice de la «commission des sources» suffit à en témoigner:
«Les dons magnifiques et lumineux qui resplendissent en don Bosco, les
faits extraordinaires survenus en lui et que nous admirons encore aujourd'hui,
sa façon admirable de diriger la jeunesse sur les voies ardues de la vertu et
les grands desseins qu'il a nourris en esprit pour l'avenir, nous révèlent en
lui quelque chose de surnaturel et nous font présager des jours plus glorieux
encore pour lui et pour l'oratoire. »
C'est pourquoi ces jeunes gens voulaient «empêcher que
rien de ce qui appartient à don Bosco ne tombe dans l'oubli» et faire tout ce
qui était en leur pouvoir pour en conserver le souvenir, «afin qu'un jour
resplendissent ces phares lumineux pour éclairer le monde entier pour le bien
de la jeunesse. »[78]
Echo de
l'opinion environnante, Ruffino, entré à l'Oratoire en 1859, notait dans
l'un de ses cahiers au cours de l'année suivante:
«On dit que don Bosco a ressuscité un mort, c'est-à-dire qu'un jeune
tomba malade et fut à toute extrémité. Il fit appeler don Bosco qui arriva
quand il était déjà mort. Ses parents en étaient extrêmement affligés. Mais don
Bosco les tranquillisa; il s'approcha du défunt et fit une courte prière. A cet
instant le froid cadavre se réanima et cria: - Oh, don Bosco, si vous n'étiez
pas venu vite me délivrer, les démons voulaient me traîner en enfer. Puis il se
confessa de tous ses péchés et de nouveau expira. »[79]
/628/
Cette résurrection en forme, évidemment le miracle le
plus sensationnel mis alors au compte de don Bosco, en laissait présager
d'autres, par exemple ceux que Bonetti consignait dans un cahier probablement
contemporain: l'admirable conversion d'un athée, le chien gris, la
multiplication des châtaignes et la multiplication des hosties.[80]
Ruffino recueillait
aussi des prophéties de don Bosco. Ainsi, au cours de 1860: «[On dit] que don
Rua doit survivre cinquante ans à don Bosco et écrire une histoire; que don Rua
et Ballesio doivent être [un jour] les plus vieux de la maison; que Jarach doit
vivre 36 ans. »[81] Ruffino entendait lui-même don Bosco annoncer
un soir de mai 1860: «Un jeune de la maison a besoin de se préparer à la mort.»
A toute éventualité, il inspectait les mines autour de lui: «Gilardi a la
fièvre, Perona est à l'hôpital du Cottolengo, Bocca à celui des Cavalieri avec
Bolei, Enria a mal, Ravisso un peu de mal et Battu le front gonflé. »[82] Le 31
octobre, il enregistrait une confidence du clerc Baravalle qui, à sa première
confession à don Bosco, alors qu'il n'était qu'à peine connu de lui, l'avait
entendu lui dire le problème qui le préoccupait.[83] Le 10 ou le 11 novembre, il notait une
guérison Davico à la suite d'une prière à Dominique Savio sous
la conduite de don Bosco.[84] Le 24 décembre, il écrivit:« 24. Don Bosco a
dit: - Il y en a parmi nous qui, dans quelques mois, n'y seront plus. Et
celui-là n'y pense pas. Nous ferons en sorte de remplir un peu son sac avant
qu'il s'en aille. »[85] A la même époque, il apprenait de don Bosco
que Castellano - c'està-dire le clerc Luigi
Castellano décédé récemment chez
lui - «est en Paradis», mais que Racca - c'est-à-dire l'élève Giovanni Racca, 10 ans, mort brutalement le 13
décembre - « a grand besoin de nos prières. »[86] En juillet 1862, depuis S. Ignazio sopra Lanzo, don Bosco dénonçait les entorses au règlement de
divers garçons de l'Oratoire de Turin.[87] Quelles que soient les explications données à
ces faits, un point est bien assuré: la maison de don Bosco évoluait dans une
atmosphère merveilleuse, qui influençait la psychologie et le comportement des
garçons et des maîtres. Elle rassurait et même enchantait les uns; elle
inquiétait ou désolait les autres.
Une pédagogie associant la confiance et la crainte
Une idéologie de gloire de Dieu et de salut des âmes,
mais aussi de paradis et d'enfer, de bonheur ineffable et de malheur effrayant
inspirait la pédagogie morale et religieuse de don Bosco. Elle combinait la /629/ crainte de Dieu
et la confiance filiale en lui. Il l'appliquait avec succès à un peuple de
jeunes façonné par un catholicisme immémorial.
Les conditions d'entrée d'un garçon à l'Oratoire,
clairement spécifiées en annexe de la circulaire déjà mentionnée de juillet 1860,[88] dessinaient le profil de l'élève, à qui don Bosco
s'efforçait d'inculquer un peu de sagesse. Si le jeune était destiné à un «art»
ou à un métier, il devait être «sain, robuste», avoir douze ans accomplis et
pas plus de dix-huit ans. La maison s'engageait à lui fournir le logement, la
nourriture et l'instruction morale et religieuse jusqu'à la fin de son apprentissage
dans l'un des métiers existant dans l'institut. S'il était destiné aux études,
il devait avoir parcouru le cycle élémentaire, être sain, exempt de difformités
physiques et présenter un certificat de bonne conduite morale. La maison lui
assurerait le logement, la nourriture et un enseignement en série classique
latine. Dans l'un et l'autre cas, le jeune devrait s'accommoder des menus, de
la discipline, de l'instruction et des professions exercées, selon «le plan de
règlement en usage dans la maison». Ce règlement accordait une place
prééminente à l'instruction morale et religieuse. La notice nous signifie, s'il
en est besoin, que l'oratoire de don Bosco au début des années '6o n'avait rien
d'un centre de redressement pour jeunes délinquants ni d'un foyer pour
handicapés physiques ou mentaux. La pédagogie morale y était appliquée à des
enfants ordinaires de familles piémontaises du temps, qui étaient toutes de
tradition chrétienne et même catholique.
Don Bosco frappait ces esprits par des récits
oniriques, qui n'étaient pas toujours de véritables rêves, mais parfois et
peut-être souvent des histoires ou, selon un mot qui lui était favori, des
«paraboles» habillées en songes. Le «songe des quatorze tables», raconté les 5
et 6 août 1860, est un bon exemple de parabole onirique. Ses garçons, disait
don Bosco le 5 août, étaient disposés le long d'une table qui, partant du pied
d'une montagne, allait se perdre dans le ciel; ceux du bas absorbaient des mets
peu ragoûtants, ceux du haut des mets délicieux. L'allégorie parlait
d'elle-même. Le 6, à une question sur leurs rangs à table, don Bosco, qui ne se
souvenait plus d'avoir parlé la veille d'une table unique, expliquait à ses
auditeurs qu'ils étaient assis autour de quatorze tables de mieux en mieux garnies
au fur et à mesure que la montagne s'élevait.[89] Les récits sur trois nuits consécutives de la
fin de l'année 1860 furent présentés comme des songes par don Bosco.[90] Le chroniqueur Bonetti, reflet de l'opinion
enthousiaste, les qualifia sereinement de «célestes visions.»[91] Dans son rêve, don Bosco s'était trouvé en la
compagnie de don Cafasso - mort, comme nous savons, /630/ six mois auparavant - à qui
il avait demandé conseil pour l'étrenne spirituelle de ses enfants. Ses garçons
devaient présenter des comptes en règle, lui avait fait comprendre Cafasso. Les
possesseurs de comptes satisfaisants recevaient de bons gâteaux; aux mauvais
comptes on ne donnait rien. D'ailleurs ces malheureux avaient, soit la langue
pourrie, soit le coeur vide, soit les yeux bandés, soit la tête dans un nuage
de fumée, soit le coeur plein de terre. «Que faire? demandait don Bosco à don Cafasso.
- Tu le sais bien, répondait celui-ci. - Mais encore? - Eh bien, fais
attention, fais attention. » Problème! Le capo d'anno se prêtait aux
graves monitions. Au terme de 1861, don Bosco invita tout son monde (clercs et
élèves) à passer chez lui pour recevoir une consigne personnelle de la Vierge Marie. Les exhortations, dont un bon nombre sont connues,[92] invitaient toutes de quelque manière à
pratiquer une ou plusieurs vertus: chasteté, courage au travail, piété,
charité, humilité... Quelques-unes, sur le ver qui ronge, le coeur plein de
terre.., rappelaient le songe de la fin 1860.
Immanquablement, les lecteurs des consignes mariales,
les auditeurs du songe des quatorze tables, des soirées Cafasso et des récits
oniriques d'inspiration voisine étaient renvoyés à leur propre conscience.
S'ils la jugeaient en paix, éventuellement à la suite d'une confession
sérieuse, les discours de don Bosco les encourageaient à progresser sur le
«chemin de la vertu». Don Bosco les rassurait: Dieu toujours présent à leurs
côtés les protégeait et leur procurait sa grâce. L'Eglise entière, le peuple
des «bons», bénéficiait, leur enseignait-on, des deux colonnes salvatrices de la Vierge et de l'hostie.[93] Ainsi pourvus et la conscience en ordre, les
jeunes étaient heureux. Don Bosco le leur disait et ils l'éprouvaient
eux-mêmes. Le pain doré et les vêtements resplendissants du haut bout de la
table les enchantaient dans le songe des «quatorze tables». Les songes Cafasso leur
donnaient la satisfaction de comptes en règle avec Dieu. Ils goûtaient déjà
leur récompense, que de bons gâteaux symbolisaient. Comme Dominique Savio, qui
s'en était trouvé littéralement «ravi», ils imaginaient avec bonheur les joies
promises au terme de leur existence.[94] Les jeunes de cette sorte ne manquaient pas
chez don Bosco. Lui-même disait son admiration devant la qualité d'âme de
plusieurs de ses disciples, que le péché grave n'avait jamais abîmés.[95] A eux le bonheur de la confiance en soi, en Dieu et
en sa grâce. La mort, terrible au pécheur, leur était douce et paisible. Selon
les biographies exemplaires que don Bosco écrivait alors sur eux, Michele Magone et Francesco Besucco partaient dans l'éternité comme s'ils voulaient encore sourire.[96] Ces /631/ âmes candides n'éprouvaient nulle frayeur du
«jugement particulier». Anges et saints veillaient sur leurs derniers instants.
En éducation, don Bosco usait constamment du levier réconfortant de la confiance.[97]
Mais il tenait aussi à un autre instrument, sur lequel
le silence s'établirait un jour. Les songes de 1860 opposaient les bons
et les autres, plus ou moins tristi, c'est-à-dire mauvais. Les étrennes
spirituelles les bousculaient et les tourmentaient: «Tu penses beaucoup à ton
corps, peu à ton âme; la mort approche, prépare-toi»; «Médite davantage sur
l'éternité. »[98] Si, comme on les en pressait, ils examinaient
leurs consciences, ils s'identifiaient, soit à tort (c'était le risque d'une
méthode qui pouvait désespérer les scrupuleux), soit non sans raison, avec les
langues pourries, les coeurs vides ou pleins de terre, les têtes dans les
nuages, les yeux aveuglés des songes. Le dégoût d'eux-mêmes et, dans le
contexte du lieu et du temps, la crainte du Dieu des derniers jours les
décideraient peut-être à s'amender, à modifier leur conduite, en un mot à se
convertir par une authentique confession.
Don Bosco exploitait la peur du diable, de la
souffrance et de la mort. Un songe daté du 5 juin 1862 mettait en scène
l'énorme cheval rouge de l'Apocalypse, qui semait l'épouvante sur le terrain de
jeux de l'Oratoire et à la vue duquel la marquise de Barolo tombait
évanouie.[99] Le 20 août 1862, le mal prenait la
forme d'un gros serpent.[100]
Les chrétiens du temps de don Bosco entendaient sans
cesse prêcher sur la destinée éternelle scellée par le dernier soupir. Nous
savons que l'Oratoire pratiquait l'exercice mensuel de la bonne mort. Les
méditations du début du Giovane
provveduto touchaient pour moitié
aux fins dernières. On ne concevait pas de retraites spirituelles sans de
longues considérations sur la mort et l'éternité. Très naturellement, à
l'Oratoire en 1865, le premier fioretto d'une neuvaine préparatoire
à la fête patronale de S. François de Sales donnait le ton à la série par un
rappel de la proximité de la mort.[101] Plus frappant à nos yeux, depuis 1858 cinq
soirées consécutives du Mois de mai de don Bosco étaient
consacrées aux fins dernières. Les jeunes assemblés pour célébrer le mois de Marie
entendaient donc, le quinzième jour, des considérations sur «la mort»; le
seizième, sur le «jugement particulier»; le dix-septième, sur «le jugement
universel»; le dix-huitième, sur «les peines de l'enfer»; et, le dix-neuvième,
sur «l'éternité des peines de l'enfer. »[102] Ces méditations volontairement effrayantes
entretenaient dans les âmes la crainte de Dieu. La crainte y occupait alors
assurément plus de place que la confiance en sa /632/ miséricorde et en sa bonté. Les méditations
répétées des fins dernières infusaient avec persévérance la peur du jugement
divin à la suite des péchés commis. Les deux discours du Mois de mai sur
l'enfer ne pouvaient que faire peur. Leur signification peut paraître moindre
que ceux sur la mort et le jugement particulier. Ils nous édifieront assez sur
le climat de crainte entretenu par don Bosco dans son oratoire de Turin. La
mort était le seul instant tout à fait décisif de l'existence; de là, son caractère
«terrible». Bien entendu, dans le courant des jours, don Bosco s'efforçait
d'apaiser l'épouvante des mourants, qu'il exhortait à se remettre entre les
mains de Dieu.[103] Mais bien triste, expliquait-il, avait été la
mort d'une prostituée au chevet de laquelle il fut un jour appelé.[104] «Terrible moment, s'exclamait-il dans le Mois de
mai, dont dépend ton éternel salut ou ton éternelle damnation!» Il achevait
sa méditation dans la stupeur:
«Comprends-tu, chrétien, ce que je te dis? Je veux dire que de ce
moment dépend soit l'entrée pour toujours en Paradis ou pour toujours en enfer;
ou toujours heureux ou toujours malheureux; ou toujours fils de Dieu ou toujours
esclave du démon; ou toujours vivre dans la joie avec les anges et les saints
dans le ciel ou gémir et toujours brûler avec les damnés en enfer. Oh! mon
Dieu, dès maintenant je me convertis à vous; je vous aime, je veux vous aimer
et vous servir jusqu'à la mort. Très sainte Vierge, ma bonne mère, aidez-moi en
cet instant. Jésus, Marie, joseph, que mon âme expire en paix avec vous! »[105]
A la suite, la scène du jugement particulier, dont le
réalisme rappelle certaines sculptures des porches et des chapiteaux des
sanctuaires du Moyen Age, était atroce. «Les plus grands saints ont tremblé à
l'idée de comparaître devant Dieu pour être jugés», rappelait don Bosco, qui reprenait
là une méditation du Giovane
provveduto, intitulée elle
aussi: Il giudizio (Le jugement). Il plantait le décor: un Dieu
juge sévère et irrité, une âme épouvantée, un livre de comptes grand ouvert,
des diables aux aguets au-dessus d'un enfer, dans lequel les damnés sont
précipités à la seconde de la promulgation de la peine. Après la mort, le Dieu
de miséricorde disparaissait derrière l'impitoyable Dieu de justice. Terreur
partout![106] Pour l'âme, «se trouver seule devant Dieu qui
est là pour la juger» suffit à la transir d'effroi. Le bien et le mal de sa vie
sont étalés, le mal surtout.
«On ne peut trouver ni excuse, ni prétexte. S. Augustin dit que nous
aurons au-dessus de nous un juge indigné, d'un côté les péchés qui nous
accusent, de l'autre les démons prêts à exécuter la condamnation, au-dedans la
conscience /633/ qui nous agite et nous tourmente, au-dessous un enfer
sur le point de nous engloutir. A cet instant, l'âme voudrait s'enfuir, mais la
force puissante de Dieu la retient: manif estari oportet. »
«Bienheureux les chrétiens qui comparaîtront devant
Dieu avec un bagage de bonnes oeuvres! », s'exclamait don Bosco. Car chacun
devra rendre un compte scrupuleux de tous ses manquements à la loi divine.
«Avant de proférer la sentence, le Sauveur soumettra à examen ce que
nous avons fait pendant notre vie. Il ouvrira les livres de notre conscience. »
Notre prédicateur n'augurait pas grand bien de la
conscience ordinaire des gens qui se disent chrétiens. Ecoutons-le parler
comme tant d'orateurs de missions paroissiales:
«Dans ces livres, dans cette conscience, que ne verra-t-on pas! Aïe!
Qui es-tu? Ce sera la première question: qui es-tu? - Un chrétien,
répondras-tu. - Si tu es un chrétien, je vais voir si tu as observé ma loi. Et
il commencera à te rappeler les promesses de ton saint baptême, par lesquelles
tu as renoncé au démon, au monde, à la chair; il te rappellera les grâces
accordées, les sacrements fréquentés, les sermons, les instructions, les
réprimandes de tes parents; tu verras tout étalé devant toi. - Et toi,
dira le juge, au mépris de tant de dons, de tant de grâces, comme tu as mal
correspondu à ta profession de chrétien! Tu avais à peine commencé à me
connaître que tu as commencé à m'offenser. Quand tu as grandi, tu t'es moqué plus
encore de ma loi. Messes manquées, profanation des jours de fête, blasphèmes,
confessions mal faites, communions sans fruit et parfois sacrilèges, voilà ce
que tu as fait au lieu de me servir. »
A l'intention probable de ses jeunes, don Bosco
insistait sur les conversations scandaleuses, qu'il redoutait particulièrement:
«Le divin juge se tournera ensuite rempli d'indignation vers le
scandaleux et lui dira: - Tu vois cette âme qui marche sur la route du péché?
C'est toi qui, par tes conversations, lui as appris le mal. Tu vois cette autre
là-dessous en enfer? C'est toi qui, par tes perfides conseils, me l'as enlevée,
qui l'as remise au démon et tu as été la cause de sa perdition. »
A cet endroit, don Bosco demandait formellement
d'avoir peur: «Tremble, chrétien, devant cet examen et commence dès maintenant
à calmer la colère du juge suprême par le regret immédiat de tes péchés. » Alors,
il sera trop tard! En vain l'âme traquée cherchera des avocats, en vain elle
implorera la pitié de son juge. Don Bosco était /634/ formel: «Le temps de la miséricorde est clos
avec la mort. » Les anges, les saints, la très sainte Vierge elle-même ne
peuvent rien pour tempérer la rigueur de la décision sur un défunt. «Au nom de
tous, [la Vierge] répondra: - Tu m'appelles maintenant à ton secours? Tu n'as
pas voulu dé moi pour mère durant ta vie, je ne veux plus de toi pour fils
après ta mort. Je ne te connais plus. » La sentence approche:
«Le pécheur, qui ne trouve aucune issue, épouvanté par l'air menaçant
de son juge et à la vue de l'enfer ouvert sous ses pieds, s'exclamera plein de
terreur: - Horrendum est incidere in manus Dei viventis. Il est horrible de tomber entre les mains d'un Dieu qui vous
juge. Au même instant le juge proférera la terrible sentence: - C'est ta bouche
qui t'a jugé, serviteur infidèle. Ex ore tuo te iudica,
serve nequam. Va-t-en loin de moi, mon Père céleste t'a maudit, et
moi je te maudis, va au feu éternel. Ces mots proférés, l'âme est abandonnée
aux mains des démons, qui l'entraîneront avec eux pour souffrir les tourments
de l'enfer. Terrible et épouvantable sentence! »[107]
L'enfant qui lisait le Giovane provveduto, l'écolier et l'apprenti qui écoutaient les méditations
du Mois de mai et les prédications analogues des exercices spirituels
réfléchissaient et prenaient peur. Ils imaginaient le terrible tintement de
l'heure du jugement, à quoi s'ajoutaient les sonneries effrayantes des
trompettes angéliques, selon un cantique du temps qui fut introduit dans le Giovane provveduto.[108] Ces
impressions de leur jeunesse les accompagneraient peut-être toute leur vie. En
ces années soixante, la peur de la mort qui fige pour l'éternité le destin de
l'âme après le dernier soupir et celle du juge divin qui la saisit alors sans
pitié étaient essentielles à la pédagogie religieuse et morale de don Bosco. Il
la provoquait sans relâche.[109] Il ne s'agissait nullement d'une tactique
terrorisante, car ces peurs étaient aussi les siennes. Mais sa douceur
«salésienne» et son indulgence légendaire envers la jeunesse ne l'empêchaient
pas de lui tenir un langage d'apocalypse. Sa pédagogie religieuse était fille
du Moyen Age et du temps de la Réforme aussi bien catholique que protestante.[110]
Le sens positif qu'il gardait de la nature humaine
l'incitait à s'appuyer sur elle. Confiant en Dieu créateur et sauveur, il
exploitait le ressort intérieur qui porte l'âme au bien. Mais, que cela nous
surprenne ou non, pour redresser les comportements coupables, il recourait persévéramment
aux images des «fins dernières» devenues traditionnelles dans la prédication
chrétienne. Un puissant courant de pensée religieuse prédisposait ses
auditeurs, quel que fût leur âge, à le croire. Dans ces cas, le Dieu des
miséricordes disparaissait derrière /635/ le Dieu des vengeances. La pédagogie de don
Bosco appelait à la crainte autant et parfois plus qu'à la confiance.[111]
Les diableries de février-mars 1862
Lui-même craignait le diable, personnage qui faisait
beaucoup parler de lui au début des années soixante. En septembre 1862, les Letture cattoliche publièrent un fascicule intitulé: «La puissance des
ténèbres avec des observations dogmatiques et morales sur les esprits
maléfiques et les maudisseurs humains, suivies de la relation d'une possession
diabolique en 1858 à Val della Torre. »[112] Le curé d'Ars Jean-Marie-Baptiste Vianney, alors célèbre, qui venait de mourir en 1859,
avait été l'objet d'une série de persécutions diaboliques soigneusement
enregistrées par ses paroissiens, puis répétées par ses biographes. Le diable
l'avait privé de sommeil; il entendait déchirer les rideaux de son lit, frapper
contre les portes ou crier dans la cour de son presbytère; l'esprit culbutait
ses chaises, secouait ses gros meubles, lui criait des insultes...[113] Don Bosco connut des tribulations analogues pendant les
premiers mois de 1862, et Giovanni Bonetti recueillit ses explications.[114]
Les ennuis commencèrent au début de février par quatre
ou cinq nuits d'insomnie. Des bruits inexplicables tracassaient don Bosco dans
sa chambre. Le deuxième soir, il crut s'en libérer par la bénédiction de son
lit. Erreur! le vacarme augmenta. Le 15 février, il apprit à ses clercs que,
«l'autre soir», la veille probablement, il avait vu sa table de travail se
mettre à danser et à marquer la mesure (ballare e battere): tac, tac, tac, tac, tac. L'idée lui était venue de demander à l'invisible ce
qu'il voulait. On ne lui avait répondu que par de nouveaux: tac, tac. Il
s'était cru, disait-il, en pleine histoire de sorcière contée dans son enfance
par grand-mère Bosco. Couché, il avait vu au pied de son lit soit un ours, soit
un tigre, soit un loup, soit un gros serpent. Il s'exclamait: O bone
Jesu! tout disparaissait, mais pour reparaître bientôt. Le 17 février, il
apprenait à ses clercs que sa table de travail s'était remise à danser et que
l'abat-jour de sa lampe était tombé. Couché, une main mystérieuse lui avait
promené une plume sur le front; quand il avait baissé son bonnet de nuit, elle
lui avait chatouillé le nez, la bouche et les narines. Il s'était endormi pour
se réveiller en sursaut avec l'impression d'une queue puante sous le nez. Ces
épreuves l'épuisaient. Le 23 février, la nuit de don Bosco fut troublée par
des coups de marteau sous son traversin. S'il /636/ s'asseyait, le bruit cessait; s'il s'étendait,
il reprenait. Le 26 février, à la suite d'un rapide voyage chez l'évêque
Moreno d'Ivrea, il expliqua aux siens que, là-bas, son oreiller
s'était mis à danser et qu'il avait vu au pied de son lit un monstre si
horrible se précipitant sur lui qu'il s'était mis à hurler et que toute la
maison, évêque compris, était accourue à son secours. Le 4 mars, il raconta
que, durant la nuit précédente, le démon avait saisi son lit, l'avait soulevé
puis laissé retomber avec une telle violence que son sang lui paraissait
jaillir de sa tête. A l'aube, après une nuit de tourments par le secouement des
portes et des fenêtres, le diable, racontait don Bosco, avait pris un carton Ogni minuto di tempo è un tesoro (Chaque minute est un trésor)
et l'avait jeté sur le sol avec un bruit pareil à un coup de fusil.[115] A
partir d'avril, la chronique de Bonetti ne parla plus de diable dans la chambre
de don Bosco.
Ces diableries nous laissent évidemment perplexes.
Hallucinations d'un esprit surmené? On a peine à le croire dans le cas de don
Bosco, encore que son entourage l'ait trouvé exceptionnellement déprimé en ce
mois de mars 1862. «Ces jours-ci, écrivait Bonetti, il parle souvent de
la misère de cette vie et de la beauté du paradis; il dit qu'il veut y aller
rapidement et se libérer du poids de lui-même et ne plus avoir de forces pour
faire ce qu'il désire, etc. »[116]... Il paraît préférable de constater les
similitudes entre ses tourments nocturnes et les bruits extraordinaires ou
apparitions effrayantes que le Grappin avait précédemment infligés à un
curé d'Ars pas plus perdu que lui dans ses imaginations. Don
Bosco, qui était courageux, eut horriblement peur durant ces semaines de
février et mars 1862. Il n'aurait pas même osé confier ses aventures à
ses enfants, affirmait-il, de crainte de les effrayer trop.
Les premiers voeux de la Société de S. François de Sales
En décembre 1859, dix-sept membres du personnel
de don Bosco avaient accepté de constituer avec lui une société religieuse.
Puis, en juin 1860, vingt-six personnes avaient signé, à l'intention de
l'archevêque Fransoni, une demande d'approbation d'un texte constitutionnel
prévoyant des voeux de religion. L'archevêque n'avait émis que quelques
réserves. Sa mort, le 26 mars 1862, suivie du choix de Giuseppe Zappata comme vicaire capitulaire, laissait présager des changements
dans l'administration diocésaine. Il fallait provoquer de fermes engagements.
Don Bosco prit peu après la décision de faire prononcer par ses fidèles les voeux
envisagés.
/637/
Selon l'annaliste Bonetti, ils attendaient cet acte
non sans impatience. Il fut fixé au 14 mai, au centre du mois de Marie,
période traditionnellement fervente dans la maison. Don Bosco convoqua les
volontaires «qui avaient terminé leur année de noviciat» (formule de Bonetti à
lire avec réserves, puisque don Bosco ignorait cette institution), non pas
dans l'église S. François de Sales; mais dans une cameretta, qui était
probablement son antichambre.[117] Ils étaient vraisemblablement au nombre de
vingt-deux.[118] Les seize dûment mentionnés sur le procès
verbal étaient: Vittorio Alasonatti, Michele Rua, Angelo Savio, Giuseppe Rocchietti, Giovanni Cagliero, Giovanni Battista Francesia, Domenico Ruffino, Celestino Durando, Giovanni Battista Anfossi, Giovanni Boggero, Giovanni Bonetti, Carlo Ghivarello, Francesco Cerruti, Luigi Chiapale, Giuseppe Lazzero et Francesco Provera. Il
faut y joindre six noms que le procès verbal a ignorés: Giuseppe Bongiovanni, Giovanni Garino, Luigi Jarach, Paolo
Albera, Federico Oreglia et Giuseppe Gaja. Alasonatti, cinquante ans, continuait de surprendre dans
ce groupe de jeunes. Si l'on excepte Giuseppe Gaja, plutôt en retrait, ils avaient au plus la trentaine (Oreglia).
Six seulement étaient dans les ordres sacrés: Michele Rua, Giuseppe Rocchietti, Angelo Savio, Giovanni Cagliero, Giovanni
Battista Francesia et Vittorio Alasonatti. (Cagliero et Francesia recevront l'ordination
sacerdotale le 14 juin suivant.) Parmi les «oubliés» du procès verbal, les deux
laïcs, c'est-à-dire les premiers coadjuteurs salésiens, méritent de retenir
l'attention. Giuseppe Gaja (1824-1892), déjà d'un certain âge (38 ans!) n'était probablement
pas une lumière intellectuelle. Don Bosco en fit un cuisinier. Il avait pour
lui une affection «extraordinaire» (Barberis). Sa tête vacilla. Vers la fin
mars 1876, il fallut le faire soigner et même l'enfermer au manicomio.[119] L'autre laïc, Federico Oreglia di San Stefano (1830-1912),
ne lui ressemblait en rien. Une profonde différence d'éducation et
d'appartenance sociale distinguait ces deux confrères laïcs, a remarqué Pietro Stella.
«Le premier, originaire d'une famille paysanne de Montà d'Alba, était
cuisinier au Valdocco. Le deuxième était pour tous le cavaliere (chevalier), fantasque, facétieux, parfois inquiet, jouant volontiers
au ménestrel ou au gianduia et répondant du tac au tac aux saillies avec
une bonne humeur spontanée. Il appartenait, comme le baron Bianco di Barbania, au petit patriciat de province,
avec lequel don Bosco avait l'occasion de plaisanter... »[120]
La scène des premiers voeux se passa un mercredi soir,
vers vingt-etune heures et dans un espace étroit. Les participants étaient si
serrés /638/ qu'ils ne pouvaient s'asseoir.[121] Ils restaient donc debout autour de leur
maître don Bosco. A proximité de celui-ci, sur une table un crucifix. La
pieuse cérémonie commença directement par la profession, le discours de don
Bosco ne viendrait qu'après. Don Bosco invita son monde à s'agenouiller, puis
entonna le Veni Creator. Les strophes chantées de l'hymne au Saint Esprit
défilèrent. Elles furent suivies des formules alors habituelles: le verset Emitte
Spiritum tuum et creabuntur et l'oraison Deus qui corda fidelium... Après
quoi les voeux furent prononcés, non par chaque personne isolément, mais par le
groupe entier sous la conduite de Michele Rua. On prétextait du trop grand
nombre. Rua débita donc, par propositions successives, la formule plus ou
moins empruntée aux pères jésuites qui, en 1860, avait commencé de figurer dans
les Regole de don Bosco. Et le groupe agenouillé les répéta. Voici
ce texte:
«Dans la pleine connaissance de ma fragilité et de mon instabilité,
mais désireux d'accomplir à l'avenir ce qui peut contribuer à la plus grande
gloire de Dieu et au bien des âmes, je me mets en votre présence, Dieu
tout-puissant et éternel; et, bien qu'indigne de votre regard, confiant
néanmoins en votre bonté et en votre infinie miséricorde, désireux seulement de
vous aimer et de vous servir, en présence de la bienheureuse Vierge Marie, de
saint François de Sale, et de tous les saints du paradis, je fais voeu de
chasteté, pauvreté et obéissance à Dieu et à vous, mon supérieur... en vous
priant humblement de bien vouloir m'ordonner, sans réserve de ma part, ce qui
semblera convenir à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes. Et vous,
Dieu de bonté, par votre clémence sans limite, par le sang de Jésus Christ,
daignez accepter ce sacrifice en action de grâces pour les bienfaits reçus et
en expiation de mes péchés. Vous qui m'avez inspiré de faire ce voeu, accordez-moi
la grâce de l'accomplir. - Sainte Vierge Marie immaculée, saint François de
Sales, saints et saintes de Dieu, intercédez pour moi, afin qu'aimant mon Dieu
et ne servant que lui seul, je mérite de parvenir à la récompense éternelle.
Amen. »[122]
Une question monte naturellement à l'esprit sur la
nature de ces voeux, que les anciennes listes qualifièrent de «triennaux».
Rien, dans les deux documents tout à fait contemporains, ne nous oblige à les
restreindre à trois ans. L'intention des disciples de don Bosco était alors probablement plus simple: ils prononçaient un voeu (au singulier), auquel
ils seraient tenus tant qu'ils demeureraient dans la société.[123] Au cours même de l'assemblée, don Bosco s'efforça de
prévenir ou de calmer leurs appréhensions sur la portée de leur engagement.[124] Toutefois, un article des Regole (chap. Accettazione, art. 4) laissait entendre que les voeux étaient
prononcés pour une durée de trois ans. De /639/ fait, les 13 novembre et 6 décembre 1865, la
plupart des participants à la réunion du 14 mai 1862 émettront des voeux perpétuels.[125]
Le voeu d'obéissance était présenté au supérieur,
c'est-à-dire à don Bosco, que don Rua ne manqua pas de désigner par son nom.
Quant à lui, pour l'observateur il méditait à genoux devant le crucifix. Et,
assura-t-il bientôt, lui aussi prononçait son voeu à sa manière et dans le
silence de son coeur. Il résolut en effet sur-le-champ le problème que ses
disciples allaient souvent se poser: «Don Bosco a-t-il jamais prononcé des voeux,
fut-il religieux au sens canonique du terme?» Selon Bonetti, il aurait observé
pendant son allocution: «Mais quelqu'un me dira: - Don Bosco a-t-il aussi fait
des voeux?» Il poursuivait: «Je les faisais à ce crucifix pour toute ma vie; je
m'offrais en sacrifice au Seigneur, prêt à tout pour procurer sa plus grande
gloire et le salut des âmes. »[126]
Don Bosco était certainement très satisfait. «Nous
avons remarqué que, ce soir-là, don Bosco manifestait un contentement inexprimable,
a écrit Bonetti dans sa chronique. Il ne parvenait pas à se détacher de nous;
il nous assurait qu'il aurait passé toute la nuit en pieuses conversations. Il
nous a encore raconté tant de belles choses, en particulier sur le début de
l'Oratoire. Il nous a narré la fin tragique de gens qui voulaient l'empêcher de
réunir les jeunes. »[127] Il parvenait en effet à structurer son groupe
d'auxiliaires en le soudant par des voeux, sans pour autant lui imposer des
traits monastiques qui l'eussent défiguré et désigné à l'attention de la police
de l'Italie nouvelle. L'obéissance promise lui attachait de jeunes forces
pleinement dévouées. La «pauvreté» de ses disciples ne les priverait pas de
leurs «droits civils», garantis par la possibilité de posséder. La vie
communautaire, les méthodes de formation, les titres des charges, tous les détails
de sa société embryonnaire évitaient de donner prise à la qualification gênante
de congrégation monacale. Pas de noviciat ascétique (le terme de noviciat était
exclu du vocabulaire de don Bosco) ni de mention d'études cléricales dans le
document constitutionnel. Don Bosco ignorait même tout contrôle hiérarchique.
Il repassait en esprit les obstacles dressés sur sa route depuis près de vingt
ans. Malgré des oppositions déterminées (qui avaient été châtiées), il avait
finalement abouti. Son discours après les voeux célébra cet heureux résultat.
Il en concluait que Dieu avait voulu la naissance de son oeuvre et regardait
l'avenir avec optimisme.[128] La fin des années '8o quand, de fait, il
aurait achevé sa tâche terrestre, apparaissait à l'horizon de son esprit:
/640/
«D'ici vingt-cinq ou trente ans, si le Seigneur continue de nous aider
comme il l'a fait jusqu'ici, notre société répandue de divers côtés pourra même
arriver jusqu'à mille confrères. Il y en aura pour prêcher et instruire le
petit peuple, d'autres pour l'éducation des enfants abandonnés, certains à
faire classe, d'autres à écrire et à diffuser de bons livres, tous au bout du
compte pour soutenir la dignité du pontife romain et des ministres de l'Eglise.
Que de bien ne se fera-t-il pas! »[129]
Le problème du gymnase de l'Oratoire
«Instruire, faire classe...» Don Bosco s'efforçait de
participer à l'élévation culturelle de la catégorie pauvre de son pays. Esprit
réaliste, il n'oubliait jamais le lien entre l'emploi rémunérateur et la culture
dispensée. L'instruction classique désintéressée était l'affaire des nantis. En
1856, il avait commencé de créer des cours secondaires dans sa casa annessa du Valdocco. Ce «petit séminaire» - au sens très large - préparait à la
vie des enfants naturellement plus disposés aux tâches intellectuelles qu'aux
tâches manuelles.
«Dans mon vif désir de promouvoir l'instruction secondaire dans la
classe des jeunes pauvres ou moins aisés, écrivit-il en 1863 au ministre
de l'Instruction Publique, j'ai commencé une espèce de petit séminaire ou de
gymnase pour les jeunes recueillis dans la maison dite Oratoire de S. François
de Sales. De cette manière, aux métiers mécaniques s'ajoutent les belles
lettres, autre moyen devant permettre à ces jeunes de gagner leur pain. »[130]
Il croyait alors être déjà parvenu à ses fins. Car
nombre de jeunes de son gymnase percevaient désormais «un honnête traitement,
ou comme maîtres d'école ou comme typographes, d'autres gradés dans l'armée,
d'autres dans la carrière ecclésiastique, d'autres enfin dans les bureaux de
divers ministères du gouvernement. »[131]
Mais de nouveaux soucis l'attendaient sur cette voie.
Créer des cours secondaires entraînait des servitudes dans l'Italie en voie de
modernisation. Si la formation professionnelle demeurait libre, depuis le 1er janvier 1860 le système scolaire était régi par une loi dite Casati, promulguée
le 13 novembre 1859, dont les applications ne pouvaient que préoccuper
notre don Bosco.[132] Toute l'administration de l'instruction
publique du royaume avait été réorganisée (titre I). Les divers degrés:
supérieur (titre II), secondaire classique (titre III), technique (titre IV) et
élémentaire (titre V) avaient été repensés et remodelés. Les législateurs,
libéraux très modérés, avaient centralisé le système aux dépens des corps
intermédiaires étroitement /641/ contrôlés par le ministère. Le secondaire
avait été l'objet de leurs attentions particulières. «Pour la loi Casati le
vrai pilier de l'école italienne était l'instruction secondaire classique»[133]... Elle l'articulait en deux degrés: le gymnase de
cinq ans et le lycée de trois ans (art. 189). Les gymnases étaient à la charge
des communes (art. 196), les lycées à celle de l'Etat (art. 201). Moins moderne
que don Bosco, pourrait-on penser, la loi ignorait, parmi les finalités de
l'instruction secondaire, le rapport estimé aujourd'hui indispensable avec le
monde économique. Tandis que, selon son créateur, le gymnase secondaire de don
Bosco préparait sans complexe à diverses professions non manuelles, cette loi
disait, comme au reste un peu toute la classe cultivée de l'époque:
«L'instruction secondaire a pour fin de former les jeunes dans les études grâce
auxquelles on acquiert une culture littéraire et philosophique qui donne accès
aux études spéciales qui permettent d'obtenir les grades académiques dans les
universités de l'Etat» (art, 188).
Un article de la loi Casati - qu'il
convient de garder présent à l'esprit parce que don Bosco y fut sans cesse
renvoyé - concernait les écoles secondaires privées:
«Tout citoyen, à condition d'avoir vingt-cinq ans accomplis et de
posséder les garanties morales requises, peut ouvrir un établissement
d'instruction secondaire, avec ou sans pensionnat, pourvu que les conditions
suivantes soient assurées: 1° que les personnes chargées des divers
enseignements aient respectivement les qualifications nécessaires, selon cette
loi, pour enseigner dans une école secondaire publique, ou des titres
équivalents; 2° que les enseignements soient donnés conformément au programme
défini publiquement lors de l'ouverture de l'établissement; et aussi que
chaque enseignant ne se voie confier pas plus de deux matières d'enseignement;
les modifications qui pourraient être apportées au programme devant être
annoncées avec une égale publicité; 3° que l'établissement soit toujours ouvert
aux autorités chargées de l'inspection ordinaire des écoles secondaires, ainsi
qu'aux personnes déléguées à cette fin par le ministère» (art. 246).
En résumé, les professeurs de l'enseignement
secondaire privé devraient être reconnus idoines, les programmes d'enseignement
conformes à l'annonce publique d'ouverture et les locaux ouverts aux inspections
des agents gouvernementaux.
La question scolaire ne prit un tour aigu à l'Oratoire
que pendant l'année 1862-1863.[134] Quoi
qu'en ait dit l'histoire officielle salésienne, les ministères et les
fonctionnaires de l'Instruction Publique de cette époque, gens relevant de la Destra storica libérale
et modérée, /642/ n'étaient pas systématiquement hostiles à don Bosco,
dont ils reconnaissaient à l'occasion les mérites. Mais les anticléricaux
veillaient et réclamaient l'application stricte des lois à leurs ennemis
naturels, «jésuites» et simili. Furent directement intéressés, dans le
ministère Rattazzi (31 mars-8 décembre 1862) le ministre de l'Instruction
Publique Carlo Matteucci avec
son secrétaire de cabinet Francesco Selmi; dans les ministères Farini (8 décembre 1862-24 mars 1863) et Minghetti (24
mars 1863-28 septembre 1864) le ministre de l'Instruction Publique Michele Amari et le ministre de l'Intérieur Ubaldino Peruzzi, celui-ci avec son
secrétaire général Silvio Spaventa.[135]
Don Bosco fut alerté en mars 1862 par une demande
d'états statistiques sur son gymnase.[136] Tous ses enseignants, devait-il reconnaître,
n'avaient pas les diplômes requis par la loi.[137] Le contentieux fut formellement ouvert le 1er novembre 1862 par une lettre de don Bosco lui-même, où il demandait que les
enseignants du Valdocco puissent être admis à Turin aux examens universitaires
qui leur permettraient d'obtenir leurs patentes de professeurs.[138] La réponse, datée du 2 mars 1863 (donc sous le
ministère suivant), dûment motivée et extrêmement courtoise, fut négative. Pour
être admis aux examens universitaires, il fallait s'être fait inscrire et avoir
fréquenté les cours de la faculté concernée. Or les candidats de don Bosco
n'avaient été qu'auditeurs de ces cours; et, si des facilités étaient
accordées, l'idonéité des enseignants, élément indispensable à l'ouverture
légale du gymnase, ne serait pas garantie.[139] Nulle passion dans ce document, qui
s'achevait par un éloge de l'oeuvre philanthropique de don Bosco:
«... Le soussigné [Rezasco,
qui écrivait au nom du ministre], pour les motifs susmentionnés, n'a pu agréer
la demande de Votre Seigneurie. Il a cependant voulu les exposer minutieusement
pour mieux persuader Votre Seigneurie que la seule impossibilité où il se
trouve de satisfaire à la demande explique un refus rendu particulièrement
fâcheux au ministère par le mérite dont Votre Seigneurie se rend digne par la
remarquable direction de son institut philanthropique. »[140]
Entre temps, le 4 décembre 1862, par lettre au
proviseur des études, don Bosco, probablement convaincu que sa requête sur les
enseignants serait accueillie favorablement, avait demandé la reconnaissance
des classes secondaires du Valdocco «en tant qu'institut privé selon l'article
246 de la loi sur l'instruction publique.»[141] Comme ladite loi l'y obligeait, le
fonctionnaire fit procéder à l'inspection des locaux.[142] Il paraît - c'est très improbable -, qu'à la
suite d'un rap-/643/ port positive de Giuseppe
Camillo Vigna, inspecteur désigné
et secrétaire du provisorat, un décret du proviseur daté du 21 décembre 1862
reconnut le gymnase de l'Oratoire pour l'année en cours.[143] Pieuse inférence que nulle pièce ne confirme!
Toujours est-il qu'un mois après ce décret supposé, comme l'année précédente le
proviseur des études réclama à don Bosco les états nécessaires sur ses
enseignants, ses élèves et ses programmes d'enseignement.[144] Le rapport, fourni aussitôt nous dit-on,[145] alignait d'abord les noms des professeurs. Mais il en
résultait que seuls don Matteo Picco, professeur de lettres et directeur proposé du
gymnase; don Vittorio Alasonatti, grâce à d'anciens titres qui l'habilitaient à l'enseignement
de la grammaire latine; et enfin don Angelo
Savio, possédaient les titres
légaux d'enseignement. Les autres enseignants: Francesco Cerruti, Giovanni Battista Francesia, Celestino
Durando et Giovanni Battista Anfossi, clercs
de 22 à 25 ans, n'étaient pas tous inscrits à la faculté de philosophie et
lettres de l'université. Le rapport disait aussi que les pensionnaires, au
nombre de 318, étaient uniformément dispensés de frais de scolarité. «Niente di minervale» (pas de minerval), avait écrit
don Bosco. Et aussi que les «textes» en usage dans l'école étaient ceux prévus
par les programmes gouvernementaux. Ces informations pouvaient ne rassurer que
médiocrement le ministère.
L'inspection scolaire de mai 1863
Dès qu'il reçut la note sur la non-admission de ses
enseignants aux examens universitaires, don Bosco tenta une nouvelle démarche
près du ministre Amari.[146] Peine perdue, comme l'en avertit aussitôt une
réponse Spaventa.[147] Une
requête pour leur admission à l'université sans licenza liceale, adressée au recteur Ercole Ricotti le 28
mars,[148] eut plus de succès.[149] Satisfaction complémentaire, l'examen d'entrée,
qui leur donnerait l'équivalence, fut réussi le 7 juillet suivant.
En mai, la situation avait été moins agréable. Don
Bosco devait s'attendre à une inspection dangereuse pour son établissement,
d'autant plus prévisible qu'en cette année 1862-1863, par décision
ministérielle, toutes les écoles secondaires du royaume étaient systématiquement
inspectées.[150] Vers la fin mai 1863, les classes de l'Oratoire
subirent une inspection attentive sous la direction du professeur Luigi Ferri.[151] Nous ignorons les conclusions exactes des
inspecteurs. Mais trois lettres consécutives, au moins préparées et très
probablement expédiées par don Bosco, l'une au ministre de l'Intérieur /644/ Peruzzi, une deuxième au ministre de l'Instruction
Publique Amari et une troisième au proviseur des études Selmi, nous
informent sur le sens général de leurs remarques, au moins telles que don Bosco
les avait perçues.[152] Ils
avaient certainement mis en cause l'instruction civique des élèves et le
loyalisme de l'institut envers le nouvel Etat italien. Dans ses lettres, don
Bosco défendit la qualité de l'esprit de son école, la conformité de ses
programmes avec les programmes gouvernementaux, la parfaite «orthodoxie
politique» de sa Storia d'Italia, qui était le texte scolaire le plus contesté
par les fonctionnaires du régime, enfin le loyalisme de l'Oratoire envers Victor-Emmanuel
et les autorités constituées. La lettre au ministre de l'Intérieur posait
l'objection: «Mais il n'y a pas le portrait du Roi» (dans votre maison)! Il
répondait:
«Je pourrais dire qu'il n'y a pas non plus celui du pape et de
l'évêque, je pourrais aussi dire qu'aucune loi n'y oblige ou ne le conseille.
Mais je puis dire autre chose. Je dis que ce deuxième racontar est totalement
dénué de fondement. II y a un portrait du Roi dans plusieurs salles; dans
chacune des trois pièces de bureau, un tableau représente notre Souverain en
effigie. Ce portrait se trouve dans les milliers de jeunes qui, sortis de
cette maison, servent honorablement leur patrie dans les rangs de l'armée; il
se trouve dans le coeur des jeunes de cette maison qui, matin et soir, prient
ensemble pour leur Souverain et pour ceux qui veillent avec lui au bien de l'Etat.
»
Toutes ses répliques n'étaient pas également
convaincantes. A l'observation selon laquelle «l'instruction des clercs serait
hostile (avversa) au gouvernement », il rétorquait: «Elle ne
l'est pas, parce que le seul enseignement reçu ici par eux porte sur la
littérature grecque et latine. Pour ce qui regarde la philosophie, l'hébreu, la Bible, la théologie, ils vont régulièrement au séminaire. » L'instruction, surtout en
internat, ne suivrait-elle pas mille canaux, que lui-même connaissait mieux que
personne? N'avait-il jamais soit célébré soit déploré la puissance suggestive
et donc éducatrice des auteurs classiques?
Son profil bas sur les Letture cattoliche était préférable:
«On ne peut les dire antipatriotiques, car il n'y est jamais question
de politique. S'il s'y rencontre des phrases qui paraissent inexactes à
certains, il faut le pardonner à un pauvre historien qui fait ce qu'il peut
pour dire la vérité et qui souvent ne peut contenter son lecteur, soit parce
que l'objet n'est pas de son goût, soit parce qu'il le tire de sources
insuffisamment purifiées.»
Et il se défendait honorablement quand il rappelait
aux gouvernants son ceuvre de bienfaisance sociale: «Pour ce qui est des
classes, /645/ mandait-il au proviseur des études, si on me laisse
continuer jusqu'à ce que les maîtres régents actuels aient terminé leurs
examens, ce sera pour le bien des pauvres jeunes. Sinon, je dois chercher des
diplômés et, en conséquence, refuser un nombre déterminé de pauvres jeunes. Mais
je compte beaucoup sur la persistance de vos faveurs. Au reste dites-vous que
nous sommes l'un et l'autre des personnes publiques, vous par autorité, moi par
charité. Vous n'avez nul besoin de moi, j'en ai beaucoup de vous. Mais nous
pouvons tous les deux mériter la bénédiction de Dieu et la gratitude des
hommes par le bien que nous faisons en retirant de la rue de pauvres enfants.
»[153]
Au vrai, don Bosco n'était pas du tout rassuré au
milieu de l'année 1863. Il craignait sérieusement pour l'avenir de son
gymnase.[154] Mais
l'horizon s'éclaircit. Les jeunes professeurs de l'Oratoire Cerruti, Durando et
Francesia furent inscrits à l'université pour 1863-1864;[155] le proviseur des études prit acte de leurs
inscriptions et, le 2 novembre 1863, approuva le personnel enseignant de
l'école de don Bosco, au moins pour la durée de l'année scolaire qui s'ouvrait.[156] Après quoi, pendant une quinzaine d'années, même
quand des diplômes ne garantiraient pas les qualifications de tous ses
enseignants, don Bosco sera laissé en paix. Il est vrai que les écoles
publiques du temps n'étaient pas toujours mieux loties que la sienne.
En ces premières années de l'Italie nouvelle, alors
que tout se compliquait pour les gens d'Eglise autour de lui, don Bosco
émerveillait les siens par son activité d'éducateur, de bâtisseur et d'éditeur
et par une persévérance que les démarches difficiles ne rebutaient jamais. Ils
en cherchaient les secrets. En février 1864, Ruffino relèvera à la suite de ses
confidences deux de ses principes: 1) «Tout faire comme si l'on n'avait rien
d'autre à faire»; 2) Ne jamais renoncer à une oeuvre reconnue bonne et
nécessaire, quelles que soient les difficultés rencontrées. «S'il s'agit
d'aller chez un grand personnage, j'y vais; mais auparavant, avant de me présenter,
je dis un Ave Maria, puis advienne que pourra. J'apporte tout ce que j'ai en
moi, le reste, je l'abandonne au Seigneur. »[157] Dans sa maturité, le prêtre Bosco gardait
l'opiniâtreté ancestrale du paysan du Montferrat dans la conquête de sa
propriété. Il la transfigurait par une sainte confiance en Dieu et en Marie.
Chapitre XVII.
Deux maisons filiales et une grande église (1863-1866)
Quatre éducateurs modèles: Jérôme Emilien, Joseph Calasanz, Philippe Néri et Henri Lacordaire
En 1862, peu après avoir reçu les voeux de ses
premiers disciples, don Bosco s'était résigné bien malgré lui à l'abandon de Giaveno.
Cette brève expérience lui avait cependant appris quel succès pédagogique
pouvait rencontrer dans un collège la méthode d'éducation qu'il appliquait au Valdocco.
Résolu désormais, à l'image d'apôtres d'autres temps et d'autres lieux, à
former lui aussi une société de clercs éducateurs, il s'était mis à voir grand.
D'ici vingt-cinq ou trente ans, vous serez peut-être mille, prédisait-il aux
profès du 14 mai 1862. A Turin et hors de Turin, sa petite
société de S. François de Sales «formerait bien le coeur» et
«instruirait bien l'esprit de la jeunesse», «l'une des oeuvres les plus
utiles qui soient» à la société humaine.[1] Elle créerait, de préférence pour les enfants
pauvres, des orphelinats et des collèges où une éducation correcte basée sur la
religion et l'affection leur serait assurée.
Ses lectures fournissaient au don Bosco de 1862-1864 des modèles de prêtres fondateurs de sociétés d'éducateurs. Sous la
conduite de quatre d'entre eux, il esquissait une théorie pédagogique dans le Galantuomo pour l'année 1865.[2] Par un phénomène fréquent chez lui,[3] il se découvrait et se reflétait en eux.
Le prêtre vénitien Jérôme Emilien (1486-1537), fondateur
des somasques, avait rassemblé des enfants pauvres et délaissés et - ce que don
Bosco ne disait évidemment pas- comme lui-même au Valdocco, leur avait fourni,
«avec le pain du corps, le pain de l'intelligence et de l'âme. »[4] Le prêtre Joseph Calasanz (1556-1648), fondateur des scolopes,
malgré d'épuisantes contrariétés, avait passé sa très /656/ longue vie au service des
élèves de ses écoles à Rome. Il «leur apprenait à lire, à calculer, la
grammaire; il leur fournissait du papier et des livres et les attirait par de
menus cadeaux. Il accompagnait les enfants chez eux; la nuit, il aiguisait les
plumes, préparait les exemples d'écriture et les thèmes de composition, dont,
avec raison, le choix lui importait beaucoup. Transporter du bois [de
chauffage], balayer les classes, les escaliers et les endroits les plus sales,
faire lui-même ce qu'il ordonnait aux autres et plus encore, sa récompense de
tant de peine était de voir les âmes s'ouvrir à la lumière du vrai et croire en
aimant.»[5] Quant à Philippe Néri (1515-1595), fondateur
à Rome de l'Oratoire, don Bosco avait depuis longtemps les yeux fixés sur ce
saint prêtre éducateur qui, au sentiment d'un pape contemporain, eût été «digne
de la pourpre cardinalice pour ses mérites et ses vertus». Il avait cependant
passé sa vie à «plaisanter» avec les jeunes. Tout en jouant avec eux, «il avait
sagement veillé à l'éducation de leur coeurs». La patience de Philippe au
milieu des enfants frappait don Bosco. «Si bruyant que fût leur tapage, dit de
lui Montanari, il ne se plaignait jamais. - Comment pouvez-vous, père
Philippe, supporter un vacarme pareil? Il répondait: -J'accepterais qu'ils me
cassent du bois sur le dos pour qu'ils deviennent bons et vertueux. »[6]
Ces trois prêtres éducateurs étaient des saints de
l'Italie de la Contre-Réforme. Don Bosco apprenait à connaître et admirer le
père Henri Lacordaire (1802-1861), qui venait de mourir à Sorèze, près de
Toulouse; il se disposait même à lui emprunter plus ou moins consciemment une
formule clé de son futur programme pédagogique. Pendant ses dernières années,
le restaurateur de l'ordre dominicain en France, le prédicateur de Notre-Dame de
Paris avait aussi voulu être éducateur de garçons. Il s'était retiré au collège
de Sorèze «pour se consacrer entièrement à l'éducation de la jeunesse, envers
laquelle - écrivit don Bosco - il (avait) toujours nourri une très chaude affection.»[7] N'oublions pas ce détail. Don Bosco remarquait que Lacordaire avait
ajouté à l'ordre dominicain un tiers-ordre enseignant «afin d'étendre les
effets de son zèle pour le bien de la jeunesse». Un discours de distribution
des prix à Sorèze (1856), qu'il lisait peut-être en entier,[8] 1ui avait révélé le secret de son action pédagogique.[9] Lacordaire, écrivait don Bosco, recourait, pour former la jeunesse, à
«la religion», qui infuse des leçons salutaires aux consciences juvéniles et
leur offre des cérémonies qui les impressionnent. Il copiait dans le discours:
/657/
«La
religion a repris dans cette école un empire qui ne lui sera plus ravi;[10] elle y règne, non par la contrainte ou par la seule
pompe de son culte, mais par une conviction unanime et sincère, par des devoirs
remplis en secret, par des aspirations connues de Dieu, par la paix du bien et
le remords du mal, par des solennités où le coeur de tous se rapproche et se
confond dans un élan que n'inspire pas l'hypocrisie, que n'arrête pas le
respect humain, mais qui est le fruit généreux d'une véritable communauté de
sentiments.»[11]
L'affection était le deuxième pilier du système
pédagogique pratiqué par Lacordaire. L'éducateur véritable aime les jeunes
qu'il forme. Don Bosco traduisait consciencieusement un long et éloquent morceau
du discours, qui annonçait certaines de ses considérations à venir sur l'amorevolezza en éducation.
«On sait évidemment si l'on aime ou si l'on n'aime pas; on sait dans sa
conscience, par un témoignage infaillible, le mouvement qui y règne, et dont
le souffle emporte la volonté. Or le mouvement que nous éprouvons pour nos
élèves, je ne puis le définir que par un mot, mot très simple et très célèbre:
Nous les aimons. Tout artiste aime son oeuvre; il s'y complaît, il s'y attache,
il y met sa vie; et quand l'oeuvre, au lieu d'être une statue ou un temple, est
une âme, la grandeur de l'ouvrage émeut l'ouvrier; et, mieux que Pygmalion devant
le marbre de Psyché, il croit à la vie de ce qu'il fait, et y adore, sous une
forme sacrée, la beauté divine elle-même. Toujours la culture des âmes fut le
sommet des choses et le goût des sages; mais depuis que Dieu s'est fait homme
pour les cultiver lui-même, depuis que l'éternel artiste a paru ici-bas et que
nos âmes sont le champ qu'il arrose, le marbre qu'il taille, le sanctuaire
qu'il bâtit, la cité qu'il prépare, le monde qu'il dispose pour son Père et
pour le nôtre, le soin des âmes, qui était déjà si grand, est devenu un amour
qui surpasse tous les autres et une paternité qui n'a plus de rivale.
L'artiste n'est plus artiste, il est père; le sage n'est plus un sage, il est
prêtre. Une onction surnaturelle s'est ajoutée au penchant de la nature, et
l'éducation des âmes, au lieu d'être une culture, est dans la vérité un culte
qui fait partie de celui de Dieu.
«Il ne nous est donc pas difficile d'aimer nos élèves.
Il nous suffit de croire à leurs âmes, au Dieu qui les a faites et qui les a
sauvées, à leur origine et à leur fin. Plus dignes encore d'intérêt, parce
qu'elles sont plus jeunes, elles ont à nos yeux le charme invincible de la
faiblesse et de la première beauté. Qui touchera le coeur d'un homme si l'âme
d'un enfant ne le touche pas? Qui l'attendrira jamais, si l'âme d'un
adolescent aux prises avec le bien et le mal ne l'attendrit pas? Oh! nous
n'avons pas de mérite à aimer: l'amour est à luimême sa récompense, sa joie,
sa fortune et sa bénédiction. »
A l'évidence, don Bosco se complaisait dans ces
périodes savamment organisées, qui exprimaient avec éclat certaines de ses
convictions sur la valeur de chaque âme, le charme de la jeunesse et le bon-/658/ heur de
l'éducateur qui la façonne. Elles ébauchaient un système proche du sien. Au
reste, il n'y prenait que ce qui lui convenait. Car, dans un paragraphe qu'il
ne traduisait pas, Lacordaire disait aussi que, si «la religion et l'affection
doivent être le principe et comme les deux colonnes de notre gouvernement»
(d'éducateurs), il faut absolument y adjoindre «la justice», «loi du monde où
[l'homme] doit vivre, que toute faute a son expiation, tout manquement son
reproche, toute faiblesse sa honte, toute lâcheté son déshonneur. » Le petit
monde de don Bosco n'évoluait pas dans un cadre hérissé à ce point.
Au temps où il fondait les premières filiales du Valdocco,
ces éducateurs exemplaires montraient en acte à don Bosco des leçons que
l'expérience et la réflexion, parfois alimentée par des rêves étonnants, lui
avaient suggérées: Jérôme Emilien, le dévouement préférentiel aux pauvres et
aux abandonnés; Joseph Calasanz et Philippe Néri, la nécessité d'une présence
constante, joyeuse et dévouée de l'éducateur à ses éduqués; et Lacordaire, que
deux des trois colonnes d'une pédagogie bien comprise sont «la religion» et
«l'affection.»[12]
La fondation de Mirabello (1863)[13]
Casale Monferrato, à une centaine de kilomètres à l'est de Turin, cité
piémontaise en d'autres temps importante parce que capitale du marquisat de Montferrat,
avait pour évêque depuis 1847 un admirateur de l'oeuvre de don Bosco, Mgr Luigi Nazari di Calabiana.[14] Or, depuis la crise révolutionnaire, le
diocèse de Casale n'avait plus de véritable petit séminaire. Les anciens
locaux désormais nationalisés avaient d'abord servi d'hôpital militaire, puis
de caserne et finalement été affectés à la direction du génie civil. Le 20 mars
1864, Mgr Calabiana se plaindra au ministre de la justice et des cultes, Giuseppe Pisanelli, de ne pas disposer de petit
séminaire et de se trouver être le seul évêque des «anciennes provinces» du royaume
sarde, «à qui jusque-là on n'avait pas permis d'initier aux études de lettres
les garçons qui semblent manifester de l'inclination pour l'état ecclésiastique.
»[15]
Au vrai, à cette date Mgr Calabiana avait déjà
utilement traité avec don Bosco pour l'établissement sur son territoire d'une
école que le prêtre du Valdocco dénommait «petit séminaire épiscopal». Ils
l'avaient établi dans le bourg de Mirabello, à une quinzaine de kilomètres de Casale dans
la direction d'Alessandria.
La famille locale de Francesco Provera, l'un des profès du 14 mai /659/ 1862, avait
préparé cette fondation.[16] Le père de Francesco, Vincenzo, proposait
de céder un terrain à Mirabello, à la condition qu'un collège y soit bâti. Le
prestige de la famille s'en trouverait évidemment grandi. La reconnaissance
des lieux par don Bosco se fit dans un contexte propre à illustrer son système
éducatif. En ces premières années '60, il emmenait encore ses enfants de Turin
dans de longues promenades d'automne à travers le Montferrat. En octobre 1861,
avec une centaine de jeunes du Valdocco, l'excursion le conduisit jusqu'au
sanctuaire marial de Crea et à Casale. Le 16 octobre, il poursuivit sa
route jusqu'à Mirabello, où la troupe passa la nuit.[17] Don Bosco posa vraisemblablement alors les
jalons d'un accord avec les Provera et le curé de l'endroit, don Felice Coppo. Un an après, cet accord était sanctionné par l'enthousiasme de la
population. A la mi-octobre 1862, les jeunes du Valdocco retrouvaient Mirabello
pour y passer plusieurs jours.[18] Ils logeaient chez les Provera, quelques
privilégiés dans l'habitation, les autres au fenil et dans une étable libérée
à cette époque de l'année. Les Turinois participèrent aux offices paroissiaux
et à la procession du dimanche de la Maternité de Marie; don Bosco prononça le sermon de circonstance, les musiciens donnèrent une aubade, les acteurs
s'exhibèrent avec quelques morceaux de leur répertoire dans une ambiance
campagnarde parfois tumultueuse. On quitta Mirabello au bout de six jours sur
un magnifique Tantum ergo en musique et un copieux déjeuner. Entre
temps, l'affaire du collège avait progressé. Vincenzo Provera avait fait dessiner des plans et des matériaux
avaient déjà été transportés sur le terrain élu pour la construction.
Les travaux furent menés grand train. De Turin, don
Bosco envoya à Mírabello le maître-maçon Giosuè Buzzetti, frère de Carlo, que les aménagements du Valdocco occupaient
suffisamment. Les fondations furent terminées avant l'hiver et l'immeuble
dressé au printemps, de sorte que le collège fut prêt à l'automne de 1863.[19] Pour la direction de sa première maison filiale, don
Bosco désigna son meilleur aide, don Michele Rua. Le 30 août 1863, l'évêque Calabiana pouvait déjà rédiger l'acte d'institution, qui approuvait cette nomination :[20]
«Etant donné qu'une
pieuse personne nous a offert l'usage d'un très grand édifice, élevé
précisément à cette intention sur la commune de Mirabello, nous avons décidé
d'y ouvrir et d'y établir un petit séminaire pour y éduquer les jeunes garçons,
principalement ceux qui aspirent à l'état ecclésiastique. /660/ En conséquence,
devant pourvoir au bon gouvernement de cette maison et ayant reconnu dans le
très révérend prêtre le sieur don Rua toutes les qualités requises pour
l'éducation chrétienne et civile de la jeunesse, nous l'avons nommé et, par les
présentes, nous le nommons directeur de notre petit séminaire épiscopal S. Carlo sur
la commune de Mirabello; et lui conférons les facultés opportunes. Nous voulons
que ledit sieur directeur suive pour tout ce qui regarde l'enseignement les
programmes prescrits par le gouvernement royal pour les écoles élémentaires et gymnasiales...
»
Monseigneur tenait à ne pas contrevenir aux
dispositions de la loi Casati sur les gymnases privés.
Ce collège coûta, selon don Lemoyne, une centaine de
milliers de francs. Il est plus que probable que le comte Federico et
la comtesse Carlotta Callori di Vignale intervinrent dans le paiement. Le comte Federico était
alors maire de Casale Monferrato; et don Bosco rappellera un jour à la comtesse
que «Mirabello (avait) commencé sous (ses) auspices. »[21] La réussite n'était cependant pas
merveilleuse. Don Bosco déplorera bientôt la froidure glaciale du village de Mirabello
en hiver, l'absence de terrain de jeux pour les élèves près du collège et l'éloigement
du chemin de fer.[22] Mais, pour l'heure, en octobre 1863, à la
grande satisfaction des Provera,[23] au
milieu de ses fenils, de ses étables, de ses meules de paille et de ses vignes,
avec ses chemins fleurant le fumier des bestiaux qui les arpentaient, le bourg
de Mirabello, qui n'avait guère plus de trois mille habitants, pouvait
s'enorgueillir d'un collège.
Les disciples de don Bosco y entrèrent officiellement
le 13 octobre 1863. Le directeur Michele Rua, vingt-six ans, unique prêtre
de l'équipe, était accompagné par cinq clercs: Francesco Provera, l'homme du crû, qui avait le titre de préfet; Giovanni Bonetti, celui de catéchiste; Francesco Cerruti, celui de conseiller scolaire; Paolo Albera, celui d'enseignant;[24] et
par quatre jeunes gens destinés à la surveillance et à l'enseignement. Bien que
non encore profès, Francesco Dalmazzo (né en 1845, pas encore officiellement inscrit), Domenico Belmonte (né en 1843, officiellement
inscrit le 8 février 1863), Angelo Nasi (né en 1844, officiellement inscrit le 8
février 1863) et Felice Alessio (né en 1847, officiellement inscrit le 12
janvier 1863),[25] étaient pour don Bosco de vrais membres de
la société.
Les instructions au personnel de Mirabello
Don Bosco ne lança pas ce personnel à l'aveugle et
dans l'inconnu. Les Ricordi (Consignes),
qu'il remit avec son «obédience» (terme, en /661/ l'occurrence, trop solennel) au directeur
désigné Michele Rua, renferment à nos yeux ses instructions les plus
intéressantes.[26] Comme il le disait expressément dans
l'introduction, les avis de don Bosco à son disciple reflétaient son propre
système d'éducation et de gouvernement au Valdocco.[27] Il
les distribuait en six courts paragraphes: Avec toi-même, Avec les maîtres,
Avec les assistants et les chefs de chambrée, Avec les personnes de service,
Avec les jeunes élèves, Avec les gens du dehors.[28]
Les premiers conseils portaient sur le règlement de
vie du directeur lui-même. Don Bosco les ouvrait par le sage précepte: Niente ti turbi (Que rien ne te trouble!), que des Français
traduiraient peut-être équitablement par un familier: Ne te frappe jamais! Le
directeur Rua devait ménager son équilibre physique: pas de mortifications dans
la nourriture et le sommeil; et son équilibre spirituel: messe et bréviaire pie,
attente ac devote, un peu de méditation le matin, une visite
journalière au saint sacrement et, pour le reste, ce que les Regole du
temps prescrivaient. Puis don Bosco passait aux relations du directeur avec
autrui: le personnel de l'école, les élèves, enfin les gens de l'extérieur.
Le principe fondamental figurait, assorti d'une
recommandation, dans le paragraphe Avec toi-même. Les magisters d'antan
prenaient volontiers à leur compte l'adage emprunté à Cicéron: Oderint dum
metuant (Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent!). Don Bosco optait
pour l'axiome inverse: «Essaie de te faire aimer avant de te faire craindre. » Sans
employer encore le mot, il faisait intervenir la «raison», troisième pilier de
son système pédagogique avec la religion et l'affection. La raison démontre
l'authenticité de l'amour de l'éducateur pour l'éduqué: «Quand tu commandes et
corriges, fais toujours comprendre que tu désires le bien, jamais [la
satisfaction de] ton caprice. » Le bon plaisir du maître ne fait jamais loi. La ragionevolezza, c'est-à-dire le caractère raisonnable, la
modération et le bon sens, devrait toujours marquer les ordres de celui qui
commande. Le bon sens était inhérent au système d'éducation de don Bosco.[29] «Tolère tout quand il s'agit de prévenir le péché;
que tout ton effort soit orienté au bien des enfants qui te sont confiés. » Peu
à peu, don Bosco clarifiait l'expression de ses idées pédagogiques. Pour aimer
autrui et en être aimé, il faut lui «vouloir du bien», formule par laquelle l'Italien
désigne aussi l'amour.[30] Cet amour de volonté (amorevolezza) ne saurait être confondu avec un amour purement
sentimental, auquel certains réduiraient l'affection dans le système de notre
saint. Quand il /662/ est évident, le service d'autrui devient signe d'affection
et suscite ce sentiment.
Les conseils de don Bosco au directeur Rua sur ses
relations avec les diverses catégories de l'oeuvre: maîtres, assistants,
personnes de service, écoliers et étrangers, étaient au fond inspirés par le
même principe: aimer pour être aimé. Le directeur s'occupe du bien matériel et
moral des maîtres et des surveillants (dits assistants et chefs de chambrée);
pour cela, il s'y intéresse, puis y pourvoit de son mieux:
« 1) Veille à ce que rien de nécessaire ne manque aux professeurs
en fait de nourriture et de vêtement. Tiens compte de leurs fatigues et, s'ils
sont souffrants ou simplement incommodés, envoie sans tarder un suppléant dans
leur classe. - 2) Parle-leur souvent, en privé ou en groupe; vois s'ils ne sont
pas surchargés de besognes, s'il ne leur manque ni vêtements ni livres, s'ils
éprouvent quelque souffrance physique ou morale, et si, dans leurs classes,
ils n'ont pas d'élèves qui auraient besoin de réprimande ou d'attention
spéciale pour la discipline, le mode ou le niveau de l'enseignement. Une
nécessité est-elle reconnue, fais ce que tu peux pour y pourvoir. »
Le personnel de service avait droit à des attentions
analogues: «2) Use de grande charité quand tu leur donnes des ordres; fais comprendre
en toutes choses que tu désires le bien de leurs âmes. » Aux élèves, le
directeur témoigne de son affection par sa présence fréquente au milieu d'eux
et par ses phrases aimables en récréation.
«2) Fais ce que tu peux pour passer au milieu des jeunes tout leur
temps de récréation; aie soin de leur dire en particulier (littéralement: à
l'oreille) quelques paroles affectueuses, celles que tu sais, au fur et à
mesure que l'occasion se présente et que tu en perçois le besoin. C'est le
grand secret pour te rendre maître du coeur des jeunes. »
Enfin, le premier article sur les gens de l'extérieur
insistait lui aussi sur la charité:
«1) Que la charité et la courtoisie soient les marques caractéristiques
d'un directeur aussi bien à l'égard des personnes de l'intérieur que de celles
de l'extérieur. »
Prévenance, bonté, dévouement, générosité, toutes
filles d'un amour authentique, telles étaient, pour don Bosco, les grandes
qualités d'un directeur d'école.
Ce Vademecum du directeur de Mirabello, premier éducateur
dans sa maison, était promis à un avenir insoupçonné en 1863. Adapté, puis, à
partir de 1886, étendu à tous les directeurs de case, il figurera /663/ un jour parmi
les documents majeurs de la tradition pédagogique salésienne.[31] Cette lettre didactique annonçait le Petit traité
sur le système préventif de 1877.
A son ouverture, on prévoyait au «petit séminaire S. Carlo» les
deux classes de fin de cycle élémentaire et les cinq classes secondaires du
gymnase. Grâce à la réputation de don Bosco dans la région de Casale et d'Alessandria, les demandes affluèrent. Au bout de deux ans,
l'internat comptera déjà quelque cent soixante-dix élèves.
Comme il avait guidé la préparation, don Bosco veilla
avec soin sur les débuts de l'école de Mirabello. Il adapta pour elle le Regolamento de la casa annessa de l'oratoire du Valdocco. Bien que non
imprimé, il servit de règle de conduite au directeur don Rua et à son
personnel. L'organisation et l'esprit de Mirabello correspondaient de la sorte
étroitement à l'esprit et à l'organisation du Valdocco.[32] Don
Bosco intervenait directement à Mirabello par les élèves qu'il y expédiait
depuis Turin,[33] par ses conseils oraux ou écrits au
directeur, par ses visites très appréciées et par ses lettres, soit à la
direction, soit à la communauté des maîtres et des élèves. C'était le véritable
père de la maison. Le 10 décembre 1863, on le surprend dans ses recommandations
particulières à don Rua.[34] Le 30 décembre, il adressait une longue
étrenne spirituelle, «à (ses) fils bien-aimés du petit séminaire de Mirabello.»[35] Don
Bosco prenait à coeur l'éducation collective de la maison. Avec beaucoup de
délicatesse («si vous me le permettez», écrivait-il aux enfants), il expliquait
aux jeunes ce qui l'avait contristé dans leur comportement lors d'une récente
visite: mauvaise tenue à la chapelle, attention parfois nulle aux prédications,
distractions évidentes dans la prière, fréquentation en certains cas indigne
des sacrements. Trois consignes lui paraissaient nécessaires: 1) Fuite de
l'oisiveté, qui, comme chacun sait, est «le père de tous les vices» (l'ozio est
du masculin en italien); 2) Communion fréquente; 3) Dévotion et recours
fréquent à la très sainte Vierge Marie. Il répétait à leur usage ses leçons de
Turin:
«Croyez-le, mes chers enfants, je pense ne pas exagérer en affirmant
que la communion fréquente est une grande colonne sur laquelle repose l'un des
pôles du monde, et que la dévotion à la Madone est l'autre colonne sur laquelle repose l'autre pôle. Par conséquent je dis à don Rua, aux autres supérieurs,
aux maîtres, aux assistants et à tous les jeunes, de recommander, pratiquer,
prêcher, insister par toutes les forces de la charité de Jésus Christ, pour que
ne soient jamais oubliées ces trois consignes que je vous livre pour la plus
grande gloire de Dieu et le bien de vos âmes, tellement chères à Notre Sei-/664/ gneur Jésus Christ, qui vit et règne avec le Père dans l'unité du Saint
Esprit. Ainsi soit-il. »
En juin 1864, la maison reçut à nouveau des voeux affectueux
à l'occasion de la fête de saint Louis de Gonzague.[36] Le
3o décembre qui suivit, ce fut une étrenne spirituelle analogue à celle de 1863.[37] La première maison fille naissait façonnée
amoureusement par les soins très attentifs de don Bosco.
Celui-ci né négligeait rien. Au cours de 1864, il
veilla sur ses relations avec les parents et les autorités civiles. En vue de
la deuxième année scolaire, il fit imprimer par sa typographie turinoise un
prospectus sur le «petit séminaire épiscopal de S. Carlo à Mirabello»,
qui déterminait les conditions de l'école: le tarif des pensions (24 et 32 f. mensuels), les menus auxquels ces pensions donnaient droit, les charges laissées à la famille
et les éléments du trousseau de l'élève. Le titre et la finale de la pièce
rappelaient la dépendance de l'établissement à l'égard de l'évêque de Casale.[38] Cependant la situation de Mirabello posait
des problèmes à l'administration civile de la région. Le percepteur d'Occimiano,
dont la commune dépendait, considérait la maison comme «école privée» et, à ce
titre, sujette aux taxes pour but lucratif. Quant à lui, le proviseur des
études d'Alessandria la jugeait «illégale», parce que ouverte sans
l'assentiment des responsables scolaires compétents.[39] L'évêque et don Bosco tenaient tête en
arguant qu'il s'agissait d'un petit séminaire diocésain, institution d'Eglise qui
n'avait nul besoin de reconnaissance civile.[40] Dans ce débat sur le statut de l'école, un
point ressort à nos yeux: Mirabello était destiné aux garçons des classes
moyennes, non pas à ceux des classes populaires ou aux enfants «pauvres et
abandonnés», comme il était de règle au Valdocco. Don Bosco amorçait un virage
important dans la détermination de sa clientèle. Conséquence nécessaire, il
esquissait désormais un système d'éducation applicable de préférence aux
garçons correctement élevés.
A juger par l'un de ses récits du temps, il «rêvait»
aussi d'éduquer des filles. Selon la version Ruffino, au début du songe déjà
mentionné du cheval rouge de l'Apocalypse (5 juin 1862) il se décrivit
conversant sur une piazzetta avec la marquise de Barolo. On
sait que cette dame avait créé à Turin plusieurs institutions pour femmes et
fillettes:
«... Je voulais lui
serrer la main, mais elle me dit: - Non, restez où vous êtes. Puis elle se mit
à parler de mes garçons et me dit: - Vous vous occupez des garçons, c'est
parfait. Mais laissez-moi m'occuper des filles; ainsi, nous serons /665/ d'accord. A
quoi je lui répondis: - Mais le Seigneur n'est-il venu au monde que pour les
garçons? Tandis que je lui tenais ces étranges propos... »[41]
Dès 1862, don Bosco aurait donc confusément envisagé
d'élargir son oeuvre aux fillettes, entreprise qu'il mènerait à bien dix ans
plus tard par l'inclusion dans sa société de la maison de Mornese.
Projet d'une deuxième église au Valdocco
En 1862-1863, la construction du petit séminaire San Carlo n'était
qu'une part de l'activité bâtisseuse de don Bosco. Simultanément, il continuait
à développer son oeuvre du Valdocco.
Le 12 juin 1862, il déposait à la municipalité le
«plan d'un nouveau bâtiment à ériger le long du chemin de la Giardiniera (secteur Valdocco) dans la propriété
du Révérend Prêtre Bosco. »[42] Un an après, le 5 juin 1863, il récidivait
par le dépôt d'un projet d'«immeuble que le prêtre D. Gioanni Bosco propose
d'ériger à l'intérieur de la cour de son collège S. François de Sales à Turin;
élévation de la façade côté cour... »[43]
A cette date, un projet beaucoup plus considérable
avait déjà pris corps. Dix ans seulement après son inauguration, l'église S.
François de Sales ne suffisait plus à la population scolaire en augmentation
rapide de la maison. A la fin de 1862, probablement à l'avant-veille de la fête
de l'Immaculée, au cours d'une interminable séance de confessions, don Bosco,
tourmenté par le problème, décida, non pas d'agrandir l'église en usage, mais
de construire à proximité une église plus vaste. Il confia son projet le soir
même au clerc Albera:[44] «... Notre église
est trop petite, elle ne peut contenir tous les garçons, ou bien ils y sont
entassés les uns sur les autres. Nous en fabriquerons donc une autre plus belle
et plus grande, qui soit magnifique... » Il avait peut-être déjà l'idée de
consacrer cette deuxième église à Marie auxiliatrice, comme Albera et
Cagliero le lui ont fait dire,[45] mais, selon toute apparence, pas encore
l'intention de bâtir un sanctuaire grandiose (magnifique, disait Albera) en
l'honneur de la Vierge Marie. La circulaire du 1er février 1863,
dont nous allons faire état, dira même que l'édifice projeté serait «dénué de
toute élégance». Le jeune Albera eut confirmation des intentions de don Bosco
quand, six ou sept semaines plus tard, le préfet Alasonatti, dont il était le
secrétaire, lui donna à copier une lettre de demande de subside pour la
construction d'une église. Don Bosco la destinait au grand maître de l'ordre
royal /666/ des SS. Maurice et Lazare.[46] Datée
du 1er février 1863, elle expliquait que l'église, pour laquelle il
sollicitait un subside, était devenue nécessaire à la population d'une vaste
zone tout à fait dépourvue d'édifices religieux.[47] Don Bosco remarquait que «cette église, spécialement
destinée aux jeunes externes, qui pourraient y intervenir librement,
serait assez spacieuse pour servir aussi aux adultes. »[48] Mais il ne révélait de la sorte qu'un aspect
secondaire de son projet. Les motivations d'une circulaire contemporaine aux
bienfaiteurs étaient plus exactes. Après avoir rappelé l'exiguïté manifeste de
l'église S. François de Sales, elle leur apprenait que la nouvelle église
serait principalement destinée aux enfants de l'oratoire; elle chiffrait
l'accroissement de la population des quartiers environnants encore privés
d'églises et annonçait le titre marial choisi pour ce nouveau sanctuaire. Il
serait «consacré au culte divin en l'honneur de la Bienheureuse Vierge Immaculée sous le titre de Maria Auxilium Christianorum. »[49]
Le vocable: Maria Auxilium Christianorum
En exergue au sommet de la lettre circulaire,
l'invocation: Maria Auxilium Christianorum, ora pro
nobis commençait de
solenniser un vocable, qui était une nouveauté dans la vie de don Bosco.
Jusque-là, il avait prié Marie sous les titres familiers dans la région d'Addolorata, de Consolata, de Madonna del SS. Rosario, ou encore
de Purissima et d'Immacolata. La dénomination Auxiliatrice nous pose des problèmes d'origine: date d'apparition, modèle et sens de ce
titre dans la vie de don Bosco.
Don Bosco se mit à parler de Marie, secours des
chrétiens, au printemps de 1862, très probablement à la fin du mois de mai. La
version Ruffino de l'apologue des «deux colonnes», daté du 30 mai 1862,
expliquait que, sur la mer où vogue la nacelle pontificale, «se dressent deux
très hautes colonnes. Sur l'une, il y a la statue de la Vierge Immaculée avec l'inscription Auxilium Christianorum; sur l'autre, beaucoup plus
haute et plus grosse, il y a une Hostie... » Malgré une flottille de bateaux
qui s'y opposent, le navire du pape tente de s'arrimer à l'une et à l'autre.[50] Ce récit est habituellement donné comme celui de la
première mention du titre Auxilium Christianorum dans les songes, sinon
aussi dans tout l'enseignement de don Bosco.[51] Au vrai, un texte jamais relevé et pourtant
plus sûr parce qu'imprimé, lui fut au moins contemporain et peut-être
antérieur.[52] Le fascicule /667/ anonyme Diario
mariano (Calendrier marial)
des Letture cattoliche de juin-juillet 1862, apparemment composé
dans le courant de mai 1862, doit être attribué à don Bosco. Il n'osait pas se
reconnaître l'auteur de cette compilation hétéroclite de réflexions,
d'historiettes et de traits édifiants en relation avec le culte de la Vierge Marie.[53] Or,
si dans ce calendrier, le 24 mai n'est pas encore un jour marial, on trouve au
6 avril une note parénétique sur la Festa della Madonna Ausiliatrice (Fête de la Madone Auxiliatrice), qui annonce la doctrine à venir de don Bosco sur la Vierge du Sub tuum.[54] Parce que mère de Dieu, Marie est l'auxiliatrice de chaque chrétien et
l'auxiliatrice de l'Eglíse, notamment du pape son chef visible, dans la
bataille incessante qu'ils soutiennent contre leurs ennemis. Voici le morceau: [55]
«Fête de la Madone Auxiliatrice. - Etant nous-mêmes sans trêve environnés
d'ennemis de nos âmes et exposés à d'innombrables et très graves dangers
d'offenser Dieu, oh combien nous avons besoin d'une aide extraordinaire pour
éviter aussi bien les embûches de nos ennemis que les périls qui nous
assaillent!... Mais où trouverons-nous cette aide? La voici. En Marie, mère de
Dieu. Elle est appelée par l'Eglise le secours des chrétiens; recourons
donc à elle si nous voulons trouver un secours rapide et efficace dans nos
besoins soit spirituels soit temporels. Supplions aussi cette mère pleine de
miséricorde de bien vouloir venir en aide à la malheureuse épouse du Christ, la
sainte Eglise, et à son très auguste chef visible. - On dira cinq fois le Sub tuum praesidium pour les besoins de la sainte Eglise. »
Don Bosco découvrait alors l'auxiliatrice avec des
foules de compatriotes de l'Italie catholique.[56] Spolète, cité historique de l'Ombrie, avait
appartenu aux Etats du pape jusqu'à l'annexion de la province par les
Piémontais en 1860. Au début de cette année de grandes frayeurs, l'archevêque
de la ville Giovanni Battista Arnaldi [57] avait,
dans une lettre collective de l'épiscopat de la région, exprimé sa confiance
envers la «Mère de miséricorde», la «guerrière invaincue et invincible», celle
à qui «l'on doit toutes les victoires de l'Eglise»; et exhorté les fidèles à
supplier Dieu de leur venir en aide «par l'intercession du Coeur Immaculé de
Marie, Mère de Dieu, l'Auxiliatrice des Chrétiens, la très puissante qui
maintient sous ses pieds la tête rebelle de l'antique serpent.»[58] Vinrent
les jours sombres de l'annexion. Puis, en mars 1862, la nouvelle se répandit
que la très sainte Vierge avait adressé la parole à un enfant d'un peu moins de
cinq ans, Righetto Cionchi, à partir de l'ancienne peinture d'une église
en ruines à La Fratta, près de Spolète.
Le 19 mars, un jeune paysan affligé /668/ de maux chroniques avait recouru à cette image
de Marie; en quelques jours, il avait recouvré la santé sans l'aide de médecins
ni de médecines. L'image de La Fratta devint
immédiatement le centre d'attraction de dévots en prières pour leur santé et
la paix de l'Eglise. L'archevêque se saisit de l'information et la répandit
dans une série de Relazioni (Relations) généreusement diffusées par la
presse catholique de la péninsule. La première, la plus importante, datée du 17
mai 1862 et envoyée à la feuille catholique de Turin l'Armonia, y fut publiée le 27 suivant. L'archevêque
racontait les faits survenus et décrivait les foules qui accouraient désormais
vers l'image miraculeuse.[59] Cette image, que le peuple dénommait soit la Madonna, soit la Madonna scoperta (la Madone découverte), soit la Madonna della stella (la Madone de l'étoile), soit encore la Madonna di Spoleto (la Madone de Spolète), devint à partir de l'article de l'Armonia et par
les soins de l'archevêque Arnaldi l'Auxilium Christianorum, c'est-à-dire
le Secours des Chrétiens.
L'Armonia arrivait régulièrement au Valdocco. Si l'on
rapproche son article du 27 mai 1862 de l'apologue de don Bosco sur les
«deux colonnes», clairement daté du 30 mai 1862, la dépendance paraît
très probable. Le Diario mariano le
montra peut-être antérieurement sensibilisé au titre d'Auxiliatrice. Aux
derniers jours de mai, il l'avait adopté.
Le Diario
mariano et l'histoire des «deux colonnes» nous apprennent le
sens qu'il lui donnait. Cette signification fut illustrée au fil des mois par
la catholicité italienne de l'époque. De toutes les provinces du nouveau
royaume, les yeux se tournaient désormais vers Spolète et La Fratta. Les périodiques de Rome, Turin, Gênes, Milan et Naples
répétaient le récit de Mgr Arnaldi; ils faisaient état des guérisons opérées
par l'Auxilium Christianorum; ils s'étendaient à plaisir sur le
concours populaire croissant autour de l'image et sur l'enthousiasme spirituel
qui gagnait chaque jour davantage. N'était-ce pas la vague de fond du «pays
réel» en réaction à l'anticléricalisme des Garibaldiens et autres
révolutionnaires? La situation de Spolète au centre de la péninsule excitait
les imaginations religieuses. «Cette très belle et très prodigieuse image -
notait un périodique de Turin au mois de novembre de cette année 1862 - s'est
manifestée en un endroit qui est le centre, non seulement de l'archidiocèse de Spolète,
mais aussi de l'Ombrie, et, ce qui est plus digne d'attention, le centre de
l'Italie. Par là, dirons-nous, se manifeste la volonté de Dieu et de la Vierge. En se présentant de manière aussi prodigieuse en ces temps calamiteux au /669/ beau milieu de
l'Italie, elle a voulu faire savoir qu'elle se place au milieu de ce pays pour
le défendre, pour l'aider et pour subvenir à chacun de ses besoins temporels
ou éternels. »[60] Selon Mgr Arnaldi, Marie préparait ainsi les coeurs
au triomphe prochain de l'Eglise et de son auguste chef; sa manifestation à Spolète
était le gage (caparra) de leur victoire.[61] La Madone de Spolète étendait sa maternelle et très efficace
protection sur ses enfants abandonnés. On la suppliait de les garder fermes
dans leurs croyances, malgré les malheurs des temps. Que, par son intercession,
ils demeurent au besoin prêts à mourir pour leur foi catholique, fidèles et
dociles sujets de la sainte Eglise romaine, de son héroïque hiérarque, «le
vicaire du Christ sur la terre», et des autres pasteurs légitimes! «C'est ce
que nous voulons, ce que nous promettons, ce qui adviendra avec votre aide,
Vierge immaculée, ô Mère très aimante, ô Marie, toi l'aide constante, très
puissante et très bonne de la chrétienté. »[62]
La dévotion à Marie auxiliatrice, que don Bosco se mit
à propager en 1863, quand il eut décidé de dresser au Valdocco une église sous
ce vocable, ne recevait-elle pas la même signification? Pour lui, Marie, mère
immaculée de Dieu, était la reine des batailles, victorieuse à Lépante; celle
qui écrase l'antique serpent et ses suppôts terrestres; la puissante
protectrice de l'Eglise assaillie de toutes parts et de son chef, le souverain
pontife «vicaire du Christ» sur terre vilipendé par ses adversaires; enfin,
malgré une réalité perpétuellement décevante, le gage de leurs triomphes
espérés prochains.
Les recommandations épiscopales
Au temps où il fondait Mirabello et concrétisait son
projet d'église dédiée à Marie auxiliatrice, don Bosco menait une série de
démarches indispensables à l'approbation de sa société par le Saint-Siège. Un
avis favorable de l'autorité diocésaine de Turin était primordial; il y
joindrait le plus grand nombre possible de recommandations d'évêques de la
région.
La première personne sollicitée fut donc le vicaire
capitulaire de Turin, Giuseppe Zappata. Don Bosco lui exposa sa situation dans une
lettre dont il ne subsiste qu'une copie de date aléatoire.[63] Son projet de congrégation sous le titre de Société
de S. François de Sales, conforme aux suggestions du pape Pie IX, d'abord
soumis à l'archevêque Fransoni, puis transmis par celui-ci à son vicaire
général Mgr Fissore, avait été examiné par des juges compétents, tels que
l'évêque de /670/ Cuneo, Mgr Manzini, et le
cardinal De Angelis. Leurs remarques, qui ne touchaient pas des points
essentiels, avaient été entendues.
«Mon but, écrivait don Bosco qui condensait heureusement en quelques
mots une idée complexe, est d'établir une société qui, tout en garantissant aux
yeux des autorités gouvernementales leurs droits civils à ses membres pris
individuellement, constitue pour l'Eglise une véritable personne morale (littéralement: un vrai corps moral), autrement dit une société religieuse. »
Il réunissait dans l'être d'une congrégation les deux
termes apparemment contraires d'une alternative: ou société civile ou société
religieuse. Puis il alignait cinq considérants, qui lui faisaient souhaiter
l'approbation rapide de son projet par la curie turinoise, «avec toutes les
clauses, observations et conditions» que son interlocuteur jugerait opportunes
«pour la plus grande gloire de Dieu et le bien des âmes». Les membres de la
société le priaient humblement de satisfaire au plus vite leurs communs désirs;
à l'avance, ils le remerciaient de la faveur qu'ils attendaient de lui.
Le chanoine Zappata «laissait du temps au temps». Il
n'urgea donc rien. La première recommandation arriva à don Bosco d'un autre diocèse.
L'évêque de Cuneo, qui avait - nous le savons - pris connaissance des
constitutions de don Bosco, commença de le rassurer par un éloge sans réserve à
l'intention du Siège Apostolique.[64]
«Parmi les institutions religieuses que Dieu suscite au sein de son Eglise
en ces temps de matérialisme, de corruption et d'incrédulité, il faut placer,
mieux: admirer, la Société ou Congrégation de S. François de Sales, instituée à
Turin dans le faubourg du Valdocco par l'excellent prêtre D. Giovanni Bosco,
dont le but principal est d'instruire chrétiennement la jeunesse pauvre et de
recueillir dans des maisons appropriées les enfants abandonnés et dispersés.»
Le développement des eeuvres de cet institut, son
corps de statuts «pleins de céleste sagesse et de prudence», le bien
«grandissime» qu'il avait déjà produit dans tous les diocèses du Piémont pour
«la consolation et l'admiration de tous les bons», étaient autant de motifs
qui incitaient cet évêque à demander pour lui l'approbation pontificale. Très
touché, don Bosco s'empressa de transmettre la pièce à la curie de Turin,
vraisemblablement à titre d'exemple pour la recommandation qu'il attendait
d'elle.[65]
Il développa sa campagne. Au début de décembre, une
assemblée des évêques piémontais à Turin lui offrit l'occasion de solliciter
leurs /671/ recommandations. Un mémoire agressif qu'il leur remettait sur le prosélytisme
protestant était propre à attirer l'attention sur la vitalité catholique de son
oeuvre.[66] Seul l'évêque d'Acqui, Modesto Contratto, réagit sans tarder. Sa lettre, qui était brève, disait
l'essentiel. Il avait «lu attentivement la Règle pour l'institution d'une Pieuse Société sous le titre de S. François de Sales» et ne pouvait que s'affirmer
pleinement heureux «de recommander l'esprit et le but recherché par cette
Société» et de «reconnaître la grande utilité qui reviendrait à l'Eglise et à
la société civile si elle était dûment approuvée. »[67]
Cependant la curie de Turin, apparemment réticente, se
contentait de promesses orales. Don Bosco trépignait. Il insista le 6 janvier
1864 par une lettre pressante au provicaire Vogliotti. Puisque le pape était
d'accord avec ce projet de société, le vicaire capitulaire de Turin ne pouvait
que lui être favorable.[68] Cette réclamation n'aboutit pas plus que la
précédente. Heureusement, un troisième évêque, Giovanni Antonio Odone, évêque
de Susa, donna bientôt courage à don Bosco par un très long éloge
de son entreprise.[69] Son mémoire sur les protestants, qui
dénonçait leur audacieuse propagande, l'avait peutêtre impressionné. Il
commençait:
«Pour le réconfort des pasteurs, des ministres sacrés et de tous les
bons grandement affligés par les très graves dommages dont souffre l'Eglise en
ces temps calamiteux par la diffusion des mauvais livres et des journaux
antireligieux, par les calomnies des méchants et par les scandales publics, le
Seigneur a suscité le vénérable prêtre Giovanni Bosco, qui se signale depuis de
nombreuses années surtout par le soin aimant et infatigable qu'il prend de la
pauvre et imprudente jeunesse, point de mire particulier des sectaires et de
la foule de ceux qui en sont les aveugles instruments. »
Comme Mgr Contratto, Mgr Odone avait «vu et examiné le
Règlement proposé» pour la nouvelle Société; il lui avait paru «conduit par un
véritable esprit de zèle et propre à atteindre facilement le but sublime
qu'elle poursuit».
Trois recommandations épiscopales ne suffisaient pas à
don Bosco. Il se tourna vers Casale, qui n'avait pas encore été alerté. «J'aurais
besoin d'envoyer à Rome le règlement de notre Société. J'ai déjà les
recommandations des évêques de Susa, d'Acqui et de Cuneo. Celle de Votre Excellence Illustrissime et
Révérendissime me ferait un grand plaisir. Si vous jugiez bon de la rédiger, ce
serait pour moi une faveur signalée. - Je vous envoie une copie de celle de
l'évêque de Cuneo pour que vous en connaissiez la teneur... »[70]
/672/
Cependant les semaines s'écoulaient et la curie de
Turin ne se prononçait toujours pas. Faudrait-il passer outre? Le 10 février,
probablement assuré de l'arrivée prochaine des recommandations des évêques
amis et influents de Casale et de Mondovì,[71] don Bosco revint une nouvelle fois à la
charge.[72] Une occasion se présentait à lui le lendemain
de faire partir vers Rome l'ensemble du dossier. Il n'y manquait que l'implorata commendatizia (la recommandation implorée) de Turin, qui lui avait
été promise. Le vicaire capitulaire Zappata s'exécuta enfin dans la journée
qui suivit.[73] Mais, dans sa lettre, un oeil exercé a
bientôt distingué ses réserves. S'il louait abondamment l'oeuvre de l'oratoire
S. François de Sales au service des enfants pauvres et abandonnés, ainsi que celle des
oratoires de l'Angelo custode à Vanchiglia et de San Luigi à
Porta Nuova, il ignorait (ou feignait d'ignorer) les statuts des
ecclésiastiques groupés autour du prêtre Bosco. Ils vivent, écrivait-il, selon
«certains règlements» et sont d'«une conduite si régulière» qu'ils édifient
les élèves à eux confiés; ce pourquoi leur association est hautement
recommandable. Le chanoine Giuseppe
Zappata se gardait d'énoncer un
avis quelconque sur des Regole qui, au regard de don Bosco, constituaient pourtant
la pièce principale de sa demande d'approbation par Rome.
Le Decretum laudis de la Société de S. François de Sales
Le lendemain 12 février don Bosco composa lui-même sa
supplique à Pie IX. Il l'assortit des divers documents enfin réunis: son texte
de constitutions, une note qu'il avait composée à leur propos, et les
recommandations de Turin, Cuneo, Acqui, Susa,
Casale et Mondovì.
«Dans l'unique but et seulement avec le désir de promouvoir la gloire
de Dieu et le bien des âmes, je me prosterne aux pieds de Votre Sainteté pour
demander l'approbation de la Société de S. François de Sales. C'est un projet sur lequel j'ai beaucoup médité et qui me tient à coeur depuis longtemps. »
Don Bosco rappelait au pape son entretien de 1858 et
les conseils qu'il avait alors reçus de lui. Prudent, il disait craindre de
s'être éloigné du plan qui lui avait été tracé. «Ce pourquoi, je demande
plutôt la correction que l'approbation de ce projet de constitutions. » Il
prévenait qu'un feuillet annexe rendait compte de «plusieurs choses particulièrement
importantes» et utiles à l'exacte interprétation des seize chapitres de ses
statuts.[74]
Le texte des constitutions de la Société de S. François de Sales /673/ avait grossi depuis son expédition à Mgr Fransoni en
juin 1860.[75] Le nombre des chapitres était passé de treize
à seize. (Le numéro 17, Formula di voti, ne constituait pas un chapitre à proprement parler.) L'ancien chapitre
«Gouvernement interne de la Société» (numéro 8) avait été considérablement augmenté et partagé en trois: «Gouvernement religieux de la Société» (chap. 8), «Gouvernement interne de la Société» (chap. 9) et «Election du Recteur majeur» (chap. 10). Un chapitre «Des maisons particulières» (chap. 12), nécessité par la récente initiative de Mirabello, avait été ajouté. Les
questions de nature structurelle de ces articles pouvaient paraître
secondaires. L'essentiel du texte statutaire sur l'histoire de la Société, sa forme particulière, le but recherché par elle, les obligations entrainées par les
voeux et la discipline religieuse, les conditions d'entrée enfin, n'avait pas
évolué.
La pièce jointe par don Bosco à ces Regole: «Notes sur les constitutions de la Société de S. François de Sales »,[76] répétait le but de sa société, tel que l'introduction
du document le présentait déjà; elle énumérait les statuts des sociétés
religieuses dont son texte dépendait; elle affirmait que si, dans ces Regole, l'on ne parlait guère du pape, c'était uniquement par crainte de
perquisitions de policiers qui y auraient trouvé à redire; enfin, elle tâchait
de justifier un article sur la juridiction du supérieur général étendue aux
membres de la Société répartis dans différents diocèses.
Don Bosco, assuré de l'appui du pape, attendit dans la
paix le jugement du Saint-Siège. Il lui parvint au cours de l'été de cette année
1864.[77] Il était positif. Mais ce n'était pas la
pleine approbation que, dans son ignorance des usages, il avait souhaitée (et
que le consulteur Savini avait écartée d'emblée au début de son votum). C'était
un Decretum laudis (Décret de louange) de la Société de S. François de Sales, première étape à franchir selon le cardinal Bizzarri avant
d'obtenir l'approbation formelle d'une société religieuse par le Saint-Siège.[78] Daté du 23 juillet 1864, le pape lui avait
donné son accord le 1er juillet précédent.
La réplique de don Bosco aux Animadversiones
de la Congrégation
Par le décret de louange, la question de la
reconnaissance romaine de la Société de S. François de Sales avait sensiblement progressé. /674/ Elle échappait un peu au cocon turinois, que don Bosco
trouvait désormais très incommode. Toutefois il découvrait dans le pli qui lui
apportait le décret une feuille d'Animadversiones (Remarques) sur son
texte de constitutions, qui lui donnait beaucoup à penser.
Les treize Animadversiones de la congrégation
des Evêques et Réguliers, signées par le pro-secrétaire Stanislao Svegliati, avaient
pour origine un rapport en quatorze points du carme Angelo Savini, rapport daté du 6 avril 1864.[79] Dès
lors, les jeux avaient été faits, car la congrégation avait suivi son consulteur
à peu près pas à pas.[80] Elle n'avait bronché que devant sa première
observation, selon laquelle la société de S. François de Sales n'aurait pas dû
faire figurer l'éducation du jeune clergé parmi ses buts apostoliques.[81]
Les méditations très instructives de don Bosco sur ces Animadversiones nous sont révélées par la pièce: «Sur les Remarques aux
constitutions des compagnons associés sous le titre de S. François de Sales
dans le diocèse de Turin. »[82] Don Bosco y répondait point par point. Le
mandat du Recteur majeur prévu ad vitam devait être réduit à douze ans (animadversio 1). Dont acte, se dit-il.[83] Il buta ensuite quelque peu sur l'invitation
à supprimer un article (chap. 3, art. 7), par lequel il interdisait toute
politique aux membres de sa congrégation (animadversio 2).[84] L'article ne disparaîtra qu'à la veille de l'approbation
de 1874. Dix ans auparavant, il avait pourtant accepté l'observation.
L'article, disait-il, n'avait été introduit dans le texte que pour éviter des
ennuis au cas où les constitutions tomberaient «in manus quorumdam
laicorum» (entre les mains de
certains laïcs), supposés malintentionnés.[85] Cette fausse raison le dispensait de produire
les vraies, qu'il réservait aux siens. La faculté laissée au supérieur général
de relever des voeux de religion (chap. 4, art. 9) paraissait excessive
aux censeurs (animadversio 3). Il se soumettait demandant
seulement de pouvoir dispenser des voeux triennaux.[86] Mais la quatrième remarque, contre
l'admission aux ordres sacrés sur la seule autorisation du supérieur général (chap.
8, art. 4) et selon laquelle: «On ne peut permettre que le Supérieur
Général puisse délivrer aux membres du pieux Institut les Lettres Dímissoriales
pour la réception des Ordres; que cela soit également supprimé des
Constitutions», suscitait ses protestations. Il alignait huit raisons
contraires. L'octroi de ces lettres dimissoriales par l'évêque impliquait dans
son esprit l'appartenance automatique du clerc ordonné au clergé diocésain,
son obéissance à l'Ordinaire du lieu et son affectation aux charges selon son
bon vouloir.[87] La cohésion doctrinale et disciplinaire de sa
Société lui /675/ semblait en conséquence devenir impossible. Le 28
février 1865, il risquait déjà une requête de dispense sur ces dimissoriales. C'était
au reste pour recevoir à peu près par retour de courrier une réponse cinglante
de la congrégation des Evêques et Réguliers.[88] La liberté de contracter et de posséder, à
laquelle il tenait fort parce que garante du maintien des «droits civils» de
ses fils, était contestée dans une remarque par un biais qui lui avait semblé
secondaire. Il avait édicté (chap. 9, art. 2) que le Recteur ne pourrait
«conclure des contrats d'achat ou de vente d'immeubles sans le consentement de
son chapitre». Le consulteur Savini avait demandé d'urger en la matière
l'observance des constitutions apostoliques. Le droit commun fut donc rappelé à
don Bosco: le placet apostolique était requis pour toute aliénation de
biens (animadversio 5).[89] Don Bosco crut probablement à une mise en
cause d'un article clé de ses constitutions (chap. Forma, art. 2) sur la
propriété des biens, la faculté d'accepter des successions et de recevoir des
héritages. L'engrenage ecclésiastique dans lequel on l'obligeait d'entrer lui
paraissait gros de périls. «Cette remarque ne peut que très difficilement
s'appliquer à nos constitutions; étant donné que les membres pris isolément
possèdent, non pas la Société, le cas de recours au Saint-Siège ne surviendrait
jamais. En outre, comme il nous faut compter avec le Placet Royal pour
nos biens externes, il s'ensuivrait que les rescrits du Pontife devraient être
soumis à l'autorité civile (littéralement: au for civil)... »[90] La sixième remarque, relative à la déposition
éventuelle du supérieur général (chap. 9, art. 4), pour laquelle la
congrégation des Evêques et Réguliers réclamait la consultation du Saint-Siège,
lui semblait au contraire parfaitement judicieuse.[91] Non pas la septième, qui requérait l'autorisation
de ce même Saint-Siège pour les nouvelles fondations (animadversio 7), par quoi, estimait-il, la Société de S. François de Sales serait exposée aux inconvénients déjà signalés à propos de la cinquième remarque.[92] En revanche, il ne discernait que des avantages dans
l'exigence pour ses religieux d'un minimum d'une heure de prière quotidienne et
de dix jours consécutifs d'exercices spirituels annuels (animadversio 8).[93] Il se rebellait à nouveau devant la remarque suivante
(animadversio 9), selon laquelle «on ne peut approuver que des
personnes étrangères au pieux Institut y soient inscrites par ce que l'on
appelle affiliation». Elle prenait à partie le chapitre Esterni, dont le consulteur avait demandé la radiation pure et simple.[94] A peu près toutes les congrégations et tous les
ordres religieux ont des tiers-ordres, s'exclamait don Bosco. Si on ne supporte
pas ce chapitre dans le corps même des constitutions, /676/ il figurera en appendice.[95] Il ne trouva rien à redire aux quatre dernières
observations. Selon la dixième remarque, dans la formule de profession, les
mots: «volermi comandare senza riserva» (vouloir me commander sans réserve), devaient
être remplacés par: «volermi comandare a tenore
delle Nostre Costituzioni» (vouloir
me commander selon nos constitutions). Tout à fait d'accord, pensa et dit don
Bosco. Il agréa aussi la remarque 11 selon laquelle un rapport sur l'état de la Société devait être fourni au Saint-Siège tous les trois ans; la remarque 12, qui demandait
de traduire les constitutions en langue latine; et la remarque 13, qui
écartait l'obligation de la pratique des constitutions sous peine de péché.
Mais, tous comptes faits, face à ces treize animadversiones don Bosco ne
dut plus éprouver qu'une satisfaction mitigée. Sa gratitude au cardinal préfet
de la congrégation des Evêques et Réguliers le 25 août 1864 commença de
prendre des couleurs.[96] Quelque amertume s'y mêlait.
La congrégation des Evêques et Réguliers n'avait
pourtant pas repéré tous les écueils de son système. Sa société n'avait pas
d'existence civile; il s'en féliciterait doublement après les votes désormais
proches contre les congrégations religieuses (1866). Tous les biens
communautaires étaient entre les mains de particuliers, à commencer par les
siennes. Mais, comme le remarquait un jour le lazariste Marco Antonio Durando dans une pièce destinée au Saint-Siège, qu'adviendrait-il
après la disparition du fondateur? Qu'adviendrait-il à la fin des mandats de
douze ans des supérieurs généraux successifs?[97]
La fondation de Lanzo (1864)
Quand il recevait le Decretum laudis, don Bosco
assumait la responsabilité d'un deuxième collège. On le lui avait offert à Lanzo, petite
ville d'à peine deux mille quatre cents habitants (2361 au recensement
de 1861), située a une quarantaine de kilomètres de Turin et à
l'échancrure d'une belle vallée où coule la Stura. Il la connaissait depuis quelque vingt ans au moins, puisqu'il
s'était mis au temps du Convitto à fréquenter la maison d'exercices spirituels
de S. Ignazio, perchée au-dessus de l'agglomération. En outre, le
curé de Lanzo, Federico Albert, était de ses amis.[98] Le collège, qui relevait de la commune, était
installé dans un ancien couvent de capucins expropriés au début du siècle
situé sur un éperon rocheux dominant la vallée.[99]
L'école avait relativement prospéré dans les années '40. Mais, en /677/ ces premières années '60, faute d'élèves (et par souci
d'économies de la part de la municipalité), elle avait été fermée. Non
seulement Lanzo n'avait plus de collège, mais les bâtiments se
dégradaient. Au printemps de 1864, le curé Albert, préoccupé par l'instruction
et l'éducation correctes de ses ouailles, incita don Bosco à l'aider à relever
le collège. Don Bosco ne se fit pas prier. L'affaire fut rondement menée.
Après la fête de saint Louis de Gonzague et la solennisation habituelle de la Saint Jean Baptiste, il se rendit à Lanzo pour une visite des lieux du collège sous la
conduite du maire Paolo Tessiore et du curé Albert. Lors d'une inspection préalable,
don Savio, économe du Valdocco, avait produit sur Lanzo un
rapport peu encourageant. Seules quelques chambres, que les maîtres communaux
avaient occupées, étaient dans un état convenable. Mais, aujourd'hui, le maire
promettait des travaux de réparation, le curé l'aménagement de trois petites
pièces, et surtout don Bosco ne demandait qu'à se laisser convaincre. Le site
était merveilleux, il se dit satisfait.
Le 30 juin, le conseil communal fut réuni en séance
extraordinaire pour délibérer de la proposition de reprise du collège municipal
par le prêtre «animé de sentiments philanthropiques à l'avantage de la jeunesse
studieuse de Lanzo et des communes voisines», qu'était devenu pour lui
don Bosco.[100] L'assemblée fut tenue en la présence de celuici.
Une convention en quatorze points, datée de ce 30 juin, fut signée par lui, le
maire et deux conseillers.[101] La
municipalité s'engageait à verser à don Bosco la somme annuelle de trois mille
lires pour les classes élémentaires et gymnasiales, les deux classes de
rhétorique incluses, et cent lires annuelles pour les prix. Elle lui concédait
l'usage du local dit du collège, avec ses terrains, sa chapelle et ses jardins
annexes. Elle ferait procéder à toutes les réparations nécessaires à la
conservation de l'édifice principal et des bâtiments voisins. Elle ne pourrait
licencier don Bosco sans un préavis de cinq années. Toutes les dépenses
d'installation proprement dite seraient à la charge de don Bosco. La commune
lui procurerait toutefois un prêt de dix mille lires qu'il rembourserait régulièrement.
Don Bosco fournirait pour les classes élémentaires trois maîtres munis des
diplômes requis et, pour les cinq classes du gymnase, des enseignants idoines.
Les élèves des classes gymnasiales paieraient des frais de scolarité
(minerval), à l'exception des enfants de Lanzo d'indigence reconnue. Quant aux
classes élémentaires, seuls les écoliers ne relevant pas de la commune de Lanzo auraient
à en payer. Les programmes d'enseignement seraient ceux établis par le
ministère de l'Instruction Publique. Pour l'instruc-/678/ tion religieuse et morale la municipalité s'en remettait à
la prudence du prêtre Bosco et du vicaire forain de l'endroit. Enfin, les
classes du collège seraient ouvertes dès la rentrée scolaire 1864-1865.
Au mois d'octobre qui suivit, don Bosco dirigea donc
vers Lanzo une douzaine de ses disciples. Il plaçait à leur tête
un saint homme, le jeune prêtre Domenico Ruffino (24 ans), qui avait la charge de directeur; et le flanquait d'un
administrateur de quelque expérience, Francesco Provera, préfet, qu'il avait retiré de Mirabello. Dans la
troupe, l'histoire a retenu Pietro Guidazio (23 ans), Francesco Bodratto (41 ans, ex-maître d'école à Mornese, qui venait
d'être conquis par don Bosco), Giuseppe Fagnano (20 ans), Nicolao Cibrario (25 ans), Giacomo Costamagna (18 ans) et Antonio Sala (28
ans), toutes personnes qui tiendraient des rôles importants dans la congrégation
salésienne naissante.[102]
Ce monde, riche d'enthousiasme, ignorait ce qui
l'attendait à Lanzo. Car à peu près rien n'était prêt au collège
quand les désignés y débarquèrent. Francesco Provera put mesurer à l'honneur de sa patrie combien la
fondation de Lanzo différait de celle de Mirabello l'année précédente.
Douze ans après, un soir de mars 1876, Antonio Sala, l'un des membres de
l'équipe primitive, homme bourru, mais d'un dévouement jamais lassé, rappelait
devant don Bosco l'aventure de la prise de possession du nouveau collège. Le
piètre état des lieux et le peu de cordialité de la population lui avaient laissé
un souvenir saumâtre.[103] Les Turinois croyaient, expliquait-il,
trouver une maison à peu près en ordre, dans laquelle ils n'auraient qu'à
prendre la charge des jeunes élèves. Las! Ils ne découvraient que des murs,
debout pour la plupart, certains déjà à moitié écroulés. Le vieux couvent des
capucins avait été trop longtemps abandonné. Les nouveaux occupants ne
dénichaient ni table ni sièges pour leurs repas. Ils disposèrent sur deux
tréteaux une porte arrachée de ses gonds et la table fut prête. Les fenêtres
avaient perdu leurs vitres; plusieurs, de surcroît, leurs chassis. La première
nuit, à l'aide d'un marteau et de quelques clous, ils se protégèrent des
intempéries d'octobre avec des serviettes de toilette et des couvertures
tendues aux fenêtres. Les lits n'étaient pas arrivés: ils se mirent en quête de
paille et s'arrangèrent comme ils le purent pour les premières nuits. Pas de
cuisinier! Le camérier Givone y suppléa tant bien que mal. Cependant toute
l'équipe de don Bosco, directeur en tête, s'était mise à l'oeuvre: l'un
balayait, un deuxième nettoyait, un troisième aidait à la cuisine. Guidazio, qui
avait d'abord été menuisier, se remit à son ancien métier, fabriqua des chassis
pour les fenê-/679/ tres, ajusta
tables et portes. Quelques-uns défrichaient le jardin, qui, livré aux
broussailles, aux ronces et aux acacias, était devenu une sorte de bosquet.
L'un travaillait par-ci, l'autre rangeait par-là; l'un était cuisinier, l'autre
menuisier ou jardinier. Et les classes purent commencer. Pour tout compliquer, la
pègre du village détestait les maîtres de Turin et leur jetait des pierres. (Il
ne s'agissait pas d'enfants, comme les Memorie
biografiche [104] l'ont prétendu.) Et les premiers garçons
présentés étaient le rebut d'autres collèges. (En vérité, d'après une lettre
contemporaine de Ruffino à don Bosco, ce ne fut le cas que pour deux élèves
seulement.) La situation empirerait encore pendant l'année en raison de la
maladie du directeur Ruffino, qui finit par mourir le 16 juillet 1865.
Quand il écoutait ce récit, don Bosco ne regrettait
certainement pas la vie austère à laquelle il avait soumis ses premiers
disciples de Lanzo. Lui-même avait connu pareil régime, qui trempe les
énergies. Mais il nous faut reconnaître qu'il ne surveilla pas con amore les premiers jours de ce collège comme il avait fait
pour Mirabello l'année précédente. Lanzo ne fut pas abandonné, loin de là. Une fois
tous les deux mois, don Bosco vint encourager sur place le directeur Ruffino.[105] Mais
cette maison n'eut droit ni à un règlement adapté, ni à des conseils spéciaux
pour le directeur, ni à l'expédition depuis le Valdocco d'élèves choisis pour
servir de levain dans la pâte nouvelle, ni aux visites solennisées du
fondateur, ni à ses étrennes circonstanciées de fin d'année propres à moraliser
les jeunes.
Et pourtant, grâce au courage des clercs de la
première heure, puis aux soins éclairés de Giovanni
Battista Lemoyne, le directeur qui succéda à Ruffino en octobre
1865, ce collège municipal, non seulement ne périclita plus, mais prit
un essor inespéré. En novembre 1864, selon le directeur Ruffino, il y
avait à Lanzo sur 37 inscrits, seulement 28 présents,
dont 23 enfants de classes élémentaires et de première gymnasiale.[106] En 1868, le collège comptera déjà 124 internes
et plus de 200 externes.[107]
Le construction de l'église Marie auxiliatrice
Le surcroît de soucis causés par la construction de
l'église Marie auxiliatrice dans un climat économique devenu morose au temps de
la Convention de Septembre (1864) peut expliquer en partie les moindres
attentions de don Bosco pour la fondation de Lanzo.
Le projet avait été rendu public par la circulaire aux
bienfaiteurs /680/ du 1er février 1863.[108] Don Bosco renforça immédiatement son impact au long
du mois par une suite de lettres particulières, dont, pour mémoire, il dressa à
son usage une liste au fur et à mesure de leur expédition.[109] Nous apprenons là que, le 25 février, il fit appel
successivement au chevalier Carlo Giriodi; au chanoine Prielli, de Lu; au comte Reviglio della Venaria, de Bra; à la comtesse Mella
Avogadro, de Vercelli; à la comtesse Beria Conturbia; à la comtesse
Sofia della Pierre; et à dame Angela Dupraz. Au mois de mai suivant, il dressera un état
encourageant des promesses formulées et des dons déjà encaissés.[110] Le baron Bianco
di Barbania s'était engagé à payer le portail principal avec les
ferrures voulues; le comte Carlo Cays, la cloche du clocher; Michele Nico, le vitrage de toutes les fenêtres; le chevalier Aleramo Bosco di Ruffino, l'autel principal. A cette date,
neuf bienfaiteurs avaient versé au total 5.020 lires, dont, après avoir
effectué les premiers règlements, il lui restait 1.030 lires.[111]
Les travaux, confiés à l'entrepreneur Carlo Buzzetti, ancien de l'oratoire primitif et
très attaché à don Bosco, avaient en effet commencé. Les terrassements de
fondation occupèrent l'été et l'automne de l'année 1863. Durant l'hiver, don
Bosco fit procéder, depuis Borgone di
Susa dans les Alpes, à un grand
transport de pierres (deux mille tonnes), pour lequel il avait obtenu le concours
plus ou moins bénévole du directeur général des chemins de fer, Bartolomeo Bona.[112] A cette
époque, les plans étaient dessinés par l'ingénieur Antonio Spezia.[113] Ils furent déposés à la municipalité de Turin le 14
mai 1864.[114] L'édifice à nef unique, en forme de croix
latine, long de quarante-huit mètres et large de trente-cinq mètres au
transept, serait coiffé d'une grande coupole. La façade d'allure majestueuse
serait ornée d'un fronton supporté par quatre colonnes. Pour la ville d'alors,
ce serait une grande église, même si sa capacité put paraître relativement
faible au siècle suivant.[115]
Au printemps de 1864, don Bosco entrait donc dans la
phase laborieuse de l'entreprise. Il devait méditer sur les plans, que, par
exemple, le chanoine Lorenzo Gastaldi critiquait avec de bonnes raisons.[116] Il se ralliait en partie à ses observations: l'atrium
prévu fut supprimé et le mur qui devait le séparer de la nef remplacé par deux
colonnes. Don Bosco devait surtout faire face à des exigences financières
harcelantes.
/681/
La collecte des fonds pour la nouvelle église
Vers le mois d'avril 1864, une longue circulaire aux
bienfaiteurs potentiels expliqua le projet (une église en forme de croix latine
d'une surface de mille mètres carrés), chiffra son coût probable (deux cent
mille lires, écrivait don Bosco ignorant que l'oeuvre achevée coûterait cinq
fois plus cher) et sollicita la charité des fidèles. Elle commençait de
promettre aux dévots la protection particulière de Marie auxiliatrice. Turin
obtiendrait le «maintien dans la ville de la foi et de la pratique de toutes
les vertus chrétiennes. »[117] Le 13 avril, l'Unità cattolica rappela succinctement la nécessité d'une église dans
le quartier du Valdocco, fit le point des travaux déjà entrepris et se dit
convaincue que «l'inépuisable charité des Turinois viendrait en aide au zélé
prêtre du Seigneur» don Bosco et lui «assurerait les moyens de venir à bout de
sa pieuse entreprise.»[118] Don Bosco avait probablement envoyé a Pie IX
sa circulaire d'avril. Le pape lui fit remettre cinq cents lires pour son
église, nouvelle que l'Unità cattolica diffusa aussitôt accompagnée
des phrases les plus encourageantes aux éventuels donateurs.[119] Les fondations allaient être terminées, l'édifice
proprement dit commencerait de s'élever. Don Bosco devait envisager, de
concert avec la municipalité, la rectification des rues, c'est-à-dire la
suppression du vicolo della Giardiniera et le prolongement de la via Cottolengo devant
la façade de la nouvelle église.[120]
Les progrès de la construction avaient pour inévitable
conséquence de multiplier et de grossir les factures. Un nouveau train de
circulaires lança d'autres appels au secours.[121] Des lettres particulières accompagnaient
certaines.[122] Mais les réactions généreuses faiblissaient.
Après l'euphorie économique de 1862 le royaume traversait une période de
déprime financière, que les conséquences politiques de la convention du 15
septembre ne manquaient pas d'aggraver. Cette convention entre l'Etat italien
et l'empereur Napoléon III sur le départ des troupes françaises de Rome dans
les deux années qui suivraient était en effet liée, par la volonté de
l'empereur, au transfert de la capitale dans une ville qui ne serait pas Rome
(et qui, de fait, sera Florence). Turin ressentit violemment le coup qui la
frappait. La ville cria son dépit le 21 septembre suivant dans une
manifestation qui tourna au drame parce que maladroitement réprimée.[123] Sa
transformation de ville capitale en chef-lieu de province entraînait le départ
à Florence des ministères et de bienfaiteurs fortunés. Don Bosco /682/ en pâtit.[124] L'argent manquait dans la région et tout le pays.[125] Il faisait feu de tout bois, quémandait des capotes
usagées au ministre de la Guerre[126] et se mettait à monnayer des requêtes de
décorations. Sur ses indications, des personnages d'ailleurs méritants liaient
leurs offrandes à l'octroi d'une distinction honorifique dans l'ordre des
saints Maurice et Lazare. Don Bosco rédigeait en leur faveur une supplique au grand-maître
de l'ordre, le comte Luigi Cibrario, avec qui il était dans les meilleurs termes. S'il
réussissait, il gagnait lui-même au marché quelque quatre mille lires.[127] Il empruntait aussi, mais hors de sa ville, où, à son
estime, l'on pratiquait des intérêts exorbitants...[128] Le 18 avril 1865, pour payer le boulanger de
l'Oratoire, il implorait trois mille francs au marquis Domenico Fassati.[129] Le 11
mai, il cherchait à obtenir de son fidèle don Rua, directeur à Mirabello, deux
mille francs pour le lundi qui suivait.[130]
L'oeuvre avançait.
Le 2 7 avril 1865, don Bosco avait pu procéder en grand apparat à la pose de la
«pierre angulaire» de l'église.[131] Le prince Amedeo, fils du roi Victor-Emmanuel, avait
accepté de donner le coup de truelle symbolique. Le maire et le préfet de Turin
étaient présents. Mgr Odone, évêque de Susa, tenait la partie religieuse à la
place de l'évêque ami de Casale, qui avait été empêché au dernier moment. Bien
entendu, un concert de musique et un spectacle avaient complété les festivités.[132] «Plusieurs milliers de personnes assistaient à la
cérémonie», écrivit don Bosco à Pie IX.[133]
Cependant l'argent recueilli de ces diverses façons ne
suffisait pas. Les quinzaines des maçons l'avaient vite dévoré. Don Bosco
recourut à l'expédient éprouvé de la loterie. Des membres de la famille royale: Amedeo de Savoie, Eugenio
di Carignano, Tommaso duc
de Gênes, Maria Elisabetta de Saxe et la princesse Margherita de
Savoie, acceptèrent de la patronner.[134] La présidence d'honneur de la commission
échut au maire de la ville Emanuele
Lucerna di Rorà, la présidence effective au marquis Lodovico
Scarampi di Pruney et
la trésorerie, comme de juste, au banquier Giuseppe
Cotta. La bourgeoisie fortunée
côtoyait l'aristocratie la mieux titrée. Les lots recueillis, estimés au total
à environ 89.000 lires, permirent l'émission de 167.928 billets à 0,50 l'unité. Mais leur placement, pour lequel don Bosco se mit aussitôt en quête de diffuseurs
bénévoles,[135] allait se révéler beaucoup plus ardu qu'en 1862.
La demande d'autorisation de la loterie de 1865 au
préfet de Turin exposait ses raisons. Don Bosco prenait soin de noyer la
construction de l'église dans l'ensemble des dettes de l'oeuvre des oratoires: arrié-/683/ rés de loyers, achat Filippi, entretien de «huit
cents» enfants dans l'oratoire S. François de Sales et, en quatrième lieu,
l'église, que l'augmentation du nombre d'enfants recueillis au Valdocco rendait
indispensable.[136]
Quand il signait cette lettre, l'entrepreneur Buzzetti
avait fini de poser les bases de l'édifice. Le 4 juin, don Bosco apprenait au
marquis Domenico Fassati que
les murs arrivaient déjà à deux mètres de hauteur; et aussi que, jusqu'alors,
la pénurie financière n'avait pas retardé les travaux.[137] Il cherchait de nouvelles combinaisons. Un
ecclésiastique lui avait exprimé, peut-être imprudemment, son intention de
contribuer lui aussi à la grande oeuvre. Don Brossa reçut tout à coup une
lettre lui apprenant que don Bosco avait impérieusement besoin «de deux mille
francs pour compléter la dette de quinzaine. »[138] Il partageait les frais des matériaux de la
toiture sur le point de lui être fournis: 1) les tuiles, 2) les liteaux pour
les tuiles, 3) les chevrons qui soutiennent les liteaux, 4) les poutrelles qui
soutiennent les chevrons. Chaque lot s'élevait, calculait-il, à quatre mille
francs. «Qu'en dit votre bon coeur?», demandait-il non sans malice le 5 juillet
au chevalier Zaverio Provana di
Collegno.[139]
En juillet 1865, les soucis accumulés écrasaient don
Bosco. Outre l'argent à trouver pour payer les échéances de quinzaine de
quarante maçons, il déplorait la grave maladie de cinq de ses prêtres.[140] Deux de ses principaux collaborateurs: le directeur
de Mirabello Domenico Ruffino, mort comme nous savons le 16 juillet; et le préfet de
sa congrégation Vittorio Alasonatti, qui s'éteindra le 7 octobre, disparaissaient. «En ce
moment, imaginez combien de dépenses, combien de tracas, combien de soucis sont
tombés sur les épaules de don Bosco», mandait-il le 24 juillet à la comtesse Carlotta Callori. Mais l'épreuve trempait son âme,
il refusait de pleurnicher. «Ne pensez pas pour autant que je sois abattu;
fatigué, pas davantage. Le Seigneur a donné, il a changé, il a enlevé quand il
lui a plu, que son saint nom soit toujours béni! Je suis d'ailleurs consolé
par l'espoir qu'après l'orage il y aura du beau temps. » C'est aux moments
difficiles que la sainteté de son âme devenait le plus manifeste. Délibérément
optimiste, il reconnaissait pourtant sa détresse:
«O madame la comtesse, je me trouve en un moment où j'ai grand besoin
de lumières et de forces; aidez-moi de vos prières, recommandez-moi aussi aux
saintes âmes de votre connaissance! »[141]
Désormais les murs de l'église montaient allègrement.
A la fin du mois d'août 1865, une partie d'entre eux atteignaient la hauteur
pré-/684/ vue pour la toiture.[142] «L'église arrive à son couvercle et j'ai
besoin de votre aide pour la couvrir», annonçait-il le 11 septembre au comte Carlo Cays. Comment? Mais par l'offre des
liteaux, tasseaux, tuiles, poutrelles ou chevrons, dont M. le Comte n'aurait
pas l'usage et qu'il accepterait d'offrir à la Madone! Quêter de l'argent est bien difficile. Il suivait donc; expliquait-il, le conseil du
chevalier Zaverio di Collegno et quêtait des matériaux.[143] Ses visites produisaient plus d'effet que les lettres
circulaires. Il entreprit de voyager pour placer des billets de loterie en
Lombardie et en Vénétie. On le vit à Milan, Padoue, Venise et Bologne.[144] La Cour devrait en souscrire davantage, regrettait-il
à la marquise Fassati.[145] Son
unique disciple aux nombreuses relations aristocratiques Federico Oreglia en vendait de son côté dans les
villes italiennes.[146] Les résultats de ces campagnes étaient
relativement médiocres, puisque la loterie traînera encore un an et demi.[147]
En 1866, don Bosco se mit à garantir les bontés de
Marie envers ses dévots généreux. En décembre 1865, il avait fait le voyage de
Florence, la nouvelle capitale, avec des intentions rien moins que désintéressées.[148] A
Florence, il s'était lié avec la pieuse famille Uguccioni destinée à être l'une
de ses grandes et fidèles bienfaitrices. Il flattait ces nouveaux amis. Les
Toscans, apparemment plus fins et plus généreux que les Piémontais, l'avaient
«impressionné».
«Madame la Comtesse, vous ne pouvez imaginer la sainte impression que
m'ont laissée la piété, la charité et la courtoisie des Florentins, tout
spécialement de votre illustre famille et de son chef, votre mari. »[149]
A partir d'avril 1866, la presse, informée par ses
soins, commença d'annoncer les guérisons miraculeuses des dévots de Marie
auxiliatrice. Au reste, la première nouvelle lui valut quelques ennuis: le
fils du miraculé, étudiant à l'université et «démocrate» bon teint, exigea un
rectificatif à l'Unità cattolica, qui le
publia dans son numéro du 18 mai.[150] Les Florentins avaient été invités à se
recommander à l'Auxiliatrice pour être préservés du choléra alors derechef
menaçant. Don Bosco, non sans aplomb, garantissait l'efficacité des bénédictions
et des neuvaines correctement monnayées. Et Marie collectait ainsi des quêtes
fructueuses. Le 21 mai 1866 il racontait au chevalier Oreglia comment une dame
reconnaissante pour une guérison lui avait permis de payer son chef maçon.[151] Le 20 juillet, après avoir dit à la comtesse Uguccioni
que «la coupole de l'église (était) bien avancée», il remarquait:
/685/
«Nous pouvons dire que la principale quêteuse pour l'église est Marie
auxiliatrice en personne. Tous les jours on commence des neuvaines avec la promesse
d'offrandes si la grâce est obtenue; jusqu'ici personne n'a été déçu et, de la
sorte, les travaux de construction ne s'arrêtent pas... »[152]
Si bien que, le 24 septembre, il fêtait la pose de la
dernière brique de la coupole de l'église du Valdocco.[153] Les ruisseaux d'offrandes à la suite de
grâces «merveilleuses» obtenues par l'intercession de Marie auxiliatrice, désormais
enregistrées avec soin,[154] allaient permettre à don Bosco d'aménager
sans trop tarder l'intérieur coûteux de l'édifice.
Ordre et désordre au Valdocco en 1865
En 1865, don Bosco, assailli de soucis
externes: les problèmes variés de l'église en construction, le fonctionnement
de sa filiale de Lanzo et la détérioration de la santé de Vittorio Alasonatti, son aide principal, avait aussi
dû affronter dans sa propre maison divers désordres disciplinaires, capables
d'affecter sa réputation d'éducateur.
Le prêtre Angelo
Savio (1835-1893), économe à la fois de la Société et de l'école et, de ce fait, responsable de l'ordre et de la propreté des lieux,
homme sérieux, courageux, mais pas très drôle, n'était pas toujours bien vu des
garçons; certains de ses collègues l'appréciaient peu. Don Bosco s'efforçait de
le soutenir. En mars, il intervint lui-même un soir pour régulariser les
mouvements de groupes. Il déplorait:
«On entre au réfectoire en hurlant, en se bousculant comme si l'on
entrait je ne sais où; au réfectoire, on rit, on bavarde au lieu de faire
silence; et l'on sort en tumulte comme on y est entré. Les assistants (comprendre: les surveillants) sont comptés pour rien, comme s'ils n'étaient pas là. »
Don Savio était invité à ranger désormais les élèves en
colonnes.[155] Ces
jours-là, soit avant, soit après cet avertissement, l'économe reçut un
projectile (un morceau de pain) dans le dos au réfectoire. Sur le coup, il ne
dit rien, mais alla ensuite se plaindre à don Bosco. Celui-ci, le soir même,
menaça d'expulsion l'auteur d'une récidive du même goût. Le lendemain, sous
les portiques, pendant que les garçons se préparaient à entrer au réfectoire,
un trognon de chou fit basculer la barrette de don Savio, lequel,
se retournant, identifia l'auteur du méfait. Agostino Ricca, élève de
cinquième gymnasiale, se /686/ récria: il visait l'un de ses camarades.
C'était de bonne guerre, mais un groupe de «supérieurs», c'est-à-dire de
collègues de l'économe, prit son parti, consola très publiquement le garçon et
intervint en sa faveur. «S'il part, nous partons aussi», annonçait le chevalier
Oreglia. Don Bosco fut inébranlable: Ricca partirait. De fait, le lendemain Agostino Ricca quittait l'Oratoire au grand dépit du chevalier. Pendant plusieurs
jours Oreglia fit à table le procès de don Savio et, indirectement, celui de don
Bosco qui lui avait donné raison. Don Bosco entendait impassible. Finalement, Ricca adressa
de chez lui une lettre d'excuses à don Bosco et fut réintégré à l'Oratoire.[156]
Quelques jours après, don Bosco regrettait une autre
forme de désordre dans sa maison. Le soir du 26 mars, il expliquait à ses
enfants que, durant la journée, il avait voulu montrer un dortoir à un étranger
de passage; qu'au seuil d'une première salle à la vue de cinq ou six lits il
avait précipitamment fermé la porte («Dans l'un de ces lits on aurait cru qu'un
jeune chien venait de dormir, dans un deuxième, un petit cochon; le traversin
d'un troisième lit, matelas découvert, était roulé dans un drap à la place des
pieds; les couvertures d'un quatrième lit gisaient à terre sur les
chaussures»); qu'il avait épargné au visiteur ce spectacle affligeant et essayé
un autre dortoir. Hélas! Parce qu'il était plus peuplé, le nombre de lits en
désordre y était plus grand encore. Il avait renoncé à la visite «pour ne pas
déshonorer ses enfants. »[157]
Le 19 août, le problème de l'ordre et de la propreté
de le maison de l'Oratoire, jusque-là enclos dans ses murs, prit une plus grave
dimension. Une épidémie de choléra menaçait. Le service municipal de santé
procéda à une inspection des locaux de don Bosco. Il en résulta un rapport sévère,
dont la presse s'empara.[158]
Selon la commission, la malpropreté des salles d'étude
et des dortoirs était particulièrement néfaste aux santés en un temps de
choléra. Le sol des cours intérieures de l'établissement, orientées au nord et
peu ventilées, était couvert de détritus, de fumier et d'autres matières qui,
en se décomposant, viciaient l'air ambiant et le prédisposaient à l'éclosion de
maladies. Les lieux d'aisance (cessi) étaient, de façon générale,
malpropres et dépourvus de carelli (ici: couvercles de latrines); des
«gaz» pestilentiels s'en dégageaient. Le canal d'évacuation de l'évier, qui
communiquait avec deux fosses d'aisance, laissait échapper un «gaz» infect dans
la cuisine. Cinq porcs logés dans une pièce du rez-de-chaussée étaient une
«cause de développement de miasmes». (Les miasmes étaient sources de maladies
contagieuses, selon la pathologie du temps.) Le dépôt d'ordures à proximité de
la /687/ cuisine et du réfectoire était nuisible à l'hygiène publique de
l'endroit. Les murs de la cuisine, du réfectoire, des salles et des escaliers
étaient malpropres. Les pièces destinées à l'étude et aux dortoirs étaient surpeuplées,
les lits trop rapprochés les uns des autres. Il faudrait surveiller
régulièrement la propreté des salles, des corridors et des galeries; évacuer
chaque jour le fumier hors de la ville; munir les toilettes de siphons, réparer
l'évacuation des latrines et blanchir leurs murs intérieurs; munir d'un siphon
le canal de l'évier et les fosses d'aisance de deux fermetures de pierre
superposées et séparées par une couche de chaux; éloigner les porcs, faire
construire dans la cour une cuve pour les ordures; blanchir les murs de la maison
exposés au nord, ceux des dortoirs, des salles d'étude, des passages et des
galeries; et ne plus accepter d'élèves jusqu'à ce que la commission municipale
de la santé ait déterminé, lors d'une nouvelle visite, la capacité des salles
de l'établissement.
La Gazzetta del popolo diffusa la nouvelle. D'autres feuilles y
firent écho. Selon don Bosco, lors de la visite les porcs s'étaient échappés
dans la cour des enfants. Un journaliste prétendit que les jeunes de l'Oratoire
prenaient leurs récréations avec les cochons.[159] Don Bosco avait publiquement offert de
recevoir dans sa maison une trentaine d'enfants d'Ancône devenus orphelins à la
suite du choléra. La Gazzetta ironisait:
«Après cela que signifie l'offre de don Bosco de recevoir trente
orphelins d'Ancône, que le public le dise! Par pitié, que le brave maire d'Ancône
prenne des informations auprès de la commission sanitaire de Turin, pour n'être
pas ensuite maudit par les orphelins eux-mêmes. »[160]
Don Bosco répliqua dans l'Unità cattolica du 30 août sous le couvert de la rédaction du
journal.[161] Premièrement, l'état de santé des enfants
(800!) était excellent. Deuxièmement, la propreté de l'établissement ne
laissait rien à désirer pour une maison qui vivait de la bienfaisance
publique. Troisièmement, le nombre des enfants était assurément élevé (ce
dont, à l'évidence, l'auteur de l'article se faisait gloire), mais il avait été
réduit dès que le choléra s'était fait menaçant. Quant aux calomniateurs de l'oeuvre,
ils devraient savoir que, «grâce aux sacrifices répétés de don Bosco et de ses
collègues, des centaines de pauvres enfants du peuple y apprennent à vivre en
bons chrétiens et s'y initient à un métier qui leur permettra, le temps venu,
de gagner leur pain par le travail honnête de leurs mains. » Au lendemain de la
publication de cet article, don Bosco annota rageusement une lettre /688/ du maire Rorà qui,
en réponse à sa protestation (perdue) du 26 août, approuvait les
conclusions de la commission sanitaire. Les dortoirs étaient sales? «Poussière
naturelle sur le pavé, parce que les dortoirs étaient vacants. »[162] Les cabinets des paliers étaient fétides? «On ne les
a pas regardés. »[163] Les couloirs malpropres? «Ce n'est pas vrai.
»[164] En vertu des règlements en vigueur, les porcs
devraient être logés dans une étable qui leur soit réservée, non pas dans une
pièce de l'immeuble? «Nulle loi ne l'interdit. »[165] Des porcs dans la grande et dans la petite
cour? «Ce n'est pas vrai»;[166] et il résumait à la suite l'aventure de
l'inspecteur Bottero brusquement entouré d'animaux noirs. Le nettoyage des
dortoirs devrait être assuré par un personnel approprié? «Qu'ils se mêlent de
leurs affaires! »[167] La commission estimait que, vu le cubage
d'air des dortoirs et des chambres à coucher, le nombre des pensionnaires
devrait être ramené à cinq cents. «Il est vraiment ridicule de calculer le
cubage de l'air, non pas la superficie des lieux. »[168] Enfin, d'après la commission, la grande salle
d'étude ne devrait pas recevoir plus de deux cents enfants. «Erroné, comme
ci-dessus. »[169] Don Bosco, très fier de son oeuvre et du
grand nombre d'enfants qu'il y accueillait, répondait vaille que vaille à
l'administration en homme habitué aux solutions d'urgence aux détresses
évidentes. Au reste, les habitants du quartier ne vivaient-ils pas dans des
conditions identiques? Mais les fonctionnaires de la municipalité n'étaient
évidemment pas tenus de se rendre à ses objections.[170]
Quanta cura et le Syllabus
Les relations de don Bosco avec le pape demeuraient
fréquentes et cordiales. Le 25 août 1864, l'une de ses lettres faisait une fois de plus présager à Pie IX «le triomphe de la
religion et la gloire de la sainte Eglise». Est Deus in Israel! rappelait-il.[171] Il accordait une grande attention à ses
interventions, dont l'Unità cattolica et la Civiltà cattolica lui
apportaient régulièrement les échos.
Une encyclique produisait alors un bruit énorme. Quanta
cura fut datée du 8 décembre 1864, dix ans jour pour jour après Ineffabilis
Deus. Le pape y condamnait, souvent avec indignation, les principales erreurs
modernes: le rationalisme, le gallicanisme, l'étatisme monopolisateur, le
socialisme ennemi de la famille qu'il remet à l'Etat, enfin et surtout le
naturalisme qui considère comme un progrès que la société humaine soit
constituée et gouvernée sans tenir compte de la /689/ religion et qui tient pour un idéal la
laïcisation des institutions, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la
liberté de la presse, l'égalité des cultes devant la loi et la totale liberté
de conscience. Quanta cura était suivie d'un catalogue ou Syllabus de
quatre-vingts propositions condamnables. Dans une lettre d'accompagnement de
l'encyclique aux évêques de la catholicité, datée elle aussi du 8 décembre
1864, le cardinal Antonelli expliquait la raison d'être de ce Syllabus:
«... Comme il peut arriver que
tous les actes pontificaux ne parviennent pas aux Ordinaires, le même Souverain
Pontife a voulu que l'on rédigeât un Syllabus de ces mêmes erreurs destiné à
être envoyé à tous les évêques du monde catholique, afin que ces mêmes évêques
eussent sous les yeux toutes les erreurs et les doctrines pernicieuses qui ont
été réprouvées et condamnées par lui... »[172]
Ces propositions répréhensibles glanées dans
l'enseignement de Pie IX concernaient le panthéisme, le rationalisme, le naturalisme,
l'indifférentisme, le gallicanisme... enfin le libéralisme moderne.
Malheureusement les journalistes ne se fatiguaient pas à lire les encycliques;
et les propositions du Syllabus, extraites de leur contexte originel,
prenaient parfois un aspect déconcertant. Telle quelle, la dernière ne pouvait
que surprendre les gens réfléchis:
«Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le
progrès, avec le libéralisme et la civilisation moderne. »
Le lecteur en déduisait que le pape, délibérément
rétrograde, refusait avec le libéralisme, le progrès et la civilisation
moderne. Pourquoi pas les trains, le télégraphe, les machines à vapeur et
l'éclairage au gaz?
«Jamais peut-être un document pontifical ne souleva
pareille émotion», a-t-on écrit.[173] L'Eglise semblait tourner le dos au monde qui
était le sien. L'agitation fut assurément moindre en Italie qu'en France. Mais
les réactions, soit enthousiastes des intransigeants, soit indignées des
progressistes, y furent assez semblables. «A Turin, tandis que 150.000 catholiques
manifestaient au pape leur gratitude pour son intervention, Passaglia, dont
l'influence restait grande sur le clergé à tendance libérale, entreprit dans
son hebdomadaire une vive critique du document... » [174]
Don Bosco faisait-il chorus avec les 150.000 satisfaits?
Tout en prenant ouvertement le parti du souverain pontife, il évitait d'entrer
dans le tumulte. Les notes prises en décembre 1864 et janvier 1865 sur
ses conversations et ses allocutions ne semblent pas renfermer une /690/ quelconque
allusion à l'encyclique. Il ne la mentionnera pas dans les éditions
postérieures de son Histoire ecclésiastique. Ses petits almanachs (Il Galantuomo) pour 1865 et 1866 n'en ont rien dit. A
qui parcourt les titres des fascicules mensuels des Letture cattoliche de 1865, cette publication, en principe
porte-parole du public «catholique» dévoué au Vatican, semble avoir été muette
sur Quanta cura et le Syllabus. En réalité, sous prétexte que
l'encyclique s'achevait par l'indiction d'un jubilé, don Bosco y présenta plus
ou moins subrepticement l'une et l'autre pièces dans un fascicule signé par
lui et coiffé du titre anodin: Dialogues sur l'institution du jubilé. [175] Il
parla donc dès février 1865. L'encyclique était d'abord sommairement
résumée:
«Dans cette encyclique il (le Pape) condamne toutes les erreurs
modernes et résume toutes celles condamnées déjà formulées dans les
allocutions, encycliques et lettres apostoliques antérieures. »[176]
Puis ses premiers et ses derniers alinéas étaient reproduits
en traduction italienne. Enfin, au détour d'un Dialogue, une question
sur la «raison d'être» du nouveau jubilé permettait à l'auteur de dénoncer à la
suite de Pie IX «un grand nombre de propositions erronées qui, depuis quelque
temps, se sont répandues parmi les fidèles au grand détriment de leur foi et,
pour beaucoup, au péril de leur damnation éternelle. Dans son encyclique le
pape-donne les raisons de ce qu'il fait et, en finale, ajoute une liste de
quatre-vingts propositions que, en tant que chef de l'Eglise, il réprouve et
condamne comme contraires aux bonnes moeurs et à notre sainte religion
catholique.»[177] Le chaleur de ces lignes était médiocre. Au
cours de ce même mois de février, grâce à un messager don Bosco soutenait le
pape; mais il le faisait en secret.[178]
On déduira de ses rares interventions que, s'il
n'observa pas un silence timoré sur Quanta cura, cette encyclique n'a
pas déchaîné en lui la jubilation qui l'avait saisi en 1854 pour Ineffabilis
Deus et qu'il retrouvera en 1870 devant la définition de
l'infaillibilité pontificale. Don Bosco, que les caricaturistes du temps ont
volontiers chargé de ce document, n'a pas été un enthousiaste du Syllabus.
La mission Vegezzi (1865)
Pie IX se souciait relativement peu des protestations
contre sa lettre, au reste brusquement tempérées fin janvier 1865 par
le fameux opuscule de Mgr Dupanloup: La Convention du 15 septembre et l'ency-/691/ clique du 8 décembre, qui apaisa, peut-être indûment, beaucoup
d'inquiétudes.[179] La situation difficile des diocèses italiens
le préoccupait davantage. Beaucoup étaient sans pasteurs, que leurs titulaires
fussent décédés, qu'ils aient été expulsés ou incarcérés, ou encore que
l'opposition de l'administration civile les ait empêchés de prendre possession
de leur charge. En effet, deux jours après qu'au consistoire du 21 décembre 1863, le pape eût préconisé les titulaires des sièges de Bologne, Rimini, Osimo et Cingoli, Loreto et Recanati,
Cagli et Pergola, Città di Castello, Nocera, le gouvernement italien avait refusé de reconnaître
ces évêques, parce que, selon lui, ces nominations dans des villes de
territoires annexés des Etats pontificaux constituaient des actes de
souveraineté sur des provinces désormais étrangères aux Etats du pape. Les
«anciennes provinces» des Etats sardes, auxquelles don Bosco s'intéressait de
préférence, n'étaient pas les mieux loties. Le diocèse d'Alba était
vacant depuis 1853, celui d'Alessandria depuis 1854, ceux d'Aosta et
d'Asti depuis 1859, celui de Turin depuis 1862, celui de Saluzzo
depuis 1864 et celui de Cuneo le devenait en mars 1865. Sur les onze
diocèses de Sardaigne, huit étaient vacants, dont celui de Cagliari, sans
archevêque en place depuis quatorze ans.
Le 6 mars 1865 (le 10 d'après la copie du
Vatican), le pape s'adressa directement au roi Victor-Emmanuel Il - avec qui il
avait rompu toute relation depuis cinq ans - pour la solution du «grave»
problème des évêchés vacants d'Italie.[180] Par avance, il refusait dans cette affaire
l'intervention de ses ministres, qui lui auraient, disait-il, présenté des
candidats inadmissibles, et demandait de préférence un laïque intègre pour la
négociation souhaitée. Le président du conseil La Marmora d'abord, son cabinet ensuite, furent saisis de la demande du pape. Et, le 4 avril,
Victor-Emmanuel put annoncer à celui-ci la désignation du chevalier Zaverio
Vegezzi, «homme de toute rectitude», «muni des instructions de mon gouvernement
pour trouver le moyen d'aplanir les difficultés touchant la provision de ces
sièges épiscopaux vacants. »[181]
Entre la lettre du pape et celle du roi se situe un
billet d'invitation adressé à don Bosco par un membre d'un ministère de Turin
dénommé Veglio (selon une orthographe traditionnellement admise). Il
a été conservé. Traduisons-le:
«Turin, 17 mars 65. - Le soussigné, d'ordre du Ministre, aimerait
conférer avec Votre Seigneurie très révérende et très honorable. Si cela vous
convient, /692/ vous pourriez venir chez moi à une heure de bureau
selon votre convenance. - De Votre Seigneurie, Dévoué serviteur. Veglio.
Honorable et Révérend Prêtre D. Bosco. - Turin. »[182]
Cette pièce, où l'on a voulu voir le signe
irréfragable d'un entretien diplomatique de don Bosco avec le ministre de
l'Intérieur Giovanni Lanza dès la mi-mars 1865, sur la question alors à l'étude des nominations
aux diocèses vacants, pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Quelle était
au juste la fonction de M. Veglio dans le gouvernement italien de mars 1865? Appartenait-il
au ministère de l'Intérieur de Giovanni Lanza, comme les biographes salésiens l'ont affirmé depuis la fin des années 1880, probablement à partir de l'en-tête: «Ministero
dell'Interno» alors ajoutée
gratuitement à la lettre?[183] L'entretien qu'il proposait à don Bosco avec
lui-même (venire da me) a-t-il débouché sur une entrevue avec le ministre en
personne? Quoi qu'il en ait été de l'interlocuteur, le ministre ou l'un de ses
secrétaires, quel a été l'objet de la conversation? Car don Bosco traitait
alors avec les employés des ministères de questions fort étrangères à la politique
générale du pays. Le point le mieux assuré est ici que nous ignorons
aujourd'hui totalement de quoi don Bosco et le ministère de M. Veglio se
sont entretenus à la suite de ce billet du 17 mars. S'il est avéré que Veglio était
secrétaire ou chef de cabinet du ministre de l'Intérieur, il est seulement
possible que la conversation ait porté sur le problème des évêchés vacants, par
analogie avec le scénario symétrique de septembre 1871, quand Lanza fut
devenu président du conseil à Florence.[184] Pas plus.
Au printemps de 1865, don Bosco s'intéressait
sans aucun doute aux candidatures épiscopales préconisées, à commencer par
celles de Turin. Son correspondant romain Emiliano Manacorda le renseignait sur elles. Le 19 mars, Manacorda
lui apprenait: «On parle beaucoup de la venue à Rome de l'archevêque de Gênes.
On croit qu'il est candidat pour Turin, ainsi que celui (comprendre: l'évêque)
de Casale. »[185]
Le 4 avril, l'Unità
cattolica dressait un tableau
instructif des évêchés vacants dans le pays. Don Bosco le parcourait et,
probablement, le commentait. A la fin du mois, peu après la bénédiction de la
pierre angulaire de l'église Marie auxiliatrice (27 avril), il disait
dans une lettre à Pie IX son espoir d'un heureux règlement de la question
épiscopale.
«... Nous continuons,
très saint Père, à faire en commun matin et soir des prières spéciales pour que
Dieu vous aide à régler le mieux possible le grave /693/ désordre, qui empire d'autant
plus que sa solution est retardée. Je veux dire le retour et la nomination des
évêques. Tout le monde est en grande agitation à la pensée de ce que fera le
Saint Père; mais tous se consolent bientôt à l'idée que, quoi qu'il arrive, si
l'affaire est traitée par le pape, elle sera bien menée et approuvée par tous
les fidèles (...) Courage, Saint Père. Nous redoublons nos prières pour qu'advienne
rapidement le jour où Votre Sainteté pourra chanter en personne le grand Te
Deum, qui proclamera la paix de l'Eglise et la gloire du pontificat de Pie
IX. Il me semble très proche. Mais, avant cette paix, nous devons encore soutenir
de grandes batailles... »[186]
Le 4 juin, don Bosco voyait
poindre une solution pour Turin:
«On parle des évêques dans tous les coins, mandait-il au marquis Domenico Fassati. Chacun donne son avis à sa façon.
Selon une rumeur fondée, la terna pour Turin serait: 1° Mgr Ballerini, 2°
Calabiana, 3 ° Riccardi. Prions pour que Dieu mène à bonne fin la difficile
entreprise. »[187]
Ces espoirs étaient alors sur le point d'être déçus.
Trente-neuf évêques pourraient regagner leurs diocèses. Mais la mission Vegezzi
échouait sur les nominations. Le 9 juin, après que l'émissaire eût reçu de
nouvelles instructions, en grande part sous la pression hostile de l'opinion
publique extrême de droite et de gauche, les négociations, qui avaient pris à
l'origine le meilleur tour, étaient rompues.[188] Le 8 juillet, le président du conseil
remettait au roi un Livre vert sur une mission, qui s'était soldée par un
échec.
La situation de l'Eglise en Italie ne s'améliorerait
pas pendant les mois suivants. En septembre 1865, l'annonce du départ de Rome d'un premier contingent des troupes françaises en exécution de la
convention de septembre frappait douloureusement Pie IX et sa curie. Napoléon
III avait pris acte du transfert désormais effectué de la capitale de Turin à
Florence, où les services ministériels s'étaient installés pendant l'été. La
préparation, puis le vote des lois sur les congrégations religieuses
(Florence, 7 juillet 1866) assombrissaient bien des coeurs. Cependant, à la
suite de la guerre austro-prusso-italienne de 1866 qui, par ricochet, valut
l'entrée de la Vénétie dans l'Italie nouvelle, don Bosco ne se trompait pas
quand, le 28 septembre 1866, il annonçait à la famille Uguccioni deux nouvelles
importantes: la paix et le retour des évêques exilés dans leurs diocèses.[189]
Son rôle dans l'affaire des nominations épiscopales au
temps de la mission Vegezzi semble donc avoir été faible. On observera
toutefois que la proposition de transférer l'évêque de Casale à
un siège beaucoup plus honorable, soit à Turin, soit à Milan, qui a été
repérée dans /694/ les papiers du secrétaire d'Etat Antonelli, [190] ne pouvait qu'être, sinon avancée, au moins soutenue
par don Bosco en relations très amicales avec Mgr Calabiana durant les
premières années de Mirabello.
Le «bon collège» selon l'histoire de Valentino (décembre 1866)
En 1866, don Bosco était devenu un personnage du
Piémont. La congrégation qui avait obtenu de Rome un decretum laudis deux
ans auparavant prenait forme; il dirigeait librement une revue de culture
populaire catholique appréciée; il patronnait trois écoles florissantes; auprès
de la principale, aidé à l'évidence par la Vierge auxiliatrice, il parvenait à élever une grande église. Lanzo avait bien évolué. Ses relations avec cette
maison sous le directorat de don Lemoyne atteignaient le même degré de
confiance affectueuse qu'avec Mirabello. Au lendemain de la fête de S.
Jean-Baptiste, qui était la sienne et pour laquelle le directeur et un jeune
avaient représenté Lanzo aux réjouissances du Valdocco, il écrivait à
ses «chers enfants de Lanzo»:
«Vous ne pouvez vous imaginer, mes très chers enfants, quelle joie m'a
apportée la visite de M. le Directeur Don Lemoyne avec votre représentant Chiariglione,
mon bon ami (...) J'espère vous revoir vite et nous parlerons de choses très
importantes. »[191]
La réputation d'éducateur de don Bosco allait
s'affermissant. Il avait émis d'intéressantes réflexions pédagogiques dans ses
biographies d'adolescents. Après celle de Dominique Savio en
1859, biographie qui fut rééditée en 1860, 1861 et 1866, elles avaient décrit Michele Magone en 1861 [192] et Francesco Besucco en 1864.[193] En 1865, sa pièce de théâtre La casa della fortuna (La maison de la chance),[194] histoire de deux orphelins abandonnés tombant
dans une famille de sages paysans, était remplie de conseils sur la bonne éducation
des enfants. L'image du capo dei biricchini du Valdocco s'estompait dans l'opinion,
remplacée par celle d'un pédagogue expérimenté dans la direction de collèges de
garçons.
De fait, au terme de l'année 1866, il entreprit de
tracer l'image du «bon collège» à travers un petit livre intitulé: Valentino ou la vocation étouffée. Episode contemporain.[195] C'était l'histoire, donnée pour véridique,
d'un jeune de famille aisée, élevé entre une mère bonne et pieuse,
malheureusement vite disparue, et un père indifférent en matière de religion. Valentino entrait
d'abord dans un collège huppé, /695/ où quelques mois suffisaient à le pousser dans
une vie désordonnée. Les vacances venues, son père, rendu soucieux par ses
comportements, l'orientait vers un autre collège (qui ressemblait fort à une
maison de don Bosco). A la différence du premier, la religion et ses pratiques
y étaient en honneur. Valentino avait passé cinq ans dans ce collège. Il avait
si bien évolué qu'aux termes de ses études il voulait devenir prêtre. Mais son
père, peu enchanté par cette perspective, tint à éprouver sa vocation. Un
garçon à la belle mine, mais aussi «un guide fatal»,[196] eût tôt fait d'affranchir Valentino dans
«les hôtels, les jeux, les cafés, les bals, les théâtres, les voyages»... et
les maisons closes.[197] Ce genre de vie dure d'ordinaire peu
longtemps. Les emprunts, les dettes, les vols, les procès s'ensuivirent. Le
père mourut dans le chagrin, le mauvais compagnon eut la chance de s'éteindre
converti. Et, un jour, une lettre de Valentino apprit au deuxième directeur les
déboires de son disciple infortuné.
Pour l'essentiel, cette brochure didactique était une
mise en garde aux jeunes «vocations». Les parents qui les détournent de leur
voie s'exposent à de tristes lendemains. Rien n'est pernicieux comme les
«mauvaises compagnies». En second plan, le récit faisait l'apologie de la
religion en éducation et opposait deux types de collèges.[198] En l'occurrence, la religion indispensable était, non
seulement la religion chrétienne, catholique et romaine, mais cette religion
vécue, intériorisée, soucieuse des vraies valeurs. Sa présence dans la vie
devait être explicite. Le bon éducateur acceptait donc la vision catholique
dans son intégralité, avec ses formes et ses moyens privilégiés (les sacrements).
Au cours de sa petite histoire, don Bosco s'efforçait de montrer la bonté
d'une pédagogie animée par cette mystique. Il comparait les deux collèges de Valentino, deux
collèges catholiques, notons-le. Le collège dit «laïc» était symbolisé par son
directeur, personnage «décidé», «sévère» et «rigoureux», qui tenait un collège
«à la mode», «un endroit très renommé où, disait-on, la science, la
civilisation, la moralité faisaient de merveilleux progrès». Mais Valentino y
avait remarqué «un grand vide en pratiques de piété». Cette maison contenait
la religion dans des limites étroites.[199] Dans le deuxième collège au contraire, «la
religion était enseignée, recommandée et pratiquée de manière exceptionnelle.»
En effet, «sans religion, impossible d'éduquer la jeunesse. »[200] «Etudier et pratiquer la religion» s'alliaient en une
heureuse harmonie.[201] Les agréments ne manquaient cependant pas non
plus dans cet établissement. L'ambiance claire et joyeuse y avait bientôt
régénéré Valentino.
/696/
«Séparé de ses camarades, loin de ses mauvaises lectures, la
fréquentation de bons condisciples, l'émulation en classe, la musique, la
déclamation, quelques représentations dramatiques dans un petit théâtre, eurent
vite fait oublier [à Valentino] la vie dissipée qu'il avait menée pendant près
d'une année. »[202]
En 1866, don Bosco s'intéressait donc, en même temps
qu'aux garçons des catégories défavorisées, en particulier à ceux désireux de
devenir prêtres, aux jeunes à la dérive, apparemment heureux, quoique sans
scrupules ni préjugés, aux libertins capables de dissiper une fortune en
quelques mois de folies. Face à la sécularisation et à la laïcisation de la
société libérale du temps, certain de la force religieuse de son système
éducatif, il consolidait ses institutions et ses méthodes par des pratiques
pieuses et des interdits rigoureux.
Son système éducatif était au point. Les formules
séduisantes de Lacordaire lui avaient dit que deux des trois piliers d'une
bonne éducation de collège étaient la «religion» et l'«affection». Il était
depuis longtemps convaincu de la puissance de l'amorevolezza. Sa philosophie
de l'histoire et de l'éducation, illustrée par une expérience déjà longue, lui
avait aussi révélé le rôle de la religion dans la formation des intelligences
et des coeurs. Il le proclamait très haut à travers l'histoire de Valentino. Nous
savons qu'un troisième pilier du système avait été planté. Dans ses directives
de 1863 au jeune directeur de Mirabello, il avait insisté sur le caractère
raisonnable des avis du bon éducateur. «Fais comprendre que tu veux leur bien! »
Il aurait déjà pu annoncer, comme il le fera en 1877, que son système
s'appuyait «tout entier sur la raison, la religion et sur l'amorevolezza».