Don Bosco Ressources

M.O. IV- Le fondateur religieux - F.Desramaut

SPIRITUALITÉ SALÉSIENNE


IV. Le fondateur religieux (1859-1866)

Chapitre XIV.

L'année 1859

L'avertissement de don Bosco à Pie IX (janvier 1859)

La biographie de Dominique Savio (janvier 1859)

Les diverses raisons de la biographie

Une histoire attendue

Les prodromes d'une guerre

La guerre de 1859

Solférino dans l'imaginaire de don Bosco

La nouvelle édition de la Storia d'Italia

L'article critique de la Gazzetta del popolo

L'article de Niccolò Tommaseo

Soutenir le pape dépossédé

Notes


Chapitre XV.

La naissance d'une société religieuse

L'éclosion de la société de S. François de Sales

La composition des statuts primitifs de la société

Les constitutions soumises à l'archevêque Fransoni (11 juin 1860)

Don Bosco et la politique piémontaise au printemps de 1860

Les «perquisitions» de mai-juin 1860

La mort et la célébration de don Cafasso

La suite désagréable de l'inspection du 9 juin

L'ordination sacerdotale de Michele Rua

Les progrès de l'unité italienne (août-décembre 1860)

Les réflexions de don Bosco sur les événements de 1860.

Notes


Chapitre XVI.

Le développement de l'oeuvre turinoise (1860-1863 )

Le développement de la maison du Valdocco

L'essai manqué de Giaveno (1860-1862)

Le financement des travaux. La loterie de 1862

La Question romaine en 1861-1862

La propriété des Letture cattoliche

Don Bosco éducateur charismatique

Une pédagogie associant la confiance et la crainte

Les diableries de février-mars 1862

Les premiers voeux de la Société de S. François de Sales

Le problème du gymnase de l'Oratoire

L'inspection scolaire de mai 1863

Notes


Chapitre XVII.

Deux maisons filiales et une grande église (1863-1866)

Quatre éducateurs modèles: Jérôme Emilien, Joseph Calasanz, Philippe Néri et Henri Lacordaire

La fondation de Mirabello (1863)

Les instructions au personnel de Mirabello

Projet d'une deuxième église au Valdocco

Le vocable: Maria Auxilium Christianorum

Les recommandations épiscopales

Le Decretum laudis de la Société de S. François de Sales

La réplique de don Bosco aux Animadversiones de la Congrégation

La fondation de Lanzo (1864)

Le construction de l'église Marie auxiliatrice

La collecte des fonds pour la nouvelle église

Ordre et désordre au Valdocco en 1865

Quanta cura et le Syllabus

La mission Vegezzi (1865)

Le «bon collège» selon l'histoire de Valentino (décembre 1866)

Notes


IV. Le fondateur religieux (1859-1866)

Chapitre XIV.

L'année 1859

L'avertissement de don Bosco à Pie IX (janvier 1859)

Grande était l'effervescence des esprits dans la péninsule italienne aux premiers jours de l'année 1859. La révolution, toujours latente depuis dix ans, grondait; les patriotes gonflaient la poitrine. A Naples, Florence, Parme et Modène, les princes étaient inquiets. Milan souffrait de plus en plus mal le joug autrichien.

Les ondes de la révolte se propageaient depuis Turin. Dans l'ombre, le ministre piémontais Camille de Cavour venait de séduire un puissant allié. L'empereur des Français, Napoléon III, fréquentait la station thermale de Plombières (Vosges). Les 20 et 21 juillet 1858, Cavour l'y avait secrètement rencontré. Il avait été convenu que la France apporterait son aide au petit royaume sarde dans une guerre probable contre l'Autriche, qui, malgré les efforts des Piémontais pour les en chasser en 1849, continuait d'occuper la plus grande partie de l'Italie du Nord. Il fallait toutefois que ce pays apparût comme agresseur. Une nouvelle géographie italienne était esquissée. Le Pié­mont constituerait par la suite un royaume de Haute-Italie, compre­nant, outre les Etats sardes, la Lombardie, la Vénétie et les duchés du Nord. Il y aurait un royaume d'Italie centrale avec la Toscane et ce qui resterait des Etats du pape. Le royaume des Deux-Siciles complèterait la physionomie de la nouvelle Italie, rassemblée en confédération sous la présidence du pape. Le pouvoir temporel dé celui-ci serait limité à Rome. La France recevrait la Savoie et Nice en contrepartie de son aide; et un mariage entre Jérôme Napoléon et la fille de Victor-­Emmanuel Clotilde scellerait l'alliance des trônes. Dans ses plans, le ministre piémontais La Marmora souhaitait, en cas de guerre contre l'Autriche, une armée de 80.000 Piémontais et d'autant de Français. Napoléon parla aussitôt de 300.000 hommes, français pour les deux tiers, en prévision d'une marche sur Vienne pour y dicter la paix.[1]

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Durant le deuxième semestre de 1858, la nouvelle d'accords entre le Piémont et la France en vue d'une guerre contre l'Autriche avait commencé de filtrer dans l'opinion et provoqué dans le pays une mobilisation nationale des esprits sans exemple depuis 1848. Cavour générait ce flux d'informations.[2] Elles tendaient à dresser contre leurs gouvernants les sujets des divers Etats, duchés ou provinces con­cernés par le remodelage de la péninsule imaginé à Plombières. L'aide la plus efficace lui venait de Giuseppe La Farina (1815-1863), qui, dans le but de rassembler les bonnes volontés au service de la cause italienne, avait fondé une Società nazionale en 1856. La Società nazio­nale préparait l'opinion publique à suivre la politique cavourienne. Par l'intermédiaire de La Farina et de sa Société, Cavour avait établi un réseau d'accords et un système de plans insurrectionnels à travers le pays. Il rencontrait lui-même Garibaldi. Toutefois, la Società nazio­nale, puissante dans les duchés de Parme et de Modène, en Toscane et dans les Légations pontificales, l'était moins en Lombardie, autour de Rome et dans le Midi. Cavour devait recourir à d'autres agents. Nous trouvons ici don Bosco, qui tint à avertir Pie IX de la présence dans ses Etats d'intrigants téléguidés par Turin.

Il profita d'un voyage à Rome du chanoine Sossi, du chapitre de la cathédrale d'Asti, voyage qui peut être daté de la deuxième quinzaine de janvier 1859, pour faire remettre au pape un message confiden­tiel.[3] Le matin même de la rédaction de sa lettre, don Bosco avait eu, sur les sièges épiscopaux vacants dans les Etats sardes, une conversa­tion avec le ministre Cavour. Il ajoutait: «... J'en profite pour dire à Votre Sainteté une chose qui m'inquiète. D'après des écrits que j'ai pu avoir entre les mains, j'ai appris à plusieurs reprises que quelques malintentionnés voudraient se concentrer à Civitavecchia, à Ancône et à Rome. Leur but serait d'y propager des idées révolutionnaires pour les mettre en pratique à la fin de mars. Je n'ai pas pu avoir les noms de ces personnes: les lettres sont simplement signées F. A.»[4] Cette mise en garde concorde avec les «instructions secrètes» datées du 1er mars 1859 et expédiées par la Società nazionale aux comités locaux, selon lesquelles, dès l'ouverture des hostilités contre l'Autri­che, on déclencherait une «insurrection immédiate» aux cris de: «Viva l'Italia e Vittorio Emanuele! Fuori gli Austriaci!» (Vivel'Italie et Victor-Emmanuel! Les Autrichiens dehors!).[5] Dans les plans pié­montais, la guerre contre l'Autriche, prévue fin mars, entraînerait une insurrection dans les Etats voisins, y compris ceux du pape. Don Bosco s'efforçait de prévenir du danger le pape Pie IX, qui /531/ l'avait définitivement séduit lors de son voyage à Rome au début de l'année écoulée.

La biographie de Dominique Savio (janvier 1859)

Il ajoutait ces préoccupations d'intérêt général à une activité ordi­naire le plus souvent fébrile: le soin des jeunes de la maison de l'ora­toire, où un seul prêtre le secondait encore, ainsi que des publications pour le moins à superviser et dans bien des cas à composer tout entiè­res. En janvier 1859, l'une de ces publications lui permit de donner une formulation concrète de sa pastorale de la jeunesse. Il le fit à tra­vers un petit livre destiné à un long retentissement.

Le fascicule des Letture cattoliche pour janvier 1859 était intitulé: «Vie du jeune Savio Domenico élève de l'Oratoire S. François de Sales, par les soins du prêtre Bosco Giovanni. »[6] En frontispice, un portrait assez maladroitement dessiné représentait le jeune garçon. C'était l'oeuvre de l'ami de don Bosco Carlo Tomatis (1833-1905), encore élève, paraît-il, de l'académie Albertine. L'enfant, revêtu de son plus beau costume: veston et noeud papillon, serrait dans sa main gauche une statuette de la Vierge Marie et tenait dans sa main droite un papier proclamant en grosses lettres: La morte ma non peccati (La mort, mais pas de péchés).[7] La gravure annonçait une Vita très édi­fiante. Elle racontait l'existence admirable d'un garçon qui, entre octobre 1854 et février 1857, avait surpris par ses qualités d'âme ses camarades de l'oratoire S. François de Sales, jusqu'à la veille de sa mort survenue le 9 mars 1857 dans son village de Mondonio. C'était moins de deux ans avant la publication de la biographie.

Don Bosco l'avait composée avec soin. Les informations nécessai­res avaient commencé d'être réunies dans les semaines qui avaient suivi la mort de Savio. Don Bosco interrogea (par lettres probable­ment) trois prêtres qui avaient connu l'enfant avant son entrée à l'ora­toire de Turin. Dès lors peut-être, il demanda leurs souvenirs à ses camarades de la maison. Le livre germerait de ces témoignages sol­licités.

Dominique était né à Riva di Chieri le 2 avril 1842. Quand il avait eu deux ans, sa famille s'était installée au hameau de Morialdo, par conséquent sur la commune de Castelnuovo d'Asti. Giovanni Battista Zucca (1818-1878), prêtre à Morialdo, avait répondu à don Bosco le 5 mai 1857.[8] Il avait connu Dominique, dit Minot, à partir de 1847 environ, écrivait-il. L'année suivante, il avait admiré son assiduité, sa /532/ docilité et sa diligence à l'école élémentaire dont il avait la charge. La piété de Dominique l'avait étonné. Dès qu'il avait pu distinguer pain et pain, les prêtres l'avaient admis à communier. Il ne commettait pas les sottises coutumières aux jeunes garçons: jeux dangereux ou in­décents, chapardages, harcèlement des mendiants et des vieillards. Don Zucca ne déplorait que les gâteries excessives de ses parents. Trois mois et demi après cet ecclésiastique, le maître d'école de deuxième élémentaire de Castelnuovo, le prêtre Alessandro Allora (1819-1880), répondit à don Bosco par une notice relativement longue et solennelle sur Dominique, qui avait été son élève en 1852-1853.[9] Il traçait un portrait attendri du garçonnet: «Il était assez faible et gracile de cons­titution, son air sérieux mêlé de douceur avait un je ne sais quoi de grand et d'agréable pour tous: il était très doux et très docile de tem­pérament... » Don Allora avait gardé le meilleur souvenir de Domini­que Savio. Une visite au Valdocco quand il y était entré l'avait ras­suré: l'enfant n'avait pas renoncé à «la voie de la sagesse» dans laquelle il l'avait vu s'engager. Don Giuseppe Cugliero (né vers 1808, mort en 1880), maître d'école à Mondonio, avait réagi le premier des trois prêtres interrogés. Le 19 avril 1857, soit quarante jours seule­ment après le décès, il remettait déjà à don Bosco une notice soignée «sur la vie du jeune Dominique Savio, natif de Riva di Chieri.»[10] Il l'avait eu pour élève pendant une brève année scolaire (1853-1854) à Mondonio, village de la troisième et dernière résidence de la famille. En vingt ans de métier, assurait-il en conclusion, il n'avai pas connu d'élève aussi raisonnable (assennato), diligent, assidu, studieux, affa­ble et agréable à vivre que Dominique Savio.

Quand il rédigea sa biographie, don Bosco disposait aussi des papiers d'au moins huit amis de l'enfant à l'Oratoire, en l'occurrence soit de grands adolescents, soit même des hommes faits. C'était une note de Giuseppe Reano, né en 1826;[11] des «Mémoires sur Domini­que Savio» de Michele Rua;[12] un «Court abrégé de la vie de Savio Domenico» de Giovanni Bonetti, né en 1838;[13] une lettre sur Domi­nique Savio de Francesco Vaschetti, né en 1840;[14] une notice de Luigi Marcellino, né en 1837, dûment intitulée: «Vertus que j'ai remar­quées en Savio Domenico durant le court laps de temps où je l'ai fré­quenté»;[15] une page d'un dénommé Roetto: «Propos de mon excel­lent camarade Savio Domenico»;[16] un bref témoignage d'Antonio Duina;[17] et une lettre d'information de Giuseppe Bongiovanni, né en 1836, qui disait avoir eu Dominique comme «camarade de classe, commensal et intime ami. »[18] Dans un genre un peu différent, Fran-/533/ cesco Vaschetti, outre son témoignage, avait rédigé une lettre à don Bosco sur une grâce de guérison qu'il attribuait à Dominique Savio.[19] Il ressort des simples titres de ces témoignages que don Bosco avait demandé aux jeunes d'écrire les traits et les propos édifiants qu'ils avaient retenus de Dominique Savio.

Aux documents des prêtres-instituteurs et des camarades de Dominique, don Bosco joignit quelques lettres émanant de l'enfant lui-même, de ses amis et de sa famille; un discours très littéraire du professeur Picco, qui l'avait eu pour élève à Turin; et surtout ses sou­venirs personnels, en partie consignés du vivant de Savio.[20] L'ensem­ble de la documentation laisse une impression de sérieux. A partir de ces témoignages, il rédigea vingt-six chapitres de faits et de paroles dans le style simple et uni qui lui était coutumier.

Les diverses raisons de la biographie

La biographie de Dominique Savio répondait à des finalités plus ou moins conscientes dans l'esprit de son auteur. Elles nous instruisent sur son âme à l'aube de ses grandes entreprises.

Commençons par le plus évident. Le livre de don Bosco démon­trait que Dominique Savio était un saint à canoniser. Selon le chapitre central, l'enfant avait donné cette orientation à son existence, quand il avait pris «la décision de se faire saint. »[21] Don Bosco avait com­posé son ouvrage à la manière d'un Summarium super virtutibus de pro­cès de canonisation. Il décrivait successivement la vie toujours édi­fiante de Dominique (chap. I-IX), ses vertus héroïques: zèle pour le salut des âmes, charité fraternelle, piété, esprit de pénitence, amitiés spirituelles (chap. X-XVIII), les «grâces spéciales» dont il avait été l'objet (chap. XIX), sa sainte mort (chap. XX-XXIV), enfin sa répu­tation de sainteté et les faits extraordinaires qui la confirmaient (chap. XXV-XXVI). Le biographe partageait à l'évidence la convic­tion d'une partie des habitants de l'oratoire du Valdocco au lende­main de la mort de Dominique: «Si Dominique Savio n'est pas allé directement au ciel après une vie si pure et si sainte, qui pourra jamais y aller?» «Plusieurs de ses camarades, admirateurs de ses vertus au cours de sa vie, commencèrent à le prendre pour modèle et à se recom­mander à lui comme à un céleste protecteur. »[22] Quand Pie XII, le 12 juin 1954, procéda à la canonisation formelle de saint Dominique Savio, il répondit assurément au voeu de don Bosco un siècle aupara­vant. D'ailleurs, selon un élément de la chronique de Giovanni /534/ Bonetti pour le mois de septembre 1862, don Bosco aurait alors dit: «Si Dominique Savio continue ainsi à faire des miracles, je ne doute pas du tout, si je suis encore en vie et que je puisse pousser sa cause, que la sainte Eglise en permette le culte au moins pour l'Oratoire. »[23]

Ainsi conçue, cette histoire était ouvertement hagiographique. De bout en bout, elle prétendait édifier. Conséquence regrettable à notre goût, l'information cédait à l'édification. Ainsi s'expliquent, dans les témoignages recopiés, dans les lettres des prêtres et dans la relation Vaschetti, diverses coupures et retouches, qui n'étaient pas que stylis­tiques. Certains propos d'adulte mis par don Bosco sur les lèvres de Dominique agaceront un jour l'un ou l'autre consulteur de son procès de canonisation.[24] Ces modifications et ces ajouts se comprenaient fort bien dans le genre de littérature populaire choisi par l'auteur. Don Bosco ajustait l'histoire à son projet principal, qui était d'ordre pédagogique. Le livre constituait pour lui un instrument d'éducation.

Il y offrait un modèle de vie à ses garçons. C'est à eux qu'il s'adres­sait dans la biographie de Dominique:

«Mes chers garçons, (...) commencez à profiter de ce que je vais vous racon­ter; et dites-vous comme saint Augustin: "Si ille, cur non ego?" (Si lui, pour­quoi pas moi?) Si l'un de mes camarades, un garçon de mon âge, dans la même maison, exposé aux mêmes dangers que moi, et pires peut-être, a cependant trouvé le temps et le moyen de se garder disciple fidèle du Christ jésus, pour­quoi ne pourrai-je pas en faire autant moi aussi? Rappelez-vous bien que la religion véritable ne consiste pas seulement en paroles, il faut passer aux actes. Par conséquent, si vous trouvez des choses admirables, ne vous conten­tez pas de dire: "C'est beau, ça me plaît." Dites plutôt: "Je veux m'efforcer d'accomplir moi-même ce que je lis à propos d'un autre garçon et qui provo­que mon étonnement". »[25]

Aux garçons de son école, don Bosco associait évidemment la masse de ses jeunes compatriotes et le public des Letture cattoliche, la collec­tion dans laquelle l'ouvrage paraissait. Ils en tireraient parti à leur convenance.

Par expérience et par sagesse innée, il croyait peu à l'action péda­gogique des théories enseignées. L'exemple influence l'âme, surtout l'âme adolescente, avec une efficacité très supérieure aux discours. La culture morale ne se transmet pas autrement. Ayant consacré envi­ron la moitié du Galantuomo pour 1859, paru dans les semaines précé­dant la biographie, à des récits de vies de saints de la région, don Bosco les avait présentés aux lecteurs en ces termes:

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 «Je dois vous dire deux mots sur le choix des matières réunies dans le présent almanach. Comme toujours dans le passé, j'ai eu un double but: promouvoir l'amour de la religion et me rendre utile et agréable à mes lecteurs. C'est pour­quoi j'ai mis ici en bonne place quelques vies de saints qui ont vécu dans votre Etat; et je suis convaincu qu'en mettant sous vos yeux les illustres vertus de vos compatriotes, sinon d'autres sentiments, au moins l'amour de la patrie, qui est tellement exalté de nos jours, vous poussera à étudier leurs vies et à imiter leurs vertus.»[26]

Don Bosco croyait à la force moralisatrice des exemples capables de susciter la sympathie et, par elle, l'imitation du témoin. Leur proxi­mité psychologique était nécessaire. Dans les récits de cette période, elle était certaine: Dominique Savio était proche de ses élèves, les saints savoyards ou piémontais l'étaient de ses compatriotes des Etats sardes. Il partageait en effet sur l'éducation des idées qui flottaient dans l'air de son siècle.[27] L'éducation, pensait Melchiorre Delfico, est oeuvre de perfectionnement moral; on y parvient par l'acquisition de comportements adaptés. Ces comportements sont habituellement engendrés par une certaine sensibilité imitative, qui est la sympathie, autrement dit la «cosensibilité» (sentir ce que l'autre ressent) ou encore l'imitation interne. La sympathie, faculté de partager les pas­sions d'autrui, était, pour les tenants de cette pédagogie, à la base de la moralisation humaine. Elle déborde l'ordre affectif, où l'intellec­tualiste l'enferme; elle est aussi une forme de connaissance. Le par­tage imitatif, non pas externe (gestes et mimiques), mais interne (les sentiments) est un moyen assuré de perfectionnement et donc d'édu­cation.[28] L'imitation est une forme d'appropriation dans la commu­nication, nous explique-t-on aujourd'hui. Dans ses formes interacti­ves impliquant l'activité du sujet imitant et celle du sujet modèle, elle se révèle à la fois un moyen de relation et de communication et un ins­trument d'appropriation des connaissances. L'imitation est un des mécanismes psychosociaux du développement et des apprentissages. La situation interpersonnelle d'imitation et de modélisation est une forme particulière de la relation expert-novice, où se réalise la média­tion sociale nécessaire aux acquisitions.[29]

Pour don Bosco, les saints de la région Savoie-Piémont, Domini­que Savio en particulier, étaient des êtres avec lesquels ses lecteurs pouvaient aisément entrer en sympathie admirative et imitative. A les regarder et à les étudier, ses compatriotes ne pouvaient manquer d'être au moins portés à les prendre pour modèles, à se les approprier, en un mot à les imiter. En l'occurrence, l'imitation n'était pas l'imita-/536/ tion extérieure, purement gestuelle, dont les esprits forts se sont régu­lièrement gaussés, mais une imitation dite parfois «symbolique »,[30] qui n'est pas commandée par l'objet, mais par l'acte du modèle humain et, si l'on cherche bien, par les mouvements intimes dont cet acte est composé. Don Bosco demandait aux garçons d'imiter les ver­tus de Savio.[31]

Essayons de résumer sa démarche très pédagogique. La sympathie des garçons était assurée par la proximité du modèle: même milieu, mêmes activités, même style de vie. Elle incitait à la connaissance (par l'étude) et à l'appropriation imitative (par l'effort) de ce modèle. La sainteté de Dominique Savio garantissait la qualité du modèle. La bio­graphie de cet enfant était un long exemplum à l'intention des jeunes. Don Bosco l'avait rédigée dans l'espoir certes de les intéresser et de les distraire, mais surtout dans celui d'élever leurs âmes par l'imita­tion «symbolique» d'un modèle vertueux.

Instrument éducatif de la jeunesse, cette histoire était aussi, pour ses éducateurs, une leçon de direction morale et spirituelle d'adoles­cent. Don Bosco ne s'y adressait jamais explicitement aux maîtres, comme il lui arrivera de le faire ailleurs.[32] Il leur parlait à travers l'histoire de l'âme de son jeune disciple.

Il leur proposait un idéal vivant de sainteté simple et joyeuse, très conforme, entre parenthèses, à sa propre spiritualité. La sainteté n'est pas réservée à quelques inconnus improbables: elle convient même à des jeunes ordinaires. Pas de tension crucifiante. «Ici, nous faisons consister la sainteté à vivre très joyeux», disait Dominique à l'un de ses amis.[33] Don Bosco répugnait aux spiritualités austères du devoir pour lui-même et des mortifications extraordinaires.

Il enseignait ou rappelait aux éducateurs le rôle formateur du milieu. C'était, dans le cas de Dominique Savio, la «maison», avec son règlement, ses «supérieurs» et ses élèves. Il s'agissait d'un milieu pré­servé. La pensée de don Bosco semble avoir évolué au cours des années 1850. D'après la biographie, les rues et les places de la cité turi­noise appartenaient au «monde pervers», qui contaminait et infectait les imprudents qui ne lui résistaient pas. Fidèle à son directeur, Savio ne baguenaudait pas au hasard quand il se rendait aux cours Bonza­nino et Picco en pleine ville.[34] Le maître spirituel Bosco attendait beaucoup du cadre de son institution. Par son règlement et les instruc­tions des responsables, elle expliquait ses «devoirs» au dirigé Domi­nique. Car Dominique était scrupuleusement fidèle à tous ses «de­voirs».[35] L'enfant intériorisait volontiers ces sortes d'impératifs, /537/ parce que, conformément à la pensée de don Bosco, il y discernait la volonté de Dieu sur lui. Les chapitres clés du règlement - encore manuscrit - de la «maison de l'oratoire S. François, de Sales» por­taient sur la piété, le travail, la bonne tenue, la charité fraternelle et l'obéissance, toutes qualités ou vertus dans lesquelles Dominique s'était distingué. Si l'on y ajoute l'esprit de mortification - trop poussé chez lui au gré de don Bosco - nous avons dans cette liste les colonnes de l'édifice spirituel que la biographie présentait à l'admira­tion du lecteur. Dominique, très docile, se laissait guider par ce règle­ment que répétaient et commentaient don Bosco, le préfet Alasonatti et les jeunes assistants.

Une bonne direction évolue dans un climat de confiance mutuelle. Dans le cas de Dominique, dès la première entrevue, expliquait don Bosco, «je le pris à part et, nous étant mis à parler de ses études et de la vie qu'il avait connue jusque-là, nous sommes aussitôt entrés en pleine confiance, lui avec moi, moi avec lui. »[36] La connaissance du dirigé est indispensable à la conduite de son âme. Lors de la rencontre initiale de Castelnuovo, don Bosco avait déjà entamé avec délicatesse l'exploration du jardin intérieur de Dominique. Puis, après environ un mois dans sa maison de Turin, il avait entendu sa confession géné­rale. Il s'était ainsi formé un jugement fondé sur l'adolescent. D'après la biographie, il avait ensuite observé son évolution spirituelle, sur­tout quand il avait prétendu se macérer pour mieux ressembler au Christ en croix. Sa direction ne consistait pas en bavardages anodins et prolongés. Les entretiens du maître et du disciple étaient rares et brefs, le plus souvent limités au temps de confession, lui-même très court.[37] Loin de cultiver l'évasion de son dirigé, don Bosco la retardait, la refou­lait et la combattait. Elle aurait pu prendre prétexte de longues prières dans lesquelles Dominique se complaisait. Don Bosco, qui ne goûtait guère l'exaspération spirituelle de l'adolescent fervent, lui tenait les rènes relativement courtes. Il renvoyait Dominique à ses devoirs d'état: exercices de piété, labeur scolaire, horaire de l'institution; à l'acceptation du dur quotidien et à un apostolat actif auprès de ses camarades. Ce disciple était vraiment dirigé. Sa liberté était sauve par un appel constant à ses ressources propres; mais le directeur don Bos­co tenait à l'obéissance du dirigé Dominique et, dès qu'il le croyait nécessaire, prenait l'initiative de sa conduite. Le lecteur de la biogra­phie le vérifie à propos des pénitences afflictives, telles que le jeûne et les macérations dans le repos; à propos de la fréquentation des sacre-/538/ ments de pénitence et d'eucharistie, ainsi que du lancement dans l'action apostolique après la décision de l'enfant de «se faire saint. »[38]

Enfin, cette histoire était une leçon de développement moral et spirituel (au sens de religieux) par l'action. Selon don Bosco, l'homme parvient à la «sainteté», perfection la plus élevée, par la vertu, la vertu reine étant comme il se doit la charité. L'exercice de la charité frater­nelle au service non seulement des corps, mais des âmes d'autrui, pro­cure à l'être l'épanouissement dans la sainteté. Les puissances de l'âme se recroquevillent et s'atrophient dans l'inertie; elles grandis­sent et fleurissent dans le service désintéressé d'autrui. Nous sommes là au centre de la pédagogie morale de don Bosco. «La première chose qui lui fut conseillée pour se faire saint, apprenons-nous au début du chapitre XI de la biographie, fut de travailler à gagner des âmes à Dieu, car il n'y a rien de plus saint au monde que de coopérer au bien des âmes, pour le salut desquelles jésus Christ a répandu jusqu'à la dernière goutte de son sang précieux. » Bien entendu, le service des âmes doublait, chez l'enfant Dominique, un service des corps, dans lequel il se dépensait de son mieux malgré la fragilité progressive de sa constitution.[39]

Une histoire attendue

En ce mois de janvier 1859, la biographie promise de Dominique Savio était attendue avec impatience au Valdocco; elle y produisait déjà aussi quelques-uns des fruits souhaités par son rédacteur. Le 21 de ce mois, Michel Magon (1845-1859), autre garçon exemplaire, quoique de tempérament très différent de Savio, mourait à son tour dans la maison. Don Bosco écrira aux premières lignes de la biogra­phie de Magon:

«Mes chers garçons. Parmi ceux d'entre vous qui attendaient avec impatience la publication de la vie de Dominique Savio, il y avait le petit Michel Magon. Il s'ingéniait à glaner près des uns et des autres les traits significatifs de ce modèle de chrétien; puis il s'employait de toutes ses forces à l'imiter. Et sur­tout il désirait ardemment posséder le récit des vertus de celui dont il voulait faire son maître... »[40]

Magon aurait donc bien saisi le sens que don Bosco donnait à la biographie. Il n'avait pas connu personnellement ce camarade. L'his­toire de ses vertus était pour lui un modèle à imiter. Le modèle était un maître; et l'imitation, tout intérieure, celle des vertus de ce maître.

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Les prodromes d'une guerre

La biographie de Dominique Savio était tombée dans un monde turinois rendu brusquement inquiet par des rumeurs belliqueuses. A la fin de 1858, observera don Bosco,[41] le Piémont percevait une menace de guerre dans les puissants armements autrichiens en Lombardie-VénéEie. En fait, dans cette région en agitation perma­nente, les Autrichiens se tenaient prêts à répondre à toute attaque, l'approche d'une nouvelle tentative de libération sur la frontière pié­montaise paraissant de plus en plus probable. Mais don Bosco, dans son ignorance des menées secrètes du comte de Cavour, ne voyait là que dicerie (racontars). A son avis, le principe de la guerre sur le point d'éclater devait être cherché dans la phrase sur les moins bonnes rela­tions entre la France et l'Autriche, prononcée le 1er janvier à Paris par Napoléon III devant le baron de Hubner, ambassadeur d'Autriche en France.[42] Un historien du Second Empire a relaté l'incident dans son cadre et avec ses répercussions: «Je regrette que nos relations avec votre gouvernement ne soient plus aussi bonnes que par le passé; mais je vous prie de dire à l'Empereur que mes sentiments personnels n'ont pas changé... » Il commentait: «La phrase une fois lancée vola de bou­che en bouche sans qu'il fût possible de la reprendre, de l'amoindrir ou de la désavouer. La solennité du jour et du lieu - réception du corps diplomatique le jour de l'An aux Tuileries -, le haut rang de M. de Hubner, la récente rencontre de Plombières, les bruits de guerre déjà répandus, l'agitation devenue permanente en Italie, les perpé­tuelles intrigues de Cavour, tout accentua le langage impérial. Pour les gens informés d'Europe, tout ce qu'on avait jusque-là pressenti plutôt que connu, tout ce qu'on avait essayé d'écarter comme invraisembla­ble ou de nier comme impossible, tout cela s'éclaira d'une lueur écla­tante non moins que soudaine, et on se crut transporté en plein drame... »[43] Don Bosco se conforma donc à l'opinion générale, selon laquelle le spectre de la guerre s'était tout à coup, ce 1er janvier 1859, dressé sur l'Europe. Il écrira prudemment dans sa Storia d'Italia: «Dans ces mots certains ne découvrirent qu'une remontrance à l'Autriche, mais d'autres les considérèrent comme un signe de guerre, et les faits démontrèrent que ces derniers ne se trompaient pas. »

La menace prit un tour encore plus grave le 10 janvier par le dis­cours que le roi Victor-Emmanuel prononça devant le parlement pié­montais: «Notre situation n'est pas exempte de dangers, affirmait-il, /540/ car, si nous respectons les traités, d'autre part nous ne sommes pas insensibles au cri de douleur qui, de tant de parties de l'Italie, s'élè­ve vers nous. Puissants par la concorde, confiants dans notre bon droit, attendons avec prudence et fermeté les décrets de la divine Providence. »[44] Il est prouvé que la formule du grido di dolore, trop bien accordée au tempérament émotif des Latins, avait été proposée par Napoléon en lieu et place d'une formule du souverain sarde ju­gée par lui trop violente![45] Les Lombards accourus d'outre-Tessin pour entendre le roi furent transportés d'enthousiasme et s'empressè­rent de le faire savoir.

Don Bosco remarquera, quant à lui, qu'après ce jour de l'An fatidi­que l'Autriche s'était mise à accroître démesurément ses forces dans le nord de l'Italie, que le Piémont avait lui aussi entrepris de s'armer puissamment et que la France s'était alliée aux Piémontais contre l'Autriche. Une phrase énigmatique: «lasciando a parte le ragioni che a ciò la spinsero» (laissant de côté les raisons qui y poussèrent la France) refusait d'expliquer l'engagement français dans l'aventure italienne. Dans sa Storia don Bosco ne s'étendra que sur le congrès des puissances, dont la réunion eût permis d'éviter la guerre. Soit igno­rance, soit prudence, il omettra de relever que Cavour, par des voya­ges et des intrigues, s'appliquait simultanément à en empêcher la tenue. Fataliste, il écrivit: «Mais Dieu voulait visiter les peuples par le fléau de la guerre, et le congrès échoua. »[46] Dans les mêmes jours, un traité franco-sarde était signé à Paris le 26 janvier et, le 28 ou le 29, à Turin, pour confirmer l'alliance militaire et l'objectif de la guerre, qui était la création d'un royaume en Haute-Italie, conformément aux pro­jets de Plombières. Toutefois, l'alliance offensive et défensive franco­piémontaise restait subordonnée à un acte agressif de l'Autriche.[47]

Don Bosco résistait-il au vent de guerre et d'exaltation nationaliste qui soufflait sur le Piémont? Il ne voulait certainement pas de mal à l'empereur François-Joseph d'Autriche; dans sa Storia d'Italia de 1855, il l'avait abondamment loué pour sa prudence et son sens religieux au temps de la guerre de Crimée.[48] Mais la préparation active d'une deuxième édition de cette Storia, prolongée jusqu'au récit des événements de mars 1859, nous signifie pour le moins qu'il adhérait à l'actualité de son pays.[49] La diffusion programmée d'une histoire d'Italie à l'heure de la deuxième guerre d'indépendance de la péninsule et dans la capitale qui en prenait l'initiative s'accordait peu avec un pacifisme déterminé de son auteur. Cependant don Bosco n'entrait certainement pas le coeur léger dans une guerre qu'il ne pou-/541/ vait que supporter. Dans ses quelques lettres contemporaines ses rares phrases sur la guerre n'eurent rien d'enthousiaste. Le 5 avril, il regret­tait «le trouble aspect des affaires politiques» qui ralentissait ses pro­pres décisions;[50] et, à la veille des hostilités, il avouait que «les nou­velles politiques d'aujourd'hui sont graves et très alarmantes. »[51]Ses récits postérieurs d'une guerre pourtant gagnée par ses compatriotes et amorce de la grandeur nouvelle de son pays, ont toujours été teintés de quelque mélancolie.

La guerre de 1859

En Piémont, au fur et à mesure que courait le mois de mars, l'atmosphère déjà pesante s'alourdissait encore. Le congrès préconisé par l'Angleterre eût obligé le pays à désarmer. Le 17 mars, un décret sarde autorisait la création de corps francs; de tous côtés, les volontai­res affluaient et étaient rassemblés dans des dépôts organisés, soit à Cuneo soit à Savigliano. Garibaldi était, disait-on, à Turin; il avait des conférences avec le chef de cabinet, avec le roi lui-même et enrô­lait les forces révolutionnaires sous le drapeau de Victor-Emmanuel. A ceux qui parlaient du congrès, les familiers, les serviteurs du pre­mier ministre répliquaient: «Il n'y aura pas de congrès. M. de Cavour est bien trop joyeux pour cela». En fait, Napoléon III et donc la France, nullement ravis par une guerre au service du Piémont, se lais­saient manoeuvrer par un diplomate, convaincu que seul un conflit armé lui permettrait d'aboutir dans ses desseins.[52] L'Europe dérivait vers une guerre qu'à la fin-mars les gouvernants autrichiens se mirent à tenir pour inévitable.

L'empereur François Joseph commit la faute d'en prendre l'initia­tive; pris au piège, les Français devraient se jeter sur lui. Le 23 avril, il fit remettre à Cavour un ultimatum pour l'Etat sarde: ou le désarme­ment ou la guerre, réponse dans les trois jours.[53] Le 26, le délai ayant expiré, Cavour répondit que le pays ne désarmerait pas. Entre temps, il avait réclamé et obtenu l'aide de Paris. La guerre virtuellement engagée entraînerait donc la France auprès des Etats sardes, en soi seuls impliqués dans le conflit avec l'Autriche. Le mécanisme cavou­rien avait bien fonctionné.

L'armée autrichienne aurait pu et dû, pour prendre l'avantage, franchir la frontière lombardo-piémontaise (le Tessin) dès le 27 avril. Malgré ses deux cent mille hommes massés de Venise aux bords du Piémont,[54] elle ne le fit guère, si ce n'est dans la direction de Vercelli /542/ et Tortone. Son calme permit aux divisions françaises, après avoir tra­versé les Alpes pour aboutir à Susa ou longé en bateau la côte méditer­ranéenne de Marseille à Gênes, de se concentrer en Italie du Nord. Elles y trouvaient une armée piémontaise dûment mobilisée et en action pour la défense de Turin. Napoléon III lui-même prit le com­mandement des troupes. Le 18 mai, l'armée française fut en place au sud-est et à l'est du Piémont, face à un ennemi qui, par chance, ne gênait pas ses mouvements.

Le 20 mai, les Autrichiens tentèrent une reconnaissance impor­tante sur la rive droite du Pô; les Français les chassèrent de la petite ville de Montebello. Cependant, au Nord, Garibaldi et ses batail­lons de volontaires traversaient le Tessin et se lançaient dans la direc­tion de Varese. Côté français, quelques combats furent livrés, soit à Palestro au sud de Novara (30 et 31 mai), soit à Turbigo sur le Tessin (3 juin). Les troupes franco-piémontaises pénétrèrent alors en Lom­bardie et piquèrent sur la capitale Milan. Une rude bataille livrée à Magenta (4 juin) leur ouvrit la route de cette ville. Milan, très nationa­liste, s'empressa d'arborer le drapeau italien; et, le 8 juin, Napo­léon III y entra et y fut acclamé. Les Autrichiens, après leur défaite de Magenta et une violente poussée à Melegnano (Marignan) (9 juin), fai­saient retraite vers la Vénétie et abandonnaient toute la rive droite du Pô. Les franco-piémontais les suivaient.[55]

La bataille qui décida du sort de la guerre fut livrée le 24 juin sur une plaine bosselée de côteaux plus ou moins escarpés, au sud du lac de Garde et le long du Mincio, rivière frontière entre la Lombardie et la Vénétie. Vers le Nord, sur l'aile gauche (du point de vue allié), les Autrichiens affrontaient les Piémontais dans le secteur dit de San Martino. A quelque distance vers le Sud, ils rencontraient les Français dans les secteurs des bourgs de Solférino et de Medole.[56] Ils avaient eu soin d'installer leur artillerie sur des hauteurs qu'ils con­naissaient bien. Ces canons produiraient d'horribles trouées parmi les fantassins alliés. Ce 24 juin, après de premiers heurts imprévus à l'aube - car les troupes avaient bivouaqué la nuit précédente sans se rendre compte qu'elles étaient presque au contact - Napoléon com­prit qu'il ne l'emporterait qu'en enfonçant le centre adverse vers Sol­féríno; de la sorte, il libérerait les ailes de l'armée, c'est-à-dire les Pié­montais de San Martino à gauche, les généraux Niel et Canrobert de Medole et Castel Goffredo à droite. Solférino était dominé par une haute tour (la Spia d'Italia). Le village fut abordé par ses hauteurs du sud. Les colonnes françaises le tournèrent donc, gravirent le mamelon /543/ et, vers deux heures de l'après-midi, le drapeau tricolore flotta sur la Spia. Ce fut l'épisode marquant d'un combat multiple étendu sur une douzaine de kilomètres, où les troupes soit avançaient, soit reculaient sous le feu adverse. Un orage, puis la nuit calmèrent la bataille. Déjà, les Autrichiens repassaient le Mincio et gagnaient la Vénétie. Quand le 25 se leva, les alliés mesurèrent le coût de leur victoire. Le Na­poléon III n'avait, pas la sérénité cruelle du premier du nom après Aus­terlitz, Wagram ou Eylau. L'horreur l'emporta sur la joie. Partout, ce n'était que champs dévastés, ruines d'édifices canonnés, morts aux formes rigides, blessés tantôt stupéfiés sous le coup, tantôt se tordant dans les douleurs de l'inflammation. Pendant deux jours, les hommes de corvée creusèrent des trous pour enterrer les tués, tandis que les blessés étaient évacués lentement en ambulances vers des villes aussi­tôt débordées par l'afflux. Les Français avaient perdu 1.600 tués, 1.500 disparus et 8.500 blessés; l'armée sarde 700 tués, 1.200 dispa­rus et 3.500 blessés; les Autrichiens perdirent 13.000 tués ou blessés et 9.000 disparus.[57]

Puis le vent tourna. Alors que, au début de juillet, l'armée alliée s'attendait à une offensive à travers la Vénétie, la nouvelle se répandit tout à coup qu'un armistice avait été conclu. L'initiative provenait cette fois du seul Napoléon. Il avait beaucoup hésité à entrer dans cet­te guerre. Dans le pays, l'opinion était perplexe. Les catholiques français dénonçaient le conflit; leur extrême droite, avec virulence.[58] Or, contrairement à ses prévisions, il suscitait des mouvements et des désordres qui l'inquiétaient. Dans la péninsule italienne, le déclen­chement des hostilités contre l'Autriche avait en effet donné le si­gnal d'une chaîne d'insurrections depuis la Toscane jusqu'aux terri­toires du pape. Les agents de Cavour avaient rempli leur mission. Le 27 avril, Florence s'était soulevée; les duchés de Parme et de Modène avaient suivi; la fièvre avait gagné Bologne. Les représentants du Pié­mont s'étaient aussitôt manifestés. La révolution de Florence avait été réglée «avec la précision d'une parade» par les soins du ministre (ambassadeur) sarde, ironisera un historien français.[59] Le soir même, le grand-duc Léopold quittait sa capitale pour se réfugier à Bologne; et le diplomate piémontais se muait en gouverneur au nom de son pays. Au début de mai, les trônes déjà ébranlés de la rive droite du Pô s'étaient écroulés. La duchesse de Parme d'abord, le duc de Modène ensuite avaient abandonné leurs Etats aux commissaires du Piémont. En même temps, la révolution progressait en Romagne pontificale. Napoléon s'alarmait des bruits selon lesquels le Piémont allait réunir /544/ toute l'Italie en un seul Etat.[60] Le 27 décembre, il écrira à Pie IX que «parmi les raisons puissantes qui m'ont engagé à faire si promptement la paix, il faut compter la crainte de voir la révolution prendre tous les jours de grandes proportions. Les faits ont une logique implacable, continuait-il; et, malgré mon dévouement au Saint-Siège, malgré la présence de mes troupes à Rome, je ne pouvais échapper à une cer­taine solidarité avec les effets du mouvement national provoqué en Italie par la lutte contre l'Autriche. »[61] Au reste, il n'en voulait nulle­ment aux Autrichiens et à leur empereur. Le courage de leurs soldats dans la guerre forçait son admiration au lendemain de Solférino; il ordonna d'entourer de soins certains de leurs blessés et de leurs offi­ciers prisonniers. Si bien que, tout à fait à l'insu et contre les plus chers désirs de Cavour, qui espérait par la guerre conquérir non seule­ment la Lombardie, mais aussi la Vénétie, il mit fin aux combats con­tre un adversaire qu'il estimait. Le 6 juillet, il dépêcha un messager de paix à François Joseph installé à Vérone; le lendemain l'officier revint pour dire à l'empereur des Français que l'empereur d'Autriche accep­tait l'armistice; et, le 11 juillet, cet armistice fut conclu en bonne forme entre les deux souverains au village de Villafranca, c'est-à-dire à l'entrée de la Vénétie. Les Piémontais avaient été laissés hors jeu. Victor-Emmanuel demeura calme, mais Cavour entra dans une terri­ble fureur, se dit trahi et abandonna la présidence du conseil de l'Etat sarde, entraînant ainsi la démission du ministère entier.[62]

Au Valdocco, don Bosco suivait ces événements comme tous les Turinois. Mais il avait aussi ses propres préoccupations nées de la guerre et de ses remous. En avril, des fonctionnaires étaient venus vérifier les capacités d'accueil de son oratoire en cas de réquisition. Il s'attendait, écrivait-il alors à un correspondant, à «faire son paquet d'un moment à l'autre. »[63] Les menées insurrectionnelles dans les Etats pontificaux, à Bologne, Pérouse et Ravenne, qui mettaient Pie IX en cause, l'inquiétèrent fort, d'autant plus que, le 23 juin, les troupes du pape commirent la faute de riposter aux insurgés de Pérouse par 1e sac de la ville, geste malheureux aussitôt exploité con­tre le souverain pontife.[64] Peu après la première ouverture de Napo­léon à François Joseph (6 et 7 juillet), les bruits de paix lui parvinrent à Turin. Le 10 juillet, en soirée, il pouvait annoncer à la comtesse Cra­vosio, dont un frère avait été blessé et qu'éplorait la présence d'un fils dans l'armée sarde, que la paix était sur le point d'être conclue. D'où la surprise de cette dame et de sa fille Filomena quand, le lendemain matin, sur le chemin de l'église S. Dalmazzo, via Dora Grossa, elles /545/ entendirent crier (aux dires postérieurs de Filomena): «Pace di Villa­franca conchiusa stanotte fra l'Imperatore Napoleone, Vittorio Ema­nuele e l'Imperatore Francesco d'Austria», c'est-à-dire: «Paix de Vil­lafranca conclue cette nuit entre l'empereur Napoléon, Victor-Em­manuel et l'empereur d'Autriche François. »[65] Quatre jours après, les vivats des Turinois à l'empereur et au roi victorieux eurent un écho dans sa correspondance. Selon le post-scriptum d'une lettre qu'il écri­vait le 15 juillet au cardinal Viale Prela:

«Au milieu de cette lettre, à 5 h. 1/2 après midi, je suis assourdi par les evviva à Napoléon et à notre Roi qui font leur entrée et qui passent sous la fenêtre de cette pièce. »[66]

Il n'était pas descendu parmi les badauds de la rue.

Solférino dans l'imaginaire de don Bosco

Cette guerre, qu'il allait plusieurs fois raconter, lui laissait des impressions très mélangées. Solférino avait été la grande et sanglante bataille d'une lutte menée par ses concitoyens dans une province pro­che de lui. L'image qu'il conserva des péripéties et du prix de la vic­toire parut dans deux écrits de genre opposé: l'un de type sérieux dans un chapitre de la Storia d'Italia à partir de l'édition de 1861, l'autre de mode burlesque dans le Galantuomo de la fin de l'année 1859.

Le nouveau chapitre de la Storia était surtout significatif par son titre: «La guerra del 1859 ossia la conquista della Lombardía» (La guerre de 1859 ou la conquête de la Lombardie). A la différence des patriotes italiens, le rédacteur de cette page ne semblait pas convaincu que la guerre avait «libéré» les Milanais du joug autrichien. Elle avait abouti à la «conquête» de la Lombardie. Le récit de la bataille de Sol­férino lui conférait un air épique par une comparaison avec celle des Champs catalauniques, quelque quatorze cents ans auparavant. Il fai­sait peut-être la part un peu trop belle à l'orage de l'après-midi, qui, au vrai, suivit l'enlèvement de Solférino. Lisons:

«Mais la bataille décisive fut livrée à Solférino et à S. Martino, qui sont deux petits villages proches du Mincio, fleuve qui sépare la Lombardie de la Véné­tie. Là se déroula une bataille dont on ne lit pas d'exemple depuis celle d'Aétius et d'Attila survenue en France aux Champs catalauniques, autre­ment dit sur la plaine de Châlons. La ligne de bataille s'étendait sur plus de dix milles. On calcule qu'il y avait environ 250.000 hommes de chaque côté.[67] L'empereur des Français, le roi de Sardaigne et l'empereur d'Autri-/546/ che commandaient leurs armées en personne. Le combat commença le 24 juin à 4 h. du matin. De l'issue de la bataille dépendait la gloire ou la honte de l'une des deux nations. On se battit donc des deux côtés avec acharnement. Les Autrichiens, plus familiers des sites et favorisés par leurs positions, rempor­taient beaucoup d'avantages, tandis que les Français et les Piémontais subis­saient de très lourdes pertes. Jusqu'à trois heures de l'après-midi, la victoire sembla pencher pour les Autrichiens. Les alliés, favorisés par la véhémence d'un ouragan, assaillirent alors leurs ennemis avec une telle impétuosité et un tel courage qu'après d'horribles massacres ils emportèrent la victoire. Quand la nuit tomba, le champ de bataille resta au pouvoir des nôtres. Grandes furent les pertes des deux côtés. L'ennemi dut se retirer au-delà du Mincio et se concentrer sur une plaine défendue par les forteresses de Mantoue, Pes­chiera, Vérone et Legnago...»[68]

Pour l'occasion, le Galantuomo prétendait s'être fait marchand de boissons fraîches au service de l'armée franco-sarde. Le 24 juin, expliquait-il, il avait déjà vendu la plus grande partie de sa marchan­dise aux Piémontais (donc du côté de San Martino), quand,

« .., à dix heures du matin, j'entendis crier: - Arrière, arrière, nous sommes pris de flanc. Je ne voulais pas m'amuser à courir avec les soldats; je me suis mis sur le bord de la route, puis je suis allé sur une petite colline voisine pen­dant que les nôtres reculaient sur une meilleure position. Mais, pauvre de moi, je me suis alors trouvé presque sous le feu des Piémontais et des Teutons. Les balles et même les boulets de canon tombaient autour de moi comme les noix bien mûres quand on les abat de l'arbre. Je vis plusieurs fois les Autri­chiens faire courir les nôtres, plusieurs fois les nôtres chasser les Autrichiens. Et toujours des fusillades, des canonnades, des baïonnettades, des cris d'encouragement, des gémissements de blessés et de mourants. Ces clameurs, ces cris, ces plaintes mêlés faisaient un vacarme infernal. Finalement, quand le soir tomba, un grand orage éclata, il favorisa beaucoup les nôtres et rendit inutiles les efforts des ennemis, qui furent contraints à se retirer. J'ai alors cherché à descendre dans la vallée, mais une terreur involontaire me retint. Partout où je tournais mon regard, je ne voyais que des morts, des blessés et des moribonds qui demandaient grâce. J'aurais voulu m'occuper de tous, les secourir tous, mais ce n'était pas possible. Je me suis joint à d'autres, nous avons travaillé huit jours pour transporter les blessés à l'hôpital et ensevelir les morts. - Un général piémontais présent aux ambulances des blessés dit qu'une bataille pareille était sans exemple dans l'histoire. Il y avait environ trois cent mille Français et Piémontais contre trois cent mille Teutons. On se battit valeureusement des deux côtés; le nombre de morts et de blessés mis hors de combat s'éleva à plus de cinquante mille hommes. »

Le Galantuomo terminait sa description de la bataille de Solférino par un brin de philosophie de la guerre, que la Storia d'Italia n'a pas /547/ répété. Telle était probablement la pensée dominante de don Bosco sur l'événement: la guerre, par les horreurs qu'elle entraîne, est tou­jours un mal.

«On m'assure, continuait-il, que Napoléon a dit: - Les Teutons ont perdu le terrain, nous avons perdu les hommes. Il voulait signifier que les pertes avaient été plus fortes de notre côté. Nous savons bien que l'on ne peut faire la guerre sans laisser des morts de part et d'autre. Comme on ne peut faire une omelette sans casser des oeufs, on ne peut faire la guerre sans tueries. Mais, après avoir vu la bataille de Solférino, j'ai toujours dit que la guerre est chose horrible et je la crois vraiment contraire à la charité. »

Il eût été malséant de clore le paragraphe du Galantuomo sur une discordance trop sensible avec la satisfaction générale d'une nation victorieuse.

«Quoi qu'il en soit de cette bataille, la victoire nous est revenue et les Autri­chiens ont été contraints de repasser le Mincio, un fleuve qui sépare la Lom­bardie de la Vénétie. »[69]

Inutile de pointer les erreurs et les incohérences de ce récit. Que penser des yeux du Galantuomo, capables de découvrir l'horreur du champ de bataille quand il descendait de sa colline à la nuit tombée? Le style de cette pièce: simple, presque enfantin et teinté d'ironie envers soi, était bien celui de don Bosco.[70] Quand l'année 1859 tou­chait à sa fin, malgré le prix payé, il partageait, sinon l'enthousiasme, au moins la satisfaction de ses concitoyens en qualifiant son almanach de «piémontais-lombard» au lieu de simplement «piémontais», comme il avait fait jusqu'alors. «J'ai fait cela pour signifier que moi aussi je vote pour l'acceptation de ce royaume. Ainsi le don sera com­plet. Je veux aussi de la sorte faire savoir que les galantuomini ne sont pas opposés à l'union de la Lombardie avec le Piémont.»[71]

La nouvelle édition de la Storia d'Italia

Le 15 juillet 1859, don Bosco remerciait le cardinal archevêque de Bologne pour les renseignements qu'il lui avait fournis sur le cardinal Mezzofanti. Il ajoutait: «Et, puisqu'ils sont entrés dans une Histoire d'Italie qui vient d'être imprimée, je prie Votre Excellence de bien vouloir en accepter un exemplaire en hommage de ma plus sincère gra­titude... »[72] L'édition revue, corrigée et amplifiée de la Storia d'Italia de don Bosco, qui avait été publiée pour la première fois trois années /548/ auparavant, était donc prête pour la diffusion au temps de l'armistice de Villafranca.[73]

Don Bosco avait voulu faire de son livre un manuel d'histoire pour les élèves des écoles normales. Pour cela, il avait cherché à correspon­dre aux exigences des programmes scolaires du gouvernement. Les remaniements de l'ceuvre primitive avaient été importants. Certes le plan d'ensemble en quatre périodes de l'édition de 1855 avait per­sisté: 1) l'Italie païenne jusqu'au début de l'ère chrétienne, 2) l'Ita­lie chrétienne jusqu'en 496, 3) l'Italie médiévale jusqu'en 1492 et 4) l'Italie moderne jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. Mais, tout d'abord, quelque trente-cinq chapitres de la première, de la troisième et de la quatrième partie, autrement dit touchant l'Italie primitive, médiévale et moderne, avaient été amplifiés.[74] Puis l'histoire moder­ne du pays avait été prolongée du temps de la guerre de Crimée, di­te ici guerre d'Orient, en 1854-1855, aux premiers mois de l'an­née 1859. L'auteur espérait encore une paix qui préserverait la tran­quillité des trônes et la félicité des populations:

«Nous allons donc mettre ici un terme aux récits sur l'Histoire d'Italie, et nous devons le faire en un moment (30 mars 1859) où de graves événements semblent imminents en Italie et dans toute l'Europe. Maintenant toutefois que les principales puissances d'Europe se sont mises d'accord pour tenir un congrès afin d'éviter les désastres de la guerre, nous espérons que les diffé­rends connaîtront un dénouement pacifique. Veuille donc la Divine Provi­dence, entre les mains de qui se trouve le sort des hommes, ramener parmi nous l'arc-en-ciel de la paix, la tranquillité des trônes, la félicité des peuples, la prospérité de l'Italie et du monde entier. »[75]

Enfin, dans l'histoire de l'Italie moderne, sur un total de quarante­cinq chapitres, huit nouveaux chapitres ajoutaient à l'histoire con­temporaine de la nation un certain nombre de traits particuliers. Ils tiraient l'oeil du lecteur curieux de l'idéologie de l'ouvrage et donc de son auteur. C'est encore notre cas ici.

Le nouveau chapitre XXXVII sur le tremblement de terre de Na­ples, l'ouverture inattendue de la Chine au libre commerce de l'étran­ger et l'apparition de la comète Donati dans le ciel entre juin et octo­bre 1858, ne présentaient qu'un intérêt moyen. Il en allait autre­ment pour les sept autres chapitres, autant de petites biographies de personnages ayant laissé, selon don Bosco, un nom dans l'Italie de la première partie de son siècle. Pour les portraits de gens célèbres, un genre qui lui réussissait bien, il s'était arrêté à Antonio Canova /549/ (…1822) dans son édition de 1855. Il complétait la galerie par ceux de contemporains moralement exemplaires. On le sait, il assignait à l'his­toire une fonction moralisatrice. La sympathie des lecteurs pour ses nouveaux personnages lui paraissait d'autant plus assurée «que cer­tains d'entre vous les ont peut-être personnellement connus.»[76]

Au vrai, les jeunes destinataires de la Storia ignoraient probable­ment tout du prêtre Carlo Denina, né près de Saluzzo en 1731 et mort à Turin en 1812 (chap. XXXVIII). Cet érudit piémontais, auteur d'un ouvrage sur Le rivoluzioni d'Italia,[77] que don Bosco avait peut­être feuilleté quand il composait sa Storia, était un petit homme ner­veux .[78] La notice ne disait pas que le troisième volume de ses Rivolu­zioni avait trop témoigné de la rigueur de jugement de ce prêtre. C'était, selon lui, les mauvais systèmes éducatifs, les moeurs des patri­ciens, la mendicité endémique, le nombre excessif des moines et des prêtres, qui avaient entraîné la décadence italienne. La classe privilé­giée, déchaînée, l'avait fait expédier à Vercelli. Don Bosco, qui, vrai­semblablement, n'ignorait pas cette péripétie, vantait de préférence le grand travailleur .[79] «Toute parcelle de temps était pour lui un tré­sor, ce qui contribua à le faire merveilleusement progresser dans l'étude». Vers la fin du chapitre, on apprenait que «Denina avait passé quatre-vingt-deux ans dans l'étude et le labeur (litt.: la fatigue). Jusque dans sa vieillesse il ne perdit pas un moment sans lire ou enten­dre lire, sans écrire ou corriger quelque travail. » Denina aurait donc bien appliqué l'un des axiomes de don Bosco.

Le chapitre suivant (chap. XXXIX) de la nouvelle édition était consacré à Joseph de Maistre (1754-1821), une personnalité des Etats sardes que don Bosco regrettait sans doute de n'avoir pas introduite dans son livre dès l'édition primitive, de préférence à Canova mort après lui. Sa notice témoignait d'une admiration sans mélange pour l'écrivain contre-révolutionnaire par excellence et le défenseur vigou­reux de la papauté. Le comte Joseph de Maistre fut, expliquait don Bosco, «un profond écrivain politique et religieux», dont le regard avait percé l'avenir. Dès 1784, il avait prévu «les bouleversements politiques qui devaient mettre sens dessus dessous la France et l'Europe. Il avait entre autres coutume de dire: ce siècle est caracté­risé par un esprit destructeur qui n'a rien épargné: lois, coutumes, ins­titutions politiques, il s'est acharné sur tout, il a cherché à tout atta­quer et à tout détruire. Le désordre et le massacre s'étendront jusqu'à des limites, dont, pour l'heure, on ne peut imaginer la profondeur. » Don Bosco plaçait au premier rang de ses oeuvres le livre Du Pape, /550/ dont il célébrait le très haut prix (sommamente pregiata). Il louait sans réserve la philosophie sociale des Soirées de Saint-Pétersbourg, où il découvrait «une morale pure et religieuse, l'amour de l'ordre, de la justice, une grande élévation de pensée et la force de l'éloquence. On peut dire des Soirées de Saint-Pétersbourg qu'elles sont un Traité de phi­losophie chrétienne Don Bosco, trouvait Joseph de Maistre «su­blime», terme qui, sous sa plume, n'était pas loin de signifier «inspi­ré». Bien entendu, comme tous les grands hommes de cette Storia, «il était l'ennemi farouche (inimicissimo) de l'oisiveté». En conséquence: «... et au milieu de la multitude de ses occupations, il trouva le temps d'écrire de nombreux travaux de sublime érudition, qui l'ont fait appeler le santo Padre della filosofia » (le saint Père de la philosophie). Nous savons avec quelle passion Joseph de Maístre se fit le héraut de l'infaillibilité du saint Père de la catholicité. A la différence de la plu­part des personnalités du livre, Joseph de Maistre n'était pas seule­ment un exemple par ses comportements, mais aussi un maître par ses leçons. L'admiration de don Bosco pour Joseph de Maistre classera sa Storia dans un courant idéologique hostile aux Lumières, qui n'était pas précisément celui de la «modernité».

Antonio Cesari (1760-1828), oratorien lettré (chap. XLI) avait commenté, pour l'instruction de ses compatriotes, les grands classi­ques italiens médiévaux: Lo Specchio della vera penitenza (Le Miroir de la véritable pénitence) du dominicain Iacopo Passavanti, les Vies des saints Pères de Domenico Cavalca, les Fioretti de saint François d'Assise et surtout la Divine Comédie de Dante Alighieri, dont il ne souffrait pas qu'on dît le moindre mal. Son zèle exceptionnel lui avait probablement valu cette place d'honneur dans la Storia de don Bosco. Celui-ci remarquait avec satisfaction que «parmi ses profondes études il n'oubliait pas ses devoirs de prêtre. Il prêchait donc avec grand fruit, une foule immense d'auditeurs accourait à ses sermons, tous admiraient l'élégance et le grand art de l'orateur. » Don Bosco relevait aussi qu'«il trouvait le temps d'instruire la jeunesse, de visiter les pri­sonniers, d'assister les malades et de secourir les familles dans l'indi­gence. »

Vincenzo Monti (1754-1828) (chap. XLII) avait été poète et aussi, un temps, commissaire politique; mais, reconnaissait don Bosco appa­remment peu enclin à louer son administration, il n'avait de talent que pour la poésie. La notice résumait les grands poèmes de Monti: la Mascheroniana (du nom du poète et philosophe Mascheroni) et la Bass­williana (du nom du révolutionnaire français Bassville, qui avait été /551/ tué à Rome en 1793). Don Bosco citait plusieurs strophes de ce poème hostile à la Révolution française: l'ombre de Bassville, peu fier de soi, y conversait avec le roi guillottiné Louis XVI. En un temps où l'Italie du Risorgimento s'apprêtait à bousculer Rome et le pape, les vers de Vincenzo Monti sur la terreur sacrée de qui s'attaque au Vatican avaient une résonnance particulière. Monti, pas toujours admirable au cours de son existence, avait eu une fin exemplaire. Don Bosco, pour qui le jour de la mort était le plus important de la vie, ne man­quait pas de le relever.

«Il avait passé sa vie dans l'étude et à faire du bien aux autres; mais, dans ses derniers instants, il regrettait certains de ses écrits moins édifiants (exacte­ment: non buoni, pas bons), que le climat de l'époque lui avait fait publier. Il eût aimé pouvoir les brûler; il recommanda à ses amis de les faire tomber dans l'oubli. Il ne trouva de réconfort que dans le repentir et dans les autres ceuvres qu'il avait composées en conformité avec la morale et la religion. »

La fin avait racheté le reste, Monti méritait une place dans la Storia d'Italia de notre don Bosco.

Le cardinal Giuseppe Mezzofanti (1774-1840) (chap. XLIII), avait été un phénomène linguistique. Don Bosco relevait avec admira­tion que, «si l'on ajoute les dialectes aux langues principales qu'il con­naissait, nous pouvons dire que Mezzofanti savait, écrivait et parlait plus de trois cents langages différents.» Mais quelle austérité de vie! «Sa vie était toujours régulière; il ne sortait jamais de chez lui sinon pour aller à l'église, à sa chaire de professeur de langue ou pour une oeuvre de charité. La plupart de ses promenades consistaient à se ren­dre de son bureau d'étude à la bibliothèque. Sa frugalité était telle que, pour parler d'un homme réellement tempérant, on disait: il a le menu de Mezzofanti. Il était indifférent aux mets qui lui étaient pré­sentés; il ne dormait pas plus de cinq heures; il étudiait régulièrement de quatorze à quinze heures par jour. Sa conversation était édifiante et très agréable, ses propos très enjoués.» Ajoutez que ce savant homme n'avait aucune vanité.

Silvio Pellico (1780-1854) (chap. XLIV) avait passé à Turin, près de don Bosco, la dernière partie de sa vie, quand il avait bénéficié de l'hospitalité des Barolo.[80] Pour le décrire, notre historien n'avait qu'à consulter ses souvenirs. «En cheminant dans Turin vous aurez peut-être rencontré un homme de taille moyenne, au visage et au com­portement modestes, l'air grave, le front haut et serein, le regard vif, les yeux brillants derrière ses lunettes, la physionomie rieuse, la voix /552/ douce, affable, au langage plein de bonté et de compréhension quand il parlait et saluait ses amis ou ses connaissances: cet homme était Silvio Pellico. » Une terrible épreuve avait coupé son existence. Don Bosco racontait sa jeunesse pieuse, sa première tragédie, ses étu­des à Turin, son départ pour Milan, ses relations avec Foscolo et Mon­ti; puis son arrestation par les Autrichiens, les «plombs de Venise» et la forteresse du Spielberg; enfin sa libération pathétique et ses mer­veilleux souvenirs de détention (Mes prisons). Il joignait à ce livre archi-connu une oeuvre de morale: Dei doveri degli uomini (Des devoirs des hommes), qu'il disait être de grand prix. Pellico avait été un homme de bien. «Il passait son temps dans l'étude et la pratique de la religion. » Mais aussi, nous apprend don Bosco, «il s'occupait beau­coup du bien de la jeunesse; il trouvait toujours grand plaisir chaque fois que, soit par son exemple, soit par son argent, il pouvait faire don­ner du travail à un mendiant, instruire un ignorant ou aider un enfant à faire ses études. »

On découvre avec satisfaction, au chapitre qui précède la conclu­sion générale de cette Storia d'Italia, une notice, il est vrai un peu grêle et pâle, sur Antonio Rosmíni (1797-1855) (chap. XLV), peut-être le seul de la série de don Bosco à avoir vraiment résisté à l'usure de l'his­toire. Le philosophe de Rovereto, un de ces hommes rares capables de dominer leur époque, avait fondé une société religieuse (l'Istituto della Carità), à laquelle don Bosco avait eu des velléités de s'agréger. La notice vantait la charité et l'humilité d'Antonio Rosmini. Elle ne caractérisait pas sa pensée pourtant originale. Son oeuvre était jugée à travers une appréciation de Manzoni sur l'un de ses opuscules. Don Bosco n'ignorait pas la mise à l'Index de certains de ses livres. Elle lui permettait de louer sa soumission filiale au souverain pontife, car, «à la profondeur de la science, Rosmini joignait la fermeté et l'humilité du bon catholique. »

Dans leur nécessaire banalité, ces notices de la Storia d'Italia pour la période contemporaine nous ouvrent sur la mentalité de don Bosco quand il fondait sa société de saint François de Sales, une fenêtre plus sûre que les résumés parfois problématiques de ses discours ou conver­sations enregistrés alors par ses biographes. Leur contenu est mieux élaboré, le pédagogue moralisateur s'y exprime. Il s'appliquait à rele­ver chez des érudits, des poètes et des philosophes les qualités qu'il voulait voir fleurir en lui-même, chez ses garçons et chez les ecclésias­tiques qu'il connaissait: l'énergie au travail (tous ces gens étaient des ennemis déclarés de l'ozio), la frugalité, le zèle pour le bien d'autrui, le /553/ souci de la jeunesse et des pauvres. Qui s'intéresse aux opinions mora­les, politiques et pédagogiques de don Bosco trouve matière à réflexion dans cette galerie de portraits. Les notices sur Joseph de Maistre et Vincenzo Monti révèlent crûment les options contre­révolutionnaires et hostiles aux Lumières de notre don Bosco. Com­me philosophe chrétien, Joseph de Maistre passait Rosmini! Il est per­mis de discuter ses choix.[81]

L'article critique de la Gazzetta del popolo

Les opinions conservatrices de la Storia d'Italia, de plus en plus évi­dentes à mesure que l'on approchait des temps contemporains, cadraient mal avec l'idéologie dominante. Les mouvements que les agents piémontais de Cavour fomentaient à travers la péninsule s'ins­piraient d'autres principes, le plus souvent diamétralement opposés. A l'inverse de ces gens, don Bosco se gardait de réclamer l'expulsion des «tyrans» et l'écrasement de l'Autriche.

Sa deuxième édition lui valut un compte rendu critique au point de réclamer l'intervention du ministère de l'Instruction publique contre la diffusion du livre dans les écoles. Le 18 octobre 1859, la Gazzetta del popolo publia sur la Storia d'Italia de don Bosco un article violent, dont le titre: Padre Loriquet redivivo (Le Père Loriquet redivivus) annonçait la couleur à qui savait l'interpréter.

Le P. Jean-Nicolas Loriquet (1767-1845), célèbre jésuite français, organisateur remarquable, pédagogue renommé, directeur d'études au collège de Saint-Acheul, avait publié pour la jeunesse des ouvrages aussitôt très répandus. On retenait surtout de lui une Histoire de France A. M. D. G. (ad majorem Dei gloriam), imprimée une première fois à la chute de l'Empire en 1814 et ensuite rééditée à plaisir et à la grande rage de ses censeurs. Car les esprits avancés, fils des Lumières, voltairiens et surtout fervents de 89 n'y trouvaient pas leur compte. Michelet jugea cette Histoire insultante pour Napoléon. Lisons l'un d'entre eux pour comprendre le titre de la Gazzetta. A l'item: France, Histoire de, de son Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, [82] Pierre Larousse consacrera bientôt à l'Histoire de France de Loriquet un article fulminant de deux colonnes serrées, dont il suffira ici de recopier les premières lignes:

«Histoire de France à l'usage de la jeunesse, avec cartes géographiques, depuis l'origine de la monarchie française jusqu'en 1816. A. M. D. G. (Lyon, /554/ Rusand, libraire, imprimeur du roi, 1823, 2 vol. petit in-18). Tel est in extenso le titre de la fameuse Histoire de France du non moins fameux P. Loriquet. Nous n'aurons pas l'impudeur d'essayer une analyse de ce livre. Disons seule­ment que ce tissu de mensonges, bien digne des jésuites qui l'ont dicté, a pour objet spécial d'inspirer aux élèves la haine des idées, des institutions et des principes sur lesquels repose la société moderne depuis 1789. Quelques extraits donneront une idée juste de l'esprit qui a présidé à la confection de cet ouvrage odieux, encore en usage dans certaines pensions tenues par des congréganistes... » Etc.

Dans un autre article, le même publiciste [83] prétendait que, pour le P. Loriquet, «tout ce qui avait été écrit jusque là pour la jeunesse lui semblant entaché plus ou moins de philosophie, il imagina d'arranger ad majorem Dei gloriam tous les livres destinés à l'enseignement, changea les textes et accommoda les faits à sa guise, falsifiant auda­cieusement la vérité pour la présenter sous un jour favorable aux doc­trines de la société» (de Jésus!).[84]

L'assimilation de don Bosco au P. Loriquet était à la fois spécieuse et dangereuse. Grand producteur dans son pays de manuels «pour la jeunesse» et d'esprit ouvertement clérical et «jésuite» dans le sens donné alors à ce qualificatif, don Bosco était désormais l'auteur d'une Histoire d'Italie racontée à la jeunesse, dont le titre faisait une petite soeur de l'Histoire de France à l'usage de la jeunesse du fameux jésuite. Sa réputation et la bonne diffusion de son livre risquaient d'en souf­frir. Le rapprochement insinuait qu'il avait volontairement arrangé l'histoire à sa façon pour instiller dans les jeunes esprits une idéologie réactionnaire et antipatriotique. L'introduction de l'article explici­tait le grief avec dureté: [85]

«Qui n'a par entendu parler de la fameuse histoire du père Loriquet, dans laquelle les événements les plus connus et les plus retentissants ont été traves­tis de la façon la plus jésuitique et la plus grotesque ad majorem Botteghae glo­riam? Il semblait impossible que ce jésuite fût un jour surpassé, mais le mot impossible, déjà rayé du vocabulaire français, doit l'être désormais du vocabu­laire italien (...) Le miracle de surpasser le père Loriquet a été fait à Turin par le prêtre Bosco Giovanni auteur d'une Histoire d'Italie racontée à la jeunesse. »

 

Le chroniqueur expliquait qu'il s'occupait de ce pessimo libro (très mauvais livre) parce qu'on le destinait aux écoles: il risquait de conta­miner l'esprit de la génération montante. Négligeant l'histoire ancienne et médiévale, le recenseur piquait immédiatement sur l'his­toire contemporaine de l'Italie. Après un coup de griffe au récit des /555/ événements révolutionnaires de 1821 et 1831, il scrutait les phrases sur la politique italienne entre 1847 et 1859, surtout dans ses rapports avec l'Autriche, et en concluait que l'auteur avait pris parti pour l'ennemi. Lisons pour bien mesurer la futilité des reproches, sinon la mauvaise foi du journaliste:

«"Les auteurs de la révolution (dit D. Bosco) surent profiter de cet enthou­siasme (pour Pie IX) afin de répandre à nouveau dans toute l'Italie l'idée de constituer un seul royaume en chassant de la Lombardie les Autrichiens, qui étaient de formidables rivaux des rebelles." - Voilà donc que, selon D. Bosco, les Autrichiens n'étaient pas les ennemis de l'Italie, mais de formi­dables rivaux des rebelles, des amateurs de révolution, qui voulaient répandre à nouveau (c'est-à-dire comme en '21 et en '31) l'idée de constituer un seul royaume de toute l'Italie. Il est vrai qu'à la page précédente D. Bosco imputait aux rebelles de’ 21  l'idée de constituer une république et non pas un royaume. Mais Loriquet ne s'inquiète pas des contradictions. »

La Gazzetta poursuivait son enquête sur l'identité des rebelles dans cette Histoire d'Italie.

«D. Bosco se débarrasse en deux pages de la même encre de l'histoire de'48. La campagne de '49 est décrite par lui de la manière suivante: "Les deux armées se sont rencontrées sur la plaine de Novara. Quelques combats parti­culiers furent partiellement favorables aux Piémontais; mais le troisième jour (23 mars 1849) on livra bataille sur un espace proche du bourg appelé la Bicocca. " Vous ne saviez pas que la bataille de la plaine de Novara avait duré trois jours, mais D. Bosco fait bien d'autres miracles d'exactitude et d'élé­gance historique dans son récit des événements de Rome et des autres régions d'Italie, où il peut s'épancher beaucoup plus rageusement contre ces rebelles, qui répandent à nouveau l'idée de faire un seul royaume de l'Italie. »

 

Le qualificatif de rebelles collé aux Italiens qui acceptaient de mou­rir pour l'unité de leur patrie, ulcérait évidemment le chroniqueur de la Gazzetta. Il continuait en pointant tout ce qui pouvait paraître favorable à l'Autriche.

«C'est pourtant à l'occasion de la guerre de Crimée que don Bosco se surpasse lui-même dans l'excès du grotesque et dans l'admiration pour l'Autriche. - Selon la vérité les Anglo-Français débarqués en Crimée ne rencontrèrent l'armée russe que sur les bords du fleuve Alma. - Selon don Bosco au con­traire les Russes s'opposèrent avec décision à leur débarquement, et la bataille de la Cernaia a été l'une des quelques rencontres des Piémontais et des Russes sur cette péninsule. Mais cela n'est rien. Selon la vérité l'Empereur d'Autri­che fit un traité avec les puissances occidentales, mais cela empêcherait /556/ D. Bosco de le présenter comme le Dieu des tragédies grecques; et voilà donc comment le nouveau Loriquet expose le fait: "A la vue de l'effusion de tant de sang humain... l'Empereur d'Autriche s'offrit en médiateur entre les puissances belligérantes... " - De sorte que D. Bosco peut tranquillement ajouter que, de la conclusion de la paix nous sommes presque entièrement débiteurs à l'AUTRI­CHE et à la France... Mais d'abord à l'Autriche, notez-le bien, parce que D. Bosco a besoin de saisir cette occasion pour déclarer que la Providence protège l'Autriche en récompense du célèbre Concordat etc. - D. Bosco qui abuse du nom de la Providence pour entonner un cantique en prose à Cecco Beppo [86], était un très mauvais prophète de la campagne de 1859.»

            ,

La Gazzetta ironisait:

«... avec le système qu'il a embrassé il lui sera facile de décrire les batailles de Palestro et de S. Martino comme de solennels triomphes de l'Autriche contre les Piémontais, et cela toujours en prime du Concordat!»

Elle terminait sa lecture:

«L'histoire de D. Bosco s'achève par cet hymne à la louange de l'Autriche, dont elle est au reste de bout en bout le panégyrique en style macaronique. »

En conclusion, le chroniqueur demandait au ministre de l'Instruc­tion Publique d'interdire le manuel dans les écoles du pays. «On ferait trop injure à la patrie, à la vérité et au sens moral, si on laissait le moins du monde circuler dans les écoles des turpitudes éhontées du genre de la Storia d'Italia racontée à la jeunesse par le Loriquet redivivus. »

L'article de Niccolò Tommaseo

Une défense argumentée point par point contre le procès de la Gaz­zetta del popolo eût probablement desservi don Bosco. Il devait pour­tant parer à des accusations qui le transformaient en corrupteur in­tellectuel de la jeunesse et en traître à sa patrie. Il intervint certaine­ment lui-même auprès de l'Armonia pour y faire recopier (numéro du 4 décembre 1859) un article élogieux de sa Storia, obtenu dans les semaines antérieures d'une personnalité d'autorité morale incontes­tée dans l'Italie du temps. L'«esprit de parti» (entendez: le parti cléri­cal) n'avait pu «dicter» ni même simplement «embellir» le jugement d'un homme aussi libre que Niccolò Tommaseo. L'Armonia rappe­lait d'abord son accueil favorable de la première édition de la Storia d'Italia:

 /557/

«Nous avons accueilli avec les éloges qu'elle mérite la belle et substantielle Histoire d'Italie racontée à la jeunesse du prêtre D. Bosco; avec nous d'autres périodiques se sont félicités de ce petit ouvrage de très grande utilité à la jeu­nesse pour la garantir du complot permanent contre la vérité que l'histoire est devenue depuis trois siècles. Mais parce que certains pourraient nous soup­çonner d'un jugement favorable, sinon entièrement dicté, au moins embelli par l'esprit de parti, il nous semble opportun de reprendre ici les propos d'un homme, à qui on ne pourra certainement pas faire un tel reproche. Il s'agit de Niccolò Tommaseo, dont nous trouvons dans un petit journal l'article qui suit sur l'Histoire de D. Bosco. »[87]

Le choix du recenseur était excellent. Niccolò Tommaseo (1802-1874), qui a laissé un nom dans la littérature italienne de son siècle, avait l'esprit indépendant, la droiture rigide, la fougue vengeresse et la fibre épique de Jérôme de Stridon, son compatriote. Car cet Italien de coeur et d'âme était né en Dalmatie. Pour avoir célébré l'Italie et en avoir défendu la dignité, il avait souffert de la part des puissants, y compris de la part de l'Eglise romaine. En 1833, il avait abandonné la Toscane et s'était réfugié à Paris, pour y préparer et publier ce qu'aucun Etat italien de l'époque n'eût toléré sur son sol. Un ouvrage vibrant mis au compte de Savonarole, dont le titre réel était Dell'Ita­lia, était bientôt sorti de sa plume.[88] Ce premier livre était un réquisi­toire ironique, rageur ou méprisant contre les «princes» qui régis­saient la péninsule à Naples, Lucques, Parme, Modène, Florence; en Piémont, en Lombardie (l'Autriche), enfin à Rome. Le pape du temps avait pour nom Grégoire XVI, le signataire de Mirati vos. Tommaseo s'insurgeait contre sa royauté par mandat divin. Surtout qu'aux obser­vations, ce pape ne répondait que par «la prière»! Quoi? « Se maintenir roi de Rome est une charge acceptée par contrat avec Dieu! » - «Il prie! Et, aux souffrances innombrables de l'Eglise de Dieu, il ajoute des souffrances nouvelles; il lui plante sur la tête une couronne plus lourde qu'une couronne d'épines; il lui colle un cilice d'armure pro­fane? Il prie! Et, pour l'amour de son royaume, il est tous les jours con­traint à violer les commandements de Celui qui a fait venir à lui les hommes chargés de pesants fardeaux pour les soulager; de Celui qui ne veut pas la mort du méchant mais sa conversion et sa vie? Il prie! Mais quelle intercession invoquer...» Etc.[89] Le 24 février 1837, les Opuscoli inediti di fra Girolamo Savonarola (Opuscules inédits de frère Girolamo Savonarole) furent inscrits au catalogue de l'Index. Tom­maseo, bien qu'il affichât une loyauté catholique persistante, ne sem­ble pas s'en être ému. Il récidiva après les événements de 1848-1849 /558/ par un ouvrage en français: Rome et le monde,[90] où il attaquait à nou­veau de front le pouvoir temporel des papes. Ce pouvoir serait néces­saire à la liberté du pontife? Allons donc! Le pape Pie IX, qui était rentré à Rome par la force des armes de la république française, alors que les Romains prétendaient se gouverner eux-mêmes, serait-il libre? Il l'apostrophait: «... vous craignez la république et vous invoquez son secours; avant même que son drapeau ne soit arboré par des Italiens sur le Capitole, vous l'appelez du dehors. Ah vous êtes aussi indépen­dant que vos sujets sont fidèles! Il vous faut remettre de l'ordre par la violence; il vous faut acheter une tranquillité sans sûreté, un assujétis­sement (sic) sans crainte et sans respect, une victoire plus funeste que maintes défaites.» Enflammé par les images qui jaillissaient de son cerveau, Tommaseo s'écriait: «Triste spectacle pour tout homme qui a lu dans le coeur de Pie IX et qui croit le comprendre! S'humilier devant ses ennemis et appauvrir ses enfants! Ce simulacre de gouver­nement qui entre sur l'affût d'un canon, ils le placent comme un man­nequin sur le trône. Ils le garrottent de droite et de gauche, les uns de peur qu'il ne bouge, les autres de peur qu'il ne tombe. Ce ne se­ra qu'un cadavre enchaîné.»[91] Un autre décret de l'Index, daté du 20 avril 1852, frappa Rome et le monde.

Entre 1854 et 1859, ce catholique hors cadre vécut à Turin, ville libérée de l'absolutisme. Non pas qu'il y ait été parfaitement à l'aise: républicain farouche et partisan d'une fédération italienne, il ne cachait pas sa répulsion pour la politique du Piémont; la politique ecclésiastique de Cavour lui revenait fort peu. Il prônait une éduca­tion nationale italienne par une pédagogie en somme très chrétienne. Ses idées sur l'éducation, qui aurait dû être avant tout morale et faire fond sur l'affection, le rapprochaient même de don Bosco.[92] Les Memorie biografiche[93] prétendent, au cours d'un récit certainement romancé, que Tommaseo figura avec Antonio Rosmini à un repas offert en 1850 à Stresa chez Donna Bolongaro, repas auquel don Bosco aurait participé. Il est seulement assuré qu'en 1854, à Turin, l'action de don Bosco pendant l'épidémie de choléra impressionna Tommaseo. Puis, par une lettre du 3 octobre de cette année-là, il lui demanda en prêt six tomes (t. XI-XVI) des CEuvres d'Antonio Ros­mini, [94] geste qui fait supposer une visite antérieure au Valdocco.

Quand, durant l'été de 1859, il chercha à promouvoir la diffusion de sa Storia d'Italia, don Bosco pensa à ce lettré bon connaisseur de l'histoire italienne, que son hostilité notoire au pouvoir temporel des papes interdisait de classer parmi les cléricaux flagorneurs. Le person-/559/ nage lui était bienveillant, l'opinion respectait ses avis. Don Bosco ne semble pas s'être soucié des réactions possibles de la curie romaine. Le 23 septembre, il écrivit à Niccolò Tommaseo la petite lettre que voici:

«Illustre Monsieur. -je viens déranger Votre Illustre Seigneurie pour deux faveurs. Veuillez agréer un exemplaire de la Storia d'Italia, qui vient juste d'être imprimée, avec la prière de vouloir en faire mention dans le journal l'Istitutore dans les termes que votre sagesse vous dictera. - Mon but a été de raconter à la jeunesse les faits de notre histoire qui semblent le mieux conve­nir à son âge. Je l'ai aussi adaptée au programme de l'examen du magistero, pour les maîtres des classes élémentaires et techniques. - Quoi qu'il en soit, je suis très heureux de cette occasion de pouvoir vous souhaiter du ciel la santé et la grâce. Avec une entière estime je me dis respectueusement, de Votre Illustre Seigneurie. - Le très obligé serviteur. Prêtre Bosco Gio. - De mon logis, 23 septembre 1859.»[95]

Tommaseo s'exécuta: l'Istitutore publia son article le 26 novembre suivant.[96] Très mesuré dans son appréciation, Tommaseo montrait que le livre de don Bosco répondait bien à l'intention de son auteur, qui était de raconter de manière accessible, utile et suffisamment attrayante la longue histoire de l'Italie. Prudent, il ne garantissait pas que les sources aient été suffisamment explorées ni les études suffi­samment exploitées. Il ne se sentait pas tenu de prendre à son compte tous les jugements émis et tous les récits des faits de cette Storia. Mais les choix d'épisodes opérés parmi une multitude de détails lui sem­blaient ordinairement judicieux. Le dernier alinéa opposait les grands historiens et les grands poètes de l'antiquité aux déclamateurs ver­beux qui les avaient suivis. Il semblait ainsi féliciter l'auteur de la Sto­ria de n'avoir pas abreuvé les jeunes esprits de haute politique et de savante stratégie, considérations plus propres à amortir qu'à dévelop­per leur jugement. Il trouvait bon que, derrière l'homme politique ou le citoyen, don Bosco ait volontiers cherché et montré le père, le fils ou le frère qu'il avait été dans sa propre famille. Tommaseo avait été sensible à l'art du pédagogue capable de tirer des événements sociaux des leçons de morale.

Don Bosco, tout modeste qu'il ait été, fut certainement charmé de l'éloge. Après s'en être servi pour contrebattre dans l'opinion la recension désastreuse de la Gazzetta del popolo, il reproduisit l'article en tête des éditions successives de la Storia d'Italia. Les hommes de la «révolution» jugeaient son histoire antipatriotique et démoralisatrice de la jeunesse. Lui estimait avoir atteint son but: moraliser ses lec-/560/ teurs par l'histoire, c'est-à-dire par le spectacle des comportements humains, à imiter quand ils sont vertueux, à honnir quand ils sont vicieux.

Soutenir le pape dépossédé

L'histoire de l'Italie s'était précipitée durant les mois d'été de 1859; le pape était la plus illustre victime du cours des événements.

Peu après le début de la guerre avec l'Autriche, les agents piémon­tais avaient trouvé le champ libre dans les duchés de Parme et de Modène, ainsi qu'en Toscane. En Toscane, Bettino Ricasoli devança ses collègues et fit promptement élire une assemblée constituante. Cette assemblée, qui tint sa première séance le 11 août, était déjà sai­sie le lendemain 12 d'une proposition qui consacrait la déchéance de la maison de Lorraine (le grand-duc). Le 16, cette déchéance était con­sommée par un vote unanime; le 20 c'était l'annexion du duché à la Sardaigne qui était votée. A la même époque, Luigi Carlo Farini sui­vait un scénario parallèle à Modène et à Parme. Les assemblées élues procédaient à une double délibération: la première déclarait les Bour­bons inhabiles à régner, la deuxième faisait des citoyens des duchés les sujets de la maison de Savoie.[97] Le roi sarde devait entériner ces déci­sions. Les députés toscans arrivèrent à Turin le 3 septembre. Un immense concours populaire les accompagna au palais royal. Là, ils remirent à Victor-Emmanuel le procès verbal des délibérations de leur assemblée. Magnifique était le cadeau imprévu de la Toscane au Piémont, mais son acceptation non sans risque. Le roi répondit avec la prudence qui convenait en une période transitoire.[98] «La réalisation de nos voeux ne peut s'opérer que sur la voie des négociations qui auront lieu sur les affaires d'Italie. Fort des droits que votre résolu­tion me confère, je soutiendrai votre cause auprès des puissances, et surtout auprès du magnanime empereur des Français qui a tant fait pour la nation italienne. J'espère que l'Europe ne refusera pas d'accomplir vis-à-vis de la Toscane l'oeuvre réparatrice que, dans des circonstances moins favorables, elle a accomplie naguère vis-à-vis de la Grèce, de la Belgique et des Principautés. »[99] Le 15 septembre, les représentants des duchés de Modène et de Parme furent reçus à leur tour selon les mêmes rites; Victor-Emmanuel leur tint le même dis­cours qu'aux Florentins.

Les plus politiques hésitaient à courir le risque du dernier pas. Comme les habitants de la Toscane et des duchés, les Romagnols, /561/ sitôt après le départ des occupants autrichiens (12 juin 1859), avaient, excités par les représentants piémontais (parmi lesquels se détacha bientôt Leonetto Cipriani), élu eux aussi leur assemblée constituante. Cette assemblée s'était empressée, comme ses voisins, de voter l'annexion de la Romagne au Piémont. Mais, à la différence des terri­toires précédents, qui avaient été abandonnés par leurs souverains, la Romagne, avec ses légations de Bologne, Ferrare et Ravenne, consti­tuait une partie intégrante d'un Etat gouverné par un pape bien pré-   sent dans sa capitale. Le roi sarde avait à Rome un ambassadeur; entre les deux cours les rapports accoutumés subsistaient comme entre puis­sances amies. Aussi l'irrésolution était-elle grande à Turin. Etait-il sage d'accepter le cadeau de la Romagne? Le ministre Urbano Rat­tazzi insista pour qu'on ne s'arrêtât point. Et, finalement, le parti de l'audace l'emporta. Le 24 septembre, Victor-Emmanuel reçut les ambassadeurs romagnols au château de Monza, près de Milan. Et, pour la troisième fois, il répéta le discours qu'il avait tenu aux gens de Florence et à ceux des duchés. Une seule variante fut apportée au canevas consacré. Après avoir annoncé qu'il prendrait au pape, si l'Europe n'y avait pas trop de répugnance, un bon tiers de ses Etats, il ajouta, comme pour s'absoudre lui-même aux yeux de ses ancêtres et devant ses peuples: «Prince catholique, je conserverai toujours un profond et inaltérable respect pour le chef suprême de l'Eglise.»[100]

Cavour, récemment rentré de Suisse à Turin et désormais rassé­réné, contemplait avec satisfaction le déroulement de la mécanique qu'il avait astucieusement montée. Mais Pie IX, l'illustre personnage dépossédé de ses biens par les manoeuvres, jugées par lui «diabo­liques», de la «Révolution», ne pouvait que crier au sacrilège. Le 1er octobre, les Etats pontificaux rompirent avec les Etats sardes. Le comte della Minerva, chargé d'affaires piémontais, reçut ses passe­ports et fut aussitôt renvoyé auprès de son maître.[101] Nul n'imaginait que la rupture durerait soixante-dix ans.

Don Bosco, homme de paix et de mentalité conservatrice, n'aimait pas voir vaciller les trônes, surtout pas celui du souverain pontife. Son anxiété avait donc grandi au cours des mois d'été de 1859 tellement fertiles en événements inouïs à Turin et en Europe. Il avait choisi son parti, qui était celui du pape. L'avenir lui paraissait très sombre. Comme beaucoup de gens autour de lui, il croyait en lire les présages dans l'une ou l'autre prophétie en circulation. En pleine guerre, le 12 juin 1859, il avait remis au comte Crotti Imperiale di Costigliole celle de la Monaca di Taggia avec l'observation: «Voici pour Votre /562/ Seigneurie très chère en original la fameuse prophétie de la Monaca di Taggia. Les événements qui y sont notés se réalisent un jour après l'autre. Si tous adviennent, nous aurons un triste avenir... »[102] Cet­te religieuse, soeur Rosa Colomba Asdente, dominicaine de Tag­gia (Ligurie), morte en 1847, avait dit - selon don Bosco lui-même qui recopia ou résuma sa prophétie dans le Galantuomo pour l'an­née 1861 - «en parlant de Napoléon: "Le règne de Napoléon durera peu".» Elle avait continué: «Une grande persécution se déchaînera contre l'Eglíse, ce sera l'oeuvre de ses fils eux-mêmes; un persécuteur se lèvera (elle l'appelait antichrist et disait qu'il était déjà né); il pren­dra le titre de rédempteur de l'Italie; beaucoup de sectaires s'agrège­ront à lui, ils persécuteront l'Eglise par de fausses maximes et par la force; leur malice sera si raffinée qu'ils tromperont par leur astuce un grand nombre de bons. » Elle disait encore: «Le souverain pontife sera dépouillé de son domaine temporel, on ne l'appellera plus qu'évêque de Rome. Cela adviendra en Italie, où il y aura de nombreux martyrs durant une guerre très sanglante contre la religion.»[103]

De multiples questions pouvaient tourmenter don Bosco. Napo­léon III n'était-il pas dénommé «le rédempteur de l'Italie»? La spolia­tion du pape n'avait-elle pas commencé? Rome ne lui serait-elle pas bientôt enlevée? Le 11 octobre, Cavour déclarait à la chambre pié­montaise: «L'étoile qui nous guide est de faire de la Cité Eternelle (...) la capitale splendide du royaume d'Italie.»[104] Quel était l'antichrist pour don Bosco? S'il communiait spirituellement avec Pie IX, quand celui-ci projetait (en juillet) une lettre à Napoléon III, il était prêt à lui trouver un nom parmi les gouvernants sardes. Le pape écrivait:

«... Les égards que je dois à Votre Majesté m'ont jusqu'ici retenu de faire remettre ses passeports au Chargé d'affaires de Sardaigne à Rome. A Rome et en d'autres Etats d'Italie, ces Chargés d'affaires ou ces Ministres sont les pre­miers révolutionnaires et les protecteurs des révolutions; ils cherchent à miner les trônes de tous les Souverains d'Italie au profit du Piémont. J'ai entre les mains les preuves de cette politique sournoise et perfide. Quelle con­fiance pourrai-je avoir dans mes rapports avec un Gouvernement de cette nature? Moi le Pape et le Vicaire de jésus Christ; lui l'Anti-pape et, dirais-je presque, l'ennemi de jésus Christ?»[105]

De l'antipape à l'antichrist, le chemin était court pour les catholi­ques du temps.

Le 10 novembre 1859, le traité signé à Zurich par les puissances confirma la cession de la Lombardie au Piémont, délimita la frontière /563/ entre la Lombardie et la Vénétie et réaffirma des principes de stabilité européenne... destinés à être aussitôt désavoués. Un congrès tenu à Paris devrait s'occuper des questions italiennes encore pendantes. Le 9 novembre, dans une conjoncture indécise, don Bosco écrivit à Pie IX une lettre courageuse, par laquelle il stigmatisait et désavouait la conduite de son gouvernement en Romagne.[106]

En décembre, la situation du pape s'aggrava. Mazzini distribua son appel Ai giovani d'Italia (Aux jeunes d'Italie), qui les lançait vers Rome et ses deux Campidogli, le païen et le chrétien, parce que, disait-il, ils attendaient un Troisième Monde, plus vrai et plus su­blime.[107] Et, le 22, sortait à Paris la brochure de La Guéronnière Le Pape et le Congrès, anonyme mais aussitôt donnée comme inspirée par l'empereur. Elle préparait l'opinion au dépècement des territoires pon­tificaux: l'opération inéluctable serait un bienfait pour l'Eglise.[108]

Pie IX répondit à don Bosco le 7 janvier 1860 par un bref en bonne forme. Le congrès de Paris avait fait long feu. Il le remerciait pour son soutien en des jours douloureux et le félicitait pour son sens reli­gieux.[109] Le pape commençait par dire sa pensée sur la rébellion de certaines de ses provinces, autrement dit de la Romagne:

«Dans la lettre que tu Nous as écrite le neuf novembre dernier, Nous avons découvert une nouvelle preuve de ta foi singulière, de ta piété et de ton res­pect envers Nous et Notre suprême dignité. Nous comprenons aisément, Cher Fils, quelle est la douleur de ton âme et des autres ecclésiastiques dans ce grand désordre de l'Italie, le bouleversement des affaires publiques et la rébellion de quelques provinces de Notre dommaine temporel. Cette rébel­lion, comme il est partout notoire, a été provoquée par des instigations, des machinations, fomentée et soutenue par toutes sortes de moyens. »

Le pape écrivait sous l'impression de la brochure de La Guéron­nière:

«Un écrit vient de s'y ajouter, rempli d'hypocrisie, qui, répandu dans la popu­lation, tend à tromper les simples et à affaiblir le consensus du monde chré­tien dans la défense du Principat civil du Siège Apostolique. »

Il dénonçait la vague antichrétíenne déferlant sur le pays et croyait en identifier les fauteurs:

«La foi même de la péninsule italienne est en péril: une quantité de livres et de journaux pervers a été divulguée non seulement dans les villes, mais aussi dans les campagnes, non seulement en Piémont, mais également en Toscane et dans les provinces voisines; les protestants vomissent le poison de leur /564/ méchanceté; ils ont à cette fin institué des écoles, soit clandestines, soit publi­ques, dans lesquelles, éventuellement par des primes, ils s'efforcent d'attirer la pauvre et imprudente jeunesse. »

Seuls, la fidélité intrépide de l'épiscopat et le zèle du clergé le con­solaient en cette «terrible tempête, que Satan avait suscitée». En des termes qui le touchèrent certainement au coeur, il encourageait don Bosco à poursuivre dans la voie où il se distinguait:

«Et puis Nous ne pouvons exprimer par des mots la consolation que Nous a apportée cette partie de ta lettre, qui Nous a appris que les présentes calami­tés de ce temps ont renforcé ton énergie, Cher Fils, et celle des autres ecclé­siastiques. Par conséquent, et par la prédication de la parole de Dieu, et par la diffusion de bons livres et de bons écrits, unis par le courage et le zèle, vous vous efforcez de tout votre pouvoir de vous opposer aux machinations des ennemis de l'Eglise. Il n'est rien de plus excellent que cette oeuvre, il n'est rien de plus utile pour promouvoir et enflammer la piété du peuple. Non moins fructueuse est ta remarquable sollicitude, grâce à laquelle de très nom­breux jeunes qui se rendent en classe aux heures voulues sont devenus tou­jours plus fervents soit par l'enseignement chrétien, soit par la fréquentation des sacrements. Le soin que tu as pour les jeunes pauvres recueillis par toi obtient de jour en jour de plus heureux résultats; il accroît le nombre de ceux qui pourront ensuite devenir à leur tour d'utiles ministres de Dieu. Poursuis, Cher Fils, dans la carrière que tu as entreprise pour la gloire de Dieu et l'uti­lité de l'Eglise. Prends patience, si quelque grave tribulation t'advient, sup­porte avec grandeur d'âme les difficultés de ce temps. »

Pie IX affirmait en terminant que, quant à lui, il ne plaçait sa con­fiance qu'en Dieu et dans la Vierge protectrice, dont il espérait qu'elle consolerait l'Eglise affligée par tant de maux.

Un prêtre timide eût gardé secret ce bref compromettant dans le climat politique du Piémont d'alors. Don Bosco le fit imprimer en for­mat d'affiche dans le latin original et en traduction italienne;[110] et il transmit le document à l'Armonia, qui reproduisit sa version italienne dans le numéro du 28 janvier 1860.[111] La publication du bref pontifi­cal plaçait définitivement don Bosco dans le camp opposé à une unifi­cation italienne, qui diminuerait et même anéantirait le Domaine apostolique. Malgré un loyalisme piémontais affiché de plus ou moins bon gré en décembre 1859 dans le Galantuomo pour l'année nouvelle, il se préparait de la sorte des temps difficiles, quand l'incendie de la «Révolution» du Risorgimento gagnerait toute la péninsule. La tendre confiance de Pie IX et la gratitude qu'il montrait pour toutes ses /565/ entreprises lui donnaient une âme de martyr. Si la monaca de Taggia ne s'était pas trompée, si les terribles calamités qu'elle avait prédites devaient survenir, il serait prêt à les affronter sans perdre sa sérénité.


Notes

[1] R. Romeo, Cavour e il suo tempo, t. III: 1854-1861, Bari, Laterza, 1984, p. 449-451

[2] Je résume, pour cet alinéa, R. Romeo, op. cit., p. 464-466.

[3] Les procès verbaux des réunions du chapitre de la cathédrale d'Asti en 1859-1860 nous apprennent, selon Francesco Motto, que le chanoine Sossi, futur vicaire capitulaire à la mort de l'évêque Mgr Artico (21 décembre 1859), s'est trouvé à Rome à partir du 15 janvier 1859 pour y défendre les droits de ses confrères. Voir F. Motto, L'azione mediatrice di don Bosco nella questione delle sedi vescovili vacanti in Italia, Rome, LAS, 1988, p. 13, note.

[4] Pièce non datée et logée pour cette raison à la mort du pape Pie IX en ASV, Ep. lat. Pos. et Min. 93 (1878), d'après F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 13.

[5] D'après l'Epistolario de La Farina, t. II, p. 137-139, note; passage reproduit dans R. Romeo, op. cit., p. 551.

[6] Vita del giovanetto Savio Domenico allievo dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, per cura del sacerdote Bosco Giovanni, Turin, Paravia et Cie, 1859, 142 p.

[7] Ce portrait ne satisfaisait pas l'ex-professeur de Savio, G.B. Francesia, pour­tant bienveillant par principe, qui n'y retrouvait pas les traits aimables de Dominique. (Voir G. B. Francesia, Don Bosco e le sue passeggiate autunnali nel Monferrato, Turin, Libreria salesiana S. Giovanni Evangelista, 1899, p. 85). Les hagiographes salésiens du vingtième siècle préféreront à cette image une composition plus plaisante de Caf­faro Rore.

[8] Les documents qui vont être cités ont été édités dans la Positio super introduc­tione causae pour le procès de béatification et de canonisation de Dominique Savio (Rome, typ. Pont. Instituti Pii IX, 1913; Summarium, p. 207-243). La lettre de G.B. Zucca à don Bosco, p. 207-208.

[9] Summarium, p. 209-212.

[10] Cenni storici sulla vita del giovane Domenico Savio di Riva di Chieri, frazione borgata di S. Giovanni, in Summarium cité, p. 212-214.

[11] Summarium cité, p. 219 -220.

[12] Memorie su Domenico Savio, in Summarium cité, p. 225-227. La deuxième notice de Rua, Memorie riguardo algiovan Savio Domenico, in Summarium cité, p. 222-225, fut postérieure à la rédaction de la première édition de la biographie.

[13] Breve ristretto della vita di Savio Domenico, in Summarium cité, p. 231-233. L'autre notice de Bonetti: Fatti e detti del Savio Domenico, in Summarium cité, p. 228-­231, fut elle aussi postérieure à la rédaction de la première édition.

[14]. La lettre Vaschetti in Summarium cité, p. 233-235

[15] Virtù che io scorsi in Savio Domenico nel breve spazio di tempo che ebbi a conver­sare con esso lui, in Summarium cité, p. 236-238.

[16] Detti dell'ottimo mio compagno Savio Domenico, in Summarium cité, p. 239­.

[17] Summarium cité, p. 240. /566/

[18] Summarium cité, p. 241-243.

[19] Summarium cité, p. 187-188.

[20] « Lorsqu'il eut pris ainsi Marie comme soutien de sa ferveur - c'est-à-dire le 8 décembre 1854 -, sa vie morale apparut tellement édifiante et tissée de tels actes de vertu que je me mis dès lors à en prendre note pour ne plus les oublier. » (Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 40).

[21] Dominique n'a pas souhaité sa propre canonisation, mais il désirait figurer dans l'au-delà en la compagnie des saints.

[22] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 130-131.

[23] G. Bonetti, Annali III, p. 54; voir MB VII, 249/14-18.

[24] Par exemple, la référence à Job XXX, 1, au chapitre XX de la biographie pri­mitive faisait hausser les épaules du promoteur de la foi Salvatore Natucci au procès complémentaire de Dominique Savio. Voir Sacra rituum congregatione, Beatificatio­nis et canonixationis Servi Dei Dominici Savio. Nuova positio super virtutibus, Rome, 1931, p. 4-5. Dom Henri Quentin était particulièrement sévère.

[25] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 9-10.

[26] Il Galantuomo. Almanacco nazionale per... 1859, Turin, G.B. Paravia et Cie, 1858, p. 6-7.

[27] Peut-être à quelque degré sous l'influence du philosophe français Georges Cabanis (1757-1808), dont la paternité sur les idées pédagogiques de Melchiorre Del­fico - qui va être cité - a été signalée par M. Sciacca, Il pensiero italiano nell'età del Risorgimento, 2ème éd., Milan, 1963, p. 159.

[28] Je répète ici quelques idées de Melchiorre Delfico (1744-1835), telles que les a résumées M. Sciacca, Il pensiero italiano..., cit., p. 159, à partir de son ouvrage Memo­ria sulla perfettibilità organica, considerata come il principio fisico dell'educazione, con alcune vedute sulla medesima, publié pour la première fois en 1814.

[29] F. Winnykamen, Apprendre en imitant?, coll. Psychologie d'aujord'hui, Paris, PUF, 1990.

[30] Expression que j'emprunte à P. Guillaume, L'imitation chez l'enfant, Paris, Alcan, 1925, p. 128-136.

[31] Cenno biografico sul giovanetto Magone..., chap. V; Il pastorello delle Alpi..., chap. XIX.

[32] Voir le chapitre: «La santità come ideale dei giovani» de P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, II, p. 205-226.

[33] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 86.

[34] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 47. Voir, ci-dessus, chap XI.

[35] «Pendant quelque temps il mena une vie tout ordinaire. Il n'y avait d'admira­ble en lui que son exacte observance du règlement de la maison. Il se mit au travail avec application. Il accomplissait tous ses devoirs avec ardeur. » (Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 38).

[36] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, p. 35.

[37] Dans une lettre de Dominique à son père datée du 6 septembre 1855, au bout d'une dizaine de mois au Valdocco, l'enfant lui annonçait: «... La nouvelle, c'est que j'ai pu rester une heure seul avec don Bosco, étant donné que, jusque-là, je n'avais jamais pu rester seul pendant dix minutes. »

[38] Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, chap. XI, XIV, XV.

[39] Voir la Vita... Savio Domenico, éd. de 1859, chap. XII.

[40] G. Bosco, Cenno biograf ico sulgiovanetto Magone Michele... , Turin, Paravia et Cie, 1861, p. 3. /567/

[41] Dans le chapitre de la Storia d'Italia raccontata alla gioventù, intitulé à partir de l'édition de 1861: La guerra del 1859 ossia la conquista della Lombardia.

[42] Storia d'Italia, même chapitre.

[43] P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. II, 3 ème éd., Paris, Plon, 1895, p. 380-381.

[44] D'après P. de La Gorce, op. cit., p. 383.

[45] Sur les échanges entre Turin et Paris à propos de ce discours et de ces formu­les, voir R. Romeo, Cavour e il suo tempo, t. III, p. 468-469.

[46] Storia d'Italia, même chapitre.

[47] R. Romeo, Cavour e il suo tempo, t. III, p. 476-478.

[48] G. Bosco, Storia d'Italia, Turin, 1855, p. 522-523.

[49] Le 12 février, le cardinal archevêque de Bologne répondait à une question que don Bosco lui avait posée sur le cardinal Mezzofanti, dont la notice entrerait dans l'édition en préparation de la Storia. Voir M. Viale Prela à G. Bosco, Bologne, 12 février 1859; éd. MB VI, 151.

[50] G. Bosco à N.N., Turin, 5 avril 1859; Epistolario I, p. 172.

[51] G. Bosco à G.B. Torchio, Turin, 22 avril 1859; Epistolario I, p. 173.

[52] D'après P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. II, p. 424-429. Remar­quer toutefois que R. Romeo ne semble pas connaître d'entretiens de personnalités avec Garibaldi à Turin au cours de ce mois de mars 1859.

[53] Le texte de l'ultimatum donne une idée du raffinement des échanges diploma­tiques en ces temps révolus: «... J'ai l'honneur de prier Votre Excellence (...) de me faire savoir si le gouvernement royal consent, oui ou non, à mettre son armée sur le pied de paix et à licencier les volontaires italiens. Le porteur de la présente, auquel vous voudrez bien, Monsieur le comte, faire remettre votre réponse, a l'ordre de se tenir, à cet effet, à votre disposition pendant trois jours. Si, à l'expiration de ce terme, il ne recevait pas de réponse, ou que celle-ci ne fût pas complètement satisfaisante, la responsabilité des graves conséquences qu'entraînerait ce refus retomberait tout entière sur le gouvernement de Sa Majesté Sarde. Après avoir épuisé en vain tous les moyens conciliants pour procurer à ses peuples la garantie de paix sur laquelle l'Empe­reur est en droit d'insister, Sa Majesté devra, à son grand regret, recourir à la force des armes pour l'obtenir» (P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. II, p. 438-439).

[54] Ce chiffre d'après P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, 9ème éd., Paris, Plon, 1906, p. 10.

[55] Un récit circonstancié de ces semaines de guerre dans P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, p. 21-68.

[56] D'autres villages et des fermes isolées furent aussi impliqués dans les combats. On trouve, aux mots San Martino et Solferino de l'Enciclopedia italiana Treccani, des cartes sommaires de la multiple bataille. La disposition des troupes explique pourquoi la même bataille est dite «de San Martino» par les Italiens et «de Solférino» par les Français.

[57] Cette description du champ de bataille le 25 juin et le calcul du prix des com­bats d'après P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, p. 75-96.

[58] Louis Veuillot était leur porte-parole. Voir, par exemple, les deux chapitres sur l'année 1859 de la biographie d'E. Veuiliot, Louis Veuillot, t. III, 9ème éd., Paris, 1904, p. 259-316.

[59] P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, p. 60.

[60] D'après une note envoyée au Moniteur (journal officiel) à la veille de Solférino /568/ et parue dans ce journal le 24 juin, «on croit que le Piémont va réunir toute l'Italie en un seul Etat. De semblables conjectures n'ont aucun fondement. Les populations déli­vrées ou abandonnées veulent faire cause commune contre l'Autriche. Mais la dicta­ture n'est qu'un pouvoir temporaire». (Cité par P. de La Gorce, Flistoire du Second Empire, t. III, p. 103). Dans les provinces «abandonnées» ou «libérées», les représen­tants du Piémont s'autoproclamaient «dictateurs».

[61] Napoléon III à Pie IX, Paris, Palais des Tuileries, 27 décembre 1859; éd. dans P. Pirri, Pio IX e Vittorio Emanuele..., II, deuxième partie, p. 146-147.

[62] R. Roméo, Cavour e il suo tempo, t. III, p. 614-620.

[63] «... da un momento all'altro posso essere al punto di dovermi fare il fagotto» (G. Bosco à G.B. Torchio, Turin, 22 avril 1859; Epistolario I, p. 173).

[64] Voir, par exemple, C. Falconi, Il cardinale Antonelli, Mondadori, 1983, p. 333-334.

[65] D'après une lettre non datée, mais postérieure à la mort de don Bosco semble­t-il, de Filomena Cravosio à M. Rua, éd. en Documenti XLIII, 50-51.

[66] G. Bosco à M. Viale Prela, Turin, 15 juillet 1859; Epistolario I, p. 176-177.

[67] Ce chiffre des combattants effectifs, certainement exagéré, ne l'est peut-être pas tellement. Bien entendu, tous les corps des deux armées ne furent pas engagés dans la bataille de Solférino. Mais Pierre de la Gorce calculait que les Autrichiens avaient 160.000 hommes en état de combattre et que ce chiffre équivalait à celui de l'armée franco-sarde.

[68] G. Bosco, Storia d'Italia..., Turin, 1866, p. 444-445.

[69] Il Galantuomo. Almanacco Piemontese-Lombardo per l'anno bisextile 1860 anno VI, Turin, 1859, p. 13-16.

[70] Remarquer aussi son clin d'oeil dans une phrase non traduite du paragraphe. Le Galantuomo disait: «Le 24, jour de la Saint-Jean, qui est aussi celui de ma fête...» Or, comme tel, le Galantuomo n'avait pas de prénom, mais don Bosco se faisait fêter à la Saint Jean-Baptiste...

[71] Il Galantuomo. Almanacco... per l'anno... 1860, p. 3.

[72] G. Bosco à M. Viale Prela, Turin, 15 juillet 1859; Epistolario I, p. 176.

[73] C'était G. Bosco, La storia d'Italia raccontata alla gioventù da' suoi primi abita­tori sino ai nostri giorni corredata di una carta geografica d'Italia, Turin, Paravia et Cie, 1859, 540 p.

[74] Voir l'introduction d'A. Caviglia, La storia d'Italia, Opere e scritti editi ed ine­diti (de don Bosco), vol. III, Turin, SEI, 1935, p. LXXIII-LXXVI et le tableau compa­ratif des éditions, p. CVII-CXII.

[75] Voir A. Caviglia, op. cit., p. 572.

[76] Début du chapitre XXXVIII, sur Carlo Denina.

[77] Turin, 1768-1772; 2ème éd. augmentée, Turin, 1791-1792.

[78] Don Bosco le disait «de stature moyenne, mais agile».

[79] «Dès sa petite enfance il se montra grand adversaire de l'oisiveté. »

[80] Don Bosco publia en 1862 une Biografia di Silvio Pellico en introduction à la brochure Notizie intorno alla beata Panasia pastorella Valsesiana nativa di Quarona, rac­colte e scritte da Silvio Pellico, Letture cattoliche, ann. IX, fasc. X, Turin, G.B. Para­via et Cie, 1862, p. 3-15. Cette biographie était donnée comme extraite de sa Storia d'Italia.

[81] Il convient d'insister sur l'authenticité «boschienne» de ces additions. Elles n'ont pas été composées, mais seulement recopiées, par le jeune Michele Rua. Rua /569/ déchiffrait l'écriture de don Bosco ces années-là (journal du voyage de Rome en 1858, constitutions salésiennes primitives). Qu'il soit parfois arrivé en classe avec des pages de la Storia d'Italia de don Bosco ne signifie nullement qu'il en ait été l'auteur

[82] Tome VIII, réimpression de 1872, p. 744.

[83] Tome X, p. 683-684­

[84] Les manuels du P. Loriquet, «tirés à des dizaines, certains à des centaines de milliers d'exemplaires, ont été progressivement remplacés, mais pour l'époque ils étaient l'oeuvre d'un précurseur. Quant aux attaques dont fut l'objet l'Histoire de France de Loriquet, le P. Bliard, après d'autres, en a fait justice» (H. Beylard, «Lori­quet», Catholicisme, t. VII, Paris, 1975, Col- 1085). Le P. Bliard a résumé son apologie dans l'article «Loriquet» du Dictionnaire apologétique de la foi catholique, dirigé par A. d'Alès, Paris, 1926, Col. 26-28.

[85] L'article de la Gazzetta del popolo a été recopié entièrement en MB VI, 286/23 à 289/6.

[86] C'est-à-dire: Francesco (Cecco) Giuseppe (Beppo).

[87] L'article «Storia d'Italia di D. Bosco encomiata da N. Tommaseo», Armonia, 4 décembre 1859, a été reproduit en OE XXXVIII, p. 52. Noter qu'en MB VI, 291/25 le biographe s'est permis, dans sa reproduction de l'article, de remplacer giornaletto par l'Istitutore pour l'ajuster à la lettre de don Bosco à Tommaseo.

[88] Opuscoli inediti di fra Girolamo Savonarola, Paris, 1835­

[89] D'après une reproduction partielle de l'ouvrage, dans N. Tommaseo, Poesie e prose, coll. Classici italiani, t. II, Turin, UTET, 1966 p. 237.

[90] Capolago, typographie helvétique, 1851.

[91] Rome et le monde, chap. VI. D'après N. Tommaseo, Poesie e prose, éd. cit., t. II, p. 249.

[92] Sur la pédagogie de Tommaseo, M. Sciacca, Il pensiero italiano... (voir, ci­-dessus, n. 27), p. 244-247.

[93] MB IV, 130-132. Voir, ci-dessus, chap. VIII, n. 106.

[94] N. Tommaseo à G. Bosco, Turin, 3 octobre 1854; MB V, 117-118.

[95] Epistolario I, p. 178.

[96] L'Istitutore. Foglio ebdomadario d'istruzione e degli atti ufficiali di essa, 7 (1859), n° 48, 26 novembre, p. 764-765.

[97] Informations détaillées sur ces événements dans les articles de Cronaca con­temporanea de la Civiltà cattolica pour les derniers mois de 1859. Récit très clair dans P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, au chapitre «Les annexions italien­nes», p. 141-152, dont je reproduis ici diverses phrases. Explications complémentaires dans R. Romeo, Cavoure il suo tempo, III, p. 632-642. Le gros ouvrage de G. Martina, Pio IX, t. II, procède par allusions et suppose les faits connus.

[98] Le traité de Zurich n'avait pas encore été signé.

[99] D'après P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, p. 149. Les «Princi­pautés» en question étaient les «Principautés danubiennes»: la Valachie et la Molda­vie, arrosées l'une et l'autre par le Danube.

[100] Cet alinéa a été rédigé d'après P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. III, p. 146-152, parfois recopié mot à mot.

[101] Voir C. Falconi, Il cardinale Antonelli, p. 337.

[102] G. Bosco au comte Crotti Imperiale di Costigliole, Turin, 12 juin 1859; Epis­tolario I, p. 176.

[103] Voir la reproduction de ce Galantuomo pour l'année 1861 en MB VI, 809-810. /570/

[104] Cité par C. Falconi, Il cardinale Antonelli, p. 360.

[105] Pie IX à Napoléon III, minute non datée (juillet 1859), éd. P. Pirri, Pio IX e Vittorio Emanuele..., t. II, deuxième partie, p. 96.

[106] «... Avant tout, Très Saint Père, nous désapprouvons hautement tout ce que notre gouvernement a fait ou fait faire dans les Romagnes; s'il ne fut pas possible d'empêcher le mal, nous avons toujours de vive voix et par écrits désapprouvé ce qui s'y faisait. La plupart des ecclésiastiques, presque tous les curés, et, pourrais-je aussi dire, la majeure partie des séculiers pensent de même, bien qu'ils n'osent pas le mani­fester publiquement. Mais la mauvaise presse, les menaces et les promesses du gouver­nant en ont malheureusement séduit beaucoup et beaucoup ou hésitent ou se cachent, au point que le nombre des catholiques courageux a terriblement diminué...» Etc. (G. Bosco à Pie IX, Turin, 9 novembre 1859; Epistolario Motto I, p. 38G-387).

[107] D'après C. Falconi, Il cardinale Antonelli, p. 359.

[108] Résumé substantiel de la brochure dans P. de La Gorce, Histoire du SecondEmpire, t. III, p. 173-176.

[109] Texte latin et traduction italienne en MB VI, 471-474.

[110] Texte latin et italien, affichette, 420 x 303 mm, impr. Paravia et Cie.

[111] Informations sur l'édition du bref du pape dans une note de l'article de P. Braido et F. Motto, «Don Bosco tra storia e leggenda», RSS 14 (r989), p. 118, n. 10.



Chapitre XV.

La naissance d'une société religieuse

L'éclosion de la société de S. François de Sales

Entre sa lettre de réconfort à Pie IX et le bref pontifical qui l'en remercia, don Bosco procéda dans l'intimité de l'oratoire du Valdoc­co à un geste de grande portée. Le 18 décembre 1859, il donna nais­sance à ce qui sera appelé soit la congrégation, soit, de préférence, la société de S. François de Sales. Don Bosco rassemblait les volontaires de son institut dans une association religieuse soudée par de véritables voeux. Il concrétisait de la sorte un projet esquissé depuis plusieurs années, comme l'histoire de la période antérieure le démontre à suffi­sance.[1]

Décidément, en cette fin de 1859, il devenait urgent d'affermir les structures de l'Oratoire. Qu'adviendrait-il si la passion nationaliste à nouveau excitée reprenait parmi ses aides comme elle l'avait fait dix ans auparavant? L'insubordination caractérisée d'un groupe d'arti­giani ne fut peut-être pas étrangère à l'appel de décembre. Probable­ment en conséquence de désordres survenus les années précédentes, don Bosco avait interdit le banquet traditionnel du groupe des musi­ciens au début de l'année scolaire. Un jour de fin octobre, semble-t-il, une vingtaine de jeunes gens passèrent outre à la défense et firent la fêté «in un luogo da non tollerarsi», déclarera don Bosco. Cet «endroit intolérable» pourrait bien avoir été une «maison de tolé­rance» plus ou moins avouée à proximité de l'Oratoire. La distance était réduite: don Bosco, bien informé, put demander deux fois aux fêtards par messager de rentrer au logis, d'abord au cours du déjeuner, ensuite quand il eut pris fin. Il lui en «coûtait trop», dira-t-il plus tard, «de prendre de graves mesures contre une vingtaine de jeunes dévo­yés». Quatre fugueurs seulement se résignèrent à quitter la compagnie et vinrent s'excuser auprès de leur directeur. Les autres, beaucoup /572/ plus crânes, se payèrent un tour en ville, revinrent souper à la bettola et ne réintégrèrent la maison que tard dans la nuit et à moitié ivres. Les fautifs ayant été plusieurs fois prévenus, la sanction tomba. A son «immense regret» (al massimo mio rincrescimento), don Bosco les ren­voya de son établissement.[2] L'incident ne pouvait que le faire réflé­chir sur la nécessité d'un corps d'éducateurs confirmés, qui prévien­drait le retour de pareilles incartades. Il prit au reste à cette époque une décision. significative par la construction, sur la via della Giardi­niera, à l'entrée de la cour et de l'ancien jardin, d'une porterie surveil­lée: les retours en pleine nuit après un souper en ville seraient en prin­cipe contrôlés.[3]

Cependant, plusieurs des garçons qui lui étaient attachés deve­naient des hommes et s'orientaient vers le sacerdoce. En octobre et novembre, Francesco Cerruti, Carlo Ghivarello, Francesco Provera et Giuseppe Lazzero revêtaient l'habit clérical.[4] La proposition que don Bosco méditait recevrait, pouvait-il penser, un nombre suffisant d'adhésions. Pour le moins, le prêtre Vittorio Alasonatti, le diacre Angelo Savio, le sous-diacre Michele Rua, les clercs Giovanni Caglie­ro, Giovanni Battista Francesia, Giovanni Bonetti, Giovanni Bat­tista Anfossi, Francesco Cerruti, Francesco Provera, peut-être aussi Giovanni Turchi et Giacinto Ballesio, répondraient à son invitation.

Vers le 9 décembre, probablement au cours d'une réunion prélimi­naire, il expliqua ses intentions aux jeunes sur lesquels il comptait. Ceux qui accepteraient de constituer avec lui une société ou congréga­tion pour leur propre sanctification et le salut des jeunes démunis émettraient par la suite des voeux religieux.[5] Le pas fut sauté le 18 suivant.[6] Les dix-sept volontaires entassés ce jour-là à neuf heures du soir dans la chambre de don Bosco entendirent d'abord celui-ci leur répéter le but de la société à créer; puis ils élirent les membres de sa structure dirigeante. Mis à part don Bosco et don Alasonatti, ces hom­mes étaient jeunes et même très jeunes.[7] Selon l'acte de la réunion, ils voulaient «promouvoir et conserver l'esprit de vraie charité requis dans l'oeuvre des oratoires pour la jeunesse abandonnée et en danger, une jeunesse qui, en ces temps calamiteux, [était] séduite de mille manières pour le malheur de la société et précipitée dans l'impiété et l'irréligion.» Ils se constituaient «en société ou congrégation». Afin de s'aider mutuellement pour leur propre «sanctification», «ils se pro­posaient de promouvoir la gloire de Dieu et le salut des âmes, spéciale­ment de celles qui ont le plus besoin d'instruction et d'éducation. » Leur but dernier était la «sanctification», autrement dit la «perfec-/573/ tion spirituelle» des membres, comme il convenait à toute société reli­gieuse de ce type. Mais aussitôt, le fondateur apportait sa note parti­culière: le progrès dans la «sainteté» serait obtenu par l'action, spécia­lement au service des jeunes les plus besogneux.

L'assemblée apporta le plus grand sérieux à l'élection d'un conseil de direction, qu'elle dénommait «chapitre». Don Bosco, «initiateur et promoteur» de l'entreprise, fut désigné comme recteur majeur, charge qu'il accepta à condition qu'on lui permît de choisir lui-même son «préfet», c'est-à-dire son second. Il prévenait ainsi les éventuelles fantaisies de ses jeunes, qui n'eussent peut-être pas maintenu dans sa charge à l'unanimité don Vittorio Alasonatti. Celui-ci ne présenta aucune difficulté à être reconduit «préfet» par don Bosco. Les autres membres du chapitre, à savoir le directeur spirituel, l'économe et les trois conseillers, furent élus à bulletins secrets. «A l'unanimité», paraît-il, les votants désignèrent Michele Rua comme directeur spiri­tuel, et Angelo Savio comme économe. Ils hésitèrent davantage pour le choix des conseillers, qui, finalement, furent Giovanni Cagliero, Gio­vanni Bonetti et Carlo Ghivarello. Ces «cadres supérieurs» étaient plutôt jeunets. A quarante-sept ans, Alasonatti faisait figure d'ancê­tre, le directeur spirituel Rua avait vingt-deux ans, l'économe Savio vingt-quatre; et les conseillers, simples clercs, avaient Caglíero, vingt­et-un ans; Giovanni Bonetti, vingt-et-un ans; Carlo Ghivarello, vingt­quatre ans. Ils constituaient pourtant la première structure de gouver­nement de la société dite très naturellement «de S. François de Sales». Tout autre patronage eût été impensable dans l'Oratoire de 1859.

La composition des statuts primitifs de la société

Ce 18 décembre, la société embryonnaire appliquait pour la pre­mière fois l'alinéa initial du paragraphe Gouvernement interne de la congrégation du Règlement de la congrégation de S. François de Sales, tel que le clerc Rua l'avait recopié au début de l'année précé­dente .[8] Il disait, après une surcharge de don Bosco: «La congrégation sera gouvernée par un chapitre composé d'un recteur, un préfet, un économe, un directeur spirituel ou catéchiste, et de trois conseillers. »

Apparemment, ce Règlement Rua était contemporain du voyage à Rome en 1858. Un alinéa (p. 4) notait en effet: «(L'accueil des jeunes) se fait aussi dans la ville d'Alessandria, où il est actuellement confié au clerc Angelo Savio; les jeunes recueillis sont là au nombre de cin­quante. »[9] Or, d'après le journal du voyage à Rome, le «clerc» Angelo /574/ Savio (sous-diacre le 24 août 1859) était parti vers Alessandria, pour la première fois semble-t-il, le 18 février 1858, dans le même train que don Bosco et Michele Rua, qui poursuivraient leur route vers Gênes et Rome. Rien n'indique qu'il ait interrompu en février un service commencé en novembre.[10] Savio passerait à Alessandria la suite de l'année scolaire.[11] La copie Rua daterait donc du premier semestre de 1858. On ne peut exclure qu'elle ait été écrite par le clerc Rua immédiatement avant ou pendant le séjour à Rome.

Le Regolamento della Congregazione di S. Francesco di Sales, distri­bué en dix paragraphes non numérotés, couvrait une quinzaine de pages format écolier. Le premier paragraphe, le seul dépourvu de titre, était une petite dissertation sur le service spirituel de la jeunesse par les ministres de l'Eglise. Puis venaient neuf paragraphes respective­ment intitulés: 1) Origine de cette congrégation, 2) But de cette con­grégation, 3) Forme de cette congrégation, 4) Du voeu d'obéissance, 5) Du voeu de pauvreté, 6) Du voeu de chasteté, 7) Gouvernement interne de la congrégation, 8) Des autres supérieurs, 9) Accepta­tion.[12] On le voit au premier coup d'oeil, don Bosco avait voulu créer une société à voeux simples.

Toutefois, prêtre diocésain peu au fait des mécanismes du monde religieux, il avait dû chercher des modèles pour composer ce Regola­mento. Deux livrets l'avaient très particulièrement intéressé: les Constitutions et les Règles de la congrégation des oblats de la Vierge Marie[13] et les Constitutions de la congrégation des Prêtres séculiers des écoles de charité.[14] Il connaissait de longue date les oblats de Marie, congrégation à laquelle il avait eu des velléités de s'agréger. En revanche, il n'avait probablement jamais rencontré les frères Anton Angelo et Marcantonio Cavanis, fondateurs à Venise au début du siè­cle de la congrégation des Prêtres séculiers des écoles de charité. Mais leurs constitutions, peut-être à cause du caractère «séculier» qu'elles affichaient malgré les voeux professés, lui paraissaient convenir tout à fait à ses desseins. D'autant plus que les frères Cavanis avaient créé dans leur ville une oeuvre d'éducation charitable analogue à celle de Turin. Une société de cette sorte ne pourrait offenser les gouvernants piémontais, même après leurs lois de 1855 sur les congrégations.[15] Il allait reprendre leurs formules avec une application proche de la servilité.[16]

Le paragraphe du Regolamento sur «l'origine de la congrégation» traçait l'historique de l'oeuvre de don Bosco entre 1841 et 1858. Le Règlement lui-même était, affirmait-il, à peu de choses près celui de /575/ l'association caritative qu'il avait commencé de réunir autour de lui dès l'origine:

«... En conséquence pour maintenir l'unité d'esprit et de discipline, condi­tion de bons résultats pour les oratoires, dès l'année 1844 quelques ecclésias­tiques se réunirent pour former une espèce de congrégation en s'aidant mutuellement par l'exemple et l'instruction. Ils ne prononcèrent aucun voeu à proprement parler; tout se limitait à une simple promesse de s'occuper seu­lement de ce que leur supérieur jugeait (contribuer) à la plus grande gloire de Dieu et à l'avantage de leurs âmes. Ils reconnaissaient leur supérieur en la per­sonne du prêtre Bosco Gioanni. - Malgré l'absence de voeux, en pratique on observait les règles ici exposées (...). »[17]

La «simple promesse» avait probablement un caractère tacite, la reconnaissance du supériorat de don Bosco avait surtout un caractère social. En tout cas, don Bosco n'a cessé d'affirmer qu'en 1859, la «congrégation» ou «société de S. François de Sales», loin de surgir du néant, existait déjà depuis une quinzaine d'années. A cette date, les membres qui préféraient vivre en communauté avaient opté pour une formule particulière incluant des voeux, tandis que les autres consti­tuaient une deuxième catégorie, dite par lui successivement d'esterni, d'associati et enfin de cooperatori de son unique formation. Peu lui importait son statut juridique, il lui suffisait d'affirmer l'existence du groupe (plus ou moins) organisé.

Après deux paragraphes d'introduction, le Regolamento propre­ment dit commençait. Sous le titre Scopo (But), on lisait d'abord l'article fondamental:

«Le but de cette congrégation est d'unir ses membres ecclésiastiques, clercs et aussi laïcs, pour leur propre perfectionnement par l'imitation dans la mesure du possible des vertus de notre Divin Sauveur.»[18]

Cette dernière proposition fut rapidement complétée sur le docu­ment et de la main même de don Bosco. Il ajouta en finale: «spéciale­ment par l'exercice de la charité envers les jeunes pauvres.»[19] La «perfection» ou la «sanctification» de son disciple croissaient par l'exercice des vertus chrétiennes, en premier lieu de la charité envers les plus démunis. Le deuxième article du paragraphe [20] traitait som­mairement de l'indispensable formation morale (la vertu) et intellec­tuelle (la science) du futur apôtre. Il était introduit par la citation plu­tôt énigmatique à nos yeux du verset des Actes des Apôtres: «Jesus coepit facere et docere». L'interprétation, qui traduisait: /576/ et par: ensuite (Jésus commença par agir; ensuite il enseigna) était tradition­nelle. Don Bosco emprunta très probablement la formule, non pas aux lazaristes, comme on l'a écrit, mais aux prêtres séculiers des écoles de charité.

«Jésus commença par agir et enseigner, de même les confrères commenceront par se perfectionner eux-mêmes par la pratique des vertus internes et exter­nes et par l'acquisition de la science; ils s'emploieront ensuite au bien du pro­chain. »[21]

Les «oeuvres» de la congrégation constituaient l'objet principal de la suite du paragraphe. C'était, à l'article 3, l'accueil des jeunes dans les oratoires festifs et quotidiens; à l'article 4, leur accueil dans les foyers, où ils avaient la possibilité de s'instruire et d'apprendre un métier; à l'article 5, l'instruction religieuse du petit peuple par la parole et par la plume (exemple: les Letture cattoliche). Don Bosco ali­gnait à cet endroit les institutions qu'il avait progressivement mises sur pied au Valdocco: l'oratoire ouvert, la «maison» de l'oratoire, l'instruction populaire par le livre et par la presse.

Pour les paragraphes du Regolamento sur la «forme de la congréga­tion» et les trois voeux, don Bosco, parce que novice en législation de la vie religieuse, recopia la plupart du temps les formules de ses modè­les. Il goûtait certainement beaucoup le chapitre-clé des constitutions des prêtres séculiers des écoles de charité: De instituto et forma congre­gationis. Dans cette société à voeux, les membres «ecclésiastiques et laïcs» demeuraient, même après leur profession, citoyens incontesta­bles au regard du public. Dans un pays qui méprisait les frati parasites et se méfiait des propriétés religieuses perpétuellement intouchables, les disciples de don Bosco devaient être citoyens propriétaires. Leur existence pacifique dans le Piémont libéral de l'époque était en cause. Il traduisit donc Cavanis au début de son chapitre sur la «forme de la congrégation»,

«Tous les confrères mènent une vie commune liés seulement par la charité fra­ternelle et les vaeux simples qui les rapprochent pour former un seul coeur et une seule âme pour l'amour et le service de Dieu. »

Trois des quatre facteurs d'union de la congrégation Cavanis: la vie commune, la charité fraternelle et les voeux simples, reparaissaient dans sa copie. Il n'avait renoncé qu'au lien de l'«identique vocation», concept au reste difficile à saisir.[22] Il lisait ensuite chez les frères Cavanis un article que nous commencerons par reproduire dans le latin original:

/577/

«2. Praeterea quisquis Ecclesiasticus, vel Laicus ex nostra Congregatione, etiam post nuncupationem votorum, non amittit proprietatem rerum sua­rum, neque facultatem succedendi atque acceptandi hereditatem, legata et donationes. Fructus eorumdem bonorum, vel favore Congregationis, vel suo­rum parentum, vel alterius cujuscumque personae cedere teneatur, durante ejus permanentia in Congregatione. »[23]

Il crut bon de répartir sur deux alinéas ces considérations auxquel­les il tenait beaucoup; et il les coiffa par un principe sur «le droit civil» (au singulier) inconnu de son modèle: «A son entrée en congrégation nul ne perdra son droit civil. » Par là, il cherchait à prévenir tout possi­ble anéantissement juridique de ses fils, en conséquence de leur renoncement au dominium sur leurs biens. Car, en Piémont, «au cours du débat parlementaire - sur les lois de 1855 concernant les religieux - aussi bien les partisans des lois que leurs adversaires pro­clamèrent et répétèrent que la propriété privée individuelle était sacrée (...) Selon les doctrines exprimées par Rattazzi renoncer au dominium sur ses propres biens équivalait à abdiquer un titre sacré de personnalité civile. »[24] On lut:

«A son entrée en congrégation, nul ne perdra son droit civil même après l'émission des voeux; il conserve donc la propriété de ses biens, la faculté de succéder et de recevoir des héritages, des legs et des donations. - Toutefois, pour tout le temps qu'il demeurera dans la congrégation, le fruit de ces biens doit être cédé soit à la congrégation, soit aux propres parents, soit encore à d'autres personnes. »[25]

Le religieux de don Bosco serait un citoyen à part entière, même après avoir émis ses voeux, y compris celui de pauvreté. Don Bosco avait continué d'adapter le chapitre De instituto et forma congregationis des frères Cavanis jusqu'au quatorzième alinéa de son paragraphe. A leur long article 3 correspondaient ses numéros 4, 5, 6, 7 et 8; à leur article 4, son numéro 9; à leur article 6, son numéro 10; à leur article 7, son numéro 11 ; à leur article 9, son numéro 13; et à leur article 11 son numéro 14. Seul son numéro 11 - sur le nombre minimum des con­frères des nouvelles maisons - n'avait pas été recopié sur le chapitre des Cavanís. Au reste sa place dans un paragraphe sur «la forme de la congrégation» pouvait paraître contestable.

Pour notre créateur de société religieuse, après la «forme» de la société, le deuxième problème difficile était celui des trois voeux. La méthode ne varia pas. Pour ses paragraphes sur les voeux de religion, quoique de manière moins servile, don Bosco recopia les constitutions /578/ Cavanis. Toutefois, probablement parce qu'il attendait surtout des voeux une meilleure cohésion de son groupe et qu'il espérait que l'obéissance la garantirait, il renversa l'ordre habituel: pauvreté, chas­teté et obéissance, qui était celui de son modèle. L'obéissance passa la première et précéda la pauvreté et la chasteté.[26]

L'exemple suprême de l'obéissance religieuse était, pour lui comme pour les frères Cavanis, Notre Seigneur Jésus Christ, qui avait dit: «Non veni facere voluntatem meam, etc. » ;[27] ou, en d'autres ter­mes, «nous assura qu'il (n'était) pas venu pour faire sa volonté, mais celle de son Père céleste. »[28] Le modèle social était ici celui de la famille antique. De part et d'autre, le voeu demandait au subordonné de se soumettre «entièrement, promptement et joyeusement» aux ordres de son supérieur. «Qu'ils révèrent donc leur supérieur, quel qu'il soit, comme un père et qu'ils lui obéissent entièrement, prompte­ment, joyeusement et avec l'humilité qui convient», édictaient les constitutions Cavanís;[29] et don Bosco: «Que chacun en conséquence tienne son supérieur pour un père, qu'il lui obéisse entièrement, promptement, d'un coeur joyeux et avec humilité. »[30] Apparemment de son propre chef, don Bosco spécifiait: «De façon générale, ce voeu demande de s'occuper seulement de ce que le supérieur respectif jugera (devoir contribuer) à la plus grande gloire de Dieu et au bien de l'âme (du subordonné). »[31] N'était-ce pas son souci principal quand il créait sa société?[32] Rédigé sous une forme, il est vrai, plus concise que son modèle, l'article sur l'axiome de S. François de Sales: «Ne rien demander, ne rien refuser», dérivait lui aussi des constitutions Cava­nis.[33] Don Bosco emprunta à ces constitutions une prescription rigoureuse sur le compte de conscience, que les consulteurs romains lui reprocheraient un jour: «... qu'il ne garde (caché) pour lui nul secret de son coeur; qu'il lui ouvre sa conscience chaque fois qu'il en est requis... »[34]

Le paragraphe sur le voeu de pauvreté dépendait nécessairement de celui sur la «forme de la société». Les constitutions Cavanis apprirent à don Bosco que l'«essence du voeu de pauvreté» de ses religieux con­sisterait à «mener la vie commune dans la nourriture et le vêtement et à ne rien garder sous clef sans l'autorisation du supérieur»; et aussi que ce voeu leur imposerait une grande simplicité dans leurs chambres et leur mobilier.[35] Don Bosco n'assortit le double alinéa issu de Cava­nis que de la considération souriante, selon laquelle il est préférable d'orner son coeur de vertu plutôt que de décorer les murs de sa chambre.

/579/

La chasteté, paragraphe où don Bosco s'affranchit beaucoup plus de son modèle, est présentée de part et d'autre comme la «vertu angé­lique»;[36] de part et d'autre aussi, la conversation avec les femmes est sévèrement réglementée. [37]

Les deux derniers paragraphes du Regolamento des origines, intitu­lés l'un: Gouvernement interne de la congrégation, l'autre Des autres supérieurs, définissaient les titres et les charges de l'autorité dans l'institut naissant. Les constitutions Cavanis ne comportaient pas de titre spécial sur le gouvernement. Le modèle de don Bosco semble avoir été à cet endroit les constitutions des oblats de la Vierge Marie au § 1 du chapitre premier: Del Rettor Maggiore e suoi consultori (Du Recteur majeur et de ses consulteurs) de leur deuxième partie, elle­même intitulée: Del Governo della Congregazione (Du gouvernement de la congrégation). Don Bosco adaptait à un échelon supérieur les charges de son oeuvre locale: directeur, préfet, directeur spirituel, conseillers. Le type de gouvernement qui ressortait apparentait assez le nouvel institut aux congrégations qui lui servaient de modèles: les Cavanis, les rédemptoristes, les lazaristes et les rosminiens, a-t-on écrit, sauf que, dans le système salésien, l'accent était mis plus forte­ment sur la tendance oligarchique et conservatrice.[38] C'est vraisem­blable. Mais le caractère nettement collégial du gouvernement voulu par don Bosco en opposition avec ses modèles mérite d'être relevé. Alors que, par exemple, la Regula des rédemptoristes disait sans ambages au début d'un chapitre intitulé: Del Rettore Maggiore ed altri Officiali (Du Recteur majeur et des autres officiers): «La Congréga­tion sera gouvernée par un Supérieur général, qui sera perpétuel et aura le titre de Recteur majeur... »,[39] le Regolamento salésien annon­çait: «La congrégation sera gouvernée par un chapitre composé d'un Recteur, d'un Préfet, d'un Econome, d'un Directeur spirituel ou Catéchiste, et de deux (trois, après correction) conseillers. »[40] Il con­fiait donc le gouvernement de la société, non pas à une personne (le Recteur majeur), mais a un collège, terme qui, dans certaines versions postérieures, prit parfois la place de «chapitre». Les auxiliaires immé­diats du supérieur général n'avaient pas, comme dans d'autres congré­gations, le titre de conseillers ou de consulteurs ou d'assistants, mais de membres de l'organe de direction, qui était formé par l'ensemble dudit chapitre. Il est vrai que, dans le schéma de don Bosco, les arti­cles suivants attribuaient au recteur un pouvoir tout à fait prééminent sur la société; qu'il y exerçait des droits exclusifs pour la présentation des postulants et les activités des membres en matière disciplinaire, /580/ spirituelle et économique. Le collège capitulaire semblait masquer le pouvoir réel, celui de la personne du recteur. Pourtant, le recteur majeur de don Bosco n'avait rien de l'évêque autocrate à la manière du dix-neuvième siècle. Lui-même n'imposera pas ses décisions à son chapitre en vertu de son autorité suprême. Son gouvernement est demeuré jusqu'au bout authentiquement collégial, en conformité avec le Regolamento de la première heure. Il se distinguait par là aussi du modèle monastique et abbatial, qui répugnait aux gouvernants de son époque. Les trois voeux n'empêchaient pas ses gens d'être de véri­tables citoyens et leur chef présentait peu de traits du père abbé béné­dictin.

Les constitutions soumises à l'archevêque Fransoni (11 juin 1860)

Malgré son titre, le Regolamento était un projet de constitutions. Il fut corrigé, amplifié, puis recopié et à nouveau corrigé pour être enfin, le r r juin 1860, sous le simple titre: Società di S. Francesco di Sales, soumis pour approbation à l'archevêque exilé Fransoni par les membres de la nouvelle société de don Bosco.[41] Le texte du 11 juin était divisé en quatorze paragraphes ou chapitres non encore numéro­tés: 1) une introduction sans titre, 2) Origine de cette Société, 3) But de cette Société, 4) Forme de cette Société, 5) Du voeu d'Obéissance, 6) Du voeu de Pauvreté, 7) Du voeu de Chasteté, 8) Gouvernement interne de la Société, 9) Des autres Supérieurs, io) Acceptation, 11) Pratiques de piété, 12) Habit, 13) Externes, 14) Formule des voeux.[42] La version recopiée par Michele Rua avait donc été enrichie de quatre titres: les pratiques de piété, l'habit, les externes et la for­mule de profession. Don Bosco avait définitivement remplacé le mot: congregazione, trop ecclésiastique, par celui de: società. Il intégrait for­mellement à sa société «toute personne même vivant dans sa propre maison et au sein de sa propre famille» qui accepterait de pratiquer ces statuts dans la mesure compatible avec son mode d'existence (chap. Esterni). La «Formule des voeux» avait été empruntée aux pères jésui­tes.[43] Don Bosco avait été plus original au chapitre des «pratiques de piété». La première rédaction autographe de ce titre a subsisté sur une feuille volante insérée dans le Regolamento copié par Michele Rua. L'article de tête distinguait nettement la nouvelle société de celles plus ou moins adonnées à l'oraison:

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 « 1. La vie active de notre congrégation fait que ses membres ne peuvent avoir le loisir de se livrer à de multiples pratiques de piété communautaires; ils veil­leront à y suppléer par le bon exemple réciproque et le parfait accomplisse­ment des devoirs généraux du chrétien. »

Le numéro qui suivait, de contenu partiellement étranger à un cha­pitre sur la prière, illustrait le principe de base:

« 2 . La fréquentation hebdomadaire des saints sacrements, la bonne tenue, la prononciation claire, pieuse et distincte des paroles des offices liturgiques (litt.: divins), la modestie dans l'expression, le regard et la démarche soit dans la maison, soit à l'extérieur, doivent caractériser nos confrères.»[44]

A cette étape, don Bosco renforçait sa volonté de faire de ses reli­gieux de bons chrétiens et rien de plus. Les pratiques qu'il énumé­rait: prières du matin et du soir, chapelet quotidien, confession et communion hebdomadaires, jeûne du vendredi, exercice mensuel de la bonne mort, étaient celles qu'il proposait aux garçons de son ora­toire, écoliers et apprentis. C'était relativement peu. Au reste, en cas de besoin, le supérieur pouvait encore réduire ce programme, spécifiait l'article 7. Le membre de la société de S. François de Sales, qui n'avait rien d'un frate, conservait en religion les traits d'un (pieux) «séculier».

Les signataires du 11 juin 1860, c'est-à-dire les «confratelli che dimandano a Sua Eccellenza Reverendissima l'Arcivescovo di Torino l'approvazione delle Regole della Società di S. Francesco di Sales» (les confrères qui demandent à Son Excellence Révérendissime l'Arche­vêque de Turin l'approbation des Règles de la Société de S. François de Sales) selon la formule de suscription, furent au nombre de vingt-­six. Aux dix-huit de décembre précédent s'étaient adjoints: Fran­cesco Vaschetti, Giovanni Garino, Pietro Capra, Edoardo Donato, Gabriele Momo, Paolo Albera, Giuseppe Rossi et Pietro Enria.[45] Sur la page des signatures, les noms étaient accompagnés d'une brève indication du statut de la personne: «troisième année de théologie», «première année de philosophie», «première de rhétorique», etc. Les Regole de don Bosco entamaient par un premier voyage de Turin à Lyon un circuit laborieux de quatorze ans. Les critiques des spécialis­tes, auxquelles don Bosco répondrait non sans vivacité, ne leur man­queraient pas.

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Don Bosco et la politique piémontaise au printemps de 1860

Le séisme déclenché dans la péninsule italienne par la guerre de 1859 avait immédiatement provoqué la chute de plusieurs régimes dans la partie septentrionale du pays. En 1860, l'onde de choc se pro­pagea dans le Sud. Et, dans le centre, au scandale des «bons» catholi­ques, parmi lesquels notre don Bosco, le pape fit un peu plus les frais du changement de paysage italien. L'anticléricalisme s'en mêlait. Comme Pie IX résistait par la parole et, au besoin, par les armes à la pression dite par lui «révolutionnaire», le processus unificateur prendrait une allure antipapale et même antireligieuse. Nous lisons dans une «chro­nique contemporaine » de la Civiltà cattolica de février 1860:

«La révolution (dit le Giornale di Roma du 4 février), tandis qu'elle progresse dans ses voies en Toscane, croit avoir enfin atteint son but déjà annoncé, qui la montre crûment sous son véritable jour. Par la nouvelle qu'à l'intérieur des frontières de cette région elle est parvenue à affaiblir et à éteindre toute affec­tion envers l'autorité légitime du Souverain, (elle signifie qu') aujourd'hui elle déploie ses forces pour les lancer à l'assaut de la Religion et recourt à tous les moyens pour élargir et étendre le trouble et le désordre hors de ce terri­toire; elle vise principalement les provinces qui persistent à obéir au Souve­rain Pontife... »[46]

Les adversaires habituels de la papauté: sectes et protestants, étaient, probablement non sans motif, accusés de participer active­ment à la subversion.

Don Bosco, apologiste du Saint-Siège par vocation, distingua là un nouveau champ d'action. Le 26 février 1860, au florentin Paolo Sfor­zini, des Scuole Pie, qui projetait de réimprimer en Toscane une publi­cation de don Bosco pour faire pièce à la propagande sectaire, il con­seilla ses productions et un abonnement aux Letture cattoliche. La Tos­cane de 1860, estimait-il, connaissait les mêmes mésaventures que le Piémont depuis la libération des plumes en 1848 (douze ans aupara­vant):

«"... Pour la jeunesse, l'Histoire d'Italie racontée à la jeunesse peut faire du bien; divers faits mal exposés par les auteurs y sont historiquement mis au point." Et puis: "... J'ignore si là-bas vous recevez les Letture cattoliche. Je crois qu'il serait bien que vous puissiez avoir la collection entière et prendre un abonnement; de la sorte vous pourriez voir quels fascicules conviennent mieux aux besoins de vos régions. Car elles devront se préparer à soutenir la lutte que nous soutenons depuis douze ans contre le protestantisme. Le /583/ Catholique instruit dans sa religion est un fascicule quia fait grand bien parmi nous; il a déjà été réimprimé en italien et en français... »[47]

L'archevêque Fransoni, avec qui il demeurait en relations perma­nentes quoique dissimulées, ne pouvait que l'encourager à résister à une «révolution» qui lui valait l'exil. Signe minuscule de ces relations au début de 1860, le 19 février l'Armonia annonçait un cadeau de l'archevêque à l'oratoire de l'Angelo custode de Vanchiglia victime d'un vol désagréable. L'explication du geste: «... comme il sait la gêne dont souffre actuellement l'Oeuvre des Oratoires de D. Bosco, il a envoyé aussitôt la belle somme de F. 200, pour en acheter une autre (cloche) », désignait très probablement l'informateur.[48]

En mars, l'agitation enfla. Turin, qui avait replacé Cavour au ministère, poursuivait sa politique annexioniste.[49] Les 11 et 12 mars, des plébiscites sur le rattachement au Piémont furent organisés en Toscane, à Modène, à Parme et aussi en Emilie. Mais l'Emilie, avec Bologne, proclamée annexée le 18 mars, relevait aussi en partie des Etats du pape! Les «bons» catholiques du Valdocco étaient réduits à guetter les signes de la réprobation céleste. Le 25 mars, Domenico Ruffino nota dans son journal:

 

«25. On annonce l'annexion de l'Emilie au Piémont. A Chieri on a chanté le Te Deum; de même à Turin par un curé cavaliere. A Milan les cloches de la ville ont sonné, mais au premier coup d'une cloche le battant est tombé; pour une autre, la corde s'est rompue. »[50]

Le 26 mars, Pie IX excommunia les «invasori ed usurpatori» (enva­hisseurs et usurpateurs) de ses territoires, sans toutefois les désigner par leurs noms. Une véritable guerre grondait entre Rome et les «révolutionnaires». Le ministre des armes du pape, Mgr Frédéric de Mérode, avait rendu visite chez lui au général français Louis Juchault de Lamoricière (1806-1865), héros légendaire de l'armée d'Afrique dans les années trente et quarante, alors en demi-retraite dans son château près d'Amiens. Il lui avait proposé de prendre la tête des «volontaires pontificaux», réplique cléricale des «volontaires» de Garibaldi. Le 9 avril, Lamoricière sera nommé chef de l'armée ponti­ficale. Pour lui, ainsi qu'il le déclara aussitôt à ses troupes, «la cause de la papauté» se confondait, comme au temps de l'islamisme, avec «la cause de la civilisation et de la liberté du monde». Malheureusement le choix avait été politiquement douteux. Le croisé français était un ennemi juré de Napoléon III. La France impériale ne bougera pas le petit doigt pour soutenir Lamoricière au service de Pie IX.

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Inexorable, l'unification italienne progressait. Le 2 avril, le nou­veau Parlement, qui se disait «italien», était inauguré à Turin. Les 13 et 14, les Chambres ratifiaient l'annexion de l'Emilie, de la Roma­gne et de la Toscane, autrement dit d'une partie des Etats pontifi­caux. L'affront infligé ainsi à Pie IX dans leur propre ville fut certai­nement insupportable aux prêtres et aux clercs du Valdocco. L'Ora­toire guettait les signes du ciel. Ruffino notait avec satisfaction qu'à «l'ouverture des chambres en grand apparat», un incident avait trou­blé la commune allégresse. Le député Zenone Quaglia, président pro­visoire parce que doyen d'âge, après la validation de quelques élec­tions en Romagne, était tombé quand il avait voulu proclamer debout les résultats du vote; il avait dû être soigné sur place et, le 7 avril, il avait rendu l'âme.[51]

Don Bosco mobilisa les esprits dans la protestation par une collecte pour le pape. Le prétexte existait. L'invasion des Romagnes avait entraîné pour le Saint-Siège des difficultés financières analogues à cel­les de 1849. A nouveau, la solidarité catholique jouait. En cette an­née 1860, des catholiques de langue allemande créèrent à Vienne une association dite «de Saint-Michel», dont les membres s'engageaient à verser, en faveur du pape, au moins deux pfennigs par mois; simulta­nément, en France, l'archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, prenait l'initiative d'une oeuvre semblable, dite du Denier de S. Pierre. Dans la capitale du royaume prédateur, une souscription fut ouverte dès le 16 janvier par le journal l'Armonia.[52] Le Valdocco tint à s'y associer, mais sans trop se perdre dans la masse des donateurs. Tandis que les chambres piémontaises proclamaient les annexions de nouvelles pro­vinces, don Bosco récoltait les - minimes - offrandes des siens et préparait des lettres qui en informeraient le pape. Vers le 11 avril, Ruffino écrivait dans sa chronique: «Une protestation des jeunes des oratoires a été envoyée au pape avec la somme de 163 francs 40 centi­mes et 710 signatures. »[53] Au vrai, ce jour-là l'expédition de l'argent tardait encore. Quelque temps après, par l'intermédiaire du cardinal Antonelli (lettre du 25 avril), don Bosco fit parvenir au pape la note collective de ses jeunes avec une lettre personnelle datée de Turin, 13 avril 1860. Il y annonçait la transmission des dons pécuniaires par les soins de la direction de l'Armonia.[54]

Les trois pièces (la lettre de don Bosco à Pie IX, la lettre collective des jeunes et la lettre de don Bosco au cardinal Antonelli) reflétaient les sentiments de don Bosco, qui en avait été le principal, sinon l'uni­que auteur. La lettre des jeunes, destinée à présenter leurs offrandes /585/ pécuniaires et spirituelles (trentains de communions) au souverain pontife, exprimait leur amour du pape avec beaucoup de candeur et de tendresse. Elle en disait les mobiles religieux, que les familiers de la littérature de don Bosco depuis les événements de 1848 connaissent bien. Il suffira d'en traduire les premières lignes:

«Très Saint Père. - Nous sommes des enfants de Turin, qui nourrissons la plus tendre affection envers la personne de Votre Sainteté. Nous vous aimons d'un amour filial, parce que vous nous aimez et nous vous aimons plus encore parce que vous êtes le successeur de S. Pierre, le Vicaire de jésus Christ et le représentant de Dieu sur la terre. Nous savons que celui qui n'est pas catholi­que ne peut pas se sauver et que nul n'est catholique s'il n'est uni au pape et ne professe pas la doctrine que le pape enseigne, c'est-à-dire la doctrine de Jésus Christ... »

Don Bosco avait donné à sa propre lettre du 13 avril une teinte politique accentuée. Elle annonçait les invasions des mois suivants. Il expliquait d'abord au pape que les manifestations de soutien au Saint­Siège étaient réprimées à Turin. Pour exprimer leur gratitude envers Pie IX après le bref du 7 janvier, les jeunes de don Bosco auraient voulu lui transmettre aussitôt un message de reconnaissance. Mais, écrivait don Bosco, les temps étaient «tellement mauvais» que, «pour ne pas se compromettre inutilement», ils avaient dû se contenter «de prier Dieu dans les coins de (leurs) maisons et de (leurs) églises». Don Bosco dévoilait ensuite ses pressentiments:

«... Très Saint Père! Nous sommes au temps de la plus grande calamité (...) Le projet est non seulement d'envahir les Romagnes, mais toutes les autres pro­vinces du Saint-Siège, de Naples, la Sicile. »

Il déplorait «que la religion fût combattue et légalement avilie». «Nous ne pouvons la défendre que par de petits imprimés populaires, par des classes et des catéchismes. » Les sombres prévisions de la monaca de Taggia renaissaient sous sa plume:

«... Très Saint Père, à considérer les choses en ne comptant que sur le secours des hommes, nous devons dire que nous approchons d'une époque de destruc­tion de la foi, d'une époque sanglante pour qui veut la défendre. »

Il est vrai que, fidèle à ses vues sur l'évolution de l'histoire de l'Eglise, il prédisait qu'une période radieuse succéderait à la tempête:

«Très Saint Père, réjouissez-vous dans le Seigneur. La Sainte Vierge obtien­dra du ciel un grand triomphe pour son Eglise. Le triomphe surviendra sous /586/ peu. Il est vrai qu'une horrible avalanche (litt.: catastrophe) de malheurs le précédera; mais Dieu les abrégera. Nous prions pour que le règne du péché prenne fin et qu'en toutes choses s'accomplisse la sainte volonté de Dieu. Quand la paix aura été rendue à l'Eglise, j'espère pouvoir me rendre une fois encore dans la Ville éternelle pour contempler une fois encore les traits véné­rables de Votre Sainteté avant de parvenir au terme de mes jours. »[55]

Quand il donnait forme à sa petite société de S. François de Sales, don Bosco croyait donc à l'imminence d'une ère de persécution des croyants, dont l'invasion des territoires pontificaux n'était que le pro­drome. Le spectre de la révolution de '93 semblait parfois se dresser sous le regard des gens du Valdocco. A preuve, semble-t-il, les lignes apeurées de la chronique Ruffino,[56] selon lesquelles, le 11 juin, quand ils eurent signé le texte des Regole destiné à Mgr Fransoni, les reli­gieux de don Bosco firent «la promesse solennelle que si, par malheur et à cause de la tristesse des temps ils ne devraient pas pouvoir pro­noncer leurs vceux, chacun, en quelque lieu qu'il se trouvât, quand bien même tous nos compagnons seraient dispersés et qu'il n'en restât plus que deux, ou même un seul, celui-là s'efforcerait de promouvoir cette Pieuse Société et d'en observer toujours, autant que possible, les Règles... »

Les «perquisitions» de mai-juin 1860

L'alarme et la peur des milieux ecclésiastiques non ouvertement nationalistes des territoires sous domination piémontaise augmentè­rent dans le courant du mois de mai. L'heure de Garibaldi avait sonné. Evêques et curés étaient contraints de choisir leur camp. Le 4 avril, une insurrection avait éclaté à Palerme, en Sicile. Le 26, le gou­vernement Bourbon de Naples avait annoncé son échec. Toutefois, le 5 mai les Mille de Garibaldi partaient de Quarto pour la réanimer et tenter de ruiner le royaume branlant des Deux-Siciles. Quelques jours après, le Piémont imposa aux autorités ecclésiastiques des territoires annexés la solennisation de la fête du Statuto, signe de la ruine de l'absolutisme (13 mai). Peu d'évêques agréèrent l'invitation du minis­tère à marquer l'événement par une cérémonie religieuse adéquate et par le chant du Te Deum. Au contraire, la plupart transmirent à leurs curés et à leurs prêtres des dispositions qui les en dissuadaient. Ce fai­sant, ils enfreignaient, apprirent-ils, la législation en vigueur. Au terme du nouveau code pénal, ils étaient coupables de «désobéissance /587/ civile». D'où dénonciations, perquisitions, arrestations, procès et, dans quelques cas, condamnations. La Civiltà cattolica recensa les bri­mades. Des évêques et des prêtres, dans quelques cas des religieuses, subirent en ces mois de mai et juin arrestations et mauvais traitements un peu partout dans le royaume: qui pour n'avoir pas voulu chanter le Te Deum d'action de grâces; qui pour avoir commenté du haut de la chaire la circulaire de l'Ordinaire; qui pour avoir manqué de respect à une proclamation de Garibaldi; qui pour avoir refusé l'absolution à un volontaire de son armée; qui pour n'avoir pas participé - en signe de protestation - à la procession solennelle de la Fête-Dieu; qui pour avoir exécuté des décisions de la curie romaine sans la permission du gouvernement...[57]  Le cardinal archevêque de Pise, Cosimo Corsi, fut arrêté et, le 21 mai, transféré à Turin en résidence forcée dans la mai­son des lazaristes.

L'insolence de ce coup à l'Eglise révolta don Bosco. Selon la chro­nique de Ruffino, alors que le cardinal était arrivé en gare de Turin le 21 à dix heures du soir, don Bosco se rendait déjà chez les lazaristes le lendemain 22 pour une longue conversation (deux heures, écrivit Ruffino) avec lui. L'archevêque narrait son aventure avec une patience qui faisait l'admiration de don Bosco.[58]

Les prêtres de Turin n'étaient pas épargnés. Le 25 mai, des jésuites furent arrêtés pour trafic de devises. Et, le 26, don Bosco dut à son tour subir une perquisition.[59] Depuis une année au moins, l'opinion dominante faisait de lui un réactionnaire à la politique étrangère pié­montaise. En janvier, le bref de Pie IX, qu'il s'était empressé de divul­guer, avait renforcé cette impression. Aux yeux des autorités gouver­nementales, pour reprendre les formules générales du garde des sceaux Giovanni Battista Cassinis, quoi qu'il en fût de sa bienfaisance sociale, il relevait d'un parti clérical, «qui, sous le manteau de la reli­gion s'oppose à nos libres institutions, fait obstacle au pouvoir civil, et, à l'ombre d'une liberté qu'il trahit, est malheureusement une menace constante pour la société civile (...) Un parti qui ne descend pas dans la rue, qui n'use pas d'armes visibles, mais qui sème une guerre sourde, secrète, déloyale, et, partant, d'autant plus terrible. »[60]

Le 26 mai, la perquisition de l'appartement de don Bosco fut desti­née à étayer cette sorte d'accusation. La police rechercha les pièces qui eussent démontré ses secrètes accointances avec des réactionnai­res tels que l'archevêque Fransoni ou la curie romaine. Ce samedi, veille de Pentecôte, vers deux heures de l'après-midi, une vingtaine d'hommes: inspecteurs, avocats ou agents de police, cernèrent la mai-/588/ son. «Nous fûmes tous épouvantés, racontera Ruffino. De tous les côtés, on ne voyait que de laides figures à longues moustaches, capa­bles de terrifier jusqu'au diable en personne. »[61] Le délégué à la sûreté Savino Grasso et les inspecteurs de quartier Stefano Tua pour Borgo Dora et Antonio Grasselli pour Moncenisio pénétrèrent chez don Bos­co et procédèrent à un examen minutieux des armoires, des livres et des papiers des deux pièces de son pauvre logement. Les enquêteurs poursuivirent leurs recherches jusqu'à six heures du soir environ. Ils les conclurent réglementairement par un procès verbal, d'où il résul­tait qu'ils n'avaient rien découvert d'intéressant pour la justice.[62] Cette pièce, très éclairante pour nous, serait publiée par l'Armonia trois jours après.[63] Don Bosco narra aussitôt la visite à ses jeunes et à ses amis venus le réconforter. Parmi ceux-ci, don Ferrando, et le directeur de l'Armonia, don Margotti. Ruffino prenait des notes. Don Bosco faisait comprendre qu'à l'étonnement des enquêteurs, il avait considéré l'affaire en riant, qu'il avait plaisanté sur les livres de sa bibliothèque, qu'il avait parlé de confession à des gens peu portés à cet exercice et qu'il avait fini par leur offrir de quoi se désaltérer. La victime devenait un héros. Le lendemain, fête de la Pentecôte, les jeu­nes lui firent ovation, d'autant plus qu'ils avaient craint son empri­sonnement.[64] Après les prières du soir, ce fut «un cri continuel de Vive D. Bosco, pour le consoler. »[65]

Quand on lui demandait qui lui avait valu semblable inquisition, don Bosco répondait qu'«un ami lui avait rendu ce service en allant conter mille mensonges au ministère. »[66] Cet «ami» semble devoir être cherché dans le monde anticlérical gravitant autour de la Gazzetta del popolo, la feuille qui avait pris à partie sa Storia d'Italia. Le 31 mai, ce journal se trahit probablement en exhalant son humeur:

«La justice a procédé à une perquisition chez don Bosco, le directeur connu d'une nichée de bigots au Valdocco; on dit qu'elle n'y a rien trouvé de com­promettant. La Storia d'Italia de ce père Loriquet moderne ne suffit donc pas à la justice pour qu'elle comprenne combien un tel précepteur peut être dan­gereux?»[67]

Don Bosco avait risqué une peine plus ou moins longue de prison. Le 6 juin, le chanoine Giuseppe Ortalda, directeur local de la Propa­gation de la Foi, personnage «très aimé» de don Bosco,[68] ne put y échapper.

Le Valdocco s'installait dans la résistance. Le 4 juin, les clercs de la maison rendirent visite au cardinal Corsi.[69] La dénonciation renou-/589/ velée de l'idéologie distillée au Valdocco par «le moderne père Lori­quet» semble avoir été à l'origine, le 9 juin, d'une deuxième enquête, au vrai une inspection, aussitôt qualifiée de «perquisition» par les habitants du Valdocco. Ce matin-là, don Bosco, qui était sorti en ville, se demandait, via Cottolengo, s'il rentrerait ou non chez lui, quand il vit accourir trois de ses jeunes: Duina, Matarro et Mellica: «Don Bosco, venez: il y a une autre perquisition»... Domenico Ruf­fino réunit les informations sur l'événement. Il nous apprend que les visiteurs étaient au nombre de trois: un secrétaire du ministère de l'Intérieur, un secrétaire particulier du ministre de l'Instruction publique (l'inspecteur général Gatti, que nous retrouverons) et un professeur de sténographie faisant office de secrétaire de la commis­sion. En l'absence de don Bosco, ils mirent sur le gril le pauvre Alaso­natti obligé de le remplacer. L'enseignement donné à l'oratoire était en cause, non pas précisément la qualification de ses maîtres, quoi qu'aient pu penser don Bosco et ses aides. La commission inspecta les classes l'une après l'autre. Ils allèrent de celle de Reano, la plus basse, qui était de rattrapage, jusqu'à la troisième gymnasiale. Ces messieurs questionnèrent les maîtres sur leurs diplômes, haranguèrent parfois les garçons, interrogèrent l'un ou l'autre élève et s'enquirent des idées politiques émises par les professeurs. En première gymnasiale, un cer­tain Ricciardi avait bien répondu, paraît-il, à la question piège: «Qu'y a-t-il de mieux, un gouvernement absolu ou un gouvernement consti­tutionnel?» Il rétorqua (selon Ruffino) que le gouvernement absolu est bon si le roi est bon; mais que, s'il ne l'est pas, ce n'est pas très agréable. «Moi, j'aime le gouvernement absolu avec quelqu'un qui nous régit comme un père; la constitution nous laisse plus libres, c'est vrai, mais les méchants en abusent beaucoup. » On ne pouvait mieux dire, estimait Ruffino. Mais les enquêteurs apprenaient ainsi, s'ils en doutaient encore, que le libéralisme n'avait pas pénétré dans l'ora­toire de don Bosco. Ils pouvaient au reste dégager des idées analogues des ouvrages d'histoire qu'il avait publiés pour la jeunesse et qu'eux-­mêmes retrouvaient sur les pupitres. La commission regarda quelques livres des maîtres et s'intéressa aux devoirs donnés aux élèves. Ayant repéré chez Durando une biographie de Dominique Savio par don Bos­co, un enquêteur l'emporta pour la lire. Des versions latines à partir de lettres de Pie IX adressées, soit à don Bosco, soit à l'évêque de Bergame les surprirent. Mais l'élève Rebuffo, qui n'y avait rien com­pris et n'avait pas pris de notes, fut en peine de répéter ce que le maître avait dit à leur sujet. Don Bosco arriva quand ces messieurs inspec-/590/ ­taient la troisième gymnasiale. On se salua avec beaucoup de courtoi­sie.[70] D'après leur rapport aux ministères concernés, ils s'étaient enquis du nombre des élèves externes et internes, du nombre de clas­ses, du chiffre des orphelins recueillis, de celui des payant pension, des ateliers et des ressources.[71]

Les amabilités de circonstance ne suffisaient pas à don Bosco. Les inspections répétées, qui le traitaient en suspect et n'aboutissaient à rien, l'excédaient. Il préparait alors l'expédition des constitutions à l'archevêque Fransoni. (On sait que leur lettre d'accompagnement fut datée du 13 juin.) Trois jours après la deuxième visite, il adressa deux lettres de protestation, l'une au ministre de l'Intérieur, l'autre au ministre de l'Instruction publique. Pour sa défense, il y soutenait de part et d'autre à peu près les mêmes thèses, celles qu'il ressassait en esprit au cours de ces semaines. Depuis vingt ans, il se dépensait pour la jeunesse pauvre de Turin sans jamais réclamer de subsides. Les ministres en charge l'avaient toujours approuvé et soutenu. Il ne s'était jamais mêlé de politique. En tout ce qu'il avait «dit, fait, écrit ou imprimé en vingt années, personne ne pourra de bonne foi décou­vrir un seul mot en opposition avec les lois du gouvernement. » Inspec­teurs, proviseurs et ministres de l'Instruction publique avaient reconnu l'existence de ses classes, même non officiellement agréées. Le ministre de l'Intérieur ferait mieux de le conseiller et de l'aider, plutôt que de recourir à un système d'intimidation, sans autre résultat que de fragiliser une oeuvre qui avait coûté vingt ans de soins au gou­vernement et aux particuliers.[72]

Le secrétaire de cabinet du ministre de l'Intérieur réagit dès le len­demain 13 juin. Le ministre priait don Bosco à un entretien au minis­tère, soit ce jour-là avant cinq heures du soir, soit le lendemain dans la matinée.[73] Don Bosco tarda le moins qu'il put et se rendit vraisem­blablement au ministère de l'Intérieur le lendemain 14 dans la deuxième partie de la matinée.[74] D'après le compte rendu qu'il fit au retour à ses intimes et que Domenico Ruffino a enregistré ,[75] il était allé chez le ministre Farini pour lui demander raison des perquisitions et le prier, s'il avait un avis, un conseil ou une mesure à prendre ou à donner pour l'Oratoire, de bien vouloir le faire en père désireux du bien de ses fils, non pas avec des airs menaçants, au grand préjudice d'une oeuvre qui avait coûté au gouvernement et aux particuliers vingt années de soins pour être mise sur pied. Il dit qu'il avait toujours oeuvré en accord avec le gouvernement; que, dans des cas exception­nels, il avait recouru à l'un et l'autre ministère, l'Intérieur et l'Instruc-/591/ tion publique et avait été soutenu par eux; qu'au long de son ministère de prêtre à Turin, sur les places, dans les prisons, dans les hôpitaux, partout, on ne pouvait découvrir dans ses paroles, ses écrits ou ses imprimés la moindre formule en opposition au gouvernement. A cet endroit, le ministre l'aurait pris au mot. «Si c'est vrai, don Bosco partagerait-il les idées d'un Rattazzi?» Il lui aurait répliqué par une distinction entre les plans. Certes, dans son for intérieur et de plein droit, il n'approuvait pas la politique gouvernementale; mais cela ne l'empêchait pas d'être loyal en public et de se soumettre aux lois. Cet aveu avait provoqué une autre botte du ministre: «Ça ne vous dérange pas de jouer ainsi à la marionnette?», aurait-il ironisé. «Non, aurait répondu don Bosco: je suis convaincu qu'un prêtre peut toujours exer­cer son ministère, quel que soit le gouvernement (en place), sans jamais s'immiscer dans la politique. - Vous pouvez repartir tran­quille, tâchez seulement de vous maintenir loin de la politique et de faire du bien aux pauvres jeunes! - Je n'ai pas à m'en tenir éloigné, parce que je n'en ai jamais été proche», lui aurait rétorqué don Bosco. Et l'entretien aurait été clos.[76]

La mort et la célébration de don Cafasso

Juin 1860 fut tumultueux pour don Bosco. A son lourd travail quo­tidien de directeur d'oeuvre de charité et à ses épreuves dans le tour­billon du temps, il dut ajouter les souffrances morales et physiques de plusieurs de ses amis. Parmi eux, son maître spirituel don Giuseppe Cafasso. Le Convitto ecclesiastico de don Cafasso fit lui aussi, le 6 juin, l'objet d'une perquisition policière. La perquisition chez don Bos­co l'avait déjà beaucoup affecté. Il succomba dès le 2 3 juin. Le journal Il Campanile (28 juin) ne craignit pas d'attribuer son décès imprévu (il n'avait que quarante-neuf ans) aux conséquences, non seulement de la perquisition opérée chez lui, mais surtout de celle du Valdocco, dont il avait craint la fermeture.[77]

Don Bosco honora de son mieux le prêtre à qui il devait tant. Il lui consacra dans les mois qui suivirent deux oraisons funèbres et une biographie imprimée. Le 10 juillet, il organisa dans l'église S. François de Sales un service «somptueux dans la mesure compatible avec (la) pauvre condition» de son oeuvre.[78] Un fascicule spécial d'une cen­taine de pages décrivit cette solennité.[79] Des affiches placardées, l'une sur la porte d'entrée, l'autre sur la porte latérale de l'église, con-/592/ densaient les impressions et les sentiments de la communauté. La principale, sur la façade, disait:

Arrête-toi, passant, et apprends la douloureuse nouvelle.

Le modèle de vie sacerdotale

Le maître par excellence du clergé Le père des pauvres

Le conseiller des hésitants Le consolateur des affligés Le réconfort des agonisants Le soutien des prisonniers

Le salut des condamnés au gibet L'ami de tous

Le grand bienfaiteur de l'humanité

Le prêtre Giuseppe Caffasso

est mort

à l'âge de seulement 49 ans

le 23 juin 1860

Mais pour notre consolation

Il a volé vers les cieux

Et il sera notre protecteur.[80]

Don Cafasso avait été un saint prêtre. L'éloge affiché sur la porte de l'église illustrait l'idée centrale du discours funèbre de don Bosco:

«... le prêtre Giuseppe Caffasso vécut une sainte vie, que termina une sainte mort. Ce sont les deux idées qui nous viennent tout d'abord à l'esprit au sou­venir de ce cher et regretté ami; ces deux idées constituent aussi la matière de notre entretien. »[81]

Le discours lui-même, de facture classique et même pesante, que don Bosco lut d'une voix plusieurs fois troublée par l'émotion,[82] con­centrait l'attention sur Cafasso prêtre exemplaire: sa préparation clé­ricale (§ III), sa vie sacerdotale publique (§ IV), sa vie sacerdotale privée (§ V), sa vie mortifiée (§ VI) couronnée par une sainte mort (§ VII). L'Eglise entérinera le jugement de don Bosco. Le 23 juin 1947, Pie XII canonisa en Giuseppe Cafasso le prêtre modèle du clergé catholique de l'époque contemporaine.[83] La péroraison prophétisait le long souvenir que le Piémont conserverait de l'humble apôtre, qui, selon l'orateur, aurait voulu être oublié sitôt enseveli dans la tombe. «Mais la volonté de Dieu est différente. Votre mémoire durera parmi les prêtres, dont vous avez été un modèle par la sainteté de votre vie; /593/ elle durera parmi les pauvres dont vous avez été le tendre père; elle durera parmi les hésitants à qui vous avez donné de sages et salutaires conseils; elle durera parmi les affligés, que, de tant de façons, vous avez consolés... » Elle durera encore, poursuivait don Bosco, parmi les agonisants, dans les prisons, chez les condamnés et surtout parmi vos amis, c'est-à-dire tous ceux qui vous ont connu.

Le 30 août, don Bosco exprima derechef son admiration pour don Cafasso au cours d'un office très solennel, dit «de trentaine», célébré cette fois dans l'église S. François d'Assise, annexe du Convitto. L'oraison funèbre lui incomba. Il parla donc depuis la chaire qui avait été celle du défunt. Cette fois, il décrivit surtout l'apôtre Çafasso: sa préparation durant l'enfance et la jeunesse, son enseignement au Con­vitto ecclesiastico de Turin, son action parmi les prisonniers et les con­damnés à la peine capitale; puis ses prédications, ses confessions, ses écrits... Il s'interrogea sur les «secrets» qui lui avaient permis de «faire tant de bien». C'était, nous apprend-il, un calme imperturba­ble, une pratique assidue des affaires jointe à une totale confiance en Dieu, l'occupation minutieuse de son temps, une tempérance exi­geante (ou plutôt «une rigoureuse pénitence»), enfin la réduction au minimum de ses temps de sommeil. Car ce vaillant n'accordait jamais plus de cinq heures au repos de la nuit; et, à l'admiration évidente de l'orateur, il se contentait souvent de quatre et parfois de trois heures. Bien que mort relativement jeune, Cafasso avait, grâce à pareil régime, pu oeuvrer énormément. Le verset du livre de la Sagesse: Con­summatus in brevi, explevit tempora multa s'appliquait à merveille au prêtre Cafasso.

A la fin de l'année 1860, don Bosco réunit les deux discours dans un fascicule double des Letture cattoliche, qu'il intitula: Biographie du prêtre Giuseppe Caffasso.[84] Par des cérémonies commémoratives, des oraisons funèbres et enfin un livre, il avait tenu à concrétiser sa recon­naissance envers celui qui, durant vingt années décisives, avait été son maître spirituel, le modèle de sa vie sacerdotale, son conseiller le plus sûr et aussi l'un de ses plus généreux bienfaiteurs. Don Cafasso ne lui avait-il pas versé à la fin de l'année 1859 une somme importante pour payer la porterie de son Oratoire?

La suite désagréable de l'inspection du 9 juin

Pendant le deuxième semestre de 1860, les événements avaient pris le tour le plus grave dans le sud de la péninsule italienne. Débar-/594/ qués en Sicile, à Marsala, le 11 mai, en juillet les Mille de Garibaldi conquirent progressivement toute l'île, partie méridionale du royaume de Naples. Le 20 juillet, une brillante victoire (Milazzo) assurait à Garibaldi l'entière domination de la Sicile, la citadelle de Messine exceptée. Le «héros des deux mondes» était décidé à fran­chir le détroit et à libérer le reste de l'Italie des tyrans oppresseurs.

En ces mêmes jours, une série d'articles parus dans un journal d'Asti informaient don Bosco de la suite donnée par un enquêteur à la visite du 9 juin. On se souvient qu'un inspecteur avait ramassé dans une classe de l'Oratoire une biographie de Dominique Savio. C'était, augmentée de quelques miracles, la deuxième édition du livret, qui avait paru durant le premier semestre. L'enquêteur était le chevalier Luigi Stefano Gatti, à qui ce geste vaudra une notice dans l'histoire salésienne.[85] Les 13, 18 et 21 juillet 1860, Il Cittadino (Le Citoyen), qui se qualifiait lui-même de «journal politique, administratif et com­mercial de l'arrondissement d'Asti», un périodique auquel Gatti col­laborait, publia en feuilletons signés Martino et sous le titre général: «Variétés. Un saint contemporain du pays d'Asti», trois articles sur l'élève de don Bosco à partir de sa biographie.[86]  Martino avait parfai­tement compris le dessein de don Bosco dans la composition du livre. Il y glanait sous un mode ironique quelques signes de sa «sainteté», de surcroît curieusement révélateurs des procédés d'éducation en usage au Valdocco. Les observations, jamais triviales, étaient toujours plus ou moins tendancieuses. Martino s'amusait à décrire Dominique préoccupé par la conquête spirituelle de l'Angleterre, alors que la baracca ecclésiastique était «sur le point de crouler à Rome». Ses péni­tences (dont il omettait de dire que don Bosco les condamnait) lui paraissaient singulièrement inquiétantes. Les grâces spéciales et, plus encore, les «miracles» attribués à l'enfant le divertissaient fort. L'enquêteur du 9 juin reparaissait en deux endroits du feuilleton: à la fin du deuxième article, quand il avertissait ses lecteurs que les jésui­tes répandaient la Vie du jeune Savio Domenico dans les maisons d'éducation, avec la réflexion: «Que les pères et les mères de famille se le disent! »; et, à la fin du dernier article, quand il les abandonnait à leurs méditations: «Je noterai seulement que celui qui voudra juger correctement l'oratoire du Valdocco à Turin dirigé par don Bosco, devra le juger précisément à partir du livre que je viens de résumer. Ab uno, avec ce qui suit. » L'idéologie pédagogique du Valdocco lui sem­blait au moins contestable, sinon pernicieuse.

Don Bosco, quant à lui, déduisit de cette prose que Gatti avait /595/ voulu le ridiculiser. Il estimera aussi par la suite que ce fonctionnaire avait été puni pour sa méchanceté. Son mémoire sur les Perquisizioni raconta ses malheurs:

«Une humeur mélancolique l'assaillit, ses facultés mentales furent troublées au point qu' il fallut d'abord lui donner une autre occupation, puis le licencier parce qu'il perdait la raison. Sa folie le poussa à plusieurs reprises à tenter de se suicider. Il attaqua un jour sa propre femme et la tua. On m'a dit qu'après avoir traîné quelque temps une vie malheureuse, il termina tristement ses jours à... le... du mois... année. »[87]

La Providence châtiait, pensait don Bosco non sans présomption, ceux qui lui avaient fait du mal.

L'ordination sacerdotale de Michele Rua

Don Bosco passa la dernière semaine de juillet dans la maison de retraite de Sant'Ignazio sopra Lanzo, d'où il expédia plusieurs petites lettres latines à divers jeunes clercs ou grands élèves de sa maison.[88] A la suite d'une lettre en français qu'il avait cru bon d'adresser à don Bosco, Michele Rua, en retraite préparatoire au sacerdoce chez les lazaristes de Turin, vit ainsi arriver de Sant'Ignazio la lettre que voici (dans une traduction française):

«A mon cher fils Michele Rua salut dans le Seigneur.

Tu m'as envoyé une lettre écrite en français et tu as bien fait. Sois Français par la langue et la parole; mais d'âme, de coeur et d'action, Romain intrépide et généreux. Sache donc et retiens ce que je te dis. Beaucoup d'épreuves t'attendent, mais, avec elles, le Seigneur notre Dieu te donnera de grandes consolations. Sois toi-même un exemple de bonnes oeuvres; prends garde quand tu demandes conseil; fais avec persévérance ce qui est bon aux yeux du Seigneur. - Lutte contre le diable, espère en Dieu, agis avec constance. Que la grâce de N. S. J. C. soit toujours avec nous. Salut. »[89]...

Michele Rua, ce fils aimé de don Bosco, fut ordonné prêtre le 29 juillet. L'oratoire le fêta le 5 août. Ce fut inimaginable, au témoi­gnage du chroniqueur Ruffino. L'enthousiasme des garçons dépassa certainement l'ordinaire. Pensez donc: vingt-sept compliments pour le féliciter et, toute la journée, des Evviva D. Rua! [90] Don Rua vénérera toute sa vie les moindres leçons de don Bosco. A travers ses épreuves, «Romain intrépide et généreux» jusqu'au terme de ses jours, il garda à l'esprit les conseils, les exemples et l'image même de don Bosco.

/596/

Les progrès de l'unité italienne (août-décembre 1860)

Le 20 août, les Garibaldiens, forts de leur victoire en Sicile, fran­chissaient le détroit et débarquaient en Calabre. Le 3 septembre, Bénévent les voyait arriver. Depuis Turin, Cavour surveillait les opé­rations. L'aventurier révolutionnaire devait servir «la cause», qui était désormais celle du Piémont. Cavour demandait aux «dictateurs» - c'est-à-dire aux agents locaux d'insurrection téléguidés par lui qui surgissaient dans le royaume de Naples - de renoncer à toute tenta­tive de «constituer un gouvernement en dehors de Garibaldi». Depuis plusieurs semaines, il avait décidé d'aller à sa rencontre à tra­vers les Marches et l'Ombrie, territoires pontificaux qui le séparaient encore du royaume de Naples. Le bon prétexte était d'empêcher le condottiere de se jeter sur Rome au risque d'affronter les unités fran­çaises qui protégeaient cette ville. Au vrai, il voulait installer le Pié­mont à Naples même et y précéder Garibaldi. «Dieu aidant, l'Italie sera faite avant trois mois», écrivait-il le 29 août à son ambassadeur à Paris.[91] Si les Piémontais ne prenaient pas l'initiative, ou bien Napo­léon III devrait, insinuait-il, combattre Garibaldi et donner ainsi «un démenti (...) éclatant aux déclarations tant de fois répétées que la France n'est à Rome que pour protéger le siège de la Papauté»; ou bien il devrait se résigner à «assister impassible aux triomphes de Gari­baldi» et, probablement, «permettre au cardinal Antonelli de faire appel à l'Autriche». Au contraire, expliquait-il, «la marche hardie que nous avons adoptée est évidemment la seule qui épargne à la France ce double embarras (...) En prenant sur lui d'arrêter l'anarchie, le Gouv(ernement) du Roi (Victor-Emmanuel) laisse à l'Empereur (Napoléon) le rôle glorieux de rassurer l'Europe en sauvegardant Rome et la personne du S. Père. »[92] D'importantes unités piémontai­ses avaient été massées en Romagne. Dès le 7 septembre, Cavour expédia un ultimatum au secrétaire d'Etat Antonelli, pour le mettre en garde contre les «mercenaires étrangers» qui s'opposeraient à ses desseins de franchir la frontière pontificale. Lamoricière croyait ne devoir résister qu'aux seuls Garibaldiens. Le 17, les troupes pontifica­les sous ses ordres étaient déjà défaites par une armée piémontaise huit fois plus nombreuse que la sienne. Le général français traversa furieusement ses lignes et se réfugia dans Ancône. Mais, au bout de dix jours seulement, il hissait le drapeau blanc et capitulait. Les Mar­ches et l'Ombrie passaient aux Piémontais. Le dernier acte de la pièce /597/ cavourienne allait commencer. Le 3 octobre, le roi Victor-Emmanuel prenait lui-même la direction des troupes et entrait dans le royaume de Naples. Ce pauvre royaume, pris entre les Garibaldiens au sud et les Piémontais au nord, tombait en quelques jours. Le 1er novembre, Capoue se rendait; et, le 4, les souverains Bourbons de Naples se réfu­giaient dans la forteresse de Gaète, limitrophe du reste des Etats pon­tificaux. Ce même jour, Antonelli protestait officiellement contre l'invasion piémontaise; et, le 10, la S. Pénitencerie édictait les peines ecclésiastiques qu'encouraient les agents de la rébellion contre le Saint-Siège.[93] La question romaine mêlait inextricablement religion et politique.

Cependant Pie IX et Antonelli devaient se résigner: en quelques mois, les Etats de l'Eglise avaient été réduits de 41.000 à 12.000 km2 et de deux millions et demi à 700.000 habitants.[94]

Les réflexions de don Bosco sur les événements de 1860.

Don Bosco observait avec attention les bouleversements de la carte italienne; mais, depuis ses aventures de mai-juin, il jugeait préfé­rable de se tenir relativement coi. Il déplorait que les soupçons du gou­vernement aient désormais pour effet d'entraver ses démarches. Le 14 juillet, il est vrai, le cardinal Corsi relâché était solennellement reçu à l'Oratoire; après les compliments, les enfants criaient: Vive Pie IX, Vive le cardinal Corsi![95] Mais, vers le 25 juillet, don Bosco con­fiait sa préoccupation au chanoine Alessandro Vogliotti, qui l'invitait à l'accompagner à Giaveno. La municipalité de cette petite ville, après lui avoir offert un bâtiment, amorçait un retrait, dont il croyait déce­ler la raison dans «les perquisitions»:

«J'irai à Giaveno avec un véritable plaisir en la compagnie de Votre Seigneu­rie Illustrissime, mais je crois qu'on y fera peu de chose. Le point fondamental tient en ceci: don Bosco a été perquisitionné à deux reprises, il est donc sus­pect au gouvernement. La municipalité voudrait se défaire de l'espèce d'offrande, qu'elle avait d'abord fait faire à don Bosco, mais elle voudrait que cela se passe de belle manière... »[96]

Il enregistrait les réactions plus ou moins évasives à ses Regole, soit de la part de son archevêque, soit de celle du cardinal Gaude. Il avait en effet consulté ce personnage qui, en 1858, lui avait paru disponible à Rome. Hélas, le cardinal, malade, ne pouvait étudier son texte.[97] Pire, le 14 décembre, il mourait.[98]

/598/

Dans sa chronique, Ruffino recueillit quelques-unes des réactions de don Bosco sur les événements publics. L'avenir de la dynastie au pouvoir lui paraissait compromis, car, pensait-il avec beaucoup d'autres dans les rangs catholiques, l'Autriche entrerait en scène et se porterait au secours du pape. Nous lisons dans Ruffino au lendemain de la défaite de Lamoricière à Castelfidardo:

« 19 septembre. Don Bosco a fait le songe suivant:

Voilà une grande victoire

Gagnée par la valeureuse Autriche

Mais avec cette gloire

Le trône aussi tombera. »

Le chroniqueur commentait le dernier vers du quatrain: «Notre Etat doit changer de dynastie. » Dans son interprétation, le trône sur le point de crouler était celui de la Maison de Savoie.[99] Le 1er octo­bre, à la veille de la chute du royaume des Deux-Siciles, don Bosco annonçait: «Les affaires (politiques) seront toutes réglées en 1862; la crise finira en 1861 . »[100] La crise dont il entrevoyait la fin ne pouvait être que celle suscitée à travers le pays par l'expédition de Gari­baldi.[101] Il vivait d'espoirs... qui seront déçus.

Quand l'aventure eut pris fin, il dressa à sa manière un bilan le l'année. Ses méditations intimes furent publiées en décembre dans son almanach annuel. Le style humoristique du Galantuomo pour 1861 lui parut pouvoir habiller sans trop de risques les impressions que 1860 lui avait laissées.[102] Sous prétexte de vérifier ses prédictions de l'almanach de l'année précédente, il dit combien les bouleversements de la nouvelle «guerre» l'avaient désolé.[103]

A la veille de l'année qui s'achevait, il avait, rappelait-il, prévu une autre guerre, moins sanglante que celle de 1859, mais qui expédierait en enfer un plus grand nombre d'âmes. Il glosait: «Les vicissitudes de 1860 en constituent la littérale et triste vérification. » La guerre garibaldienne avait certes fait moins de victimes que la guerre contre l'Autriche; mais, vraisemblablement par son tour antireligieux (cette explication est nôtre), avait causé plus de tort aux âmes. Don Bosco affirmait ensuite sans ambages que, annoncées elles aussi, les «deux terribles maladies, dont vous verrez les terribles effets» étaient: l'«indifférentisme en matière de religion» et «l'avancée du protestan­tisme». Soit! Quant aux «deux importants personnages qui disparaî­traient du monde politique», c'était: «le grand-duc de Toscane et le /599/ duc de Modène». Don Bosco commentait alors sa prévision: «Bien des pères et des mères pleureront les peines dont leurs enfants seront cause, et ils pleureront sur les discordes familiales.» Il écrivait: «Réponse. Trente mille volontaires et davantage partis avec Gari­baldi, le rappel sous les drapeaux des jeunes entre vingt et trente ans, deux levées militaires en deux mois, voilà qui parle tout seul et me dis­pense d'autres explications. » A mots couverts, il révélait et dénonçait ainsi les discussions et les désaccords qui avaient troublé maintes familles piémontaises, celles qui avaient vu leurs fils enrôlés dans l'armée de libération, soit volontaires, soit appelés. La déploration de la guerre d'unification reprenait dans les lignes suivantes et de manière inattendue à propos d'une prophétie sur la baisse du prix du vin et le renchérissement de celui du pain. Don Bosco avait annoncé: «Vous verrez le vin à meilleur prix, mais le pain plus cher.» Il expli­quait symboliquement sa plaisanterie de l'année précédente à partir, croirait-on, de ses leçons sur l'eucharistie:

«Réponse. - Le vin, c'est-à-dire le sang humain, sera répandu à bon marché. Certains disent que le nombre des Italiens morts ou blessés sur le champ de bataille approche de cent mille. Leurs morts ont fait renchérir le pain qui est le corps humain; les hommes sont désormais plus recherchés soit pour le ser­vice militaire, soit pour les autres tâches de l'existence. La dépense pour un remplaçant à l'armée a quadruplé depuis le temps où les affaires publiques étaient dans leur état normal. »

Dans l'interprétation de cette «prophétie», le sens accommodatice oblitérait le sens littéral.

Au terme d'une année extraordinaire pour son pays, au cours de laquelle don Bosco s'était risqué à faire naître son humble société reli­gieuse, l'almanach du Valdocco ne partageait donc pas l'enthousiasme officiel devant les progrès de la caussa italica. Le contadino du Mont­ferrat, qui peinait beaucoup pour gagner quelques centimes et devait, de surcroît, voir ses fils partir au service militaire dans une armée aux finalités douteuses, s'exprimait à travers les phrases bonhommes du prêtre Bosco. Il abandonnait au citadin les envolées nationalistes. Mais il demeurait sur ses gardes. Le prêtre Bosco, si dévoué au souve­rain pontife, n'avait pas un traître mot de respectueuse pitié pour Pie IX et la curie romaine que son gouvernement spoliait allègrement. Don Bosco n'était ni Carlo Passaglia ni Giacomo Margotti.

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Notes

[1] Voir, ci-dessus, chap. X et XIII les essais avec les premiers clercs du Valdocco, l'entretien avec le ministre Rattazzi et les conseils de Pie IX.

[2] Ces explications sur l'affaire des musiciens proviennent d'une lettre de G. Bosco au baron Feliciano Ricci des Ferres, Turin, 3 novembre 1859; Epistolario I, p. 179. Le baron avait demandé à don Bosco de reprendre chez lui l'un de ses protégés, qui avait été impliqué dans l'aventure.

[3] Sur la construction de la porterie, voir MB VI, 597, et la planche hors-texte n° 5 de F. Giraudi, L'Oratorio di Don Bosco, Turin, SEI, 1935.

[4] Voir MB VI, 295.

[5] Il ne subsiste, sur cette proposition datée du 9 décembre par don Lemoyne, qu'une relation d'origine encore incertaine en Documenti, VII, 35. Elle a été reprise en MB VI, 333-334.

[6] L'information est ici garantie par un procès verbal de réunion d'élection, qui semble avoir été composé par don Alasonatti. Il a été dûment signé: «Sac. Bosco Gio. », c'est-à-dire Gioanni, non pas Giov., c'est-à-dire Giovanni, comme on lit en MB VI, 336/32, orthographe qui ferait douter de l'authenticité de la pièce à cette date et en pareille circonstance. Le deuxième signataire est: «Alasonatti Vittorio sac. Pre­fetto». Original en ACS 0592, reproduit en FdB 1873 D9-11, et édité en MB VI, 335-336.

[7] Voici les dix-huit noms relevés sur le procès verbal: Giovanni Bosco, Vittorio Alasonatti, Angelo Savio, Michele Rua, Giovanni Cagliero, Giovanni Battista Fran­cesia, Francesco Provera, Carlo Ghivarello, Giuseppe Lazzero, Giovanni Bonetti, Giovanni Battista Anfossi, Luigi Marcellino, Francesco Cerruti, Celestino Durando, Secondo Pettiva, Antonio Rovetto, Cesare Giuseppe Bongiovanni et Luigi Chiapale. Ce dernier nom fut parfois orthographié: Chiappale.

[8] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales. Tel fut le titre d'ori­gine du document copié par le clerc Rua, qui deviendra rapidement les Regole o Costi­tuzioni de la Société salésienne et qui, plus ou moins malmené par les législateurs romains ou turinois, la régira jusqu'à la réforme post-conciliaire de 1971. - Sur l'his­toire des constitutions salésiennes au temps de don Bosco, un article relativement bien documenté de P. Stella, «Le costituzioni salesiane fino al 1888», dans Fedeltà e rinno­vamento. Studi sulle costituzioni salesiane, éd. J. Aubry et M. Midali, Roma, LAS, 1974, p. 15-54. Présentation détaillée du Regolamento della congregazione di San Fran­cesco di Sales copié par don Rua dans cet article, p. 20-36. De façon générale, sur les constitutions salésiennes au temps de don Bosco, voir le travail de F. Motto, Costitu­zioni della Società di S. Francesco di Sales (1858-1875), textes critiques, Rome, LAS, 1982, désigné désormais sous le titre: Costituzioni.

[9] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 4.

[10] Comme Pietro Stella l'insinue quand il fait commencer ce service en novem­bre 1857. Voir Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, p. 143, n. 42.

[11] Une information de don Lemoyne en MB V, 806/1-9 et une lettre de don Ala­sonatti à Angelo Savio datée du 6 février 1858 (résumé Motto, dans Costituzioni..., p. 23 n. 7) laissent entendre que «l'année» de Savio à Alessandria commença en février 1858.

[12] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 1-2 (introduc­tion), 1-18 (les neuf paragraphes). /601/

[13] Costituzioni e Regole della congregazione degli Oblati di Maria V, Turin, tip. Eredi Botta, 1851, 96 p.

[14] C'onstitutiones congregationis sacerdotum saecularium scholarum charitatis, Venetiis, ex tipis Francisci Andreola, MDCCCXXXVII, 96 p.

[15] La congrégation des Prêtres séculiers des écoles de charité avait été fondée en 1802 par deux prêtres de Venise: Anton Angelo (1772-1858) et Marcantonio (1774­1853) Cavanis. Voir sur eux les notices d'A. Servini, dans le Dizionario degli Istituti di Perfezione, t. II, Rome, 1975, col. 724-725. Leurs constitutions avaient été approu­vées «sub votis simplicibus», voeux auxquels les frères fondateurs ne semblaient pas tel­lement tenir, au temps de Grégoire XVI, le 23 septembre 1836. Sur cette congrégation et ses constitutions, voir l'article de D. Beggiao, «Sacerdoti secolari delle Scuole di Carità», même dictionnaire, t. VIII, Rome, 1988, col- 44-46.

[16] Il n'est pas facile d'établir quand et comment don Bosco a pu connaître les Scholae Charitatis (écoles de charité) des frères Cavanis, dont les expériences éducati­ves, malgré les différences sociales (famille noble, pour les Cavanis; paysanne, pour don Bosco), présentent de surprenantes affinités: catéchismes, compagnie de S. Louis, oratoires, collèges, congrégation d'éducateurs... Les Cavanis ont compté parmi les membres les plus remarquables de leur institut le piémontais Virgilio Frigioliní, dont la biographie fut publiée en 1872 dans les Letture cattoliche de don Bosco. Ils étaient en outre en bonnes relations avec un autre apôtre de la jeunesse, Ludovico Pavoni, dont les oeuvres de Brescia étaient bien connues de don Bosco. (D'après P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, I, p. 145, n. 45.)

[17] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 5.

[18] Même Regolamento, p. 5-6.

[19] Même Regolamento, p. 6.

[20] Pour ce paragraphe, la distribution par articles numérotés semble avoir été postérieure à la copie primitive de Rua.

[21] L'article précédent venait de dire: «se perfectionner soi-même( ...) en imitant les vertus de notre divin sauveur. » Avec lui, celui-ci paraît dépendre des lignes: «Ejus alumnorum itaque munus erit. 1º Propriae perfectioni studere, Christum Dominum imitando qui prius coepit facere, postea docuit»... (Leurs membres auront donc à tâche. I° De travailler à leur propre perfection, en imitant le Christ notre Seigneur, qui commença d'abord par faire, et enseigna ensuite...). (Constitutiones congregationis sacerdotum saecularium..., p. 14-15).

[22] Don Bosco: «Tous les membres observent la vie commune liés seulement par la charité fraternelle et par les voeux simples qui les tient serrés pour former un seul coeur et une seule âme pour aimer et servir Dieu». - Les Cavanis: «Haec Congregatio Scholarum Charitatis est societas Presbyterorum et Clericorum Saecularium una cum Laicis inservientibus, qui omnes vitam communem ducunt, simplicium votorum vinculo adstricti, et fraternae charitatis nec non uniformis vocationis nexu inter se colligati. »

[23] Traduction: «Par ailleurs tout ecclésiastique ou laïc de notre congrégation, même après l'émission des voeux, ne perd pas la propriété de ses biens, ni la faculté de succéder et d'accepter un héritage, des legs et des donations. Mais il est tenu de céder les fruits de ces biens, pour le temps qu'il demeure dans la congrégation, soit à la con­grégation, soit à ses parents, soit à quelque autre personne. »

[24] P. Stella, «Le costituzioni salesiane fino al 1888, art. cit., p. 24.

[25] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 7.

[26] Don Bosco écrira (Coseda notarsi..., dans F. Motto, Costituzioni, p. 229, doc. 3) que, dans ses Regole, pour les voeux, il avait copié les rédemptoristes. Ce n'est pas /602/ évident. Il s'inspira certainement de la Monaca santa de saint Alphonse dans ses ser­mons aux salésiens sur la vie religieuse; mais les articles correspondants de ses consti­tutions dépendaient beaucoup plus des frères Cavanis que de saint Alphonse de Liguori.

[27] Constitutiones congregationis sacerdotum saecularium..., chap. IV, art. 1.

[28] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 9.

[29] «2. Superiores itaque, quicumque sit, velut Patrem revereantur eique integre, prompte, hilariter, et cum humilitate debita obediant» (Constitutiones congregationis sacerdotum saecularium..., chap. IV, art. 2).

[30] Regolamento della congregazione di San Francesco di Sales, p. 10.

[31] Ibid., Del voto di obbedienza, art. 2.

[32] Voir, ci-dessus, la citation correspondant à la n. 17.

[33] Comparer Cavanis: «6. Firma semper pia consuetudine nihil petendi nihilque recusandi, si forte tamen quis arbitratur aliquid sibi esse vel nocivum vel necessarium, prius excogitet coram Domino utrum de hac re debeat cum Superiore sermonem facere an non, et se indifferentem habeat quoad responsum futurum, sicque dispositus rem Superiori declarabit, tenebitque pro certo voluntatem Dei sibi per voluntatem Supe­rioris significari, qua cognita, statim acquiescer» (chap. IV, art. 6). Don Bosco: «Que nul ne s'empresse de demander quoi que ce soit ni de le refuser. Si cependant quelqu'un jugeait qu'une chose lui est nuisible ou nécessaire, qu'il l'expose respectueu­sement au supérieur, et qu'il se soumette dans le Seigneur quelle que soit sa réponse» (Del voto di obbedienza, art. 6).

[34] Les constitutions Cavanis disaient: «7. Liberam quisque sibi ipsius, rerumque quibus concessum fuerit utendi dispositionem, prompto ac laeto corde Superiori relin­quat, nihil ei clausum, nec conscientiam quidem propriam tenendo, sed de ea rationem red­dat, nulloque modo ei repugnet nec opere, nec mente, nec corde, ut quanto magis in sui abnegatione exercetur, plus etiam puritas intentionis ac fervor pietatis in Divino ser­vitio augeantur» (chap. IV, art. 7). Le coeur de cet article devint chez don Bosco: «Que chacun ait grande confiance en son supérieur et ne garde envers lui nul secret de son coeur. Qu'il ouvre sa conscience chaque fois qu'il en est requis et qu'il en ressent lui­même le besoin» (Del voto di obbedienza, art. 7).

[35] Comparer Cavanis: «1. Essentia nostrae Paupertatis in hoc sita est, quod nos­tri vitam communem ducant...», etc. (chap. II, art. 1); et don Bosco: «L'essence du voeu de pauvreté dans notre congrégation consiste à mener la vie commune dans la nourriture et le vêtement... », etc. (Del voto di povertà, art. 1 et 2).

[36] Comparer les Constitutiones des Cavanis, chap. III, art. 3; et, dans le Regola­mento della congregazione di San Francesco di Sales, le § Del voto di castità, art. 1.

[37] Comparer les Constitutiones Cavanis, chap. III, art. 2; et, dans le Regolamento della congregazione..., le § Del voto di castità, art. 4.

[38] P. Stella, «Le costituzioni salesiane fino al 1888», art. Cit., p. 28.

[39] Regula de 1749, troisième partie, chap. I, § I, art. 1.

[40] § Governo interno della congregazione, art. 1.

[41] La date du 11 juin 1860 nous est fournie par Domenico Ruffino, Cronache I, 1860 p. 14-15.

[42] ACS 022 (4). Cette version, revenue à Turin, fut abondamment surchargée et amplifiée par don Bosco.

[43] Peut être vérifié sur les Regole della Compagnia di Gesù, Rome, tip. Salviucci, 1834, p. 172. /603/

[44] § Pratiche di pietà, art. 1 et 2; fol. autographe de don Bosco en AC S 022 (4).

[45] Il convient de signaler que la lettre d'accompagnement des constitutions que les MB VI, 631-632 ont fait signer par ces vingt-six personnes, est, en soi, l'amplifica­tion pseudépigraphe de la phrase de présentation: «Confratelli che dimandano... » En 1860, l'unique lettre d'accompagnement fut celle de don Bosco, datée du 13 juin, qui est perdue. L'accusé de réception de l'archevêque (7 juillet 1860) ne connaissait que cette lettre de don Bosco, qui ne fut pas restituée. Pour composer la lettre des vingt-six don Lemoyne a utilisé le texte (ou la minute) d'une demande d'approbation posté­rieure, dont on trouve une édition dans l'Epistolario Motto I, p. 632. L'origine de cette pièce, qui fut l'une des lettres «reperite in fase di stampa» du volume, n'y a pas été pré­cisée; sa date: «Torino, gennaio-febbraio 1862», formulée entre crochets, est une hypothèse. Parce qu'il se fiait aux Memorie de don Lemoyne, le même éditeur a repro­duit en son lieu (ibid., p. 406) la supposée lettre d'accompagnement ici en question, à partir d'une copie garantie en finale par don Bosco. Il l'a assortie de la date entre cro­chets: «Torino, 11 giugno 1860». Mais il s'agissait d'une reprise de la lettre signalée à l'instant, que ses trente-et-une signatures plaçaient sans l'ombre d'un doute au début de 1862: Rua est prêtre, Turchi diacre, Cagliero sous-diacre. La seule lettre collective d'accompagnement des constitutions fut celle de 1862, la lettre de 1860 n'en est qu'un doublet.

[46] «Cronaca contemporanea», Civiltà cattolica, ann. XI, série IV, vol. V, 1860, p. 507.

[47] G. Bosco au P. Paolo Sforzini, Turin, 26 février 1860; Epistolario Motto I, p. 396. - Il Cattolico istruito nella sua religione. Trattenimenti di un padre di famiglia co' suoi figliuoli secondo i bisogni del tempo epilogati dal Sac. Bosco Giovanni, ouvrage paru en fascicules dans les Letture cattoliche de 1853, avait été réuni en un seul volume (voir, ci-dessus, chap. IX).

[48] Art. «Beneficenza di Mons. Fransoni», Armonia, 19 février 1860. La cloche de l'oratoire de l'Angelo Custode avait été volée.

[49] Récit des événements de 1860 dans les articles de «Cronaca contemporanea» de la Civiltà cattolica de cette année; et dans R. Romeo, Cavour e il suo tempo, t. III, p. 679-825.

[50] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 2.

[51] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 2. L'historicité de l'incident importe assez peu ici, les sentiments des gens de l'Oratoire de don Bosco sont seuls en cause.

[52] Ceci d'après MB VI, 474/27-29, information qui n'a pas été contrôlée.

[53] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 3.

[54] Les trois documents: G. Bosco à Pie IX, Turin, 13 avril 1860; les jeunes des oratoires à Pie IX, s. 1., s. d.; G. Bosco à G. Antonelli, Turin, 25 avril 1860, ont été repérés dans les archives du Vatican et publiés par Dante Balboni dans Salesianum, ann. XLI, 1979, p. 517-520. II n'y manque que les 710 signatures des «jeunes des ora­toires».

[55] La répétition de une fois encore dans la lettre...

[56] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 14- 15; transposé en MB VI, 630/27 à 631/4.

[57] Je traduis ici le résumé que Pietro Braido a fait de la Civiltà cattolica, ann. XI, série IV, vol. VII, 1860 p. 243-244, dans un article sur «le Perquisizioni», dont il va être question.

[58] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 7-8.

[59] Il convient de prendre d'emblée position sur les sources anciennes de l'affaire /604/ des perquisitions de mai-juin 1860, qui a toujours occupé une grande place dans l'his­toire salésienne. Les récits colorés et très vivants, composés par don Bosco vers 1875, qui, par l'intermédiaire de la Storia dell'Oratorio du Bollettino salesiano de 1885, cons­tituent l'essentiel de la trame des pages des Memorie biografiche sur les «perquisitions» (voir MB VI, 552-585), ont été édités par P. Braido et F. Motto dans les RSS (ann. VIII, 1989, p. 111-200) sous le titre significatif: «Don Bosco tra storia e leggenda nella memoria su "le Perquisizioni". Testo critico e introduzione». L'histoire, reconstituée longtemps après les faits et traversée par les idées et les sentiments des années intermé­diaires, est, en plusieurs endroits, contredite par des réalités connues du temps. On lui préférera divers témoignages contemporains: articles de journaux, notes de chroni­ques, lettres..., au reste opportunément pour la plupart reproduits en appendice de l'article Braido-Motto, p. 193-200.

[60] Giovanni Battista Cassinis, ministre de la justice et de la Grâce, 1er juin 1860. devant le sénat de Turin; intervention relevée dans l'article de P. Braido et F. Motto, p. 117.

[61] D. Ruffino, Cronaca incompleta, 1860, p. 12-13.

[62] Reproduction du procès verbal dans l'article Braido-Motto, p. 183-194.

[63] «Perquisizioni nell'Oratorio di S. Francesco di Sales», Armonia, 29 mai 1860.

[64] Il fallut démentir par voie de presse le bruit de son emprisonnement. Voir un entrefilet de l'Armonia, 3 juin 1860.

[65] D. Ruffino, Cronaca incompleta, 1860, p. 13-14.

[66] D. Ruffino, Cronaca incompleta, 1860, ibid.

[67] Voir, dans l'article cité Braido-Motto, p. 164, la note à la ligne 513­.

[68] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 11.

[69] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 12.

[70] D'après D. Ruffino, Cronaca incompleta, 1860, p. 15-18.

[71] D'après une Copia di relazione data al Ministero dell'Interno e d'Istruzione pubblica in seguito a visita avvenuta 9 giugno, feuille isolée, 2 p. En ACS 38, Torino Valdocco, reproduit en FdB 239 A4-5.

[72] G. Bosco au ministre de l'Intérieur Luigi Carlo Farini, Turin, 12 juin 1860; éd. d'après une minute autographe de don Bosco, Epistolario I, p. 188-190 - G. Bosco au ministre de l'Instruction publique Terenzio Mamiami, Turin, 12 juin 1860; éd. d'après une copie en Epistolario I, p. 190-192.

[73] Original, ACS 126.2 Governo. La pièce a été éditée en Documenti VII, 138; et, de là, correctement, en MB VI, 639/30 à 640/6.

[74] Justification de la chronologie des entretiens ici adoptée, - qui diffère de celle de la Storta dell'Oratorio du Bollettino salesiano de 1885 et, plus encore, de celle des MB VI, 640 et 664-668, qui parlent de deux audiences au ministère, l'une infruc­tueuse le 14 juin, l'autre très longue le 14 juillet, - dans mon article «Autour de six logia attribués à don Bosco dans les Memorie biografiche», RSS ann. X, 199 1, p. 21-22. En résumé, il faut préférer la chronologie Ruffino, que don Lemoyne a masquée, puis altérée par les récits postérieurs.

[75] La fidélité du chroniqueur est garantie à nos yeux par la répétition que fait ici don Bosco de ses arguments des lettres du 12 juin, que Ruffino ne connaissait évidem­ment pas.

[76] D'après D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 13-14. Passage reproduit dans l'arti­cle cité de Braido-Motto, p. 196-197. Le récit de l'entrevue chez Ruffino est d'authen-/605/ ticité beaucoup mieux assurée que la reconstitution pittoresque de don Bosco dans Le Perquisizioni...

[77] F. Braido et F. Motto, art. cité, p. 150, note de la ligne 131.

[78] D'après G. Bosco, Rimembranza storico-funebre..., p. 3 (voir la note suivante).

[79] Rimembranza storico-funebre dei giovani dell'Oratorio di San Francesco di Sales verso al Sacerdote Caf fasso Giuseppe loro insigne benefattore, pel Sacerdote Bosco Gio­vanni, Turin, G.B. Paravia et Cie, 1860, 100 p.

[80] D'après la Rimembranza storico-funebre..., p. 4. Don Bosco écrivait Caffasso (avec deux f).

[81] Rimembranza storico-funebre..., p. 14.

[82] D. Ruffino, Cronache 1, 1860, p. 19.

[83] Voir en AAS, ann. XXIX, 1947, p. 398-400, l'allocution de Pie XII sous le titre: La gloire de Giuseppe Cafasso. Exhortation au clergé.

[84] Biografia del Sacerdote Giuseppe Caffasso, esposta indue ragionamenti funebri dal Sacerdote Bosco Giovanni, Letture cattoliche, ann. VIII, fasc. IX, novembre­décembre, Turin, G.B. Paravia, 1860, 148 p.

[85] Voir, sur Luigi Stefano Gatti (1824-1876), l'article cité de P. Braido et F. Motto sur Le Perquisizioni, RSS 1989, p. 189-190.

[86] «Varietà. Un Santo contemporaneo dell'Astigiano». Etude de l'événement par F. Motto, «La Vita del giovanetto Savio Domenico. Un beffardo commento de "Il Cittadino" di Asti nel 1860», RSS, ann. VIII, 1989, p. 369-378. Les articles de Il Cit­tadino y sont reproduits en appendice.

[87] Récit Le Perquisizioni, éd. citée Braido-Motto, lignes 1153-1158. Les autres acteurs des perquisitions eurent aussi une fin pénible, écrivait don Bosco; et il préten­dait le prouver.

[88] En lire quelques-unes dans l'Epistolario I, p. 194-197.

[89] Lettre latine de G. Bosco à M. Rua, S. Ignazio sopra Lanzo, 22 juillet 1860; Epistolario I, p. 197.

[90] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 21-22.

[91] C. Cavour à Costantino Nigra, 29 août 1860, cité dans R. Romeo, Cavoure il suo tempo, t. III, p. 768.

[92] C. Cavour à Costantino Nigra, 14 septembre 1860; cité dans R. Romeo, Cavoureilsuo tempo, t. III, p. 771-772.

[93] Voir la RSCI, XLI, 1987, p. 146-147.

[94] D'après C. Falconi, Il cardinale Antonelli, p. 354.

[95] D'après D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 16.

[96] G. Bosco à Al. Vogliotti, s. 1., s. d., Epistolario I, p. 193.

[97] Lettre du cardinal Gaude à G. Bosco, Rome, 14 octobre 1860; éd. MB VI, 726.

[98] Don Bosco fut probablement tenu au courant de la remarque de Mgr Fransoni sur ses constitutions dans la lettre de l'archevêque au chanoine Fissore, Lyon, 19 juil­let 1860. Voir F. Motto, Costituzioni, p. 17, n. 12.

[99] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 25.

[100] D. Ruffino, ibid.

[101] Est-il permis de dire que l'interprétation laborieuse des MB VI, 744-74G: «Les prévisions de don Bosco ne se trompaient pas. Que l'on consulte l'histoire; et d'abord la crise, autrement dit le changement de gouvernement... » (MB VI, 744/20­-25), selon lesquelles la crise en question était celle du royaume de Naples entretenue /606/ par les brigandages d'insurgés en 1861-1862, cette interprétation ne peut convaincre que les convaincus d'avance?

[102] La préface de II Galantuomo. Almanacco Piemontese Lombardo per l'an­no 1861 a été recopiée en MB VI, 806-811.  

[103] Il ne convient pas, je crois, de prendre à la lettre les explications de don Bos­co sur ses «prophéties» de l'année précédente. Vers la fin, il ne donnait pas tort à qui en riait.


Chapitre XVI.

Le développement de l'oeuvre turinoise (1860-1863 )

Le développement de la maison du Valdocco

L'expansion piémontaise en Lombardie et en Toscane, puis l'expé­dition victorieuse de l'armée de Victor-Emmanuel à travers la pénin­sule à la rencontre de Garibaldi semblent avoir excité l'ardeur bâtis­seuse de don Bosco. L'oeuvre du Valdocco commença de prendre de l'ampleur. Elle bénéficiait de l'euphorie économique qui culmina dans le royaume en 1862. Entre 1860 et 1864, l'oratoire S. François de Sales, contenu jusque-là dans l'espace restreint des origines, se mit à grandir considérablement. La surface de la propriété de don Bosco tripla, et celle des locaux habitables augmenta à peu près dans la même proportion.[1]

En 1859, don Bosco ne pouvait accueillir plus de deux cents in­ternes dans ce qu'il appelait encore la casa annessa de son Oratoire. En 1860, il acquit vers l'est la propriété de la veuve Filippi, qui était attenante à la sienne. Elle comprenait un terrain, une maison et un hangar. Une petite fabrique de soie avait été installée dans l'immeuble. A la suite peut-être de l'épidémie contemporaine de pébrine, une mala­die mortelle du ver à soie dont le nom surgit justement en 1859 dans le vocabulaire français, l'entreprise venait de disparaître. Le fils de la pro­priétaire proposa le tout à don Bosco, terrain et bâtisses, pour la somme, paraît-il, de 80.000 lires.[2] A la date du 16 juillet 1860, par acte notarié Lomello, il l'acheta pour 65.000 lires.[3] La superficie des terrains de l'oratoire s'en trouvait presque doublée. Toutefois, pen­dant une année, don Bosco ne put jouir que des étages supérieurs de la casa Filippi, dont le rez-de-chaussée continuait d'être occupé par des locataires jusqu'à l'expiration de leur bail. Il y installa un vaste dortoir. Mais un mur de séparation subsista provisoirement entre les deux ter­rains; et, au-dessus de l'espace intermédiaire, il fallut construire à /608/ hauteur d'étage un pont d'environ sept mètres de longueur. Les gar­çons, dont l'esprit était alors rempli par l'épopée méridionale de Gari­baldi, dénommaient ce couloir le «détroit», l'immeuble Filippi la «Sicile».

Quand vint l'été 1861, les locataires ayant libéré la maison, toute la propriété Filippi fut régulièrement unie à l'oratoire. Le terrain de jeu des enfants doubla. Simultanément le projet de nouvelles cons­tructions pour la coordination des bâtiments, déposé le 10 avril 1861[4] et approuvé le 12 qui suivit par la municipalité, recevait un commencement d'exécution, Un troisième étage surmonta la casa Filìppì. On y créa une immense salle d'étude capable de recevoir jusqu'à cinq cents élèves.[5]

Le secteur professionnel profita des agrandissements. Une impri­merie naquit. En 1860, don Bosco ne disposait, pour la diffusion de ses ouvrages, que d'un modeste atelier de reliure. Ses livres et les Let­ture cattoliche étaient imprimés en ville chez De Agostini, Speiraní ou Paravia. En 1861, reprenant un projet de 1854, il dota sa mai­son d'une imprimerie, La création n'alla pas sans quelque peine. Le 26 octobre 1861, par lettre au comte Pasolini, gouverneur de la pro­vince de Turin, don Bosco posa une demande d'ouverture de typogra­phie. Il y expliquait respectueusement que le nombre croissant des jeu­nes de sa maison exigeait un plus large éventail de professions. Tous ne pouvaient être menuisiers, tailleurs, cordonniers ou relieurs. Une petite imprimerie, la tipografia dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, leur serait de grande utilité. II ne s'agirait pas d'une entreprise publi­que. «Vu le but de cette petite typographie, qui est exclusivement de bienfaisance» et «la modicité des moyens et des travaux» dont elle devra se contenter, don Bosco demandait de «permettre son ouver­ture dans la maison même du directeur de l'oratoire». II s'engageait à obtenir au préalable le concours d'une personne qui garantirait la qua­lité des travaux. Cette petite imprimerie étant destinée «à donner du travail et à venir en aide aux jeunes les plus pauvres et les plus aban­donnés de la société», il comptait sur la «bonté notoire» du comte gouverneur pour prendre sa requête en considération.[6]

Par retour de courrier, le gouverneur spécifia à don Bosco les con­ditions légales auxquelles il devrait se plier. Le permis d'ouverture d'un établissement de cette sorte ne pouvait être accordé qu'à une personne d'idonéité garantie par un stage de trois ans dans une impri­merie et seulement pour une officine accessible au public.[7] Au juge­ment de l'administration, la nouvelle imprimerie du Valdocco serait /609/ une entreprise comme les autres. Don Bosco, qui tenait à conserver l'affaire entre ses mains d'éducateur, ne voyait pas lés choses ainsi. Il répondit qu'il se soumettrait «sans réserves» à la loi sur l'accès du public, probablement avec l'arrière-pensée qu'il le limiterait à sa con­venance. Quant à la direction du nouvel atelier, il proposa une solu­tion qui, disait-il, avait été agréée pour l'oeuvre des sourds-muets et des petits artisans de Gênes, ainsi que pour le Piccolo ricovero di carità de Monza. Il assumerait la direction de l'imprimerie, mais présente­rait pour la prise en charge des travaux une personne de capacités reconnues. Le signor Andrea Giardino, compétent pour cet emploi, prendrait la direction matérielle de l'entreprise, dont lui-même con­serverait la propriété.[8] L'administration se laissa convaincre. L'auto­risation sollicitée fut délivrée par lettre datée du 31 décembre 1861. Don Bosco pouvait ouvrir dans son établissement un esercizio tipogra­fico (apprentissage de typographie) «sous la direction matérielle» du signor Andrea Giardino; il se conformerait exactement aux prescrip­tions de la loi du 13 novembre 1859.[9] Andrea Giardino, né à Turin en 1835, avait alors vingt-six ans. Orphelin de père, il était entré à l'oratoire le 11 décembre 1858 - à vingt-trois ans! - en qualité d'artisan et en était bientôt sorti. Il faut croire qu'il avait appris ailleurs son métier de typographe.[10] La «typographie de l'oratoire S. François de Sales», pourvue à l'origine d'une seule presse et de deux «machines à roue», fut installée dans le bâtiment parallèle à l'église et perpendiculaire à la casa Filippi. Son entrée en service au début de 1862 fut annoncée par les jeunes eux-mêmes dans une circulaire en nous: «Nous les jeunes de l'oratoire S. François de Sales...», bien entendu signée par don Bosco...[11] Il s'agissait de «donner du travail à un plus grand nombre de nos camarades. »

En 1862, don Bosco introduisit aussi dans sa maison un atelier de forgerons-serruriers. Il pouvait désormais revendiquer sept ateliers: cordonnerie, reliure, menuiserie, tailleurs, typographie, fonderie de caractères et forge. Comme l'ensemble lui appartenait, sa stature éco­nomique prenait d'honorables proportions.

L'expansion de l'oeuvre du Valdocco allait se poursuivre en 1863 et 1864. De l'autre côté de la via della Giardiniera qui longeait sa pro­priété et menait face à la porte principale de l'église S. François de Sales, dix ans plus tôt il avait cédé aux rosminiens un vaste terrain. Le 11 février 1863, il le leur racheta à un prix extrêmement avanta­geux. En effet, vendu dix mille lires, le terrain fut repris pour 1558,40 lires, c'est-à-dire, a-t-on calculé, 84% moins cher.[12] Les rosminiens /610/ voulaient assurément faire une bonne oeuvre. Après quoi, une bande adjacente à ce terrain, appartenant au séminaire de Turin, fut encore acquise par don Bosco le 23 août 1864.[13] L'espace nécessaire à la nou­velle église alors en projet était rendu disponible.

Mais, de la sorte, entre 1860 et 1864 la propriété foncière de don Bos­co avait presque triplé. Elle avait fortement grandi vers l'est (avec la propriété Filippi) et le sud (avec la propriété des rosminiens). La po­pulation interne du Valdocco passait d'environ deux cents à quel­que quatre cents élèves, chiffre auquel il fallait ajouter le personnel.[14]

L'essai manqué de Giaveno (1860-1862)

En 1860, don Bosco tenta même une sorte de prolongement de la casa annessa dans un petit séminaire du diocèse.[15] Une note manus­crite ajoutée par lui au chapitre Scopo (But de la congrégation) de ses constitutions primitives [16] disait:

«Etant donné les grands dangers que courent les jeunes désireux d'embrasser l'état ecclésiastique, cette congrégation aura soin de cultiver dans la piété et dans leur vocation ceux qui manifestent une aptitude spéciale à l'étude et une éminente disposition à la piété. »[17]

Quand il faisait copier cet article pour le texte proposé à Mgr Fran­soni, don Bosco pensait probablement au petit séminaire de Giaveno, où il enverrait quelques-uns de ses fils à l'automne suivant. Giaveno était un gros bourg piémontais situé au pied des Alpes à l'ouest de Turin et à une trentaine de kilomètres de cette ville. Son petit sémi­naire - terme à prendre, comme le plus souvent, en un sens large -, qui avait été relativement florissant en 1840 (sept classes de la sixième à la philosophie et une soixantaine d'élèves), périclitait. En 1860, les élèves restants étaient, nous dit-on, perdus dans des locaux trop vastes. Incités par la récente loi Casati sur l'enseignement (novem­bre 1859), la curie de Turin et la municipalité de l'endroit voulaient lui redonner vie. Depuis Lyon, l'archevêque Fransoni abandonnait l'affaire à sa curie, mais se déclarait disposé à confier cette renaissance à don Bosco. Au moins dans un premier temps, la municipalité fut favorable à celui-ci. Lui ne se fit pas prier. Dès la rentrée de 1860, il participa à la constitution de l'encadrement de l'école. Toutefois, la direction générale ne lui incombait pas. La curie de Turin avait nommé un nouveau recteur en la personne d'un vicaire de paroisse suffisamment lettré dénommé Giovanni Grassino. Don Bosco dési-/611/ gna pour Giaveno le prêtre Giuseppe Rocchietti comme directeur spi­rituel, le clerc Francesco Vaschetti comme préfet de discipline et éco­nome, les clercs Giovanni Baravalle, Giovanni Boggero et Filippo Turletti comme assistants.[18] Pour garnir la maison il y expédia par dizaines des garçons du Valdocco.[19] Dès novembre 1860, le nombre des élèves s'élevait déjà à cent dix; et, à la fin de l'année scolaire, il atteignait cent trente.[20] Don Bosco voyait en Giaveno une extension de son oratoire de Turin. La quasi-fusion des deux établissements avait permis au petit séminaire de ressusciter en un temps record. La méthode et l'esprit du Valdocco produisaient de beaux fruits à Gia­veno pour la plus grande satisfaction des garçons et de leurs parents.

Mais don Bosco allait devoir compter avec un courant progressiste, qui ne partageait pas ses idées sur l'éducation. L'oratoire de don Bos­co avait acquis, au moins depuis l'édition de 1859 de la Storia d'Italia, les perquisitions de 1860 et les commentaires moqueurs sur la bio­graphie de Dominique Savio, une réputation de bigoterie et de «jé­suitisme», qui déplaisait à ses tenants. Le recteur Grassino réagit en demandant une distinction suffisante entre Giaveno et le Val­docco: le petit séminaire ne devait pas pâtir des soupçons qui pesaient sur l'oratoire de Turin. Son personnel se divisa entre partisans et non­-partisans de don Bosco. A Turin, le provicaire général et recteur du grand séminaire Alessandro Vogliotti adhérait aux observations de don Grassino. Mais, de la sorte, il allait à l'encontre des désirs de don Bosco, très attaché à l'unité de son oeuvre. En outre, il croyait ferme­ment à la validité de son système d'éducation. A la veille de la deuxième année scolaire, le 3 septembre 1861, il répliqua avec viva­cité à une observation entendue le jour précédent du chanoine Vogliotti:

«Je ne puisque vous faire une humble observation sur la remarque qui m'a été adressée hier, parce qu'on ne veut pas qu'on dise que l'Oratoire et le sémi­naire de Giaveno c'est tout un, c'est-à-dire que le personnel est jésuite et l'enseignement du jésuitisme. Qu'on ne se laisse pas aveugler par cette bêtise, car les bons et aussi les méchants sont convaincus que ce sont là des garanties de moralité. Voyez en effet ce que le séminaire de Giaveno était l'année der­nière et ce qu'il est maintenant. Tous ceux que nons avons envoyés d'ici se sont décidés à aller là-bas seulement quand on leur a dit qu'ici et Giaveno ne faisaient qu'un. Vous pouvez vous informer: quels jeunes et combien ont été envoyés par l'Oratoire ou par des personnes qui ont confiance en nous et com­bien ont été envoyés par d'autres. Cela vous convaincra que les mots en ques­tion n'effraient pas tellement le monde (...). »[21]

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Autre motif de discorde, l'annonce de la création de la «Société de S. François de Sales» préoccupait la curie de Turin, d'autant plus que les constitutions préparées ne clarifiaient pas les relations entre cette société et le diocèse. Elles ne disaient pas si don Bosco relevait ou non de la juridiction de l'évêque. Situation étrange pour le personnel d'un petit séminaire diocésain dépendant de cette société.

De Lyon, le 23 octobre suivant, l'archevêque Fransoni, qui avait été informé du malaise par don Bosco, dit à celui-ci sa pénible impres­sion (disgustosa sensazione) à la nouvelle des dissensions de Giaveno. Il regrettait la position du chanoine Vogliotti, mais se demandait aussi s'il n'avait pas un peu raison, quitte à reconnaître que, de loin, il ne pouvait rien dirimer. En somme sa lettre le montrait rempli d'hésita­tions. Que signifiait au juste la cura indiretta revendiquée par don Bosco sur Giaveno?[22] Quant aux constitutions, sur lesquelles la curie l'avait certainement alerté, il fallait absolument y spécifier de qui dépendait la société en formation.[23]

Au cours de l'année scolaire 1861-1862, la mort de l'archevêque (26 mars 1862) aggrava la situation. Don Bosco perdait son meilleur appui dans ses débats avec la curie turinoise. Le vicaire général Fis­sore, avec qui il s'entendait bien, ne reçut pas la charge de vicaire capi­tulaire, qui échut à l'archiprêtre du chapitre de la cathédrale Giu­seppe Zappata, peu favorable à l'indépendance de don Bosco dans le diocèse. Après l'épiscopat de Mgr Fransoni, ouvertement hostile à la politique du royaume, cette nomination passait pour un signe de rap­prochement avec les autorités civiles. Mais don Bosco en faisait les frais. Au cours d'une scène qui se serait déroulée au Valdocco même, le chanoine Vogliotti lui demanda de séparer les deux institutions et d'éviter, au moins provisoirement, de remettre les pieds à Giaveno: «... Les temps où nous vivons sont tellement contraires à toute appa­rence de fanatisme religieux...; votre système diffère tellement de ce­lui de la formation des clercs dans tous les séminaires du Piémont ..., les partis adverses nous accusent et cherchent à nous discréditer dans la population par des insinuations venimeuses, des ironies, des sarcas­mes devant les nouvelles dévotions.:. »[24] Don Bosco avait compris: il se retira de Giaveno à la fin de l'année scolaire 1861-1862.

Le séminaire se préparait à accueillir deux cent cinquante élèves. Beau succès! Mais il ne récupéra pas les principales têtes de son per­sonnel. Don Rocchietti restera dans le clergé diocésain; le clerc Fran­cesco Vaschetti se détacha de la congrégation à laquelle il s'était pour­tant agrégé en 1859. Il est vrai que deux clercs favorables à don Bosco /613/ (Boggero et Bongiovanni) rentrèrent à pied de Giaveno à Turin pour retrouver leur maître. Celui-ci profitera de sa déconvenue: il cher­chera désormais à se dégager de la tutelle du diocèse pour obtenir celle de Rome.

Le financement des travaux. La loterie de 1862

Pour financer l'achat des terrains et les constructions ou aménage­ments des locaux, don Bosco ne se contentait pas de solliciter la géné­rosité des gens fortunés tels que le banquier Cotta. A l'occasion il ven­dait. Le 9 novembre 1861, par acte passé devant le notaire Turvano, il transmettait un petit terrain à Giacomo Berlaita.[25] Il lançait aussi durant ces années de développement deux ou trois opérations qui lui permettaient, non seulement d'éponger ses dettes, mais d'envisager d'autres dépenses plus importantes encore avec la construction d'une grande et belle église.

Au milieu de l'année 1860, une circulaire à ses amis et bienfaiteurs leur proposa un système dit par lui d'«actions», qui, si le terme d'action doit être réservé aux «titres cessibles et négociables repré­sentant une fraction de capital social», était plutôt un système de «bourses». En effet, chaque «action» souscrite cinq cents francs et payable en trois temps, permettait au donateur d'inscrire à l'Oratoire un enfant de son choix dans l'une ou l'autre section, professionnelle ou scolaire. L'«action» ne rapportait à l'«actionnaire» que le béné­fice, en soi inappréciable, d'une bonne oeuvre et le mérite religieux d'un geste de bienfaisance. Par cette méthode de financement, écri­vait don Bosco, «Votre Seigneurie contribuerait à une oeuvre de cha­rité: agrandir une maison destinée à abriter de pauvres garçons et devenir le bienfaiteur d'un enfant qu'Elle jugerait digne de cette faveur.» Il avait garde d'oublier les avantages spirituels de l'opéra­tion: «Non seulement vous serez récompensé devant Dieu, mais vous aurez aussi dans cette maison quelqu'un qui bénira votre main bien­faisante qui l'a sorti du danger et placé sur la route du bien. »[26]

Cette formule semble avoir été nouvelle pour don Bosco. Au con­traire, il savait d'expérience que les loteries lui procuraient, avec des subsides parfois importants, d'avantageuses sympathies. Le système mobilisait autour de lui une population fortunée et influente. La lote­rie intéressait d'abord un comité organisateur, puis des «promoteurs» et des donateurs de lots, enfin des acheteurs de billets souvent con­vaincus de participer à une bonne oeuvre.

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La «loterie» de 1859 avait été, plutôt qu'une loterie en forme, une vente de lots des années précédentes. La loterie la plus réussie que don Bosco ait organisée de toute sa vie pourrait bien avoir été celle de 1862. L'économie du pays était encore florissante. Le ministère Rattazzi (en place du 31 mars au 7 décembre 1862) regardait l'Ora­toire d'un oeil favorable.[27] Enfin l'ampleur des travaux entrepris dans l'oeuvre justifiait la quête de fonds correspondants.

La lettre initiale de don Bosco au préfet de Turin (14 mars 1862), par laquelle il sollicitait la permission d'organiser cette loterie, en exprimait aussi les raisons. Il lui fallait: 1º Payer le reste des 30.000 francs qu'avait coûté l'aménagement d'un local où, cette année, deux cents jeunes supplémentaires avaient pu être accueillis. - 2° Payer l'arriéré du loyer annuel de l'école et de l'oratoire du dimanche de Vanchiglia, c'est-à-dire 650 francs; et 900 francs pour l'échéance du loyer de deux années de l'école quotidienne et de l'oratoire du diman­che de Porta Nuova. - 3° Achever divers travaux de construction à l'oratoire S. François de Sales du Valdocco pour des classes du jour et du soir, «dont le quartier vaste et très peuplé (avait) grand besoin». - 4° «Donner du pain à 570 jeunes pauvres et abandonnés, qui (étaient) logés, nourris, vêtus et préparés à une profession dans la mai­son annexe de l'oratoire S. François de Sales. »[28] La circulaire d'invi­tation aux éventuels donateurs de lots et acheteurs de billets [29] mettait l'accent sur les agrandissements de la casa annessa. Elle rappelait les services rendus par les oratoires proprement dits: accueillir des enfants le dimanche pour les catéchiser et les divertir, et les instruire quotidiennement dans les classes élémentaires à S. Luigi et à S. Fran­çois de Sales. Don Bosco s'étendait sur les deux sections de la casa annessa du Valdocco, où les «artisans» avaient des ateliers et rece­vaient un enseignement élémentaire, ainsi qu'une initiation au canto fermo (plain chant), à la musique vocale et instrumentale; et les éco­liers (dits studenti), jeunes d'esprit éveillé mais privés des ressources nécessaires, suivaient un cours d'études classiques. «Les dépenses de loyers des locaux respectifs, l'entretien des écoles, les nécessités du culte dans trois églises, les besoins les plus urgents de certains et le pain [à donner] aux jeunes recueillis sont causes de grandes dépenses. » A ces frais ordinaires s'ajoutaient, selon la circulaire, les constructions rendues indispensables par la complète transformation du foyer pri­mitif en internat.

Don Bosco reconnaissait, noir sur blanc, combien son oeuvre avait changé. «Il a fallu engager des dépenses importantes pour aménager /615/ dans la maison des ateliers et des classes, car le nombre toujours crois­sant des artisans et des écoliers ne permettait plus de leur faire fréquen­ter les officines et les écoles de la ville. » Il tournait définitivement une page de son histoire. Huit ans auparavant, quand Dominique Savio était entré à l'oratoire du Valdocco, la majorité des «artisans» et des studenti fréquentaient les officine et les scuole de Turin. En 1862, la casa annessa se refermait sur elle-même.

Le prêtre du Valdocco savait que le succès d'une loterie de bienfai­sance dépendait pour beaucoup de l'honorabilité de son comité de patronage. En 1862, ce comité rassembla une commission organisa­trice relativement restreinte (vingt-trois membres) et une foule de «promoteurs» et de «promotrices» (exactement 534 personnes selon la liste imprimée), au rang desquels don Bosco plaçait probablement un peu tous ses bienfaiteurs. Il avait commencé par proposer la prési­dence de sa loterie à deux membres de la famille royale, les princes Umberto et Amedeo: ils refusèrent poliment. La présidence échut au maire de la ville de Turin, Emanuele Rorengo di Rorà. Le chevalier Giuseppe Dupré fut nommé vice-président, le commandeur Giuseppe Cotta, sénateur du royaume, trésorier, et le chevalier Federico Ore­glia di San Stefano secrétaire. Les titres nobiliaires: marquis, comtes et chevaliers, abondèrent sur la liste des membres du comité de patro­nage.[30] De riches propriétaires et des ecclésiastiques bien pourvus leur tenaient compagnie.

Dans un premier temps, les très nombreux lots recueillis furent estimés à plus de soixante-dix mille lires, en sorte que le préfet Paso­lini autorisa la commission à émettre 140.092 billets à cinquante cen­times l'unité.[31] Par des circulaires appropriées, les autorités civiles, auxquelles don Bosco avait rappelé qu'elles recouraient à ses services pour le placement d'enfants abandonnés, contribuèrent à leur ven­te.[32]  Plusieurs ministères (Intérieur, Travaux Publics, Instruction publique, Finances) participèrent à l'achat. Les princes Umberto et Amedeo retirèrent mille billets.[33] Mille billets avaient aussi été pro­posés au roi Victor-Emmanuel. Après le tirage, le ministre de la Mai­son du Roi, Costantino Nigra, répondra à don Bosco par l'envoi de cinq cents lires, c'est-à-dire de leur montant, «au bénéfice des oratoi­res masculins de Turin.»[34] Le pape Pie IX avait fait don de deux «magnifiques camées», serrées dans d'élégantes custodes représen­tant l'une saint Pierre, l'autre saint Paul: ces deux lots auraient aussi valeur de reliques.[35]

Le résultat fut plus que satisfaisant. Un afflux supplémentaire de /616/ lots permit la mise en vente de plus de soixante mille nouveaux billets. De la sorte, le 30 septembre 1862, jour du tirage à l'hôtel de ville, deux cent huit mille billets, équivalant en principe à cent quatre mille lires, purent être versés dans l'urne. Le gain pécuniaire était donc élevé. Et, au lendemain des campagnes hostiles de 1860, le bénéfice moral retiré améliorait dans l'opinion piémontaise la réputation de don Bosco et de l'oratoire S. François de Sales, plus ou moins mise à mal les années précédentes.

Porté par le succès, deux jours après le tirage, dans une lettre au pré­sident Rattazzi, don Bosco envisageait d'élargir sa clientèle. Jusque­là, la casa annessa de l'Oratoire n'avait été ouverte (en principe) qu'aux garçons de douze à dix-huit ans. En cette année 1862, il pensait à créer à proximité, pour les enfants de six à douze ans, un foyer-pensionnat, dont le règlement et l'organisation seraient «tout à fait propres et dif­férents de ceux pratiqués avec les jeunes plus âgés.»[36] Sans cesse de nouveaux projets germaient dans son esprit. Après avoir définitive­ment transformé sa casa annessa, de foyer qu'elle était en internat sco­laire et professionnel, il se disposait à étendre son oeuvre aux préado­lescents. Pour cette branche nouvelle, il demandait d'emblée l'aide du gouvernement sous une forme analogue à celle qu'il avait imaginée dans sa circulaire aux bienfaiteurs du milieu de l'année 1860. Le gou­vernement lui prêterait cinq mille lires, qui seraient progressivement remboursées par les pensions d'enfants placés à l'Oratoire par ses soins. Voici comment. Don Bosco calculait que chaque enfant lui coû­tait 65 centimes par jour. Il demanderait 40 centines quotidiens au gouvernement pour les enfants placés par lui; les 25 centimes restants seraient payés sur les cinq milles lires prêtées. Notre prêtre philan­thrope n'attendait certes pas que les cailles lui tombent rôties du ciel dans la bouche. S'il s'en remettait à la Providence «qui n'abandonne jamais les siens», à la différence d'autres saints moins industrieux il sollicitait tout à la fois et souvent avec succès pouvoirs publics et géné­rosité privée durant les premières années d'une nouvelle Italie pour­tant assez peu encline à favoriser les gens d'Eglise.

La Question romaine en 1861-1862

Car la question de Rome et du pouvoir temporel du pape empoi­sonnait désormais les relations entre l'Eglise et l'Etat en Italie.[37]

Le 18 février 1861, le premier parlement de l'Ita-/617/ lie unie s'était assemblé à Turin. Le 17 mars suivant, il proclamait le royaume d'Italie sous la monarchie de Savoie. Pour souligner la continuité entre le royaume sarde et le nouveau royaume italien, Victor-Emmanuel con­servait son titre dynastique et se disait «Victor-Emmanuel II, roi d'Italie par la grâce de Dieu et la volonté de la nation». A ce royaume, il fallait une ville capitale. Selon les nouveaux maîtres, ce ne pouvait être que Rome. Les 25 et 27 mars 1861, dans deux discours restés fameux, Cavour expliquait au parlement que «Rome, et Rome seule» devait être la capitale de l'Italie. Nulle autre cité prestigieuse de la péninsule: Milan, Turin, Florence ou Naples..., ne méritait cet hon­neur.[38]

«Le choix de la capitale est déterminé par de grandes raisons morales, expli­quait Cavour. C'est le sentiment des peuples qui décide des questions de cet ordre. Or, toutes les circonstances historiques, intellectuelles, morales qui déterminent les conditions de la capitale d'un grand Etat se retrouvent à Rome. Rome est la seule ville d'Italie, qui n'ait pas une histoire exclusive­ment municipale. Convaincu, profondément convaincu de cette vérité, je me crois tenu de la proclamer devant vous et devant les nations; et je me sens tenu de faire appel en cette circonstance au patriotisme de tous les citoyens d'Ita­lie, et des représentants de ses villes les plus illustres pour que cesse toute dis­cussion à ce sujet, afin que celui qui a l'honneur de représenter ce pays devant les puissances étrangères puisse dire: - La nécessité d'avoir Rome pour capi­tale est reconnue par la nation entière. »[39]

Selon le ministre, Turin était prête à sacrifier son titre de capitale pour le bien de tous. Malheureusement, le pape et sa curie n'avaient nulle envie de l'imiter. Le problème était politico-religieux. Il tou­chait les catholiques du monde entier et intéressait les relations entre le spirituel et le temporel. Si le pape entrait dans les vues cavourien­nes, il acceptait la cession d'un bien qui était sien, mais il privait aus­si probablement toute la catholicité d'une précieuse liberté de mou­vement.

Don Bosco avait consacré au domaine temporel du pape tout un chapitre de la troisième époque (L'Italie du moyen âge) de sa Storia d'Italia. Il l'avait intitulé: Des biens temporels de l'Eglise et du domaine du Souverain Pontife, et le destinait ouvertement à infuser aux jeunes esprits une juste idée d'un problème débattu sans relâche autour d'eux.

«Chers jeunes, vous entendez souvent parler de nos jours, soit en bien, soit en mal, des biens temporels de l'Eglise et du domaine du Souverain Pontife; il convient maintenant de vous en donner une juste idée», écrivait-il à la pre­mière ligne de son chapitre.

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L'Eglise, «société des croyants gouvernés par leurs pasteurs sous la direction du Souverain Pontife», puisqu'elle a le droit de vivre, a aussi le droit de disposer de quoi se sustenter. L'empereur Constantin accorda au pape un domaine pour permettre à l'Eglise de se garder libre et «indépendante dans l'exercice de ses droits spirituels». Après avoir retracé de son mieux l'histoire du domaine des papes depuis le quatrième siècle, don Bosco continuait:

«Bien que ce royaume ne soit pas très vaste, les puissances catholiques se sont toujours employées avec le plus grand soin à le conserver; c'est pourquoi il se maintient florissant aujourd'hui encore et se conserve comme tel depuis plus de mille deux cents ans. »

Le chapitre s'achevait par plusieurs alinéas d'apologie du paradoxe de la royauté «temporelle» du pape «chef de la religion», laquelle est de nature «spirituelle». L'autorité spirituelle et l'autorité temporelle, qui relèvent l'une et l'autre de Dieu, sont parfaitement conciliables entre elles, expliquait don Bosco. Les exemples de théocratie ne man­quent pas dans l'histoire des Hébreux. Et puis, qu'adviendrait-il si le pape, n'étant plus roi, devenait le sujet d'un prince hérétique ou d'un persécuteur du christianisme? Don Bosco soumettait enfin trois réflexions à la méditation de ses lecteurs:

«Premièrement il est de vraie nécessité que le pape demeure dans un pays libre et indépendant pour pouvoir juger librement des choses de la religion. Deuxièmement, ce domaine temporel n'appartient pas aux seuls sujets des Etats romains, mais on peut le dire propriété de tous les catholiques, lesquels, en fils affectionnés, ont de tout temps contribué et doivent encore actuelle­ment contribuer à conserver la liberté et les biens du chef de la chrétienté. Troisièmement, enfin de même qu'un fils doit aimer l'honneur de son père, respecter et faire respecter ses biens, ainsi nous, les catholiques, tous enfants du même Dieu, nés et éduqués dans la même religion, devons professer le même intérêt pour la liberté, pour l'honneur, pour la gloire et pour les biens de notre père spirituel, le vicaire de jésus Christ, le Pontife Romain. »[40]

A sa façon et comme tant d'autres dans les premières années '60, don Bosco mobilisait les esprits contre le projet cavourien sur Rome capitale.

Avant de disparaître prématurément, Cavour s'était pourtant ingénié à calmer les appréhensions catholiques. Il avait repris l'argu­mentation progressiste de l'époque. Non, le pape ne perdrait pas sa liberté. Bien au contraire, délivré du handicap temporel, il gagnerait /619/ une beaucoup plus grande autorité morale. Il avait dit dans son dis­cours programme du 25 mars 1861:

«Nous devons aller à Rome, mais à deux conditions. Nous devons y aller en accord (di concerto) avec la France [on se rappelle que les troupes françaises étaient à Rome] et sans que la réunion de cette cité au reste de l'Italie puisse être interprétée par les catholiques, en Italie et ailleurs, comme le signe de la servitude de l'Eglise. Nous devons par conséquent aller à Rome sans que l'autorité civile étende son pouvoir sur l'ordre spirituel. Telles sont les deux conditions pour que nous puissions aller à Rome sans mettre en danger le sort de l'Italie. »[41]

«L'Eglise libre dans l'Etat libre», proclamait-il en une formule dont l'ambiguïté fut souvent relevée.

Cavour était mort à l'improviste le 6 juin 1861, mais ses succes­seurs au pouvoir se garderaient de mettre son programme en cause.[42] L'opinion était donc partagée dans l'Italie de 1861-1862. Les esprits libéraux, y compris des rangs catholiques, pouvaient estimer avec Cavour que l'indépendance du pouvoir spirituel serait infini­ment mieux assurée si le souverain pontife était dégagé du poids du royaume temporel.[43] Des prêtres l'affirmaient publiquement à leurs risques et périls.[44] Dans l'Eglise piémontaise, naturellement plus patriote que le reste de la péninsule, nombreux étaient les ecclésiasti­ques qui penchaient en ce sens. A la fin de 1861, ils recevaient inopi­nément pour leader un homme remarquable, l'ex-jésuite Carlo Passa­glia, qui venait chercher refuge à Turin.[45]

Le théologien Carlo Passaglia, disciple du P. Perrone, ultramon­tain convaincu, travailleur acharné, avait accédé en 1845 à la chaire de théologie dogmatique de la Sapienza (Rome). Après les bouleverse­ments de 1848, qui l'avaient contraint à l'exil, il avait enseigné la dog­matique au Collège romain (1850-1857). De part et d'autre, il avait profondément renouvelé l'enseignement par un «retour aux sources» de qualité inhabituelle, notamment par l'utilisation des pères de l'Eglise sur le modèle de Denis Petau. Dans cet esprit, il avait publié un énorme traité De immaculato Deiparae semper virginis conceptu (Naples, 1854- 1855), fournissant à la définition dogmatique de 1854 tous les appuis historiques souhaités. Ce théologien romain mani­festait donc avec le publiciste don Bosco plus d'affinités qu'on ima­ginerait devant la suite des événements. Passaglia avait certes beau­coup plus de métier et de capacités spéculatives, mais il faut avouer que leurs goûts et leurs méthodes se ressemblaient. Cependant, de-/620/ puis 1859, il s'était mis à en différer sur un point alors essentiel. Cette année-là, à la suite d'une maladie et d'imprudences consécutives, Pas­saglia n'avait pas retrouvé sa chaire au Collège romain, avait obtenu sa sécularisation et quitté la Compagnie. Redevenu professeur à la Sapienza, il s'était laissé entraîner dans la cause de l'Italie nouvelle. A l'origine, Pie IX l'avait encore protégé. En 1859 il l'appela à faire par­tie d'une commission sur le domaine temporel des papes; fruit de ses réflexions, Passaglia publia l'opuscule Il pontefice e il principe (Le pon­tife et le prince) (Rome, 1859), pour démontrer la nécessité «relative» du pouvoir temporel du pape pour le libre exercice de son pouvoir spi­rituel. Il avait raison, mais, ce disant, il avait ouvert la porte. Il sauta le pas. Son livre Pro caussa italica ad episcopos catholicos auctore presby­tero catholico (Pour la cause italienne aux évêques catholiques, par un prêtre catholique), publié anonymement le 23 septembre 1861, reconnu par lui le 9 octobre, fut inscrit ce même jour au catalogue de l'Index. Passaglia y prêchait aux évêques de cesser de se montrer hos­tiles à la patrie italienne reconstruite. Pareille exhortation sentait le soufre dans la capitale des Etats pontificaux. Pour sa protection, Pas­saglia dut sur-le-champ fuir Rome et gagner Turin, où il parut une se­maine après le décret. Turin devenait ainsi, à partir de novembre 1861, le centre de la propagande passaglienne pour la conciliation entre le pape et la nation. Il y poursuivait la campagne qui avait tourné court à Rome. Quatre opuscules, dont les titres suggèrent plus ou moins les thèses, sortirent dans les semaines qui suivirent et purent lui être attribués: Della scomunica (De l'excommunication); La questione dell'indipendenza ed unità d'Italia dinanzi al clero (La question de l'indépendance et de l'unité de l'Italie devant le clergé); Lo scisma non è una minaccia dei rivoluzionarii ma una giusta apprensione dei cattolici (Le schisme n'est pas une menace des révolutionnaires mais une juste appréhension des catholiques); Obbligo del vescovo di Roma e ponte­fice massimo di risiedere in Roma quantunque metropoli del regno italico (L'obligation pour l'évêque de Rome et souverain pontife de résider à Rome même devenue capitale du royaume d'Italie). Ce dernier écrit prévenait un risque et une objection. Si Rome, selon le voeu des Pié­montais, devenait capitale de l'Italie, le pape serait tenu de continuer à y résider. Il ne pourrait fuir en Avignon, à Vienne ou ailleurs, évi­demment pour l'humiliation des Italiens. L'activité fébrile de Passa­glia culmina en 1862 dans la recherche d'adhésions à une adresse au pape qu'il avait rédigée. Après avoir reconnu avec rigueur l'autorité dogmatique et disciplinaire du pontife romain et de l'épiscopat, les /621/ signataires demandaient au souverain pontife de se prononcer pour Rome capitale du nouveau royaume d'Italie afin de restaurer la paix entre l'Eglise et la nation. Le document constitua la Petizione di nove­mila sacerdoti italiani a S. S. Pio IX e ai vescovi cattolici con esso uniti (Pétition de neuf mille prêtres italiens à S. S. Pie IX et aux évêques catholiques en communion avec lui) (Turin, 1862). Simultanément, avec le bihebdomadaire Il Mediatore (Le Médiateur) (Turin, 1862-1866), Passaglia donnait un organe périodique au mouvement ainsi créé dans le clergé. En 1863, année où il sera élu député au parlement, il essayera de fonder, mais sans succès, une « Société ecclésiastique ita­lienne. »[46]

Inévitablement, le nom de Passaglia revenait fréquemment en 1861-1862 dans les conversations des ecclésiastiques de Turin. Ils qualifiaient communément ses partisans de Passagliani.[47] On ne sait si don Bosco et les siens furent sollicités d'entrer dans le mouvement contestataire du «fameux» (famigerato) Passaglia, comme Bonetti le qualifiait alors dans un cahier de ses Annali. Ce chroniqueur a seule­ment relevé que, le 2 mai 1862, les clercs de l'Oratoire se mirent à par­ler de Passaglia devant don Bosco, que celui-ci manifesta quelque réti­cence à intervenir, qu'à son avis les discours n'avaient nulle prise sur le personnage et qu'il fallait seulement prier le Seigneur pour lui.[48]

Au début de juin, don Bosco s'associa de coeur, mais sans éclat, au geste de solidarité catholique organisé par Pie IX pour la canonisation des martyrs japonais.[49] Le pape condamna vigoureusement les er­reurs du rationalisme moderne et redit son attachement au pouvoir temporel. Don Bosco reçut des nouvelles des fêtes romaines.[50] Sa participation ouverte n'allait pas au-delà, Il écrira plus tard dans une réédition de sa Storia ecclesiastica un paragraphe sur l'aspect mission­naire de la célébration, mais les chroniques salésiennes et les lettres conservées de l'époque ne firent pas écho aux propos énergiques du souverain pontife.

A l'approche d'Aspromonte,[51] le refus de don Bosco de prendre position dans le débat sur la question romaine était de plus en plus mal toléré par les siens. «Nous voulons Rome», «Rome ou la mort!», criait-on en ville. Impossible d'esquiver le problème dans la capitale surchauffée du nouvel Etat. Le 7 juillet, les clercs de don Bosco par­vinrent à le faire parler. Bonetti écrivit sans ambages:

«Le soir, nous trouvant avec don Bosco, nous avons cherché à le faire discou­rir pour apprendre comment nous devons nous régler en ces temps particuliè-/622/ renient calamiteux et, sans qu'il s'en aperçoive, nous sommes parvenus à lui tirer de la bouche ce qui suit. »[52]

Don Bosco répondit par deux anecdotes qui le mettaient en scène. Les pirouettes des dialogues et l'imprécision de l'argumentation étaient significatives de son embarras. Bien que ce détail n'ait pas été spécifié, le premier récit le situait au milieu d'ecclésiastiques à la recherche, dans le Nouveau Testament, d'un principe d'obéissance (ou de désobéissance) raisonnée au pape Pie IX. Ils alléguaient le sou­hait: Sit rationabile obsequium vestrum de Romains 12, 1 .

«Je me suis trouvé aujourd'hui dans une maison au milieu d'un groupe de démocrates. Après qu'on eût parlé de diverses choses indifférentes, le dis­cours tomba sur les affaires politiques du jour. Le fait est que ces liberalorai voulaient savoir ce que don Bosco pensait de l'entrée des Piémontais à Rome et qu'ils l'interrogeaient là-dessus. Don Bosco, convaincu que se mettre à dis­courir à ce sujet avec ces gens-là revenait à perdre inutilement sa salive, répon­dit aussitôt avec netteté: - Je vous dirai immédiatement ce que je pense: je suis avec le pape, je suis catholique, j'obéis aveuglément au pape. Si le pape di­sait aux Piémontais: Venez à Rome, alors je dirais aussi: Allez-y. Si le pape dit que les Piémontais à Rome, c'est un vol, alors je le dis aussi. Mais ils se mirent à crier: Sit rationabile obsequium vestrum. - Oui! Que votre soumis­sion soit raisonnable; mais, par exemple, pour ce que nous devons dire nos prières matin et soir, pour notre manière de nous tenir quand nous faisons chaque jour un peu de méditation. Oui, en cela et pour les affaires du même genre, sit rationabile obsequium vestrum! Mais, pour ce qui regarde un dogme de foi, alors si nous voulons être catholiques, nous devons croire et penser comme le pape pense et croit. - Mais, dites-nous au moins ce que vous pen­sez sur cette entrée. - Voici ce que je pense et ce que je vous dis. C'est un rêve que les Piémontais aillent à Rome; c'est un rêve que les Piémontais, s'ils y allaient, puissent y rester. Et puis, je vous dis aussi qu'en rêvant on peut se casser la figure. - Ils éclatèrent de rire et se dirent satisfaits. C'est ainsi qu'on s'en tire sans entrer dans un débat, quand il est impossible d'en sortir sans s'échauffer la tête et s'entêter plus encore sur ses positions.»

Le chroniqueur passait aussitôt à la deuxième anecdote. Cette fois don Bosco s'entretenait avec une seule personne, que l'on croirait plu­tôt simplette.

«Une autre fois, quelqu'un voulait me faire parler du pouvoir temporel du pape. Je lui demandai immédiatement: - Voulez-vous que l'on traite de cette question au sens théologique, au sens philosophique ou au sens oratoire? L'autre répondit: - Mais je ne sais pas ce que cela veut dire. - Voyez! Cette question peut être traitée ou selon la théologie ou selon la philosophie ou /623/ selon l'art oratoire. Il répliqua: - Mais je n'ai jamais étudié tout cela. Alors je lui dis: - Eh bien, tâchez de vous instruire là-dessus, puis revenez et nous parlerons. Mais nous mettre à discourir à perte de vue de ce que nous igno­rons, c'est nous exposer à dire des erreurs plus grosses les unes que les autres. Si vous désirez vous instruire en cet ordre de choses, je pourrais vous indiquer les auteurs. Et ainsi il se tut.»[53]

Cette double anecdote dialoguée n'illustre pas précisément les aptitudes dialectiques de notre don Bosco. Mais elle nous apprend plusieurs choses. En pratique, don Bosco tenait à obéir au pape « aveu­glément » sans discuter ses instructions. Il semblait même en faire une question de fidélité «dogmatique». Par ailleurs, il évitait les discus­sions théoriques sur le problème de Rome et du pouvoir temporel des papes. Il ne parvenait vraisemblablement plus à justifier la position conservatrice de la cour de Rome. «Théologiquement parlant», il fal­lait s'y soumettre; mais «rationnellement» ou «philosophiquement», ce n'était plus très explicable. On retiendra de ces dialogues que, pour lui, si le pape avait dit aux Piémontais de 1862 d'entrer à Rome, il eût été sur-le-champ d'accord avec son gouvernement quand il réclamait cette ville pour capitale. Il n'y aurait pas vu d'obstacle. Dont acte!

Mais, de la sorte, il donnait plus ou moins raison à ceux pour qui le refus du pape relevait du caprice plutôt que d'une sagesse raisonnée. Il n'importe, avait-il confié à ses collaborateurs au début du mois de mai: «Nous préférons aller en paradis avec Pie IX par suite de son caprice plutôt qu'en enfer avec toutes les spéciosités du monde! »... [54] En somme, don Bosco ne prenait le parti du pape que par discipline religieuse. Mais il en faisait une exigence absolue. Son ecclésiologie voulait que toute séparation d'avec le pape entraînât la séparation d'avec le Christ et donc le péril de la damnation. Quand, en 1870, les Piémontais s'empareront de Rome et que, contrairement aux prévi­sions de notre saint, ils y resteront, il ne protestera pas. Durant les années soixante, son seul loyalisme envers le souverain pontife l'avait empêché d'approuver Victor-Emmanuel II. Ensuite, devant le fait accompli, il rendra à César victorieux ce que la force, à défaut de rai­son politique, lui avait concédé.

La propriété des Letture cattoliche

Au printemps de cette année 1862, une affaire liée aux Letture cat­toliche venait de le troubler profondément.

/624/

Un mois après l'autre, il continuait de voir sortir et expédier aux abonnés les petits fascicules de cette revue populaire née dix ans plus tôt. Il portait allègrement cette charge, qu'il partageait toutefois avec un représentant de l'évêque d'Ivrea. Le prêtre Francesco Valinotti tenait la direction administrative de la revue, depuis son bureau dénommé Direzione delle Letture Cattoliche, sis, comme nous savons, non pas à l'oratoire du Valdocco, mais 11, via San Domenico à Turin, ainsi que le spécifiaient avec insistance les couvertures bleues des livrets du temps.

Don Bosco continuait d'y publier sous son nom la série de Vite dei papi (Vies des papes) qu'il avait entreprise en 1857. Trois fascicules de «Vies de papes» étaient sortis en 1859, deux en 1860, un en 1861; un fascicule verra le jour en 1862, et ainsi chaque année jusqu'en 1865; puis la série s'éteindra. Heureusement, est-il permis de dire, car la réputation de don Bosco allait plutôt en souffrir. Les légendes avaient définitivement envahi ses histoires de papes. Nous les laisserons dor­mir en paix autant qu'il est possible.[55] C'était peut-être la part la moins bonne de la revue au cours de ces années.

Arrêtons-nous plutôt aux titres des mois qui précédèrent le déclen­chement de l'affaire Mgr Moreno. En janvier 1861, la collection publia «Les enfants vertueux», par Luigi Friedel;[56] en février «Le trésor caché, ou prix et excellence de la sainte messe»,[57] par le bien­heureux Léonard de Port-Maurice; en mars «La vie du saint martyr Tascius Cecilius Cyprien, évêque de Carthage »,[58] par le prêtre Re; en avril, l'anonyme «Exemples édifiants proposés à la jeunesse»; [59] en mai, évidemment traduit du français, «L'Eglise» par Mgr de Ségur;[60] en juin, l'anonyme «Victoire et Eugénie, ou la courtoisie et la cha­rité»;[61] en juillet, «S'abstenir de travailler les jours de fête »,[62] par M. D. Olivieri. Trois productions de don Bosco suivirent: en août, «Une famille de martyrs, ou vie des saints martyrs Marius, Marthe, Audifax et Abaque, et leur martyre, avec un appendice sur le sanc­tuaire qui leur est dédié près de Caselette»,[63] par le prêtre Giovanni Bosco; en septembre, «Notice biographique sur le jeune Magone Michele, élève de l'oratoire S. François de Sales», [64] par le prêtre Gio­vanni Bosco; et, en octobre, une «Vie de pape»: «Le pontificat de S. Denis avec appendice sur S. Grégoire le Thaumaturge»,[65] par le prêtre Giovanni Bosco. Des noms alors connus figuraient au frontis­pice des fascicules qui venaient ensuite: en novembre, «Le paradis sur terre dans le célibat chrétien»,[66] par G. Frassinetti; en décembre, «Notice sur la bienheureuse Panasie, bergère du Val de Sesia»,[67] par /625/ Silvio Pellico; en janvier 1862, «Dévotion des sept dimanches consa­crés à honorer les douleurs et les allégresses de saint Joseph»,[68] par «P. Ughet», un patronage assez suspect ;[69] en février, «La jeune Sibé­rienne, ou l'amour filial»,[70] par Xavier de Maistre; en mars, «Les orphelins juifs»,[71] traduit du français avec quelques chants pour la fête de la Sainte Enfance; en avril, «L'Orphelin de Fénelon, ou les effets d'une éducation chrétienne».[72] La revue, poursuivait son che­min. Etrangère à la littérature et aux recherches plus ou moins scienti­fiques, elle s'efforçait, avec un bonheur divers, d'intéresser, d'ins­truire et surtout d'édifier le peuple catholique.

Au printemps de 1862, don Bosco installait chez lui un embryon d'atelier d'imprimerie. Quoi de plus naturel que d'y faire imprimer les petits fascicules des Letture cattoliche qui, jusqu'alors, avaient été confiés à des imprimeurs de la ville? Il avait déjà préparé «les caractè­res, le papier, les formats, une machine correspondant aux imprimés de Paravia», l'imprimeur ordinaire des numéros précédents. Il annon­çait même, peut-être pour inquiéter son interlocuteur: «L'impression est commencée, j'ai la matière prête pour tous les fascicules de cette année... ».[73] Mais le changement n'était pas du goût de l'évêque Moreno, qui avait présidé au lancement de la publication. Au début de mai 1862, une lettre rédigée au nom de l'évêque par le provicaire général d'Ivrea Angelo Pinoli déplora la décision de don Bosco, parce que, de la sorte, il faisait acte de propriétaire de la revue.[74] Don Bos­co réagit le 10 du mois avec une âpreté exceptionnelle par une let­tre à l'administrateur Valinotti, qui lui avait remis le pli d'Ivrea. Il commençait:

«Vous ne pouvez imaginer, M. le Théologien, quelle douloureuse sensation m'a causée la lettre que vous m'avez communiquée au sujet des Letture catto­liche, tant par sa teneur que par la personne à laquelle elle se référait. J'ai plu­sieurs fois tenté d'y répondre hier, mais l'agitation m'en a toujours empêché. Ce matin seulement, après avoir célébré le sacrifice de la sainte messe et tout recommandé au Seigneur, je réponds par le simple récit des faits sous leur véritable jour. »

Un alinéa condensait son action de dix années au service de la revue:

«Je n'ai jamais pensé que les Letture cattoliche fussent la propriété d'autrui. J'ai tracé le programme, j'ai commencé l'impression, je l'ai toujours contrôlée et corrigée avec le maximum de diligence; chacun des fascicules a été composé ou rédigé par moi en un style et un langage adaptés. J'ai toujours été responsa-/626/ ble de ce qui avait été imprimé. J'ai fait des voyages, j'ai écrit et fait écrire des lettres pour la diffusion de ces Letture. L'opinion publique, le Saint Père en personne dans trois lettres qu'il m'a adressées, me considèrent comme l'auteur des Letture cattoliche.»

Amer, il rappelait une réflexion de don Pinoli:

«Nous ne devons pas attendre de ces Letture un quelconque avantage maté­riel. Si l'on en retire quelque bénéfice, il sera bon pour l'Oratoire, qui en aura certainement besoin. »

Don Bosco observait, ironique:

«Je gagnerais certainement un beau bénéfice si, après avoir durement peiné pendant dix ans pour ces Letture sans jamais recevoir un sou, je ne pouvais maintenant même pas avoir celui de donner du travail avec elles à mes enfants!»

Dans son dépit, il s'exclamait:

«Mais jamais personne ne m'a contesté la maîtrise (padronanza) d'une affaire par moi commencée puis continuée au prix de tant de fatigues et de tant de dépenses! »

A l'objection financière: «On pourra dire: il y a des dettes à payer», il rétorquait vertement:

«Qu'on les paye! Je travaille depuis dix ans et je n'ai jamais cherché un sou. Je n'en veux pas non plus aujourd'hui, parce que, en ce qui concerne la gloire de Dieu, je ne me laisserai jamais guider par un sordide intérêt. »[75]

Nous nous garderons bien de juger du différend. Comme trop sou­vent, les responsabilités n'avaient pas été clarifiées à l'origine par un document en forme. Les deux parties avaient mené l'affaire sur un ma­lentendu.

Don Bosco ne rapporta pas sa décision de faire imprimer les Letture cattoliche au Valdocco «pour donner du travail» à ses pauvres enfants. Le numéro d'août de la revue, une histoire des pontificats des papes Félix et Eutychien qu'il avait composée lui-même, sortit officielle­ment de la presse de la Tipografia dell'Oratorio di S. Francesco di Sales. Progressivement, tous les fascicules des Letture en proviendraient. Mais, ce faisant, don Bosco n'endossait-il pas un passif, que Paravia prétendra bientôt récupérer? Il faudra cinq années de débats et les patientes interventions du comte Cays pour parvenir à une solution acceptable sur le règlement des dettes et de la propriété des Letture /627/ cattoliche.[76] La question brouillera deux grands amis des années cin­quante: l'évêque Moreno d'Ivrea et notre don Bosco.

Don Bosco éducateur charismatique

Par sa présence habituelle, ses confessions, ses conversations et surtout ses buonenotti vespérales, don Bosco assumait lui-même la part majeure de l'éducation morale des jeunes et du personnel du Val­docco. Il modelait l'esprit de la maison. Son action, enveloppée à notre regard d'un halo plus ou moins poétique pour les années anté­rieures, est mieux perceptible à partir de 1860 grâce à des cahiers de chroniques que des disciples fervents se mirent alors à rédiger. Une «commission des sources» fut créée en mars 1861 pour enregistrer ses interventions, ses «songes» en particulier.[77] Don Bosco était devenu un maître charismatique objet de la protection manifeste du Seigneur; l'opinion locale lui attribuait des miracles et des prophéties. Rédigée en mars 1861, la déclaration fondatrice de la «commission des sour­ces» suffit à en témoigner:

«Les dons magnifiques et lumineux qui resplendissent en don Bosco, les faits extraordinaires survenus en lui et que nous admirons encore aujourd'hui, sa façon admirable de diriger la jeunesse sur les voies ardues de la vertu et les grands desseins qu'il a nourris en esprit pour l'avenir, nous révèlent en lui quelque chose de surnaturel et nous font présager des jours plus glorieux encore pour lui et pour l'oratoire. »

C'est pourquoi ces jeunes gens voulaient «empêcher que rien de ce qui appartient à don Bosco ne tombe dans l'oubli» et faire tout ce qui était en leur pouvoir pour en conserver le souvenir, «afin qu'un jour resplendissent ces phares lumineux pour éclairer le monde entier pour le bien de la jeunesse. »[78]

Echo de l'opinion environnante, Ruffino, entré à l'Oratoire en 1859, notait dans l'un de ses cahiers au cours de l'année suivante:

«On dit que don Bosco a ressuscité un mort, c'est-à-dire qu'un jeune tomba malade et fut à toute extrémité. Il fit appeler don Bosco qui arriva quand il était déjà mort. Ses parents en étaient extrêmement affligés. Mais don Bosco les tranquillisa; il s'approcha du défunt et fit une courte prière. A cet instant le froid cadavre se réanima et cria: - Oh, don Bosco, si vous n'étiez pas venu vite me délivrer, les démons voulaient me traîner en enfer. Puis il se confessa de tous ses péchés et de nouveau expira. »[79]

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Cette résurrection en forme, évidemment le miracle le plus sen­sationnel mis alors au compte de don Bosco, en laissait présager d'autres, par exemple ceux que Bonetti consignait dans un cahier probablement contemporain: l'admirable conversion d'un athée, le chien gris, la multiplication des châtaignes et la multiplication des hosties.[80]

Ruffino recueillait aussi des prophéties de don Bosco. Ainsi, au cours de 1860: «[On dit] que don Rua doit survivre cinquante ans à don Bosco et écrire une histoire; que don Rua et Ballesio doivent être [un jour] les plus vieux de la maison; que Jarach doit vivre 36 ans. »[81] Ruffino entendait lui-même don Bosco annoncer un soir de mai 1860: «Un jeune de la maison a besoin de se préparer à la mort.» A toute éventualité, il inspectait les mines autour de lui: «Gilardi a la fièvre, Perona est à l'hôpital du Cottolengo, Bocca à celui des Cavalieri avec Bolei, Enria a mal, Ravisso un peu de mal et Battu le front gonflé. »[82] Le 31 octobre, il enregistrait une confidence du clerc Baravalle qui, à sa première confession à don Bosco, alors qu'il n'était qu'à peine connu de lui, l'avait entendu lui dire le problème qui le préoccupait.[83] Le 10 ou le 11 novembre, il notait une guérison Davico à la suite d'une prière à Dominique Savio sous la conduite de don Bosco.[84] Le 24 dé­cembre, il écrivit:« 24. Don Bosco a dit: - Il y en a parmi nous qui, dans quelques mois, n'y seront plus. Et celui-là n'y pense pas. Nous ferons en sorte de remplir un peu son sac avant qu'il s'en aille. »[85] A la même époque, il apprenait de don Bosco que Castellano - c'est­à-dire le clerc Luigi Castellano décédé récemment chez lui - «est en Paradis», mais que Racca - c'est-à-dire l'élève Giovanni Racca, 10 ans, mort brutalement le 13 décembre - « a grand besoin de nos prières. »[86] En juillet 1862, depuis S. Ignazio sopra Lanzo, don Bosco dénonçait les entorses au règlement de divers garçons de l'Oratoire de Turin.[87] Quelles que soient les explications données à ces faits, un point est bien assuré: la maison de don Bosco évoluait dans une atmos­phère merveilleuse, qui influençait la psychologie et le comportement des garçons et des maîtres. Elle rassurait et même enchantait les uns; elle inquiétait ou désolait les autres.

Une pédagogie associant la confiance et la crainte

Une idéologie de gloire de Dieu et de salut des âmes, mais aussi de paradis et d'enfer, de bonheur ineffable et de malheur effrayant inspi­rait la pédagogie morale et religieuse de don Bosco. Elle combinait la /629/ crainte de Dieu et la confiance filiale en lui. Il l'appliquait avec succès à un peuple de jeunes façonné par un catholicisme immémorial.

Les conditions d'entrée d'un garçon à l'Oratoire, clairement spéci­fiées en annexe de la circulaire déjà mentionnée de juillet 1860,[88] dessinaient le profil de l'élève, à qui don Bosco s'efforçait d'inculquer un peu de sagesse. Si le jeune était destiné à un «art» ou à un métier, il devait être «sain, robuste», avoir douze ans accomplis et pas plus de dix-huit ans. La maison s'engageait à lui fournir le logement, la nour­riture et l'instruction morale et religieuse jusqu'à la fin de son appren­tissage dans l'un des métiers existant dans l'institut. S'il était destiné aux études, il devait avoir parcouru le cycle élémentaire, être sain, exempt de difformités physiques et présenter un certificat de bonne conduite morale. La maison lui assurerait le logement, la nourriture et un enseignement en série classique latine. Dans l'un et l'autre cas, le jeune devrait s'accommoder des menus, de la discipline, de l'instruc­tion et des professions exercées, selon «le plan de règlement en usage dans la maison». Ce règlement accordait une place prééminente à l'instruction morale et religieuse. La notice nous signifie, s'il en est besoin, que l'oratoire de don Bosco au début des années '6o n'avait rien d'un centre de redressement pour jeunes délinquants ni d'un foyer pour handicapés physiques ou mentaux. La pédagogie morale y était appliquée à des enfants ordinaires de familles piémontaises du temps, qui étaient toutes de tradition chrétienne et même catholique.

Don Bosco frappait ces esprits par des récits oniriques, qui n'étaient pas toujours de véritables rêves, mais parfois et peut-être souvent des histoires ou, selon un mot qui lui était favori, des «paraboles» habil­lées en songes. Le «songe des quatorze tables», raconté les 5 et 6 août 1860, est un bon exemple de parabole onirique. Ses garçons, disait don Bosco le 5 août, étaient disposés le long d'une table qui, partant du pied d'une montagne, allait se perdre dans le ciel; ceux du bas absorbaient des mets peu ragoûtants, ceux du haut des mets délicieux. L'allégorie parlait d'elle-même. Le 6, à une question sur leurs rangs à table, don Bosco, qui ne se souvenait plus d'avoir parlé la veille d'une table unique, expliquait à ses auditeurs qu'ils étaient assis autour de quatorze tables de mieux en mieux garnies au fur et à mesure que la montagne s'élevait.[89] Les récits sur trois nuits consécutives de la fin de l'année 1860 furent présentés comme des songes par don Bosco.[90] Le chroniqueur Bonetti, reflet de l'opinion enthousiaste, les qualifia sereinement de «célestes visions.»[91] Dans son rêve, don Bosco s'était trouvé en la compagnie de don Cafasso - mort, comme nous savons, /630/ six mois auparavant - à qui il avait demandé conseil pour l'étrenne spirituelle de ses enfants. Ses garçons devaient présenter des comptes en règle, lui avait fait comprendre Cafasso. Les possesseurs de comp­tes satisfaisants recevaient de bons gâteaux; aux mauvais comptes on ne donnait rien. D'ailleurs ces malheureux avaient, soit la langue pourrie, soit le coeur vide, soit les yeux bandés, soit la tête dans un nuage de fumée, soit le coeur plein de terre. «Que faire? demandait don Bosco à don Cafasso. - Tu le sais bien, répondait celui-ci. - Mais encore? - Eh bien, fais attention, fais attention. » Problème! Le capo d'anno se prêtait aux graves monitions. Au terme de 1861, don Bosco invita tout son monde (clercs et élèves) à passer chez lui pour recevoir une consigne personnelle de la Vierge Marie. Les exhorta­tions, dont un bon nombre sont connues,[92] invitaient toutes de quel­que manière à pratiquer une ou plusieurs vertus: chasteté, courage au travail, piété, charité, humilité... Quelques-unes, sur le ver qui ronge, le coeur plein de terre.., rappelaient le songe de la fin 1860.

Immanquablement, les lecteurs des consignes mariales, les audi­teurs du songe des quatorze tables, des soirées Cafasso et des récits oniriques d'inspiration voisine étaient renvoyés à leur propre cons­cience. S'ils la jugeaient en paix, éventuellement à la suite d'une con­fession sérieuse, les discours de don Bosco les encourageaient à pro­gresser sur le «chemin de la vertu». Don Bosco les rassurait: Dieu toujours présent à leurs côtés les protégeait et leur procurait sa grâce. L'Eglise entière, le peuple des «bons», bénéficiait, leur enseignait-on, des deux colonnes salvatrices de la Vierge et de l'hostie.[93] Ainsi pour­vus et la conscience en ordre, les jeunes étaient heureux. Don Bosco le leur disait et ils l'éprouvaient eux-mêmes. Le pain doré et les vête­ments resplendissants du haut bout de la table les enchantaient dans le songe des «quatorze tables». Les songes Cafasso leur donnaient la satisfaction de comptes en règle avec Dieu. Ils goûtaient déjà leur récompense, que de bons gâteaux symbolisaient. Comme Dominique Savio, qui s'en était trouvé littéralement «ravi», ils imaginaient avec bonheur les joies promises au terme de leur existence.[94] Les jeunes de cette sorte ne manquaient pas chez don Bosco. Lui-même disait son admiration devant la qualité d'âme de plusieurs de ses disciples, que le péché grave n'avait jamais abîmés.[95] A eux le bonheur de la confiance en soi, en Dieu et en sa grâce. La mort, terrible au pécheur, leur était douce et paisible. Selon les biographies exemplaires que don Bosco écrivait alors sur eux, Michele Magone et Francesco Besucco par­taient dans l'éternité comme s'ils voulaient encore sourire.[96] Ces /631/ âmes candides n'éprouvaient nulle frayeur du «jugement particulier». Anges et saints veillaient sur leurs derniers instants. En éducation, don Bosco usait constamment du levier réconfortant de la con­fiance.[97]

Mais il tenait aussi à un autre instrument, sur lequel le silence s'éta­blirait un jour. Les songes de 1860 opposaient les bons et les autres, plus ou moins tristi, c'est-à-dire mauvais. Les étrennes spirituelles les bousculaient et les tourmentaient: «Tu penses beaucoup à ton corps, peu à ton âme; la mort approche, prépare-toi»; «Médite davantage sur l'éternité. »[98] Si, comme on les en pressait, ils examinaient leurs cons­ciences, ils s'identifiaient, soit à tort (c'était le risque d'une méthode qui pouvait désespérer les scrupuleux), soit non sans raison, avec les langues pourries, les coeurs vides ou pleins de terre, les têtes dans les nuages, les yeux aveuglés des songes. Le dégoût d'eux-mêmes et, dans le contexte du lieu et du temps, la crainte du Dieu des derniers jours les décideraient peut-être à s'amender, à modifier leur conduite, en un mot à se convertir par une authentique confession.

Don Bosco exploitait la peur du diable, de la souffrance et de la mort. Un songe daté du 5 juin 1862 mettait en scène l'énorme cheval rouge de l'Apocalypse, qui semait l'épouvante sur le terrain de jeux de l'Oratoire et à la vue duquel la marquise de Barolo tombait éva­nouie.[99] Le 20 août 1862, le mal prenait la forme d'un gros serpent.[100]

Les chrétiens du temps de don Bosco entendaient sans cesse prê­cher sur la destinée éternelle scellée par le dernier soupir. Nous savons que l'Oratoire pratiquait l'exercice mensuel de la bonne mort. Les méditations du début du Giovane provveduto touchaient pour moitié aux fins dernières. On ne concevait pas de retraites spirituelles sans de longues considérations sur la mort et l'éternité. Très naturelle­ment, à l'Oratoire en 1865, le premier fioretto d'une neuvaine prépa­ratoire à la fête patronale de S. François de Sales donnait le ton à la série par un rappel de la proximité de la mort.[101] Plus frappant à nos yeux, depuis 1858 cinq soirées consécutives du Mois de mai de don Bosco étaient consacrées aux fins dernières. Les jeunes assemblés pour célébrer le mois de Marie entendaient donc, le quinzième jour, des considérations sur «la mort»; le seizième, sur le «jugement parti­culier»; le dix-septième, sur «le jugement universel»; le dix-huitième, sur «les peines de l'enfer»; et, le dix-neuvième, sur «l'éternité des pei­nes de l'enfer. »[102] Ces méditations volontairement effrayantes entre­tenaient dans les âmes la crainte de Dieu. La crainte y occupait alors assurément plus de place que la confiance en sa /632/ miséricorde et en sa bonté. Les méditations répétées des fins dernières infusaient avec persévérance la peur du jugement divin à la suite des péchés commis. Les deux discours du Mois de mai sur l'enfer ne pouvaient que faire peur. Leur signification peut paraître moindre que ceux sur la mort et le jugement particulier. Ils nous édifieront assez sur le climat de crainte entretenu par don Bosco dans son oratoire de Turin. La mort était le seul instant tout à fait décisif de l'existence; de là, son carac­tère «terrible». Bien entendu, dans le courant des jours, don Bosco s'efforçait d'apaiser l'épouvante des mourants, qu'il exhortait à se remettre entre les mains de Dieu.[103] Mais bien triste, expliquait-il, avait été la mort d'une prostituée au chevet de laquelle il fut un jour appelé.[104] «Terrible moment, s'exclamait-il dans le Mois de mai, dont dépend ton éternel salut ou ton éternelle damnation!» Il achevait sa méditation dans la stupeur:

«Comprends-tu, chrétien, ce que je te dis? Je veux dire que de ce moment dépend soit l'entrée pour toujours en Paradis ou pour toujours en enfer; ou toujours heureux ou toujours malheureux; ou toujours fils de Dieu ou tou­jours esclave du démon; ou toujours vivre dans la joie avec les anges et les saints dans le ciel ou gémir et toujours brûler avec les damnés en enfer. Oh! mon Dieu, dès maintenant je me convertis à vous; je vous aime, je veux vous aimer et vous servir jusqu'à la mort. Très sainte Vierge, ma bonne mère, aidez-moi en cet instant. Jésus, Marie, joseph, que mon âme expire en paix avec vous! »[105]

A la suite, la scène du jugement particulier, dont le réalisme rap­pelle certaines sculptures des porches et des chapiteaux des sanctuai­res du Moyen Age, était atroce. «Les plus grands saints ont tremblé à l'idée de comparaître devant Dieu pour être jugés», rappelait don Bosco, qui reprenait là une méditation du Giovane provveduto, intitu­lée elle aussi: Il giudizio (Le jugement). Il plantait le décor: un Dieu juge sévère et irrité, une âme épouvantée, un livre de comptes grand ouvert, des diables aux aguets au-dessus d'un enfer, dans lequel les damnés sont précipités à la seconde de la promulgation de la peine. Après la mort, le Dieu de miséricorde disparaissait derrière l'impi­toyable Dieu de justice. Terreur partout![106] Pour l'âme, «se trouver seule devant Dieu qui est là pour la juger» suffit à la transir d'effroi. Le bien et le mal de sa vie sont étalés, le mal surtout.

«On ne peut trouver ni excuse, ni prétexte. S. Augustin dit que nous aurons au-dessus de nous un juge indigné, d'un côté les péchés qui nous accusent, de l'autre les démons prêts à exécuter la condamnation, au-dedans la conscience /633/ qui nous agite et nous tourmente, au-dessous un enfer sur le point de nous engloutir. A cet instant, l'âme voudrait s'enfuir, mais la force puissante de Dieu la retient: manif estari oportet. »

«Bienheureux les chrétiens qui comparaîtront devant Dieu avec un bagage de bonnes oeuvres! », s'exclamait don Bosco. Car chacun devra rendre un compte scrupuleux de tous ses manquements à la loi divine.

«Avant de proférer la sentence, le Sauveur soumettra à examen ce que nous avons fait pendant notre vie. Il ouvrira les livres de notre conscience. »

Notre prédicateur n'augurait pas grand bien de la conscience ordi­naire des gens qui se disent chrétiens. Ecoutons-le parler comme tant d'orateurs de missions paroissiales:

«Dans ces livres, dans cette conscience, que ne verra-t-on pas! Aïe! Qui es-tu? Ce sera la première question: qui es-tu? - Un chrétien, répondras-tu. - Si tu es un chrétien, je vais voir si tu as observé ma loi. Et il commencera à te rappe­ler les promesses de ton saint baptême, par lesquelles tu as renoncé au démon, au monde, à la chair; il te rappellera les grâces accordées, les sacrements fré­quentés, les sermons, les instructions, les réprimandes de tes parents; tu ver­ras tout étalé devant toi. - Et toi, dira le juge, au mépris de tant de dons, de tant de grâces, comme tu as mal correspondu à ta profession de chrétien! Tu avais à peine commencé à me connaître que tu as commencé à m'offenser. Quand tu as grandi, tu t'es moqué plus encore de ma loi. Messes manquées, profanation des jours de fête, blasphèmes, confessions mal faites, commu­nions sans fruit et parfois sacrilèges, voilà ce que tu as fait au lieu de me servir. »

A l'intention probable de ses jeunes, don Bosco insistait sur les conversations scandaleuses, qu'il redoutait particulièrement:

«Le divin juge se tournera ensuite rempli d'indignation vers le scandaleux et lui dira: - Tu vois cette âme qui marche sur la route du péché? C'est toi qui, par tes conversations, lui as appris le mal. Tu vois cette autre là-dessous en enfer? C'est toi qui, par tes perfides conseils, me l'as enlevée, qui l'as remise au démon et tu as été la cause de sa perdition. »

A cet endroit, don Bosco demandait formellement d'avoir peur: «Tremble, chrétien, devant cet examen et commence dès maintenant à calmer la colère du juge suprême par le regret immédiat de tes péchés. » Alors, il sera trop tard! En vain l'âme traquée cherchera des avocats, en vain elle implorera la pitié de son juge. Don Bosco était /634/ formel: «Le temps de la miséricorde est clos avec la mort. » Les anges, les saints, la très sainte Vierge elle-même ne peuvent rien pour tempé­rer la rigueur de la décision sur un défunt. «Au nom de tous, [la Vierge] répondra: - Tu m'appelles maintenant à ton secours? Tu n'as pas voulu dé moi pour mère durant ta vie, je ne veux plus de toi pour fils après ta mort. Je ne te connais plus. » La sentence approche:

«Le pécheur, qui ne trouve aucune issue, épouvanté par l'air menaçant de son juge et à la vue de l'enfer ouvert sous ses pieds, s'exclamera plein de terreur: - Horrendum est incidere in manus Dei viventis. Il est horrible de tomber entre les mains d'un Dieu qui vous juge. Au même instant le juge proférera la terrible sentence: - C'est ta bouche qui t'a jugé, serviteur infidèle. Ex ore tuo te iudica, serve nequam. Va-t-en loin de moi, mon Père céleste t'a maudit, et moi je te maudis, va au feu éternel. Ces mots proférés, l'âme est abandonnée aux mains des démons, qui l'entraîneront avec eux pour souffrir les tour­ments de l'enfer. Terrible et épouvantable sentence! »[107]

L'enfant qui lisait le Giovane provveduto, l'écolier et l'apprenti qui écoutaient les méditations du Mois de mai et les prédications analo­gues des exercices spirituels réfléchissaient et prenaient peur. Ils ima­ginaient le terrible tintement de l'heure du jugement, à quoi s'ajou­taient les sonneries effrayantes des trompettes angéliques, selon un cantique du temps qui fut introduit dans le Giovane provveduto.[108] Ces impressions de leur jeunesse les accompagneraient peut-être toute leur vie. En ces années soixante, la peur de la mort qui fige pour l'éter­nité le destin de l'âme après le dernier soupir et celle du juge divin qui la saisit alors sans pitié étaient essentielles à la pédagogie religieuse et morale de don Bosco. Il la provoquait sans relâche.[109] Il ne s'agissait nullement d'une tactique terrorisante, car ces peurs étaient aussi les siennes. Mais sa douceur «salésienne» et son indulgence légendaire envers la jeunesse ne l'empêchaient pas de lui tenir un langage d'apo­calypse. Sa pédagogie religieuse était fille du Moyen Age et du temps de la Réforme aussi bien catholique que protestante.[110]

Le sens positif qu'il gardait de la nature humaine l'incitait à s'appuyer sur elle. Confiant en Dieu créateur et sauveur, il exploitait le ressort intérieur qui porte l'âme au bien. Mais, que cela nous sur­prenne ou non, pour redresser les comportements coupables, il recou­rait persévéramment aux images des «fins dernières» devenues tradi­tionnelles dans la prédication chrétienne. Un puissant courant de pensée religieuse prédisposait ses auditeurs, quel que fût leur âge, à le croire. Dans ces cas, le Dieu des miséricordes disparaissait derrière /635/ le Dieu des vengeances. La pédagogie de don Bosco appelait à la crainte autant et parfois plus qu'à la confiance.[111]

Les diableries de février-mars 1862

Lui-même craignait le diable, personnage qui faisait beaucoup par­ler de lui au début des années soixante. En septembre 1862, les Let­ture cattoliche publièrent un fascicule intitulé: «La puissance des ténè­bres avec des observations dogmatiques et morales sur les esprits maléfiques et les maudisseurs humains, suivies de la relation d'une possession diabolique en 1858 à Val della Torre. »[112] Le curé d'Ars Jean-Marie-Baptiste Vianney, alors célèbre, qui venait de mourir en 1859, avait été l'objet d'une série de persécutions diaboliques soi­gneusement enregistrées par ses paroissiens, puis répétées par ses bio­graphes. Le diable l'avait privé de sommeil; il entendait déchirer les rideaux de son lit, frapper contre les portes ou crier dans la cour de son presbytère; l'esprit culbutait ses chaises, secouait ses gros meubles, lui criait des insultes...[113] Don Bosco connut des tribulations analogues pendant les premiers mois de 1862, et Giovanni Bonetti recueillit ses explications.[114]

Les ennuis commencèrent au début de février par quatre ou cinq nuits d'insomnie. Des bruits inexplicables tracassaient don Bosco dans sa chambre. Le deuxième soir, il crut s'en libérer par la bénédic­tion de son lit. Erreur! le vacarme augmenta. Le 15 février, il apprit à ses clercs que, «l'autre soir», la veille probablement, il avait vu sa table de travail se mettre à danser et à marquer la mesure (ballare e bat­tere): tac, tac, tac, tac, tac. L'idée lui était venue de demander à l'invisi­ble ce qu'il voulait. On ne lui avait répondu que par de nouveaux: tac, tac. Il s'était cru, disait-il, en pleine histoire de sorcière contée dans son enfance par grand-mère Bosco. Couché, il avait vu au pied de son lit soit un ours, soit un tigre, soit un loup, soit un gros serpent. Il s'exclamait: O bone Jesu! tout disparaissait, mais pour reparaître bien­tôt. Le 17 février, il apprenait à ses clercs que sa table de travail s'était remise à danser et que l'abat-jour de sa lampe était tombé. Couché, une main mystérieuse lui avait promené une plume sur le front; quand il avait baissé son bonnet de nuit, elle lui avait chatouillé le nez, la bouche et les narines. Il s'était endormi pour se réveiller en sursaut avec l'impression d'une queue puante sous le nez. Ces épreuves l'épui­saient. Le 23 février, la nuit de don Bosco fut troublée par des coups de marteau sous son traversin. S'il /636/ s'asseyait, le bruit cessait; s'il s'étendait, il reprenait. Le 26 février, à la suite d'un rapide voyage chez l'évêque Moreno d'Ivrea, il expliqua aux siens que, là-bas, son oreiller s'était mis à danser et qu'il avait vu au pied de son lit un mons­tre si horrible se précipitant sur lui qu'il s'était mis à hurler et que toute la maison, évêque compris, était accourue à son secours. Le 4 mars, il raconta que, durant la nuit précédente, le démon avait saisi son lit, l'avait soulevé puis laissé retomber avec une telle violence que son sang lui paraissait jaillir de sa tête. A l'aube, après une nuit de tourments par le secouement des portes et des fenêtres, le diable, racontait don Bosco, avait pris un carton Ogni minuto di tempo è un tesoro (Chaque minute est un trésor) et l'avait jeté sur le sol avec un bruit pareil à un coup de fusil.[115] A partir d'avril, la chronique de Bonetti ne parla plus de diable dans la chambre de don Bosco.

Ces diableries nous laissent évidemment perplexes. Hallucinations d'un esprit surmené? On a peine à le croire dans le cas de don Bosco, encore que son entourage l'ait trouvé exceptionnellement déprimé en ce mois de mars 1862. «Ces jours-ci, écrivait Bonetti, il parle souvent de la misère de cette vie et de la beauté du paradis; il dit qu'il veut y aller rapidement et se libérer du poids de lui-même et ne plus avoir de forces pour faire ce qu'il désire, etc. »[116]... Il paraît préférable de con­stater les similitudes entre ses tourments nocturnes et les bruits extraordinaires ou apparitions effrayantes que le Grappin avait précé­demment infligés à un curé d'Ars pas plus perdu que lui dans ses ima­ginations. Don Bosco, qui était courageux, eut horriblement peur durant ces semaines de février et mars 1862. Il n'aurait pas même osé confier ses aventures à ses enfants, affirmait-il, de crainte de les effrayer trop.

Les premiers voeux de la Société de S. François de Sales

En décembre 1859, dix-sept membres du personnel de don Bosco avaient accepté de constituer avec lui une société religieuse. Puis, en juin 1860, vingt-six personnes avaient signé, à l'intention de l'arche­vêque Fransoni, une demande d'approbation d'un texte constitution­nel prévoyant des voeux de religion. L'archevêque n'avait émis que quelques réserves. Sa mort, le 26 mars 1862, suivie du choix de Giu­seppe Zappata comme vicaire capitulaire, laissait présager des chan­gements dans l'administration diocésaine. Il fallait provoquer de fer­mes engagements. Don Bosco prit peu après la décision de faire prononcer par ses fidèles les voeux envisagés.

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Selon l'annaliste Bonetti, ils attendaient cet acte non sans impa­tience. Il fut fixé au 14 mai, au centre du mois de Marie, période tradi­tionnellement fervente dans la maison. Don Bosco convoqua les volontaires «qui avaient terminé leur année de noviciat» (formule de Bonetti à lire avec réserves, puisque don Bosco ignorait cette institu­tion), non pas dans l'église S. François de Sales; mais dans une came­retta, qui était probablement son antichambre.[117] Ils étaient vraisem­blablement au nombre de vingt-deux.[118] Les seize dûment mention­nés sur le procès verbal étaient: Vittorio Alasonatti, Michele Rua, An­gelo Savio, Giuseppe Rocchietti, Giovanni Cagliero, Giovanni Bat­tista Francesia, Domenico Ruffino, Celestino Durando, Giovanni Battista Anfossi, Giovanni Boggero, Giovanni Bonetti, Carlo Ghiva­rello, Francesco Cerruti, Luigi Chiapale, Giuseppe Lazzero et Fran­cesco Provera. Il faut y joindre six noms que le procès verbal a ignorés: Giuseppe Bongiovanni, Giovanni Garino, Luigi Jarach, Paolo Albera, Federico Oreglia et Giuseppe Gaja. Alasonatti, cinquante ans, continuait de surprendre dans ce groupe de jeunes. Si l'on excepte Giuseppe Gaja, plutôt en retrait, ils avaient au plus la tren­taine (Oreglia). Six seulement étaient dans les ordres sacrés: Michele Rua, Giuseppe Rocchietti, Angelo Savio, Giovanni Cagliero, Gio­vanni Battista Francesia et Vittorio Alasonatti. (Cagliero et Francesia recevront l'ordination sacerdotale le 14 juin suivant.) Parmi les «oubliés» du procès verbal, les deux laïcs, c'est-à-dire les premiers coadjuteurs salésiens, méritent de retenir l'attention. Giuseppe Gaja (1824-1892), déjà d'un certain âge (38 ans!) n'était probablement pas une lumière intellectuelle. Don Bosco en fit un cuisinier. Il avait pour lui une affection «extraordinaire» (Barberis). Sa tête vacilla. Vers la fin mars 1876, il fallut le faire soigner et même l'enfermer au manico­mio.[119] L'autre laïc, Federico Oreglia di San Stefano (1830-1912), ne lui ressemblait en rien. Une profonde différence d'éducation et d'appartenance sociale distinguait ces deux confrères laïcs, a remar­qué Pietro Stella. «Le premier, originaire d'une famille paysanne de Montà d'Alba, était cuisinier au Valdocco. Le deuxième était pour tous le cavaliere (chevalier), fantasque, facétieux, parfois inquiet, jouant volontiers au ménestrel ou au gianduia et répondant du tac au tac aux saillies avec une bonne humeur spontanée. Il appartenait, comme le baron Bianco di Barbania, au petit patriciat de province, avec lequel don Bosco avait l'occasion de plaisanter... »[120]

La scène des premiers voeux se passa un mercredi soir, vers vingt-et­une heures et dans un espace étroit. Les participants étaient si serrés /638/ qu'ils ne pouvaient s'asseoir.[121] Ils restaient donc debout autour de leur maître don Bosco. A proximité de celui-ci, sur une table un cruci­fix. La pieuse cérémonie commença directement par la profession, le discours de don Bosco ne viendrait qu'après. Don Bosco invita son monde à s'agenouiller, puis entonna le Veni Creator. Les strophes chantées de l'hymne au Saint Esprit défilèrent. Elles furent suivies des formules alors habituelles: le verset Emitte Spiritum tuum et crea­buntur et l'oraison Deus qui corda fidelium... Après quoi les voeux furent prononcés, non par chaque personne isolément, mais par le groupe entier sous la conduite de Michele Rua. On prétextait du trop grand nombre. Rua débita donc, par propositions successives, la for­mule plus ou moins empruntée aux pères jésuites qui, en 1860, avait commencé de figurer dans les Regole de don Bosco. Et le groupe age­nouillé les répéta. Voici ce texte:

«Dans la pleine connaissance de ma fragilité et de mon instabilité, mais dési­reux d'accomplir à l'avenir ce qui peut contribuer à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes, je me mets en votre présence, Dieu tout-puissant et éternel; et, bien qu'indigne de votre regard, confiant néanmoins en votre bonté et en votre infinie miséricorde, désireux seulement de vous aimer et de vous servir, en présence de la bienheureuse Vierge Marie, de saint François de Sale, et de tous les saints du paradis, je fais voeu de chasteté, pauvreté et obéissance à Dieu et à vous, mon supérieur... en vous priant humblement de bien vouloir m'ordonner, sans réserve de ma part, ce qui semblera convenir à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes. Et vous, Dieu de bonté, par votre clémence sans limite, par le sang de Jésus Christ, daignez accepter ce sacrifice en action de grâces pour les bienfaits reçus et en expiation de mes péchés. Vous qui m'avez inspiré de faire ce voeu, accordez-moi la grâce de l'accomplir. - Sainte Vierge Marie immaculée, saint François de Sales, saints et saintes de Dieu, intercédez pour moi, afin qu'aimant mon Dieu et ne ser­vant que lui seul, je mérite de parvenir à la récompense éternelle. Amen. »[122]

Une question monte naturellement à l'esprit sur la nature de ces voeux, que les anciennes listes qualifièrent de «triennaux». Rien, dans les deux documents tout à fait contemporains, ne nous oblige à les res­treindre à trois ans. L'intention des disciples de don Bosco était alors probablement plus simple: ils prononçaient un voeu (au singulier), auquel ils seraient tenus tant qu'ils demeureraient dans la société.[123] Au cours même de l'assemblée, don Bosco s'efforça de prévenir ou de calmer leurs appréhensions sur la portée de leur engagement.[124] Tou­tefois, un article des Regole (chap. Accettazione, art. 4) laissait enten­dre que les voeux étaient prononcés pour une durée de trois ans. De /639/ fait, les 13 novembre et 6 décembre 1865, la plupart des participants à la réunion du 14 mai 1862 émettront des voeux perpétuels.[125]

Le voeu d'obéissance était présenté au supérieur, c'est-à-dire à don Bosco, que don Rua ne manqua pas de désigner par son nom. Quant à lui, pour l'observateur il méditait à genoux devant le crucifix. Et, assura-t-il bientôt, lui aussi prononçait son voeu à sa manière et dans le silence de son coeur. Il résolut en effet sur-le-champ le problème que ses disciples allaient souvent se poser: «Don Bosco a-t-il jamais pro­noncé des voeux, fut-il religieux au sens canonique du terme?» Selon Bonetti, il aurait observé pendant son allocution: «Mais quelqu'un me dira: - Don Bosco a-t-il aussi fait des voeux?» Il poursuivait: «Je les faisais à ce crucifix pour toute ma vie; je m'offrais en sacrifice au Seigneur, prêt à tout pour procurer sa plus grande gloire et le salut des âmes. »[126]

Don Bosco était certainement très satisfait. «Nous avons remar­qué que, ce soir-là, don Bosco manifestait un contentement inexpri­mable, a écrit Bonetti dans sa chronique. Il ne parvenait pas à se déta­cher de nous; il nous assurait qu'il aurait passé toute la nuit en pieuses conversations. Il nous a encore raconté tant de belles choses, en parti­culier sur le début de l'Oratoire. Il nous a narré la fin tragique de gens qui voulaient l'empêcher de réunir les jeunes. »[127] Il parvenait en effet à structurer son groupe d'auxiliaires en le soudant par des voeux, sans pour autant lui imposer des traits monastiques qui l'eussent défiguré et désigné à l'attention de la police de l'Italie nouvelle. L'obéissance promise lui attachait de jeunes forces pleinement dévouées. La «pau­vreté» de ses disciples ne les priverait pas de leurs «droits civils», garantis par la possibilité de posséder. La vie communautaire, les méthodes de formation, les titres des charges, tous les détails de sa société embryonnaire évitaient de donner prise à la qualification gênante de congrégation monacale. Pas de noviciat ascétique (le terme de noviciat était exclu du vocabulaire de don Bosco) ni de men­tion d'études cléricales dans le document constitutionnel. Don Bosco ignorait même tout contrôle hiérarchique. Il repassait en esprit les obstacles dressés sur sa route depuis près de vingt ans. Malgré des oppositions déterminées (qui avaient été châtiées), il avait finalement abouti. Son discours après les voeux célébra cet heureux résultat. Il en concluait que Dieu avait voulu la naissance de son oeuvre et regardait l'avenir avec optimisme.[128] La fin des années '8o quand, de fait, il aurait achevé sa tâche terrestre, apparaissait à l'horizon de son esprit:

/640/

 «D'ici vingt-cinq ou trente ans, si le Seigneur continue de nous aider comme il l'a fait jusqu'ici, notre société répandue de divers côtés pourra même arri­ver jusqu'à mille confrères. Il y en aura pour prêcher et instruire le petit peu­ple, d'autres pour l'éducation des enfants abandonnés, certains à faire classe, d'autres à écrire et à diffuser de bons livres, tous au bout du compte pour sou­tenir la dignité du pontife romain et des ministres de l'Eglise. Que de bien ne se fera-t-il pas! »[129]

Le problème du gymnase de l'Oratoire

«Instruire, faire classe...» Don Bosco s'efforçait de participer à l'élévation culturelle de la catégorie pauvre de son pays. Esprit réa­liste, il n'oubliait jamais le lien entre l'emploi rémunérateur et la cul­ture dispensée. L'instruction classique désintéressée était l'affaire des nantis. En 1856, il avait commencé de créer des cours secondaires dans sa casa annessa du Valdocco. Ce «petit séminaire» - au sens très large - préparait à la vie des enfants naturellement plus disposés aux tâches intellectuelles qu'aux tâches manuelles.

«Dans mon vif désir de promouvoir l'instruction secondaire dans la classe des jeunes pauvres ou moins aisés, écrivit-il en 1863 au ministre de l'Instruction Publique, j'ai commencé une espèce de petit séminaire ou de gymnase pour les jeunes recueillis dans la maison dite Oratoire de S. François de Sales. De cette manière, aux métiers mécaniques s'ajoutent les belles lettres, autre moyen devant permettre à ces jeunes de gagner leur pain. »[130]

Il croyait alors être déjà parvenu à ses fins. Car nombre de jeunes de son gymnase percevaient désormais «un honnête traitement, ou comme maîtres d'école ou comme typographes, d'autres gradés dans l'armée, d'autres dans la carrière ecclésiastique, d'autres enfin dans les bureaux de divers ministères du gouvernement. »[131]

Mais de nouveaux soucis l'attendaient sur cette voie. Créer des cours secondaires entraînait des servitudes dans l'Italie en voie de modernisation. Si la formation professionnelle demeurait libre, depuis le 1er janvier 1860 le système scolaire était régi par une loi dite Casati, promulguée le 13 novembre 1859, dont les applications ne pouvaient que préoccuper notre don Bosco.[132] Toute l'administra­tion de l'instruction publique du royaume avait été réorganisée (ti­tre I). Les divers degrés: supérieur (titre II), secondaire classique (titre III), technique (titre IV) et élémentaire (titre V) avaient été repensés et remodelés. Les législateurs, libéraux très modérés, avaient centralisé le système aux dépens des corps intermédiaires étroitement /641/ contrôlés par le ministère. Le secondaire avait été l'objet de leurs attentions particulières. «Pour la loi Casati le vrai pilier de l'école ita­lienne était l'instruction secondaire classique»[133]... Elle l'articulait en deux degrés: le gymnase de cinq ans et le lycée de trois ans (art. 189). Les gymnases étaient à la charge des communes (art. 196), les lycées à celle de l'Etat (art. 201). Moins moderne que don Bosco, pourrait-on penser, la loi ignorait, parmi les finalités de l'instruction secondaire, le rapport estimé aujourd'hui indispensable avec le monde économique. Tandis que, selon son créateur, le gymnase secondaire de don Bosco préparait sans complexe à diverses profes­sions non manuelles, cette loi disait, comme au reste un peu toute la classe cultivée de l'époque: «L'instruction secondaire a pour fin de former les jeunes dans les études grâce auxquelles on acquiert une cul­ture littéraire et philosophique qui donne accès aux études spéciales qui permettent d'obtenir les grades académiques dans les universités de l'Etat» (art, 188).

Un article de la loi Casati - qu'il convient de garder présent à l'esprit parce que don Bosco y fut sans cesse renvoyé - concernait les écoles secondaires privées:

«Tout citoyen, à condition d'avoir vingt-cinq ans accomplis et de posséder les garanties morales requises, peut ouvrir un établissement d'instruction secon­daire, avec ou sans pensionnat, pourvu que les conditions suivantes soient assurées: 1° que les personnes chargées des divers enseignements aient res­pectivement les qualifications nécessaires, selon cette loi, pour enseigner dans une école secondaire publique, ou des titres équivalents; 2° que les enseignements soient donnés conformément au programme défini publique­ment lors de l'ouverture de l'établissement; et aussi que chaque enseignant ne se voie confier pas plus de deux matières d'enseignement; les modifications qui pourraient être apportées au programme devant être annoncées avec une égale publicité; 3° que l'établissement soit toujours ouvert aux autorités char­gées de l'inspection ordinaire des écoles secondaires, ainsi qu'aux personnes déléguées à cette fin par le ministère» (art. 246).

En résumé, les professeurs de l'enseignement secondaire privé devraient être reconnus idoines, les programmes d'enseignement con­formes à l'annonce publique d'ouverture et les locaux ouverts aux ins­pections des agents gouvernementaux.

La question scolaire ne prit un tour aigu à l'Oratoire que pendant l'année 1862-1863.[134] Quoi qu'en ait dit l'histoire officielle salé­sienne, les ministères et les fonctionnaires de l'Instruction Publique de cette époque, gens relevant de la Destra storica libérale et modérée, /642/ n'étaient pas systématiquement hostiles à don Bosco, dont ils recon­naissaient à l'occasion les mérites. Mais les anticléricaux veillaient et réclamaient l'application stricte des lois à leurs ennemis naturels, «jésuites» et simili. Furent directement intéressés, dans le ministère Rattazzi (31 mars-8 décembre 1862) le ministre de l'Instruction Publique Carlo Matteucci avec son secrétaire de cabinet Francesco Selmi; dans les ministères Farini (8 décembre 1862-24 mars 1863) et Minghetti (24 mars 1863-28 septembre 1864) le ministre de l'Instruc­tion Publique Michele Amari et le ministre de l'Intérieur Ubaldino Peruzzi, celui-ci avec son secrétaire général Silvio Spaventa.[135]

Don Bosco fut alerté en mars 1862 par une demande d'états statis­tiques sur son gymnase.[136] Tous ses enseignants, devait-il reconnaî­tre, n'avaient pas les diplômes requis par la loi.[137] Le contentieux fut formellement ouvert le 1er novembre 1862 par une lettre de don Bosco lui-même, où il demandait que les enseignants du Valdocco puissent être admis à Turin aux examens universitaires qui leur permettraient d'obtenir leurs patentes de professeurs.[138] La réponse, datée du 2 mars 1863 (donc sous le ministère suivant), dûment motivée et extrêmement courtoise, fut négative. Pour être admis aux examens universitaires, il fallait s'être fait inscrire et avoir fréquenté les cours de la faculté concernée. Or les candidats de don Bosco n'avaient été qu'auditeurs de ces cours; et, si des facilités étaient accordées, l'ido­néité des enseignants, élément indispensable à l'ouverture légale du gymnase, ne serait pas garantie.[139] Nulle passion dans ce document, qui s'achevait par un éloge de l'oeuvre philanthropique de don Bosco:

«... Le soussigné [Rezasco, qui écrivait au nom du ministre], pour les motifs susmentionnés, n'a pu agréer la demande de Votre Seigneurie. Il a cependant voulu les exposer minutieusement pour mieux persuader Votre Seigneurie que la seule impossibilité où il se trouve de satisfaire à la demande explique un refus rendu particulièrement fâcheux au ministère par le mérite dont Votre Seigneurie se rend digne par la remarquable direction de son institut phi­lanthropique. »[140]

Entre temps, le 4 décembre 1862, par lettre au proviseur des étu­des, don Bosco, probablement convaincu que sa requête sur les ensei­gnants serait accueillie favorablement, avait demandé la reconnais­sance des classes secondaires du Valdocco «en tant qu'institut privé selon l'article 246 de la loi sur l'instruction publique.»[141] Comme ladite loi l'y obligeait, le fonctionnaire fit procéder à l'inspection des locaux.[142] Il paraît - c'est très improbable -, qu'à la suite d'un rap-/643/ port positive de Giuseppe Camillo Vigna, inspecteur désigné et secré­taire du provisorat, un décret du proviseur daté du 21 décembre 1862 reconnut le gymnase de l'Oratoire pour l'année en cours.[143] Pieuse inférence que nulle pièce ne confirme! Toujours est-il qu'un mois après ce décret supposé, comme l'année précédente le proviseur des études réclama à don Bosco les états nécessaires sur ses enseignants, ses élèves et ses programmes d'enseignement.[144] Le rapport, fourni aussitôt nous dit-on,[145] alignait d'abord les noms des professeurs. Mais il en résultait que seuls don Matteo Picco, professeur de lettres et directeur proposé du gymnase; don Vittorio Alasonatti, grâce à d'anciens titres qui l'habilitaient à l'enseignement de la grammaire latine; et enfin don Angelo Savio, possédaient les titres légaux d'en­seignement. Les autres enseignants: Francesco Cerruti, Giovanni Battista Francesia, Celestino Durando et Giovanni Battista Anfossi, clercs de 22 à 25 ans, n'étaient pas tous inscrits à la faculté de philoso­phie et lettres de l'université. Le rapport disait aussi que les pension­naires, au nombre de 318, étaient uniformément dispensés de frais de scolarité. «Niente di minervale» (pas de minerval), avait écrit don Bosco. Et aussi que les «textes» en usage dans l'école étaient ceux pré­vus par les programmes gouvernementaux. Ces informations pou­vaient ne rassurer que médiocrement le ministère.

L'inspection scolaire de mai 1863

Dès qu'il reçut la note sur la non-admission de ses enseignants aux examens universitaires, don Bosco tenta une nouvelle démarche près du ministre Amari.[146] Peine perdue, comme l'en avertit aussitôt une réponse Spaventa.[147] Une requête pour leur admission à l'université sans licenza liceale, adressée au recteur Ercole Ricotti le 28 mars,[148] eut plus de succès.[149] Satisfaction complémentaire, l'examen d'en­trée, qui leur donnerait l'équivalence, fut réussi le 7 juillet suivant.

En mai, la situation avait été moins agréable. Don Bosco devait s'attendre à une inspection dangereuse pour son établissement, d'autant plus prévisible qu'en cette année 1862-1863, par décision ministérielle, toutes les écoles secondaires du royaume étaient systé­matiquement inspectées.[150] Vers la fin mai 1863, les classes de l'Ora­toire subirent une inspection attentive sous la direction du professeur Luigi Ferri.[151] Nous ignorons les conclusions exactes des inspecteurs. Mais trois lettres consécutives, au moins préparées et très probable­ment expédiées par don Bosco, l'une au ministre de l'Intérieur /644/ Peruzzi, une deuxième au ministre de l'Instruction Publique Amari et une troisième au proviseur des études Selmi, nous informent sur le sens général de leurs remarques, au moins telles que don Bosco les avait per­çues.[152] Ils avaient certainement mis en cause l'instruction civique des élèves et le loyalisme de l'institut envers le nouvel Etat italien. Dans ses lettres, don Bosco défendit la qualité de l'esprit de son école, la con­formité de ses programmes avec les programmes gouvernementaux, la parfaite «orthodoxie politique» de sa Storia d'Italia, qui était le texte scolaire le plus contesté par les fonctionnaires du régime, enfin le loya­lisme de l'Oratoire envers Victor-Emmanuel et les autorités consti­tuées. La lettre au ministre de l'Intérieur posait l'objection: «Mais il n'y a pas le portrait du Roi» (dans votre maison)! Il répondait:

«Je pourrais dire qu'il n'y a pas non plus celui du pape et de l'évêque, je pour­rais aussi dire qu'aucune loi n'y oblige ou ne le conseille. Mais je puis dire autre chose. Je dis que ce deuxième racontar est totalement dénué de fonde­ment. II y a un portrait du Roi dans plusieurs salles; dans chacune des trois pièces de bureau, un tableau représente notre Souverain en effigie. Ce por­trait se trouve dans les milliers de jeunes qui, sortis de cette maison, servent honorablement leur patrie dans les rangs de l'armée; il se trouve dans le coeur des jeunes de cette maison qui, matin et soir, prient ensemble pour leur Sou­verain et pour ceux qui veillent avec lui au bien de l'Etat. »

Toutes ses répliques n'étaient pas également convaincantes. A l'observation selon laquelle «l'instruction des clercs serait hostile (avversa) au gouvernement », il rétorquait: «Elle ne l'est pas, parce que le seul enseignement reçu ici par eux porte sur la littérature grecque et latine. Pour ce qui regarde la philosophie, l'hébreu, la Bible, la théolo­gie, ils vont régulièrement au séminaire. » L'instruction, surtout en internat, ne suivrait-elle pas mille canaux, que lui-même connaissait mieux que personne? N'avait-il jamais soit célébré soit déploré la puis­sance suggestive et donc éducatrice des auteurs classiques?

Son profil bas sur les Letture cattoliche était préférable:

«On ne peut les dire antipatriotiques, car il n'y est jamais question de politi­que. S'il s'y rencontre des phrases qui paraissent inexactes à certains, il faut le pardonner à un pauvre historien qui fait ce qu'il peut pour dire la vérité et qui souvent ne peut contenter son lecteur, soit parce que l'objet n'est pas de son goût, soit parce qu'il le tire de sources insuffisamment purifiées.»

Et il se défendait honorablement quand il rappelait aux gouver­nants son ceuvre de bienfaisance sociale: «Pour ce qui est des classes, /645/ mandait-il au proviseur des études, si on me laisse continuer jusqu'à ce que les maîtres régents actuels aient terminé leurs examens, ce sera pour le bien des pauvres jeunes. Sinon, je dois chercher des diplômés et, en conséquence, refuser un nombre déterminé de pauvres jeunes. Mais je compte beaucoup sur la persistance de vos faveurs. Au reste dites-vous que nous sommes l'un et l'autre des personnes publiques, vous par autorité, moi par charité. Vous n'avez nul besoin de moi, j'en ai beaucoup de vous. Mais nous pouvons tous les deux mériter la béné­diction de Dieu et la gratitude des hommes par le bien que nous fai­sons en retirant de la rue de pauvres enfants. »[153]

Au vrai, don Bosco n'était pas du tout rassuré au milieu de l'an­née 1863. Il craignait sérieusement pour l'avenir de son gymnase.[154] Mais l'horizon s'éclaircit. Les jeunes professeurs de l'Oratoire Cer­ruti, Durando et Francesia furent inscrits à l'université pour 1863­-1864;[155] le proviseur des études prit acte de leurs inscriptions et, le 2 novembre 1863, approuva le personnel enseignant de l'école de don Bosco, au moins pour la durée de l'année scolaire qui s'ouvrait.[156] Après quoi, pendant une quinzaine d'années, même quand des diplô­mes ne garantiraient pas les qualifications de tous ses enseignants, don Bosco sera laissé en paix. Il est vrai que les écoles publiques du temps n'étaient pas toujours mieux loties que la sienne.

En ces premières années de l'Italie nouvelle, alors que tout se com­pliquait pour les gens d'Eglise autour de lui, don Bosco émerveillait les siens par son activité d'éducateur, de bâtisseur et d'éditeur et par une persévérance que les démarches difficiles ne rebutaient jamais. Ils en cherchaient les secrets. En février 1864, Ruffino relèvera à la suite de ses confidences deux de ses principes: 1) «Tout faire comme si l'on n'avait rien d'autre à faire»; 2) Ne jamais renoncer à une oeuvre recon­nue bonne et nécessaire, quelles que soient les difficultés rencontrées. «S'il s'agit d'aller chez un grand personnage, j'y vais; mais aupara­vant, avant de me présenter, je dis un Ave Maria, puis advienne que pourra. J'apporte tout ce que j'ai en moi, le reste, je l'abandonne au Seigneur. »[157] Dans sa maturité, le prêtre Bosco gardait l'opiniâtreté ancestrale du paysan du Montferrat dans la conquête de sa propriété. Il la transfigurait par une sainte confiance en Dieu et en Marie.


Notes

[1] Sur l'extension de la propriété de don Bosco, F. Giraudi, L'Oratorio di Don Bosco, Turin, 1935, p. 133-155, avec les planches hors-texte n° 5: l'oratoire après l'acquisition de la propriété Filippi en 1860, et n° 6: l'oratoire de 1861 à 1867.  /646/

[2] D'après MB VI, 584/19.

[3] Les informations de cet alinéa proviennent de F. Giraudi, op. cit., p. 133.

[4] Fac-similé du plan de projet d'«union de deux maisons propriétés du prêtre D. Giovanni Bosco, annexes de l'oratoire S. François de Sales au Valdocco, 10 avril 1861 », signé par G. Bosco et l'ingénieur G.B. Ferrante, dans Torino e Don Bosco, dir. G. Bracco, 1989, III, pièces II-III.

[5] Un «ministre» de la reine d'Angleterre en visite dans la maison fut surpris par le calme qui régnait dans cette grande pièce, nous apprend une note du Traité sur le système préventif (Regolamento per le case, Turin, 1877, p. 8-9). Il y faut la religion, observa don Bosco. Il faut choisir: ou la religion ou le bâton.

[6] G. Bosco au gouverneur de la province de Turin, 26 octobre 1861; Epistolario I, p. 214.

[7] Lettre Viviani à G. Bosco au nom du gouverneur, Turin, 29 octobre 1861; voir MB VII, 57.

[8] G. Bosco au préfet de Turin, minute s. L, s. d., Epistolario 1, p. 215-216. Le titre de «gouverneur» avait été remplacé par celui de «préfet».

[9] Décret du préfet enregistré à Turin le 31 décembre 1861; éd. MB VII, 59.

[10] Notice biographique dans P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 246, n. 36.

[11] Circulaire de G. Bosco, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1862, 1 feuillet; reproduction en MB VII, 62-63.

[12] Observation de P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 107.

[13] Les précisions chiffrées de cet alinéa d'après F. Giraudi, op. cit., P. 170 et 176.

[14] Don Bosco avançait le chiffre de 570 pour 1862. Après avoir étudié les regis­tres nominatifs, Pietro Stella a écrit prudemment: «Si può dire pertanto con certezza che fino al 1856 i giovani accettati ciascun anno non superarono il centinaio; non supe­rarono i duecento fino al 1859; oscillarono tra i 257 (1864) e i 412 (1867) nel periodo 1860-1869» (Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 178.)

[15] Sur l'affaire de Giaveno, un excellent paragraphe de P. Stella: «Il piccolo seminario di Giaveno (1860-1862)», dans Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 127-130. Il sera largement utilisé ici.

[16] En ACS 022 (1). Il s'agit du Regolamento copié par Michele Rua.

[17] Texte italien dans P. Stella, op. cit., p. 12 5, n. 1.

[18] D'après MB VI, 731/11-20.

[19] Le premier groupe, que Francesco Vaschetti dirigeait, était de 22 garçons, d'après MB VI, 731/23-25. Le principal informateur de don Lemoyne sur Giaveno semble avoir été ce Francesco Vaschetti (1840-1916), qui mourra prêtre diocésain.

[20] D'après MB VI, 731/29 à 732/2.

[21] G. Bosco à Al. Vogliotti, Turin, 3 septembre 1861; Epistolario I, p. 208-209.

[22] L. Fransoni à G. Bosco, Lyon, 23 octobre 1861; éd. MB VI, 1042-1043.

[23] «... Quant à la Société de S. François de Sales, on m'a dit qu'ayant fait l'objet de remarques parfois importantes, comme, par exemple, de qui dépend cette Société, ses Règles vous avaient été remises pour être ajustées et complétées... »

[24] D'après une reconstitution de don Lemoyne d'origine encore imprécise en MB VII, 138-140.

[25] Précisions en MB VII, 157/4-9.

[26] G. Bosco, Circulaire, Turin, 1860; Epistolario I, p. 186-187. A dater proba­blement du mois de juillet, la première échéance étant en effet fixée pour les «pro­chains mois» d'août et de septembre.  /647/

[27] Sur cette loterie une documentation importante en AC S 112, fonds Lotterie. L'imprimé le plus intéressant est ici celui intitulé: Elenco degli oggetti graziosamente donati a benef izio degli Oratorii di S. Francesco di Sales in Valdocco, di S. Luigi a Porta Nuova e dell'Angelo Custode in Vanchiglia (Turin, tip. Speirani e figli, 1862, 104 p.), brochure qui réunit quatre pièces, dont la dernière seule répond au titre général: 1) Invito ad una lotteria d'oggetti in Torino a favore degli oratorii di S. Francesco di Sales in Vaklocco, di S. Luigi a P. ta Nuova e dell'Angelo Custode in Vanchiglia (p. 1-4), 2) Piano di Regolamento per la lotteria (p. 5-6), 3) les listes successives de Membri della commis­sione, de Promotori et de Promotrici de la loterie (p. 7-26), 4) enfin Elenco degli oggetti, etc. (p. 27-104). Il est plus que probable que les trois premières pièces furent d'abord imprimées séparément. On trouve en MB VII, 96-100 l'invitation, le plan de règle­ment et la liste des membres du comité organisateur. Les OE XIV, 195-222 n'ont reproduit que les vingt-six premières pages du fascicule. - Brève étude sur cette lote­rie dans P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 102-104­

[28] G. Bosco au préfet de Turin, Turin, 14 mars 1862; Epistolario I, p. 220.

[29] Elenco degli oggetti..., p. 1-4.

[30] La liste des membres du comité d'organisation comptait, outre les quatre per­sonnages cités: le théologien Pietro Baricco, assesseur municipal; le banquier Marco Gonella, l'employé Cesare Chiala, les négociants Giuseppe Migliassi et Giuseppe Montù, le marquis Domenico Fassati, le marquis Lodovico Scarampi di Pruney, le comte Carlo Cays, le comte Biandrate di San Giorgio, le comte Francesco Costa della Torre, le marquis Evasio Ferrari di Castelnuovo Scrivia, le chevalier Lorenzo Galleani d'Agliano, le comte Alessandro Provana di Collegno, le comte Aymar Seyssel d'Aix, le comte Alberto Solaro della Margherita et le comte Giuseppe Villa di Monpascale (d'après l'Elenco degli oggetti..., p. 7).

[31] Décret préfectoral, Turin, 2 juillet 1862; éd. MB VII, 204, note.

[32] Précisions en MB VII, 208-210.

[33] G. Bosco au chevalier Campora, Turin, 21 août 1862; Epistolario I, p. 234

[34] C. Nigra à G. Bosco, Turin, 15 octobre 1862; éd. MB VII, 215-216.

[35] D'après l'article «Pio IX e la lotteria di D. Bosco», Armonia, 24 juin 1862.

[36] G. Bosco à U. Rattazzi, Turin, 2 octobre 1862; Epistolario I, p. 239-240. Pro­jet sans suite!

[37] Sur Cavour et la Question romaine, textes des discours dans G. D'Amelio, Stato e Chiesa.... Giuffré, 1961, p. 222-252; récit dans R. Romeo, Cavour e il suo tempo, t. III, p. 827-941. Histoire des premières années de la Question romaine: Renato Mori, La Questione romana, 1861-1865, Florence, Felice Le Monnier, 1963.

[38] Les discours des 25 et 27 mars 1861 dans G. D'Amelio, op. cit., p. 237-252.

[39] Voir G. D'Amelio, op. cit., p. 238-239.

[40] D'une édition à l'autre de la Storia d'Italia, ce chapitre, qui avait déjà pris cette forme dans l'édition dei 1855, n'a pas varié au cours des années '60 malgré les aléas des Etats pontificaux, comme on peut le vérifier sur la cinquième édition (1866), p. 176-180.

[41] Voir D'Amelio, op. cit., p. 239-240.

[42] Voir, par exemple, la lettre de Bettino Ricasoli à Pie IX, 10 septembre 1861; dans G. D'Amelio, op. cit., p. 266-270.

[43] Voir G. D'Amelio, op. cit., p. 246-247.

[44] Au moment de parler du plus connu de ces contestataires, je relève un article de Teresio Tara, «Pietro Mongini (1806-1886). Il prete novarese che avversò il potere /648/ temporale», Bollettino storico per la provincia di Novara, 80, 1989, p. 281-326, sur un prêtre libéral qui fut excommunié en 1863 à la suite d'une polémique avec les jésuites sur le problème du pouvoir temporel du pape et la légitimité de l'usage des armes pour le défendre.

[45] Sur Carlo Passaglia (1812-1887): Agostino Giovagnoli, «La crisi spirituale del Padre Passaglia», Rivista di storia e letteratura religiosa, 14, 1978, p. 173-209; Id., «Pas­saglia», dans le Dizionario storico del movimento cattolico in Italia, II, 1982, p. 462-465 (bibliographie); Gius. Rambaldi, «I due tempi della riconciliazione con la Chiesa di Carlo Passaglia. Con documenti inediti», Archivum Historicum Societatis Jesu 55, 1986, p. 87-128.

[46] La popularité de Carlo Passaglia baissa bientôt. Etre catholique contre le pape était une gageure, à laquelle il ne résista pas au temps du Syllabus. Le silence se fit autour de lui. Il mourut à Turin en 1887 après s'être rétracté entre les mains du cardi­nal Alimonda.

[47] Voir MB VII, 221/4.

[48] G. Bonetti, Annali II, p. 77-79. Les Memorie biografiche ne semblent pas avoir répété clairement ces propos de don Bosco sur Passaglia.

[49] En particulier, le 9 juin, allocution Maxima quidem prononcée par Pie IX devant 323 évêques, les Italiens ayant ordre de ne pas se rendre à la manifestation. Voir ce texte dans Acta et Decreta. Collectio lacensis, t. VI, col. 879-883.

[50] «Vous avez certainement fait un grand sacrifice, monsieur l'abbé, en n'allant pas à Rome...» (Comtesse de Camburzano à G. Bosco, Nice, 4 juin 1862; MB VII, 180/7-8).

[51] Garibaldi débarqua à Palerme le 29 juin 1862 et prétendit renouveler au détri­ment du pape son exploit de 1860. Mais, le détroit traversé, il se heurta aux troupes de Victor-Emmanuel, qui lui firent mettre bas les armes à Aspromonte, le 29 août 1862.

[52] G. Bonetti, Annali III, p. 20.

[53] G. Bonetti, Annali III, p. 20-24. Ce récit a été repris et glosé sans prévenir par don Lemoyne en MB VII, 220/26 à 222/24­

[54] G. Bonetti, Annali II, p. 79.

[55] Sur la valeur historique des Vite de papes de la période 1859-1865, consulter la Nota preliminare d'Alberto Caviglia au volume correspondant des Opere e scritti (t. II, deuxième partie, Turin, SEI, 1932, p. VII-X). Cet auteur, pourtant systématique­ment bienveillant à don Bosco, se garde de défendre ses petits livres.

[56] I figli virtuosi.

[57] Il tesoro nascosto, ovvero pregi ed eccellenza della S. Messa.

[58] La vita del S. Martire Tascio Cecilio Cipriano Vescovo di Cartagine.

[59] Esempi edificanti proposti alla gioventù.

[60] La Chiesa. - Il s'agit de l'opuscule L'Eglise, que l'on trouve dans les Oeuvres de Mgr de Ségur, première série, t. II, Paris, Tolra et Haton, 1867, p. 1-32, avec la pré­sentation: «Près de cent mille exemplaires de cet opuscule ont été répandus en France en un an; il a été composé en 1861, à l'occasion des bruits de schisme qui grondaient sourdement pendant que le Souverain-Pontife et l'épiscopat tout entier s'élevaient avec énergie contre les événements révolutionnaires d'Italie.»

[61] Vittoria ed Eugenia, ovvero la cortesia e la carità.

[62] Astinenza dal lavoro nei giorni festivi.

[63] Una famiglia di martiri, ossia Vita dei santi Martiri Mario, Marta, Audiface ed Abaco e loro martirio, con appendice sul santuario ad essi dedicato presso Caselette.  /649/

[64] Cenno biografico sul giovanetto Magone Michele allievo dell'Oratorio di S. Fran­cesco di Sales.

[65] Il pontificato di S. Dionigi con appendice sopra S. Gregorio Taumaturgo.

[66] Il Paradiso in terra nel celibato cristiano. - Sur Giuseppe Frassinetti (1804-­1868), fondateur des Fils de Marie Immaculée, voir l'article de Latino Muzzi dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. V, 1964, col. 1138-1141.

[67] Notizie intorno alla beata Panasia pastorella Valsesiana. Livret déjà mentionné ci-dessus (chap. XIV, n. 80) à propos de Silvio Pellico.

[68] Divozione delle sette domeniche consacrate ad onorare i dolori e le allegrezze di S. Giuseppe.

[69] II s'agit du père mariste Jean-Marie-Joseph Huguet (1812-1884), un phéno­mène - plutôt triste - de la littérature pieuse du dix-neuvième siècle. Brève notice sur lui de Gaston Lessard dans le Dictionnaire de spiritualité, t. VII, 1969, col. 940. Les Let­ture traduisaient du français: Dévotion des sept dimanches consacrés à honorer les douleurs et les allégresses de saint Joseph, par le R. P. Huguet, Lyon, Périsse frères, 1858, 72 p.

[70] La giovane Siberiana ossia l'amore filiale. Xavier de Maistre (1763-1852), frère de joseph de Maistre, avait publié des récits charmants, entre autres le célèbre Voyage autour de ma chambre (1794), utilisé ci-dessus (chap. IV, n. 11), Le lépreux de la cité d'Aoste (1811) et La jeune Sibérienne (1815), celui qu'ont traduit les Letture cattoliche.

[71] Gli orfani ebrei.

[72] L'Orfano di Fenelon, ossia gli ef f etti di una educazione cristiana.

[73] G. Bosco à F. Valinotti, Turin, ro mai 1862; Epistolario I, p. 225.

[74] La lettre d'Angelo Pinoli semble n'avoir été ni conservée ni recopiée et dépo­sée aux archives salésiennes. Seule la réaction de don Bosco nous instruit sur son con­tenu. Ajoutons que le biographe de Mgr Moreno (L. Bettazzi, Obbediente in Ivrea. Monsignor Luigi Moreno vescovo dal 1838 al 1878, Turin, SEI, 1989, p. 182-187) a raconté l'épisode à partir des seules Memorie biografiche.

[75] Lettre citée, n. 73; Epistolario I, p. 224-225­

[76] Voir ci-dessous, chap. XIX.

[77] D'après le texte initial du cahier D. Ruffino, Cronache 1861, 1862, 1863, 1864, p. 1-2. Ce cahier fut, à l'origine, celui des comptes rendus de la «commission des sources». La réunion initiale peut être datée de la deuxième quinzaine de mars 1861.

[78] D. Ruffino, cahier cité, n. 77, p. t; texte reproduit en MB VI, 862/1-13.

[79] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 34. Il est avéré que don Bosco avait raconté une histoire de jeune ressuscité au seizième siècle par saint Philippe Néri, et qu'il refu­sait d'être confondu avec le prêtre-confesseur thaumaturge de cette scène. Voir, ci­dessus, chap. VII, n. 70.

[80] G. Bonetti, cahier Mirabile conversione di un ateo (initium de la première page), reproduit en FdB 925 E9 et sv.

[81] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 34.

[82] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 8. Le propos de don Bosco, non pas les obser­vations de Ruffino, en MB VI, 553/17-18.

[83] D. Ruffino, Cronache I, 186o, p. 26.

[84] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 26-27. Pour narrer cette guérison, les MB VI, 780-783 ont utilisé une relation détaillée de Federico Oreglia.

[85] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 32.

[86] Ibidem.

[87] G. Bosco à ses figliuoli de l'Oratoire, S. Ignazio sopra Lanzo, 21 juillet 1862; /650/ Epistolario I, p. 228-231. Il ne paraît pas indispensable d'amorcer ici une vérification de ces prédictions et de ces vues à distance. Il s'agit seulement d'illustrer la physiono­mie charismatique de don Bosco parmi les siens. Disons toutefois que Bonetti (Anna­li III, p. 37-42) a raconté en détail l'épisode de juillet 1862.

[88] Circulaire mentionnée ci-dessus, n. 26; Epistolario I, p. 186-187.

[89] D. Ruffino, Cronache I, 1860, p. 22-23. En MB VI, 708/18 à 710/1, don Le­moyne a voulu donner de la cohérence à ce récit de songe, l'a amplifié et explicité. Voir RSS X, 1991, p. 54-56.

[90] Le récit de «la dernière soirée de 1860», qui apparaît dans G. Bonetti, Anna­li I, p. 1-6, a été adapté et amplifié en MB VI, 817-822, probablement à l'aide de sour­ces parallèles.

[91] G. Bonetti, loc. cit., p. 1.

[92] Ruffino fit immédiatement son enquête, don Lemoyne en recopia les résultats (quitte à les gloser dans certains cas) et plusieurs «étrennes» non retirées par les inté­ressés continuent de figurer dans le cahier de don Bosco. Voir MB VII, 6-9.

[93] D'après le songe dit des «deux colonnes» daté du 30 mai 1862, dont l'histoire est au reste passablement compliquée. A l'origine, ce fut principalement une note attribuée à Chiala (FdB 929, C10-12), recopiée par D. Ruffino, Cronache 1861, 1862, 1863, 1864, p. 16-18. Texte reconstitué en MB VII, 169-171. Sur ce «songe», qui était certainement une parabole, voir P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità catto­lica, t. II, p. 547; et Id., Piccola guida critica alle Memorie biografiche di don Bosco, Rome, 1990, p. 51.

[94] Sur le paradis, voir Il mese di maggio, 28ème jour: Il Paradiso; et la brève étude de P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. II, p. 182-184.

[95] Confidence caractéristique de don Bosco le 9 avril 1863, selon G. Bonetti, Annali III, p. 70-71, passée en MB VII, 413/30 à 414/8.

[96] Cenno biografico sul giovanetto Magone Michele.... 1861, p. 83; Il pastorello delle Alpi ovvero vita del giovane Besucco Francesco d'Argentera, Turin, tip. dell'orato­rio di S. Francesco di Sales, 1864, p. 171-172.

[97] Voir aussi, sur ce point, les adieux de Dominique Savio à don Bosco et à ses camarades huit jours avant sa mort; et la dernière prière que lui attribue don Bosco: «Arrivé aux paroles (de l'exercice de la bonne mort): "Quand enfin mon âme paraîtra devant vous et verra pour la première fois l'immortelle splendeur de Votre Majesté, ne la rejetez pas loin de votre présence, mais daignez m'accueillir dans l'étreinte amou­reuse de votre miséricorde afin que je chante éternellement vos louanges" "oui, poursuivit-il, c'est bien cela que je désire. Ah! mon cher papa, chanter éternellement les louanges du Seigneur!"» (Vita delgiovanetto Savio Domenico..., 1859, chap. XXI, XXII, XXIV).

[98] Deux des Ricordi de Marie non retirés du cahier de don Bosco. Avec les noms des garçons concernés en Documenti VIII, 9; sans les noms en MB VII, 9/24-26.

[99] D. Ruffino, Cronache, 1861, 1862, 1863, 1864, p. 23-24; G. Bonetti, Anna­li III, p. 31-34; Documenti VIII, 64-65; MB VII, 217/17 à 218/44.

[100] Récit d'origine non repérée en Documenti VIII, 78-79; MB VII, 238/8 à 239/16.

[101] «Tâchez de vaincre d'illusion ordinaire des enfants de votre âge et de penser: que vous avez encore beaucoup de temps devant vous. Voilà qui est trop incertain, mes chers fils, alors qu'il est certain et assuré que vous devez mourir, et que, si vous mourez mal, vous êtes perdus pour toujours. Ayez donc soin, par-dessus tout, de vous préparer à la mort en vous maintenant dans la grâce de Dieu.» (Voir MB VII, 292-293).  /651/

[102] G. Bosco, Il mese di maggio..., Turin, 1858, p. 90-118.

[103] Voir une conversation autour de don Bosco le 16 mars 1862 en G. Bonetti, Annali II, p. 52-53, reportée en MB VII, 122/13-28.

[104] Histoire d'origine imprécise racontée, paraît-il, à la fin de juillet 1862, qui apparaît pour nous en Documenti VIII, 111 et qui a été transcrite en MB VII, 230-231. Il s'agit probablement d'un doublet de l'anecdote de la mourante enregistrée en D. Ruffino, Cronache 1861, 1862, 1863, 1864, p. 26-27 et dans un recueil Chiala (FdB 929, D12 à E2), laquelle a été versée en MBVII, 236/17 à 237/23.

[105] Il mese di maggio..., 1858, p. 93-94.

[106] P. Stella (dans Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. II, p. 108, n. 30) a relevé qui saint Alphonse de Liguori, inspirateur de don Bosco, allait plus loin encore dans l'Apparecchio alla morte (considération XVII), en acceptant une affirma­tion de Léonard de Port-Maurice sur la miséricorde divine: quand le pécheur a mis le comble à la mesure de ses péchés, le Seigneur lui retire la grâce efficace.

[107] Il mese di maggio..., 1858, p. 95-99. Don Bosco s'inspirait de l'Apparecchio alla morte d'Alphonse de Liguori, considération XXIV (Del giudizio particolare).

[108] Voir P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. II, p. 110.

[109] Preuve supplémentaire, dans ses Dialogi intorno all'istituzione del giubileo colle pratiche divote perla visita delle chiese (Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1865, p. 84-95), les thèmes des «méditations», «qui peuvent servir pour les visi­tes des trois églises à l'occasion du jubilé» étaient, pour la première église: «La pensée du salut»; pour la deuxième: «La pensée de la mort»; et, pour la troisième: «Le juge­ment».

[110] Voir le gros ouvrage de J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983. Entre autres, p. 273, les conseils du jésuite Vincent Houdry (1631-1729) aux prédicateurs pour leurs sermons sur l'enfer. Selon l'évêque Jean-Pierre Camus (1584-1632), amide saint François de Sales: «On ne peut assez exagerer ces feux devorans, et ces ardeurs sempiternelles de l'enfer, ny les grandeurs des Iugemens de Dieu, qui sont de profonds abysmes» (J.-P. Camus, Des missions ecclésiastiques..., cité ibid.).

[111] Dans son livre Il sistema preventivo di Don Bosco (2ème éd., Zurich, 1964, p. 121-137), P. Braido a intitulé les trois paragraphes du chapitre Une éducation chré­tienne intégrale: 1. «Le fondement. Les valeurs éternelles.» - 2. «La Pédagogie des fins dernières. » - 3. «Une pédagogie de la crainte de Dieu. »

[112] La podestà delle tenebre ossia osservazioni dommatiche-morali sopra gli spiriti malefici e gli uomini maledici seguite dalla relazione di una infestazione diabolica avve­nuta nell'anno 1858 in Val della Torre, per Carlo Filippo da Poirino, Letture cattoliche, Turin, 1862.

[113] F. Trochu, Le curé d'Ars, saint ]ean-Marie Vianney, 1786-1859, Lyon, Vitte, 1925, chap. XI: «Le curé d'Ars et le démon» (p. 281-306). Ces traits ont figuré pour la plupart au chapitre IX: «Sostiene tribolazioni da parte dei demonii e degli uomini» (p. 79-88) du livre de L. Gastaldi, Cenni storici sulla vita del sacerdote Giovanni Maria Vianney paroco d'Ars (Letture cattoliche, ann. XI, fasc. III-IV, mai-juin, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1863).

[114] Dans ses Annali II, p. 19-20, 27, 32, 40. Par la suite, Gioachino Berto nota quelques précisions sur ces diableries dans l'un de ses recueils de Fatti e detti de don Bosco (voir FdB 899 E10-11). Pour ses Memorie, don Lemoyne amalgama ces deux sources et y ajouta une remarque attribuée à Cagliero et un dialogue de 1865 avec don Bosco, auquel lui-même don Lemoyne avait vraisemblablement pris part (MB VII, (,8/3 à 77/11). Pour relater ces épisodes, nous recourons essentiellement ici à Bonetti, /652/ le seul témoin tout à fait contemporain des événements. Il semble qu'on puisse à peu près s'y fier. Les témoignages postérieurs sont plus douteux.

[115] Ce dernier épisode, enregistré par Bonetti plusieurs jours après les faits et probablement sur le témoignage d'un intermédiaire, semble commencer à prendre des teintes de légende.

[116] G. Bonetti, Annali II, p. 47.

[117] Le problème des sources de cet événement important est assez complexe. Nous disposons de deux sources directes: 1) un compte rendu de séance dans un cahier sans titre de Verbali de réunions salésiennes, qui commence par les mots: Nel nome di Nostro Signore (FdB 1873 E6-6); 2) un récit de G. Bonetti, Annali II, p. 84-8g et Annali III, p. 1-6. On y joindra deux catalogues de professions des premières années: l'un d'écriture non identifiée en ACS 0585 (voir FdB 1926 C2-3), l'autre d'écriture Rua en ACS 9132 Rua (FdB 1941 C7-8), qui fournissent une liste de profès plus longue que celle du procès verbal. Pour son récit des MB VII, 160/32 à 164/21, don Lemoyne a amalgamé les sources directes et complété la liste des profès à l'aide des catalogues.

[118] Le procès verbal n'en mentionna que seize. Les noms des six manquants figu­raient sur le catalogue des profès du 14 mai 1862. L'un des «oubliés» fut dûment signalé dans le récit de Bonetti. «Un laico che avrebbe potuto trarre felici i suoi giorni nel seno della propria famiglia» ne pouvait désigner que Federico Oreglia. Il faut croire que ces «six» étaient bien présents, mais que le secrétaire estima qu'ils n'avaient pas participé à la profession prononcée, soulignons-le, communautairement. Fiches biographiques sommaires de chacun des profès dans P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 527-540.

[119] Sur Gaja, voir éventuellement G. Barberis, Cronichetta autografa, quader­no 6, 24 mars 1876; et MB XI, 284, n.

[120] P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 305-306.

[121] Au témoignage de Bonetti.

[122] Traduction de la version originale de la Formule des voeux dans les constitu­tions du temps. Voir F. Motto, Costituzioni.... p. 204-206.

[123] Les constitutions du temps (022/5) disaient, au chapitre Forma, art. 10: «Les voeux obligent l'individu tant qu'il demeure dans la congrégation. Si quelqu'un, soit pour un motif raisonnable soit sur le conseil prudent de ses supérieurs, doit sortir de la congrégation, il peut être délié de ses voeux par le Supérieur de la maison générale».

[124] Voir, vers le début du discours de don Bosco dans la version Bonetti, la remarque significative: «... Mais si vous m'informez tout de suite, je pourrai être en mesure d'examiner votre affaire, d'apaiser votre coeur et même de vous délier des voeux, si cela paraît conforme à la volonté de Dieu et au bien des âmes» (G. Bonetti, Annali III, p. 2).

[125] Voir MB VIII, 241.

[126] G. Bonetti, Annali III, p. 2; voir MB VII, 163/3-7.

[127] G. Bonetti, Annali III, p. 6; repris en MB VII, 164/15-2 1. La «fin tragique» était probablement celle du chapelain de S. Pierre aux Liens, don Tesio, et de sa bonne irascible

[128] «Je n'en finirais pas, ce soir, disait-il, si je voulais vous raconter les gestes de protection particulière que nous avons reçus du ciel depuis l'origine de cet oratoire. Tout nous démontre que nous avons Dieu avec nous. Nous pouvons avancer avec con­fiance dans nos entreprises, parce que, nous le savons, nous faisons sa sainte volonté. » (G. Bonetti, Annali III, p. 4; voir MB VII, 163/25-29.)

[129] G. Bonetti, Annali III, p. 5; MB VII, 164/1-9. Toutefois, dans cette péri­cope importante, don Lemoyne a cru bon d'ajouter au texte de Bonetti del mondo /653/ (ligne 3) et come generosi cristiani (lignes 7-8), précisions qui ont forcé inutilement les paroles de don Bosco. II ne présageait pas que «vingt-cinq ou trente ans» après, ses dis­ciples seraient répandus «dans diverses parties du monde»!

[130] «... procurarsi il pane della vita» (G. Bosco au ministre Michele Amari, Turin, 7 mars 1863; Epistolario I, p. 260).

[131] Même lettre, p. 261.

[132] Voir, dans G. Talamo, La scuola della legge Casati alla inchiesta del 1864, Milan, Giuffré, 1960, p. 75-83, les principaux articles de la loi Casati.

[133] G. Talamo, op. cit., p. 19.

[134] Résumé de la question dans P. Stella, «L'organizzazione delle scuole dalla legge Casati al 1870», dans Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 235-241; et P. Braido et F. Motto, «Don Bosco tra storia e leggenda nella memoria su "le Perquisi­zioni"», RSS VIII, 1989, p. 124-127.

[135] En raison de la maladie du président Farini, deux ministères à peu près iden­tiques se sont succédé entre décembre 1862 et septembre 1864. Au cours du premier (8 décembre 1862-24 mars 1863), le président fut Luigi Carlo Farini - personnage qui avait figuré dans l'histoire de don Bosco en 1860 -, le ministre de l'Intérieur Ubal­dino Peruzzi, le ministre des Finances Marco Minghetti et le ministre de l'Instruction Publique Michele Amari. Le 24 mars 1863, exit le président Farini. Marco Minghetti prend sa place (24 mars 1863-28 septembre 1864). Le ministre de l'Intérieur est tou­jours Ubaldino Peruzzi, le ministre des Finances Marco Minghetti et le ministre de l'Instruction Publique Michele Amari.

[136] Lettre du proviseur des études Muratori à la direction de l'Oratoire, Turin, 28 mars 1862; éd. MB VII, 305/1-16.

[137] Le tableau statistique demandé par l'administration se trouve rempli dans les archives salésiennes (voir FdB 25 r E4-7). Son contenu a été intégré à un commentaire en MB VII, 856-859.

[138] G. Bosco au ministre de l'Instruction Publique, Turin, 11 novembre 1862; Epistolario I, p. 245-246.

[139] Ministère de l'Instruction Publique à G. Bosco, Turin, 2 mars 1863; éd. Documenti VIII, 187-188 et MB VII, 398.

[140] Lettre citée.

[141] G. Bosco au proviseur des études, Turin, 4 décembre 1863; Epistolario I, p. 247-248.

[142] F. Selmi à G. Bosco, Turin, 11 décembre 1862; éd. MB VII, 328.

[143] L'information, qu'aucune pièce ne confirme, nous arrive dans une note des Documenti VIII, 97, reproduite en MB VII, 328/22-25. Elle a toutes chances d'avoir été purement et simplement déduite de la lettre du 11 décembre.

[144] F. Selmi à G. Bosco, Turin, 31 janvier 1863; éd. MB VII, 393-394.

[145] Le 4 février, selon MB VII, 394/10-1 2; mais nous n'avons pas de copie de la lettre d'accompagnement et, en MB, les dates précises sans preuve à l'appui sont tou­jours suspectes. Il s'agit de la Relazione sulle scuole di Valdocco pel 1862 (en ACS 38, Turin, S. François de Sales, 79; d'après P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 238, n. 18).

[146] G. Bosco à M. Amari, Turin, 7 mars 1863; Epistolario I, p. 260-262.

[147] Note de S. Spaventa, datée du 23 mars 1863 en MB VII, 399-400. Mais le biographe ne disposait pas du texte original. Plutôt douteux, par conséquent.

[148] Déclaration de G. Bosco à l'intention du recteur de l'université de Turin, Turin, 28 mars 1863; Epistolario I, p. 264-265.

[149] Note Ricotti, Turin, 3 mai 1863; éd. MB VII, 432/14-22.  /654/

[150] Instruction ministérielle aux inspecteurs, 28 novembre 1862; d'après la reproduction du texte dans G. Talamo, La scuola..., p. 166-171, et son commentaire ibid., p. 53. Ajoutons que, le 29 avril 1862, le ministre Matteucci avait créé un bureau d'inspection scolaire, dont faisait partie Luigi Ferri, que nous allons trouver chez don Bosco (voir la liste des membres de ce bureau, ibid., p. 54, n. 95.)

[151] L'histoire de cette inspection et des relations contemporaines de don Bosco avec les autorités concernées a été racontée par lui une douzaine d'années après l'évé­nement au cours du texte sur Le Perquisizioni, qui a été plusieurs fois signalé ici. Voir l'édition citée de P. Braido et F. Motto, lignes 747-1089. Ce récit fut utilisé par don Bonetti pour sa Storia dell'Oratorio, deuxième partie, chap. XVI, chapitre publié dans le Bollettino salesiano, août 1886, p. 88-94, puis versé tel quel en Documenti VIII, 206-­218. A partir de là, l'histoire a été adaptée et amplifiée pour MB VII, en particulier aux pages 444-447, 460-461, 516-517, etc. Qui voudrait, peut-être pour tenter d'en évaluer l'historicité, étudier les actes et les propos souvent pittoresques que ces pages des Memorie ont attribués à don Bosco et à ses interlocuteurs, devrait tenir compte des étapes de leur élaboration.

[152] G. Bosco au ministre de l'Intérieur, minute s. 1., s. d.; Epistolario I, p. 269-271; G. Bosco au ministre de l'Instruction Publique, minute incomplète s. 1., s. d.; Epistolario I, p. 271: G. Bosco au proviseur des études, Turin, 13 juillet 1863; minute éditée en Epistolario I, p. 273-274.

[153] Cette dernière déclaration et le morceau précédent sur les Letture cattoliche dans la lettre du 13 juillet 1863 au proviseur des études; Epistolario I, p. 273-274.

[154] «... Madame la Marquise, s'il fut un temps où j'aie eu besoin de vos prières, c'est certainement celui-ci. Le démon a déclaré une guerre ouverte à cet Oratoire, et je suis menacé de fermeture, si je ne l'élève pas à la hauteur des temps pour répondre à l'esprit du gouvernement. La Sainte Vierge a assuré que cela n'arrivera pas, mais Dieu peut nous trouver dignes de châtiment et, entre autres, permettre celui-là» (G. Bosco à la marquise Maria Fassati, Turin, 3 septembre 1863; Epistolario I, p. 279).

[155] Original ACS 38, Turin, S. François de Sales. Voir FdB 239 B4.

[156] Les deux lettres de F. Selmi ont été éditées en MB VII, 547.

[157] D. Ruffino, Cronache 1861, 1862, 1863, 1864, p. 28 (9 février 1864).


Chapitre XVII.

Deux maisons filiales et une grande église (1863-1866)

Quatre éducateurs modèles: Jérôme Emilien, Joseph Calasanz, Philippe Néri et Henri Lacordaire

En 1862, peu après avoir reçu les voeux de ses premiers disciples, don Bosco s'était résigné bien malgré lui à l'abandon de Giaveno. Cette brève expérience lui avait cependant appris quel succès pédago­gique pouvait rencontrer dans un collège la méthode d'éducation qu'il appliquait au Valdocco. Résolu désormais, à l'image d'apôtres d'autres temps et d'autres lieux, à former lui aussi une société de clercs éducateurs, il s'était mis à voir grand. D'ici vingt-cinq ou trente ans, vous serez peut-être mille, prédisait-il aux profès du 14 mai 1862. A Turin et hors de Turin, sa petite société de S. François de Sales «formerait bien le coeur» et «instruirait bien l'esprit de la jeunesse», «l'une des oeuvres les plus utiles qui soient» à la société humaine.[1] Elle créerait, de préférence pour les enfants pauvres, des orphelinats et des collèges où une éducation correcte basée sur la religion et l'affection leur serait assurée.

Ses lectures fournissaient au don Bosco de 1862-1864 des modèles de prêtres fondateurs de sociétés d'éducateurs. Sous la conduite de quatre d'entre eux, il esquissait une théorie pédagogique dans le Galantuomo pour l'année 1865.[2] Par un phénomène fréquent chez lui,[3] il se découvrait et se reflétait en eux.

Le prêtre vénitien Jérôme Emilien (1486-1537), fondateur des somasques, avait rassemblé des enfants pauvres et délaissés et - ce que don Bosco ne disait évidemment pas- comme lui-même au Val­docco, leur avait fourni, «avec le pain du corps, le pain de l'intelli­gence et de l'âme. »[4] Le prêtre Joseph Calasanz (1556-1648), fonda­teur des scolopes, malgré d'épuisantes contrariétés, avait passé sa très /656/ longue vie au service des élèves de ses écoles à Rome. Il «leur appre­nait à lire, à calculer, la grammaire; il leur fournissait du papier et des livres et les attirait par de menus cadeaux. Il accompagnait les enfants chez eux; la nuit, il aiguisait les plumes, préparait les exemples d'écri­ture et les thèmes de composition, dont, avec raison, le choix lui importait beaucoup. Transporter du bois [de chauffage], balayer les classes, les escaliers et les endroits les plus sales, faire lui-même ce qu'il ordonnait aux autres et plus encore, sa récompense de tant de peine était de voir les âmes s'ouvrir à la lumière du vrai et croire en aimant.»[5] Quant à Philippe Néri (1515-1595), fondateur à Rome de l'Oratoire, don Bosco avait depuis longtemps les yeux fixés sur ce saint prêtre éducateur qui, au sentiment d'un pape contemporain, eût été «digne de la pourpre cardinalice pour ses mérites et ses vertus». Il avait cependant passé sa vie à «plaisanter» avec les jeunes. Tout en jouant avec eux, «il avait sagement veillé à l'éducation de leur coeurs». La patience de Philippe au milieu des enfants frappait don Bosco. «Si bruyant que fût leur tapage, dit de lui Montanari, il ne se plaignait jamais. - Comment pouvez-vous, père Philippe, supporter un vacarme pareil? Il répondait: -J'accepterais qu'ils me cassent du bois sur le dos pour qu'ils deviennent bons et vertueux. »[6]

Ces trois prêtres éducateurs étaient des saints de l'Italie de la Contre-Réforme. Don Bosco apprenait à connaître et admirer le père Henri Lacordaire (1802-1861), qui venait de mourir à Sorèze, près de Toulouse; il se disposait même à lui emprunter plus ou moins cons­ciemment une formule clé de son futur programme pédagogique. Pen­dant ses dernières années, le restaurateur de l'ordre dominicain en France, le prédicateur de Notre-Dame de Paris avait aussi voulu être éducateur de garçons. Il s'était retiré au collège de Sorèze «pour se consacrer entièrement à l'éducation de la jeunesse, envers laquelle - écrivit don Bosco - il (avait) toujours nourri une très chaude affec­tion.»[7] N'oublions pas ce détail. Don Bosco remarquait que Lacor­daire avait ajouté à l'ordre dominicain un tiers-ordre enseignant «afin d'étendre les effets de son zèle pour le bien de la jeunesse». Un discours de distribution des prix à Sorèze (1856), qu'il lisait peut-être en entier,[8] 1ui avait révélé le secret de son action pédagogique.[9] Lacor­daire, écrivait don Bosco, recourait, pour former la jeunesse, à «la re­ligion», qui infuse des leçons salutaires aux consciences juvéniles et leur offre des cérémonies qui les impressionnent. Il copiait dans le discours:

/657/

 «La religion a repris dans cette école un empire qui ne lui sera plus ravi;[10] elle y règne, non par la contrainte ou par la seule pompe de son culte, mais par une conviction unanime et sincère, par des devoirs remplis en secret, par des aspi­rations connues de Dieu, par la paix du bien et le remords du mal, par des solennités où le coeur de tous se rapproche et se confond dans un élan que n'inspire pas l'hypocrisie, que n'arrête pas le respect humain, mais qui est le fruit généreux d'une véritable communauté de sentiments.»[11]

L'affection était le deuxième pilier du système pédagogique prati­qué par Lacordaire. L'éducateur véritable aime les jeunes qu'il forme. Don Bosco traduisait consciencieusement un long et éloquent mor­ceau du discours, qui annonçait certaines de ses considérations à venir sur l'amorevolezza en éducation.

«On sait évidemment si l'on aime ou si l'on n'aime pas; on sait dans sa cons­cience, par un témoignage infaillible, le mouvement qui y règne, et dont le souffle emporte la volonté. Or le mouvement que nous éprouvons pour nos élèves, je ne puis le définir que par un mot, mot très simple et très célèbre: Nous les aimons. Tout artiste aime son oeuvre; il s'y complaît, il s'y attache, il y met sa vie; et quand l'oeuvre, au lieu d'être une statue ou un temple, est une âme, la grandeur de l'ouvrage émeut l'ouvrier; et, mieux que Pygmalion devant le marbre de Psyché, il croit à la vie de ce qu'il fait, et y adore, sous une forme sacrée, la beauté divine elle-même. Toujours la culture des âmes fut le sommet des choses et le goût des sages; mais depuis que Dieu s'est fait homme pour les cultiver lui-même, depuis que l'éternel artiste a paru ici-bas et que nos âmes sont le champ qu'il arrose, le marbre qu'il taille, le sanctuaire qu'il bâtit, la cité qu'il prépare, le monde qu'il dispose pour son Père et pour le nôtre, le soin des âmes, qui était déjà si grand, est devenu un amour qui sur­passe tous les autres et une paternité qui n'a plus de rivale. L'artiste n'est plus artiste, il est père; le sage n'est plus un sage, il est prêtre. Une onction surnatu­relle s'est ajoutée au penchant de la nature, et l'éducation des âmes, au lieu d'être une culture, est dans la vérité un culte qui fait partie de celui de Dieu.

«Il ne nous est donc pas difficile d'aimer nos élèves. Il nous suffit de croire à leurs âmes, au Dieu qui les a faites et qui les a sauvées, à leur origine et à leur fin. Plus dignes encore d'intérêt, parce qu'elles sont plus jeunes, elles ont à nos yeux le charme invincible de la faiblesse et de la première beauté. Qui tou­chera le coeur d'un homme si l'âme d'un enfant ne le touche pas? Qui l'atten­drira jamais, si l'âme d'un adolescent aux prises avec le bien et le mal ne l'attendrit pas? Oh! nous n'avons pas de mérite à aimer: l'amour est à lui­même sa récompense, sa joie, sa fortune et sa bénédiction. »

A l'évidence, don Bosco se complaisait dans ces périodes savam­ment organisées, qui exprimaient avec éclat certaines de ses convic­tions sur la valeur de chaque âme, le charme de la jeunesse et le bon-/658/ heur de l'éducateur qui la façonne. Elles ébauchaient un système pro­che du sien. Au reste, il n'y prenait que ce qui lui convenait. Car, dans un paragraphe qu'il ne traduisait pas, Lacordaire disait aussi que, si «la religion et l'affection doivent être le principe et comme les deux colonnes de notre gouvernement» (d'éducateurs), il faut absolument y adjoindre «la justice», «loi du monde où [l'homme] doit vivre, que toute faute a son expiation, tout manquement son reproche, toute fai­blesse sa honte, toute lâcheté son déshonneur. » Le petit monde de don Bosco n'évoluait pas dans un cadre hérissé à ce point.

Au temps où il fondait les premières filiales du Valdocco, ces édu­cateurs exemplaires montraient en acte à don Bosco des leçons que l'expérience et la réflexion, parfois alimentée par des rêves étonnants, lui avaient suggérées: Jérôme Emilien, le dévouement préférentiel aux pauvres et aux abandonnés; Joseph Calasanz et Philippe Néri, la nécessité d'une présence constante, joyeuse et dévouée de l'éducateur à ses éduqués; et Lacordaire, que deux des trois colonnes d'une péda­gogie bien comprise sont «la religion» et «l'affection.»[12]

La fondation de Mirabello (1863)[13]

Casale Monferrato, à une centaine de kilomètres à l'est de Turin, cité piémontaise en d'autres temps importante parce que capitale du marquisat de Montferrat, avait pour évêque depuis 1847 un admira­teur de l'oeuvre de don Bosco, Mgr Luigi Nazari di Calabiana.[14] Or, depuis la crise révolutionnaire, le diocèse de Casale n'avait plus de véritable petit séminaire. Les anciens locaux désormais nationalisés avaient d'abord servi d'hôpital militaire, puis de caserne et fina­lement été affectés à la direction du génie civil. Le 20 mars 1864, Mgr Calabiana se plaindra au ministre de la justice et des cultes, Giu­seppe Pisanelli, de ne pas disposer de petit séminaire et de se trouver être le seul évêque des «anciennes provinces» du royaume sarde, «à qui jusque-là on n'avait pas permis d'initier aux études de lettres les garçons qui semblent manifester de l'inclination pour l'état ecclésias­tique. »[15]

Au vrai, à cette date Mgr Calabiana avait déjà utilement traité avec don Bosco pour l'établissement sur son territoire d'une école que le prêtre du Valdocco dénommait «petit séminaire épiscopal». Ils l'avaient établi dans le bourg de Mirabello, à une quinzaine de kilomè­tres de Casale dans la direction d'Alessandria.

La famille locale de Francesco Provera, l'un des profès du 14 mai /659/ 1862, avait préparé cette fondation.[16] Le père de Francesco, Vin­cenzo, proposait de céder un terrain à Mirabello, à la condition qu'un collège y soit bâti. Le prestige de la famille s'en trouverait évidem­ment grandi. La reconnaissance des lieux par don Bosco se fit dans un contexte propre à illustrer son système éducatif. En ces premières années '60, il emmenait encore ses enfants de Turin dans de longues promenades d'automne à travers le Montferrat. En octobre 1861, avec une centaine de jeunes du Valdocco, l'excursion le conduisit jusqu'au sanctuaire marial de Crea et à Casale. Le 16 octobre, il pour­suivit sa route jusqu'à Mirabello, où la troupe passa la nuit.[17] Don Bosco posa vraisemblablement alors les jalons d'un accord avec les Provera et le curé de l'endroit, don Felice Coppo. Un an après, cet accord était sanctionné par l'enthousiasme de la population. A la mi­-octobre 1862, les jeunes du Valdocco retrouvaient Mirabello pour y passer plusieurs jours.[18] Ils logeaient chez les Provera, quelques privi­légiés dans l'habitation, les autres au fenil et dans une étable libérée à cette époque de l'année. Les Turinois participèrent aux offices parois­siaux et à la procession du dimanche de la Maternité de Marie; don Bosco prononça le sermon de circonstance, les musiciens donnèrent une aubade, les acteurs s'exhibèrent avec quelques morceaux de leur répertoire dans une ambiance campagnarde parfois tumultueuse. On quitta Mirabello au bout de six jours sur un magnifique Tantum ergo en musique et un copieux déjeuner. Entre temps, l'affaire du collège avait progressé. Vincenzo Provera avait fait dessiner des plans et des matériaux avaient déjà été transportés sur le terrain élu pour la cons­truction.

Les travaux furent menés grand train. De Turin, don Bosco envoya à Mírabello le maître-maçon Giosuè Buzzetti, frère de Carlo, que les aménagements du Valdocco occupaient suffisamment. Les fondations furent terminées avant l'hiver et l'immeuble dressé au printemps, de sorte que le collège fut prêt à l'automne de 1863.[19] Pour la direction de sa première maison filiale, don Bosco désigna son meilleur aide, don Michele Rua. Le 30 août 1863, l'évêque Calabiana pouvait déjà rédiger l'acte d'institution, qui approuvait cette nomi­nation :[20]

«Etant donné qu'une pieuse personne nous a offert l'usage d'un très grand édifice, élevé précisément à cette intention sur la commune de Mirabello, nous avons décidé d'y ouvrir et d'y établir un petit séminaire pour y éduquer les jeunes garçons, principalement ceux qui aspirent à l'état ecclésiastique. /660/ En conséquence, devant pourvoir au bon gouvernement de cette maison et ayant reconnu dans le très révérend prêtre le sieur don Rua toutes les qualités requises pour l'éducation chrétienne et civile de la jeunesse, nous l'avons nommé et, par les présentes, nous le nommons directeur de notre petit sémi­naire épiscopal S. Carlo sur la commune de Mirabello; et lui conférons les facultés opportunes. Nous voulons que ledit sieur directeur suive pour tout ce qui regarde l'enseignement les programmes prescrits par le gouvernement royal pour les écoles élémentaires et gymnasiales... »

Monseigneur tenait à ne pas contrevenir aux dispositions de la loi Casati sur les gymnases privés.

Ce collège coûta, selon don Lemoyne, une centaine de milliers de francs. Il est plus que probable que le comte Federico et la comtesse Carlotta Callori di Vignale intervinrent dans le paiement. Le comte Federico était alors maire de Casale Monferrato; et don Bosco rappel­lera un jour à la comtesse que «Mirabello (avait) commencé sous (ses) auspices. »[21] La réussite n'était cependant pas merveilleuse. Don Bos­co déplorera bientôt la froidure glaciale du village de Mirabello en hiver, l'absence de terrain de jeux pour les élèves près du collège et l'éloigement du chemin de fer.[22] Mais, pour l'heure, en octo­bre 1863, à la grande satisfaction des Provera,[23] au milieu de ses fenils, de ses étables, de ses meules de paille et de ses vignes, avec ses chemins fleurant le fumier des bestiaux qui les arpentaient, le bourg de Mirabello, qui n'avait guère plus de trois mille habitants, pouvait s'enorgueillir d'un collège.

Les disciples de don Bosco y entrèrent officiellement le 13 octo­bre 1863. Le directeur Michele Rua, vingt-six ans, unique prêtre de l'équipe, était accompagné par cinq clercs: Francesco Provera, l'homme du crû, qui avait le titre de préfet; Giovanni Bonetti, celui de catéchiste; Francesco Cerruti, celui de conseiller scolaire; Paolo Albera, celui d'enseignant;[24] et par quatre jeunes gens destinés à la surveillance et à l'enseignement. Bien que non encore profès, Fran­cesco Dalmazzo (né en 1845, pas encore officiellement inscrit), Dome­nico Belmonte (né en 1843, officiellement inscrit le 8 février 1863), Angelo Nasi (né en 1844, officiellement inscrit le 8 février 1863) et Felice Alessio (né en 1847, officiellement inscrit le 12 janvier 1863),[25]  étaient pour don Bosco de vrais membres de la société.

Les instructions au personnel de Mirabello

Don Bosco ne lança pas ce personnel à l'aveugle et dans l'inconnu. Les Ricordi (Consignes), qu'il remit avec son «obédience» (terme, en /661/ l'occurrence, trop solennel) au directeur désigné Michele Rua, renfer­ment à nos yeux ses instructions les plus intéressantes.[26] Comme il le disait expressément dans l'introduction, les avis de don Bosco à son disciple reflétaient son propre système d'éducation et de gouverne­ment au Valdocco.[27] Il les distribuait en six courts paragraphes: Avec toi-même, Avec les maîtres, Avec les assistants et les chefs de cham­brée, Avec les personnes de service, Avec les jeunes élèves, Avec les gens du dehors.[28]

Les premiers conseils portaient sur le règlement de vie du directeur lui-même. Don Bosco les ouvrait par le sage précepte: Niente ti turbi (Que rien ne te trouble!), que des Français traduiraient peut-être équitablement par un familier: Ne te frappe jamais! Le directeur Rua devait ménager son équilibre physique: pas de mortifications dans la nourriture et le sommeil; et son équilibre spirituel: messe et bréviaire pie, attente ac devote, un peu de méditation le matin, une visite journa­lière au saint sacrement et, pour le reste, ce que les Regole du temps prescrivaient. Puis don Bosco passait aux relations du directeur avec autrui: le personnel de l'école, les élèves, enfin les gens de l'extérieur.

Le principe fondamental figurait, assorti d'une recommandation, dans le paragraphe Avec toi-même. Les magisters d'antan prenaient volontiers à leur compte l'adage emprunté à Cicéron: Oderint dum metuant (Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent!). Don Bosco optait pour l'axiome inverse: «Essaie de te faire aimer avant de te faire craindre. » Sans employer encore le mot, il faisait intervenir la «raison», troisième pilier de son système pédagogique avec la religion et l'affection. La raison démontre l'authenticité de l'amour de l'édu­cateur pour l'éduqué: «Quand tu commandes et corriges, fais toujours comprendre que tu désires le bien, jamais [la satisfaction de] ton caprice. » Le bon plaisir du maître ne fait jamais loi. La ragionevolezza, c'est-à-dire le caractère raisonnable, la modération et le bon sens, devrait toujours marquer les ordres de celui qui commande. Le bon sens était inhérent au système d'éducation de don Bosco.[29] «Tolère tout quand il s'agit de prévenir le péché; que tout ton effort soit orienté au bien des enfants qui te sont confiés. » Peu à peu, don Bosco clarifiait l'expression de ses idées pédagogiques. Pour aimer autrui et en être aimé, il faut lui «vouloir du bien», formule par laquelle l'Ita­lien désigne aussi l'amour.[30] Cet amour de volonté (amorevolezza) ne saurait être confondu avec un amour purement sentimental, auquel certains réduiraient l'affection dans le système de notre saint. Quand il /662/ est évident, le service d'autrui devient signe d'affection et suscite ce sentiment.

Les conseils de don Bosco au directeur Rua sur ses relations avec les diverses catégories de l'oeuvre: maîtres, assistants, personnes de service, écoliers et étrangers, étaient au fond inspirés par le même principe: aimer pour être aimé. Le directeur s'occupe du bien matériel et moral des maîtres et des surveillants (dits assistants et chefs de chambrée); pour cela, il s'y intéresse, puis y pourvoit de son mieux:

« 1) Veille à ce que rien de nécessaire ne manque aux professeurs en fait de nourriture et de vêtement. Tiens compte de leurs fatigues et, s'ils sont souf­frants ou simplement incommodés, envoie sans tarder un suppléant dans leur classe. - 2) Parle-leur souvent, en privé ou en groupe; vois s'ils ne sont pas surchargés de besognes, s'il ne leur manque ni vêtements ni livres, s'ils éprou­vent quelque souffrance physique ou morale, et si, dans leurs classes, ils n'ont pas d'élèves qui auraient besoin de réprimande ou d'attention spéciale pour la discipline, le mode ou le niveau de l'enseignement. Une nécessité est-elle reconnue, fais ce que tu peux pour y pourvoir. »

Le personnel de service avait droit à des attentions analogues: «2) Use de grande charité quand tu leur donnes des ordres; fais com­prendre en toutes choses que tu désires le bien de leurs âmes. » Aux élèves, le directeur témoigne de son affection par sa présence fré­quente au milieu d'eux et par ses phrases aimables en récréation.

«2) Fais ce que tu peux pour passer au milieu des jeunes tout leur temps de récréation; aie soin de leur dire en particulier (littéralement: à l'oreille) quel­ques paroles affectueuses, celles que tu sais, au fur et à mesure que l'occasion se présente et que tu en perçois le besoin. C'est le grand secret pour te rendre maître du coeur des jeunes. »

Enfin, le premier article sur les gens de l'extérieur insistait lui aussi sur la charité:

«1) Que la charité et la courtoisie soient les marques caractéristiques d'un directeur aussi bien à l'égard des personnes de l'intérieur que de celles de l'extérieur. »

Prévenance, bonté, dévouement, générosité, toutes filles d'un amour authentique, telles étaient, pour don Bosco, les grandes quali­tés d'un directeur d'école.

Ce Vademecum du directeur de Mirabello, premier éducateur dans sa maison, était promis à un avenir insoupçonné en 1863. Adapté, puis, à partir de 1886, étendu à tous les directeurs de case, il figurera /663/ un jour parmi les documents majeurs de la tradition pédagogique salé­sienne.[31] Cette lettre didactique annonçait le Petit traité sur le système préventif de 1877.

A son ouverture, on prévoyait au «petit séminaire S. Carlo» les deux classes de fin de cycle élémentaire et les cinq classes secondaires du gymnase. Grâce à la réputation de don Bosco dans la région de Casale et d'Alessandria, les demandes affluèrent. Au bout de deux ans, l'internat comptera déjà quelque cent soixante-dix élèves.

Comme il avait guidé la préparation, don Bosco veilla avec soin sur les débuts de l'école de Mirabello. Il adapta pour elle le Regolamento de la casa annessa de l'oratoire du Valdocco. Bien que non imprimé, il servit de règle de conduite au directeur don Rua et à son personnel. L'organisation et l'esprit de Mirabello correspondaient de la sorte étroitement à l'esprit et à l'organisation du Valdocco.[32] Don Bosco intervenait directement à Mirabello par les élèves qu'il y expédiait depuis Turin,[33] par ses conseils oraux ou écrits au directeur, par ses visites très appréciées et par ses lettres, soit à la direction, soit à la communauté des maîtres et des élèves. C'était le véritable père de la maison. Le 10 décembre 1863, on le surprend dans ses recomman­dations particulières à don Rua.[34] Le 30 décembre, il adressait une longue étrenne spirituelle, «à (ses) fils bien-aimés du petit séminaire de Mirabello.»[35] Don Bosco prenait à coeur l'éducation collective de la maison. Avec beaucoup de délicatesse («si vous me le permettez», écrivait-il aux enfants), il expliquait aux jeunes ce qui l'avait contristé dans leur comportement lors d'une récente visite: mauvaise tenue à la chapelle, attention parfois nulle aux prédications, distractions évi­dentes dans la prière, fréquentation en certains cas indigne des sacre­ments. Trois consignes lui paraissaient nécessaires: 1) Fuite de l'oisi­veté, qui, comme chacun sait, est «le père de tous les vices» (l'ozio est du masculin en italien); 2) Communion fréquente; 3) Dévotion et recours fréquent à la très sainte Vierge Marie. Il répétait à leur usage ses leçons de Turin:

«Croyez-le, mes chers enfants, je pense ne pas exagérer en affirmant que la communion fréquente est une grande colonne sur laquelle repose l'un des pôles du monde, et que la dévotion à la Madone est l'autre colonne sur laquelle repose l'autre pôle. Par conséquent je dis à don Rua, aux autres supé­rieurs, aux maîtres, aux assistants et à tous les jeunes, de recommander, prati­quer, prêcher, insister par toutes les forces de la charité de Jésus Christ, pour que ne soient jamais oubliées ces trois consignes que je vous livre pour la plus grande gloire de Dieu et le bien de vos âmes, tellement chères à Notre Sei-/664/ gneur Jésus Christ, qui vit et règne avec le Père dans l'unité du Saint Esprit. Ainsi soit-il. »

En juin 1864, la maison reçut à nouveau des voeux affectueux à l'occasion de la fête de saint Louis de Gonzague.[36] Le 3o décembre qui suivit, ce fut une étrenne spirituelle analogue à celle de 1863.[37] La première maison fille naissait façonnée amoureusement par les soins très attentifs de don Bosco.

Celui-ci né négligeait rien. Au cours de 1864, il veilla sur ses rela­tions avec les parents et les autorités civiles. En vue de la deuxième année scolaire, il fit imprimer par sa typographie turinoise un prospec­tus sur le «petit séminaire épiscopal de S. Carlo à Mirabello», qui déterminait les conditions de l'école: le tarif des pensions (24 et 32 f. mensuels), les menus auxquels ces pensions donnaient droit, les char­ges laissées à la famille et les éléments du trousseau de l'élève. Le titre et la finale de la pièce rappelaient la dépendance de l'établissement à l'égard de l'évêque de Casale.[38] Cependant la situation de Mirabello posait des problèmes à l'administration civile de la région. Le percep­teur d'Occimiano, dont la commune dépendait, considérait la maison comme «école privée» et, à ce titre, sujette aux taxes pour but lucratif. Quant à lui, le proviseur des études d'Alessandria la jugeait «illégale», parce que ouverte sans l'assentiment des responsables scolaires com­pétents.[39] L'évêque et don Bosco tenaient tête en arguant qu'il s'agissait d'un petit séminaire diocésain, institution d'Eglise qui n'avait nul besoin de reconnaissance civile.[40] Dans ce débat sur le statut de l'école, un point ressort à nos yeux: Mirabello était destiné aux garçons des classes moyennes, non pas à ceux des classes populai­res ou aux enfants «pauvres et abandonnés», comme il était de règle au Valdocco. Don Bosco amorçait un virage important dans la déter­mination de sa clientèle. Conséquence nécessaire, il esquissait désor­mais un système d'éducation applicable de préférence aux garçons correctement élevés.

A juger par l'un de ses récits du temps, il «rêvait» aussi d'éduquer des filles. Selon la version Ruffino, au début du songe déjà mentionné du cheval rouge de l'Apocalypse (5 juin 1862) il se décrivit conversant sur une piazzetta avec la marquise de Barolo. On sait que cette dame avait créé à Turin plusieurs institutions pour femmes et fillettes:

«... Je voulais lui serrer la main, mais elle me dit: - Non, restez où vous êtes. Puis elle se mit à parler de mes garçons et me dit: - Vous vous occupez des garçons, c'est parfait. Mais laissez-moi m'occuper des filles; ainsi, nous serons /665/ d'accord. A quoi je lui répondis: - Mais le Seigneur n'est-il venu au monde que pour les garçons? Tandis que je lui tenais ces étranges propos... »[41]

Dès 1862, don Bosco aurait donc confusément envisagé d'élargir son oeuvre aux fillettes, entreprise qu'il mènerait à bien dix ans plus tard par l'inclusion dans sa société de la maison de Mornese.

Projet d'une deuxième église au Valdocco

En 1862-1863, la construction du petit séminaire San Carlo n'était qu'une part de l'activité bâtisseuse de don Bosco. Simultanément, il continuait à développer son oeuvre du Valdocco.

Le 12 juin 1862, il déposait à la municipalité le «plan d'un nouveau bâtiment à ériger le long du chemin de la Giardiniera (secteur Val­docco) dans la propriété du Révérend Prêtre Bosco. »[42] Un an après, le 5 juin 1863, il récidivait par le dépôt d'un projet d'«immeuble que le prêtre D. Gioanni Bosco propose d'ériger à l'intérieur de la cour de son collège S. François de Sales à Turin; élévation de la façade côté cour... »[43]

A cette date, un projet beaucoup plus considérable avait déjà pris corps. Dix ans seulement après son inauguration, l'église S. François de Sales ne suffisait plus à la population scolaire en augmentation rapide de la maison. A la fin de 1862, probablement à l'avant-veille de la fête de l'Immaculée, au cours d'une interminable séance de confes­sions, don Bosco, tourmenté par le problème, décida, non pas d'agran­dir l'église en usage, mais de construire à proximité une église plus vaste. Il confia son projet le soir même au clerc Albera:[44] «... Notre église est trop petite, elle ne peut contenir tous les garçons, ou bien ils y sont entassés les uns sur les autres. Nous en fabriquerons donc une autre plus belle et plus grande, qui soit magnifique... » Il avait peut­-être déjà l'idée de consacrer cette deuxième église à Marie auxilia­trice, comme Albera et Cagliero le lui ont fait dire,[45] mais, selon toute apparence, pas encore l'intention de bâtir un sanctuaire gran­diose (magnifique, disait Albera) en l'honneur de la Vierge Marie. La circulaire du 1er février 1863, dont nous allons faire état, dira même que l'édifice projeté serait «dénué de toute élégance». Le jeune Albera eut confirmation des intentions de don Bosco quand, six ou sept semaines plus tard, le préfet Alasonatti, dont il était le secrétaire, lui donna à copier une lettre de demande de subside pour la construction d'une église. Don Bosco la destinait au grand maître de l'ordre royal /666/ des SS. Maurice et Lazare.[46] Datée du 1er février 1863, elle expli­quait que l'église, pour laquelle il sollicitait un subside, était devenue nécessaire à la population d'une vaste zone tout à fait dépourvue d'édifices religieux.[47] Don Bosco remarquait que «cette église, spé­cialement destinée aux jeunes externes, qui pourraient y intervenir librement, serait assez spacieuse pour servir aussi aux adultes. »[48] Mais il ne révélait de la sorte qu'un aspect secondaire de son projet. Les motivations d'une circulaire contemporaine aux bienfaiteurs étaient plus exactes. Après avoir rappelé l'exiguïté manifeste de l'église S. François de Sales, elle leur apprenait que la nouvelle église serait principalement destinée aux enfants de l'oratoire; elle chiffrait l'accroissement de la population des quartiers environnants encore privés d'églises et annonçait le titre marial choisi pour ce nouveau sanctuaire. Il serait «consacré au culte divin en l'honneur de la Bien­heureuse Vierge Immaculée sous le titre de Maria Auxilium Christia­norum. »[49]

Le vocable: Maria Auxilium Christianorum

En exergue au sommet de la lettre circulaire, l'invocation: Maria Auxilium Christianorum, ora pro nobis commençait de solenniser un vocable, qui était une nouveauté dans la vie de don Bosco. Jusque-là, il avait prié Marie sous les titres familiers dans la région d'Addolorata, de Consolata, de Madonna del SS. Rosario, ou encore de Purissima et d'Immacolata. La dénomination Auxiliatrice nous pose des problè­mes d'origine: date d'apparition, modèle et sens de ce titre dans la vie de don Bosco.

Don Bosco se mit à parler de Marie, secours des chrétiens, au prin­temps de 1862, très probablement à la fin du mois de mai. La version Ruffino de l'apologue des «deux colonnes», daté du 30 mai 1862, expliquait que, sur la mer où vogue la nacelle pontificale, «se dressent deux très hautes colonnes. Sur l'une, il y a la statue de la Vierge Imma­culée avec l'inscription Auxilium Christianorum; sur l'autre, beau­coup plus haute et plus grosse, il y a une Hostie... » Malgré une flottille de bateaux qui s'y opposent, le navire du pape tente de s'arrimer à l'une et à l'autre.[50] Ce récit est habituellement donné comme celui de la première mention du titre Auxilium Christianorum dans les songes, sinon aussi dans tout l'enseignement de don Bosco.[51] Au vrai, un texte jamais relevé et pourtant plus sûr parce qu'imprimé, lui fut au moins contemporain et peut-être antérieur.[52] Le fascicule /667/ anonyme Diario mariano (Calendrier marial) des Letture cattoliche de juin-juil­let 1862, apparemment composé dans le courant de mai 1862, doit être attribué à don Bosco. Il n'osait pas se reconnaître l'auteur de cette compilation hétéroclite de réflexions, d'historiettes et de traits édifiants en relation avec le culte de la Vierge Marie.[53] Or, si dans ce calendrier, le 24 mai n'est pas encore un jour marial, on trouve au 6 avril une note parénétique sur la Festa della Madonna Ausiliatrice (Fête de la Madone Auxiliatrice), qui annonce la doctrine à venir de don Bosco sur la Vierge du Sub tuum.[54] Parce que mère de Dieu, Marie est l'auxiliatrice de chaque chrétien et l'auxiliatrice de l'Eglíse, notamment du pape son chef visible, dans la bataille incessante qu'ils soutiennent contre leurs ennemis. Voici le morceau: [55]

«Fête de la Madone Auxiliatrice. - Etant nous-mêmes sans trêve environ­nés d'ennemis de nos âmes et exposés à d'innombrables et très graves dan­gers d'offenser Dieu, oh combien nous avons besoin d'une aide extraordi­naire pour éviter aussi bien les embûches de nos ennemis que les périls qui nous assaillent!... Mais où trouverons-nous cette aide? La voici. En Marie, mère de Dieu. Elle est appelée par l'Eglise le secours des chrétiens; recourons donc à elle si nous voulons trouver un secours rapide et efficace dans nos besoins soit spirituels soit temporels. Supplions aussi cette mère pleine de miséricorde de bien vouloir venir en aide à la malheureuse épouse du Christ, la sainte Eglise, et à son très auguste chef visible. - On dira cinq fois le Sub tuum praesidium pour les besoins de la sainte Eglise. »

Don Bosco découvrait alors l'auxiliatrice avec des foules de compa­triotes de l'Italie catholique.[56] Spolète, cité historique de l'Ombrie, avait appartenu aux Etats du pape jusqu'à l'annexion de la province par les Piémontais en 1860. Au début de cette année de grandes frayeurs, l'archevêque de la ville Giovanni Battista Arnaldi [57] avait, dans une lettre collective de l'épiscopat de la région, exprimé sa con­fiance envers la «Mère de miséricorde», la «guerrière invaincue et invincible», celle à qui «l'on doit toutes les victoires de l'Eglise»; et exhorté les fidèles à supplier Dieu de leur venir en aide «par l'interces­sion du Coeur Immaculé de Marie, Mère de Dieu, l'Auxiliatrice des Chrétiens, la très puissante qui maintient sous ses pieds la tête rebelle de l'antique serpent.»[58] Vinrent les jours sombres de l'annexion. Puis, en mars 1862, la nouvelle se répandit que la très sainte Vierge avait adressé la parole à un enfant d'un peu moins de cinq ans, Ri­ghetto Cionchi, à partir de l'ancienne peinture d'une église en ruines à La Fratta, près de Spolète. Le 19 mars, un jeune paysan affligé /668/ de maux chroniques avait recouru à cette image de Marie; en quelques jours, il avait recouvré la santé sans l'aide de médecins ni de médeci­nes. L'image de La Fratta devint immédiatement le centre d'attrac­tion de dévots en prières pour leur santé et la paix de l'Eglise. L'arche­vêque se saisit de l'information et la répandit dans une série de Relazioni (Relations) généreusement diffusées par la presse catholi­que de la péninsule. La première, la plus importante, datée du 17 mai 1862 et envoyée à la feuille catholique de Turin l'Armonia, y fut publiée le 27 suivant. L'archevêque racontait les faits survenus et décrivait les foules qui accouraient désormais vers l'image miracu­leuse.[59] Cette image, que le peuple dénommait soit la Madonna, soit la Madonna scoperta (la Madone découverte), soit la Madonna della stella (la Madone de l'étoile), soit encore la Madonna di Spoleto (la Madone de Spolète), devint à partir de l'article de l'Armonia et par les soins de l'archevêque Arnaldi l'Auxilium Christianorum, c'est-à-dire le Secours des Chrétiens.

L'Armonia arrivait régulièrement au Valdocco. Si l'on rapproche son article du 27 mai 1862 de l'apologue de don Bosco sur les «deux colonnes», clairement daté du 30 mai 1862, la dépendance paraît très probable. Le Diario mariano le montra peut-être antérieurement sen­sibilisé au titre d'Auxiliatrice. Aux derniers jours de mai, il l'avait adopté.

Le Diario mariano et l'histoire des «deux colonnes» nous appren­nent le sens qu'il lui donnait. Cette signification fut illustrée au fil des mois par la catholicité italienne de l'époque. De toutes les provinces du nouveau royaume, les yeux se tournaient désormais vers Spolète et La Fratta. Les périodiques de Rome, Turin, Gênes, Milan et Naples répétaient le récit de Mgr Arnaldi; ils faisaient état des guérisons opé­rées par l'Auxilium Christianorum; ils s'étendaient à plaisir sur le con­cours populaire croissant autour de l'image et sur l'enthousiasme spi­rituel qui gagnait chaque jour davantage. N'était-ce pas la vague de fond du «pays réel» en réaction à l'anticléricalisme des Garibaldiens et autres révolutionnaires? La situation de Spolète au centre de la péninsule excitait les imaginations religieuses. «Cette très belle et très prodigieuse image - notait un périodique de Turin au mois de novembre de cette année 1862 - s'est manifestée en un endroit qui est le centre, non seulement de l'archidiocèse de Spolète, mais aussi de l'Ombrie, et, ce qui est plus digne d'attention, le centre de l'Italie. Par là, dirons-nous, se manifeste la volonté de Dieu et de la Vierge. En se présentant de manière aussi prodigieuse en ces temps calamiteux au /669/ beau milieu de l'Italie, elle a voulu faire savoir qu'elle se place au mi­lieu de ce pays pour le défendre, pour l'aider et pour subvenir à cha­cun de ses besoins temporels ou éternels. »[60] Selon Mgr Arnaldi, Marie préparait ainsi les coeurs au triomphe prochain de l'Eglise et de son auguste chef; sa manifestation à Spolète était le gage (caparra) de leur victoire.[61] La Madone de Spolète étendait sa maternelle et très efficace protection sur ses enfants abandonnés. On la suppliait de les garder fermes dans leurs croyances, malgré les malheurs des temps. Que, par son intercession, ils demeurent au besoin prêts à mourir pour leur foi catholique, fidèles et dociles sujets de la sainte Eglise romaine, de son héroïque hiérarque, «le vicaire du Christ sur la terre», et des autres pasteurs légitimes! «C'est ce que nous voulons, ce que nous promettons, ce qui adviendra avec votre aide, Vierge immaculée, ô Mère très aimante, ô Marie, toi l'aide constante, très puissante et très bonne de la chrétienté. »[62]

La dévotion à Marie auxiliatrice, que don Bosco se mit à propager en 1863, quand il eut décidé de dresser au Valdocco une église sous ce vocable, ne recevait-elle pas la même signification? Pour lui, Marie, mère immaculée de Dieu, était la reine des batailles, victorieuse à Lépante; celle qui écrase l'antique serpent et ses suppôts terrestres; la puissante protectrice de l'Eglise assaillie de toutes parts et de son chef, le souverain pontife «vicaire du Christ» sur terre vilipendé par ses adversaires; enfin, malgré une réalité perpétuellement décevante, le gage de leurs triomphes espérés prochains.

Les recommandations épiscopales

Au temps où il fondait Mirabello et concrétisait son projet d'église dédiée à Marie auxiliatrice, don Bosco menait une série de démarches indispensables à l'approbation de sa société par le Saint-Siège. Un avis favorable de l'autorité diocésaine de Turin était primordial; il y joindrait le plus grand nombre possible de recommandations d'évê­ques de la région.

La première personne sollicitée fut donc le vicaire capitulaire de Turin, Giuseppe Zappata. Don Bosco lui exposa sa situation dans une lettre dont il ne subsiste qu'une copie de date aléatoire.[63] Son projet de congrégation sous le titre de Société de S. François de Sales, con­forme aux suggestions du pape Pie IX, d'abord soumis à l'archevêque Fransoni, puis transmis par celui-ci à son vicaire général Mgr Fissore, avait été examiné par des juges compétents, tels que l'évêque de /670/ Cuneo, Mgr Manzini, et le cardinal De Angelis. Leurs remarques, qui ne touchaient pas des points essentiels, avaient été entendues.

«Mon but, écrivait don Bosco qui condensait heureusement en quelques mots une idée complexe, est d'établir une société qui, tout en garantissant aux yeux des autorités gouvernementales leurs droits civils à ses membres pris individuellement, constitue pour l'Eglise une véritable personne morale (lit­téralement: un vrai corps moral), autrement dit une société religieuse. »

Il réunissait dans l'être d'une congrégation les deux termes appa­remment contraires d'une alternative: ou société civile ou société reli­gieuse. Puis il alignait cinq considérants, qui lui faisaient souhaiter l'approbation rapide de son projet par la curie turinoise, «avec toutes les clauses, observations et conditions» que son interlocuteur jugerait opportunes «pour la plus grande gloire de Dieu et le bien des âmes». Les membres de la société le priaient humblement de satisfaire au plus vite leurs communs désirs; à l'avance, ils le remerciaient de la faveur qu'ils attendaient de lui.

Le chanoine Zappata «laissait du temps au temps». Il n'urgea donc rien. La première recommandation arriva à don Bosco d'un autre dio­cèse. L'évêque de Cuneo, qui avait - nous le savons - pris connais­sance des constitutions de don Bosco, commença de le rassurer par un éloge sans réserve à l'intention du Siège Apostolique.[64]

«Parmi les institutions religieuses que Dieu suscite au sein de son Eglise en ces temps de matérialisme, de corruption et d'incrédulité, il faut placer, mieux: admirer, la Société ou Congrégation de S. François de Sales, instituée à Turin dans le faubourg du Valdocco par l'excellent prêtre D. Giovanni Bosco, dont le but principal est d'instruire chrétiennement la jeunesse pauvre et de recueillir dans des maisons appropriées les enfants abandonnés et dis­persés.»

Le développement des eeuvres de cet institut, son corps de statuts «pleins de céleste sagesse et de prudence», le bien «grandissime» qu'il avait déjà produit dans tous les diocèses du Piémont pour «la consola­tion et l'admiration de tous les bons», étaient autant de motifs qui incitaient cet évêque à demander pour lui l'approbation pontificale. Très touché, don Bosco s'empressa de transmettre la pièce à la curie de Turin, vraisemblablement à titre d'exemple pour la recommanda­tion qu'il attendait d'elle.[65]

Il développa sa campagne. Au début de décembre, une assemblée des évêques piémontais à Turin lui offrit l'occasion de solliciter leurs /671/ recommandations. Un mémoire agressif qu'il leur remettait sur le pro­sélytisme protestant était propre à attirer l'attention sur la vitalité catholique de son oeuvre.[66] Seul l'évêque d'Acqui, Modesto Con­tratto, réagit sans tarder. Sa lettre, qui était brève, disait l'essentiel. Il avait «lu attentivement la Règle pour l'institution d'une Pieuse Société sous le titre de S. François de Sales» et ne pouvait que s'affir­mer pleinement heureux «de recommander l'esprit et le but recherché par cette Société» et de «reconnaître la grande utilité qui reviendrait à l'Eglise et à la société civile si elle était dûment approuvée. »[67]

Cependant la curie de Turin, apparemment réticente, se conten­tait de promesses orales. Don Bosco trépignait. Il insista le 6 janvier 1864 par une lettre pressante au provicaire Vogliotti. Puisque le pape était d'accord avec ce projet de société, le vicaire capitulaire de Turin ne pouvait que lui être favorable.[68] Cette réclamation n'aboutit pas plus que la précédente. Heureusement, un troisième évêque, Gio­vanni Antonio Odone, évêque de Susa, donna bientôt courage à don Bosco par un très long éloge de son entreprise.[69] Son mémoire sur les protestants, qui dénonçait leur audacieuse propagande, l'avait peut­être impressionné. Il commençait:

«Pour le réconfort des pasteurs, des ministres sacrés et de tous les bons gran­dement affligés par les très graves dommages dont souffre l'Eglise en ces temps calamiteux par la diffusion des mauvais livres et des journaux antireli­gieux, par les calomnies des méchants et par les scandales publics, le Seigneur a suscité le vénérable prêtre Giovanni Bosco, qui se signale depuis de nom­breuses années surtout par le soin aimant et infatigable qu'il prend de la pau­vre et imprudente jeunesse, point de mire particulier des sectaires et de la foule de ceux qui en sont les aveugles instruments. »

Comme Mgr Contratto, Mgr Odone avait «vu et examiné le Règle­ment proposé» pour la nouvelle Société; il lui avait paru «conduit par un véritable esprit de zèle et propre à atteindre facilement le but sub­lime qu'elle poursuit».

Trois recommandations épiscopales ne suffisaient pas à don Bosco. Il se tourna vers Casale, qui n'avait pas encore été alerté. «J'aurais besoin d'envoyer à Rome le règlement de notre Société. J'ai déjà les recommandations des évêques de Susa, d'Acqui et de Cuneo. Celle de Votre Excellence Illustrissime et Révérendissime me ferait un grand plaisir. Si vous jugiez bon de la rédiger, ce serait pour moi une faveur signalée. - Je vous envoie une copie de celle de l'évêque de Cuneo pour que vous en connaissiez la teneur... »[70]

/672/

Cependant les semaines s'écoulaient et la curie de Turin ne se pro­nonçait toujours pas. Faudrait-il passer outre? Le 10 février, proba­blement assuré de l'arrivée prochaine des recommandations des évê­ques amis et influents de Casale et de Mondovì,[71] don Bosco revint une nouvelle fois à la charge.[72] Une occasion se présentait à lui le len­demain de faire partir vers Rome l'ensemble du dossier. Il n'y man­quait que l'implorata commendatizia (la recommandation implorée) de Turin, qui lui avait été promise. Le vicaire capitulaire Zappata s'exé­cuta enfin dans la journée qui suivit.[73] Mais, dans sa lettre, un oeil exercé a bientôt distingué ses réserves. S'il louait abondamment l'oeu­vre de l'oratoire S. François de Sales au service des enfants pauvres et abandonnés, ainsi que celle des oratoires de l'Angelo custode à Van­chiglia et de San Luigi à Porta Nuova, il ignorait (ou feignait d'igno­rer) les statuts des ecclésiastiques groupés autour du prêtre Bosco. Ils vivent, écrivait-il, selon «certains règlements» et sont d'«une con­duite si régulière» qu'ils édifient les élèves à eux confiés; ce pourquoi leur association est hautement recommandable. Le chanoine Giu­seppe Zappata se gardait d'énoncer un avis quelconque sur des Regole qui, au regard de don Bosco, constituaient pourtant la pièce princi­pale de sa demande d'approbation par Rome.

Le Decretum laudis de la Société de S. François de Sales

Le lendemain 12 février don Bosco composa lui-même sa supplique à Pie IX. Il l'assortit des divers documents enfin réunis: son texte de constitutions, une note qu'il avait composée à leur propos, et les recommandations de Turin, Cuneo, Acqui, Susa, Casale et Mondovì.

«Dans l'unique but et seulement avec le désir de promouvoir la gloire de Dieu et le bien des âmes, je me prosterne aux pieds de Votre Sainteté pour deman­der l'approbation de la Société de S. François de Sales. C'est un projet sur lequel j'ai beaucoup médité et qui me tient à coeur depuis longtemps. »

Don Bosco rappelait au pape son entretien de 1858 et les conseils qu'il avait alors reçus de lui. Prudent, il disait craindre de s'être éloi­gné du plan qui lui avait été tracé. «Ce pourquoi, je demande plutôt la correction que l'approbation de ce projet de constitutions. » Il préve­nait qu'un feuillet annexe rendait compte de «plusieurs choses parti­culièrement importantes» et utiles à l'exacte interprétation des seize chapitres de ses statuts.[74]

Le texte des constitutions de la Société de S. François de Sales /673/ avait grossi depuis son expédition à Mgr Fransoni en juin 1860.[75] Le nombre des chapitres était passé de treize à seize. (Le numéro 17, For­mula di voti, ne constituait pas un chapitre à proprement parler.) L'ancien chapitre «Gouvernement interne de la Société» (numéro 8) avait été considérablement augmenté et partagé en trois: «Gouverne­ment religieux de la Société» (chap. 8), «Gouvernement interne de la Société» (chap. 9) et «Election du Recteur majeur» (chap. 10). Un chapitre «Des maisons particulières» (chap. 12), nécessité par la récente initiative de Mirabello, avait été ajouté. Les questions de nature structurelle de ces articles pouvaient paraître secondaires. L'essentiel du texte statutaire sur l'histoire de la Société, sa forme particulière, le but recherché par elle, les obligations entrainées par les voeux et la discipline religieuse, les conditions d'entrée enfin, n'avait pas évolué.

La pièce jointe par don Bosco à ces Regole: «Notes sur les constitu­tions de la Société de S. François de Sales »,[76] répétait le but de sa société, tel que l'introduction du document le présentait déjà; elle énumérait les statuts des sociétés religieuses dont son texte dépen­dait; elle affirmait que si, dans ces Regole, l'on ne parlait guère du pape, c'était uniquement par crainte de perquisitions de policiers qui y auraient trouvé à redire; enfin, elle tâchait de justifier un article sur la juridiction du supérieur général étendue aux membres de la Société répartis dans différents diocèses.

Don Bosco, assuré de l'appui du pape, attendit dans la paix le juge­ment du Saint-Siège. Il lui parvint au cours de l'été de cette an­née 1864.[77] Il était positif. Mais ce n'était pas la pleine approbation que, dans son ignorance des usages, il avait souhaitée (et que le consul­teur Savini avait écartée d'emblée au début de son votum). C'était un Decretum laudis (Décret de louange) de la Société de S. François de Sales, première étape à franchir selon le cardinal Bizzarri avant d'obtenir l'approbation formelle d'une société religieuse par le Saint­-Siège.[78] Daté du 23 juillet 1864, le pape lui avait donné son accord le 1er juillet précédent.

La réplique de don Bosco aux Animadversiones de la Congrégation

Par le décret de louange, la question de la reconnaissance romaine de la Société de S. François de Sales avait sensiblement progressé. /674/ Elle échappait un peu au cocon turinois, que don Bosco trouvait désormais très incommode. Toutefois il découvrait dans le pli qui lui apportait le décret une feuille d'Animadversiones (Remarques) sur son texte de constitutions, qui lui donnait beaucoup à penser.

Les treize Animadversiones de la congrégation des Evêques et Réguliers, signées par le pro-secrétaire Stanislao Svegliati, avaient pour origine un rapport en quatorze points du carme Angelo Savini, rapport daté du 6 avril 1864.[79] Dès lors, les jeux avaient été faits, car la congrégation avait suivi son consulteur à peu près pas à pas.[80] Elle n'avait bronché que devant sa première observation, selon laquelle la société de S. François de Sales n'aurait pas dû faire figurer l'éducation du jeune clergé parmi ses buts apostoliques.[81]

Les méditations très instructives de don Bosco sur ces Animadver­siones nous sont révélées par la pièce: «Sur les Remarques aux consti­tutions des compagnons associés sous le titre de S. François de Sales dans le diocèse de Turin. »[82] Don Bosco y répondait point par point. Le mandat du Recteur majeur prévu ad vitam devait être réduit à douze ans (animadversio 1). Dont acte, se dit-il.[83] Il buta ensuite quel­que peu sur l'invitation à supprimer un article (chap. 3, art. 7), par lequel il interdisait toute politique aux membres de sa congrégation (animadversio 2).[84] L'article ne disparaîtra qu'à la veille de l'approba­tion de 1874. Dix ans auparavant, il avait pourtant accepté l'observa­tion. L'article, disait-il, n'avait été introduit dans le texte que pour éviter des ennuis au cas où les constitutions tomberaient «in manus quorumdam laicorum» (entre les mains de certains laïcs), supposés malintentionnés.[85] Cette fausse raison le dispensait de produire les vraies, qu'il réservait aux siens. La faculté laissée au supérieur général de relever des voeux de religion (chap. 4, art. 9) paraissait excessive aux censeurs (animadversio 3). Il se soumettait demandant seulement de pouvoir dispenser des voeux triennaux.[86] Mais la quatrième remar­que, contre l'admission aux ordres sacrés sur la seule autorisation du supérieur général (chap. 8, art. 4) et selon laquelle: «On ne peut per­mettre que le Supérieur Général puisse délivrer aux membres du pieux Institut les Lettres Dímissoriales pour la réception des Ordres; que cela soit également supprimé des Constitutions», suscitait ses protes­tations. Il alignait huit raisons contraires. L'octroi de ces lettres dimis­soriales par l'évêque impliquait dans son esprit l'appartenance auto­matique du clerc ordonné au clergé diocésain, son obéissance à l'Ordinaire du lieu et son affectation aux charges selon son bon vou­loir.[87] La cohésion doctrinale et disciplinaire de sa Société lui /675/ semblait en conséquence devenir impossible. Le 28 février 1865, il risquait déjà une requête de dispense sur ces dimissoriales. C'était au reste pour recevoir à peu près par retour de courrier une réponse cin­glante de la congrégation des Evêques et Réguliers.[88] La liberté de contracter et de posséder, à laquelle il tenait fort parce que garante du maintien des «droits civils» de ses fils, était contestée dans une remar­que par un biais qui lui avait semblé secondaire. Il avait édicté (chap. 9, art. 2) que le Recteur ne pourrait «conclure des contrats d'achat ou de vente d'immeubles sans le consentement de son chapitre». Le consul­teur Savini avait demandé d'urger en la matière l'observance des constitutions apostoliques. Le droit commun fut donc rappelé à don Bosco: le placet apostolique était requis pour toute aliénation de biens (animadversio 5).[89] Don Bosco crut probablement à une mise en cause d'un article clé de ses constitutions (chap. Forma, art. 2) sur la pro­priété des biens, la faculté d'accepter des successions et de recevoir des héritages. L'engrenage ecclésiastique dans lequel on l'obligeait d'entrer lui paraissait gros de périls. «Cette remarque ne peut que très difficilement s'appliquer à nos constitutions; étant donné que les membres pris isolément possèdent, non pas la Société, le cas de recours au Saint-Siège ne surviendrait jamais. En outre, comme il nous faut compter avec le Placet Royal pour nos biens externes, il s'ensuivrait que les rescrits du Pontife devraient être soumis à l'autorité civile (lit­téralement: au for civil)... »[90] La sixième remarque, relative à la dépo­sition éventuelle du supérieur général (chap. 9, art. 4), pour laquelle la congrégation des Evêques et Réguliers réclamait la consultation du Saint-Siège, lui semblait au contraire parfaitement judicieuse.[91] Non pas la septième, qui requérait l'autorisation de ce même Saint-Siège pour les nouvelles fondations (animadversio 7), par quoi, estimait-il, la Société de S. François de Sales serait exposée aux inconvénients déjà signalés à propos de la cinquième remarque.[92] En revanche, il ne dis­cernait que des avantages dans l'exigence pour ses religieux d'un minimum d'une heure de prière quotidienne et de dix jours consécu­tifs d'exercices spirituels annuels (animadversio 8).[93] Il se rebellait à nouveau devant la remarque suivante (animadversio 9), selon laquelle «on ne peut approuver que des personnes étrangères au pieux Institut y soient inscrites par ce que l'on appelle affiliation». Elle prenait à partie le chapitre Esterni, dont le consulteur avait demandé la radia­tion pure et simple.[94] A peu près toutes les congrégations et tous les ordres religieux ont des tiers-ordres, s'exclamait don Bosco. Si on ne supporte pas ce chapitre dans le corps même des constitutions, /676/ il figurera en appendice.[95] Il ne trouva rien à redire aux quatre derniè­res observations. Selon la dixième remarque, dans la formule de pro­fession, les mots: «volermi comandare senza riserva» (vouloir me com­mander sans réserve), devaient être remplacés par: «volermi comandare a tenore delle Nostre Costituzioni» (vouloir me comman­der selon nos constitutions). Tout à fait d'accord, pensa et dit don Bos­co. Il agréa aussi la remarque 11 selon laquelle un rapport sur l'état de la Société devait être fourni au Saint-Siège tous les trois ans; la remar­que 12, qui demandait de traduire les constitutions en langue latine; et la remarque 13, qui écartait l'obligation de la pratique des constitu­tions sous peine de péché. Mais, tous comptes faits, face à ces treize animadversiones don Bosco ne dut plus éprouver qu'une satisfaction mitigée. Sa gratitude au cardinal préfet de la congrégation des Evê­ques et Réguliers le 25 août 1864 commença de prendre des cou­leurs.[96] Quelque amertume s'y mêlait.

La congrégation des Evêques et Réguliers n'avait pourtant pas repéré tous les écueils de son système. Sa société n'avait pas d'exis­tence civile; il s'en féliciterait doublement après les votes désormais proches contre les congrégations religieuses (1866). Tous les biens communautaires étaient entre les mains de particuliers, à commencer par les siennes. Mais, comme le remarquait un jour le lazariste Marco Antonio Durando dans une pièce destinée au Saint-Siège, qu'advien­drait-il après la disparition du fondateur? Qu'adviendrait-il à la fin des mandats de douze ans des supérieurs généraux successifs?[97]

La fondation de Lanzo (1864)

Quand il recevait le Decretum laudis, don Bosco assumait la respon­sabilité d'un deuxième collège. On le lui avait offert à Lanzo, petite ville d'à peine deux mille quatre cents habitants (2361 au recense­ment de 1861), située a une quarantaine de kilomètres de Turin et à l'échancrure d'une belle vallée où coule la Stura. Il la connaissait depuis quelque vingt ans au moins, puisqu'il s'était mis au temps du Convitto à fréquenter la maison d'exercices spirituels de S. Ignazio, perchée au-dessus de l'agglomération. En outre, le curé de Lanzo, Federico Albert, était de ses amis.[98] Le collège, qui relevait de la commune, était installé dans un ancien couvent de capucins expro­priés au début du siècle situé sur un éperon rocheux dominant la vallée.[99]

L'école avait relativement prospéré dans les années '40. Mais, en /677/ ces premières années '60, faute d'élèves (et par souci d'économies de la part de la municipalité), elle avait été fermée. Non seulement Lanzo n'avait plus de collège, mais les bâtiments se dégradaient. Au prin­temps de 1864, le curé Albert, préoccupé par l'instruction et l'éduca­tion correctes de ses ouailles, incita don Bosco à l'aider à relever le col­lège. Don Bosco ne se fit pas prier. L'affaire fut rondement menée. Après la fête de saint Louis de Gonzague et la solennisation habituelle de la Saint Jean Baptiste, il se rendit à Lanzo pour une visite des lieux du collège sous la conduite du maire Paolo Tessiore et du curé Albert. Lors d'une inspection préalable, don Savio, économe du Valdocco, avait produit sur Lanzo un rapport peu encourageant. Seules quelques chambres, que les maîtres communaux avaient occupées, étaient dans un état convenable. Mais, aujourd'hui, le maire promettait des tra­vaux de réparation, le curé l'aménagement de trois petites pièces, et surtout don Bosco ne demandait qu'à se laisser convaincre. Le site était merveilleux, il se dit satisfait.

Le 30 juin, le conseil communal fut réuni en séance extraordinaire pour délibérer de la proposition de reprise du collège municipal par le prêtre «animé de sentiments philanthropiques à l'avantage de la jeu­nesse studieuse de Lanzo et des communes voisines», qu'était devenu pour lui don Bosco.[100] L'assemblée fut tenue en la présence de celui­ci. Une convention en quatorze points, datée de ce 30 juin, fut signée par lui, le maire et deux conseillers.[101] La municipalité s'engageait à verser à don Bosco la somme annuelle de trois mille lires pour les clas­ses élémentaires et gymnasiales, les deux classes de rhétorique inclu­ses, et cent lires annuelles pour les prix. Elle lui concédait l'usage du local dit du collège, avec ses terrains, sa chapelle et ses jardins annexes. Elle ferait procéder à toutes les réparations nécessaires à la conservation de l'édifice principal et des bâtiments voisins. Elle ne pourrait licencier don Bosco sans un préavis de cinq années. Toutes les dépenses d'installation proprement dite seraient à la charge de don Bosco. La commune lui procurerait toutefois un prêt de dix mille lires qu'il rembourserait régulièrement. Don Bosco fournirait pour les clas­ses élémentaires trois maîtres munis des diplômes requis et, pour les cinq classes du gymnase, des enseignants idoines. Les élèves des clas­ses gymnasiales paieraient des frais de scolarité (minerval), à l'excep­tion des enfants de Lanzo d'indigence reconnue. Quant aux classes élémentaires, seuls les écoliers ne relevant pas de la commune de Lanzo auraient à en payer. Les programmes d'enseignement seraient ceux établis par le ministère de l'Instruction Publique. Pour l'instruc-/678/ tion religieuse et morale la municipalité s'en remettait à la prudence du prêtre Bosco et du vicaire forain de l'endroit. Enfin, les classes du collège seraient ouvertes dès la rentrée scolaire 1864-1865.

Au mois d'octobre qui suivit, don Bosco dirigea donc vers Lanzo une douzaine de ses disciples. Il plaçait à leur tête un saint homme, le jeune prêtre Domenico Ruffino (24 ans), qui avait la charge de direc­teur; et le flanquait d'un administrateur de quelque expérience, Fran­cesco Provera, préfet, qu'il avait retiré de Mirabello. Dans la troupe, l'histoire a retenu Pietro Guidazio (23 ans), Francesco Bodratto (41 ans, ex-maître d'école à Mornese, qui venait d'être conquis par don Bosco), Giuseppe Fagnano (20 ans), Nicolao Cibrario (25 ans), Giacomo Costamagna (18 ans) et Antonio Sala (28 ans), toutes per­sonnes qui tiendraient des rôles importants dans la congrégation salé­sienne naissante.[102]

Ce monde, riche d'enthousiasme, ignorait ce qui l'attendait à Lanzo. Car à peu près rien n'était prêt au collège quand les désignés y débarquèrent. Francesco Provera put mesurer à l'honneur de sa patrie combien la fondation de Lanzo différait de celle de Mirabello l'année précédente. Douze ans après, un soir de mars 1876, Antonio Sala, l'un des membres de l'équipe primitive, homme bourru, mais d'un dévouement jamais lassé, rappelait devant don Bosco l'aventure de la prise de possession du nouveau collège. Le piètre état des lieux et le peu de cordialité de la population lui avaient laissé un souvenir saumâ­tre.[103] Les Turinois croyaient, expliquait-il, trouver une maison à peu près en ordre, dans laquelle ils n'auraient qu'à prendre la charge des jeunes élèves. Las! Ils ne découvraient que des murs, debout pour la plupart, certains déjà à moitié écroulés. Le vieux couvent des capucins avait été trop longtemps abandonné. Les nouveaux occupants ne dénichaient ni table ni sièges pour leurs repas. Ils disposèrent sur deux tréteaux une porte arrachée de ses gonds et la table fut prête. Les fenê­tres avaient perdu leurs vitres; plusieurs, de surcroît, leurs chassis. La première nuit, à l'aide d'un marteau et de quelques clous, ils se proté­gèrent des intempéries d'octobre avec des serviettes de toilette et des couvertures tendues aux fenêtres. Les lits n'étaient pas arrivés: ils se mirent en quête de paille et s'arrangèrent comme ils le purent pour les premières nuits. Pas de cuisinier! Le camérier Givone y suppléa tant bien que mal. Cependant toute l'équipe de don Bosco, directeur en tête, s'était mise à l'oeuvre: l'un balayait, un deuxième nettoyait, un troisième aidait à la cuisine. Guidazio, qui avait d'abord été menui­sier, se remit à son ancien métier, fabriqua des chassis pour les fenê-/679/ tres, ajusta tables et portes. Quelques-uns défrichaient le jardin, qui, livré aux broussailles, aux ronces et aux acacias, était devenu une sorte de bosquet. L'un travaillait par-ci, l'autre rangeait par-là; l'un était cuisinier, l'autre menuisier ou jardinier. Et les classes purent commencer. Pour tout compliquer, la pègre du village détestait les maîtres de Turin et leur jetait des pierres. (Il ne s'agissait pas d'en­fants, comme les Memorie biografiche [104] l'ont prétendu.) Et les pre­miers garçons présentés étaient le rebut d'autres collèges. (En vérité, d'après une lettre contemporaine de Ruffino à don Bosco, ce ne fut le cas que pour deux élèves seulement.) La situation empirerait encore pendant l'année en raison de la maladie du directeur Ruffino, qui finit par mourir le 16 juillet 1865.

Quand il écoutait ce récit, don Bosco ne regrettait certainement pas la vie austère à laquelle il avait soumis ses premiers disciples de Lanzo. Lui-même avait connu pareil régime, qui trempe les énergies. Mais il nous faut reconnaître qu'il ne surveilla pas con amore les pre­miers jours de ce collège comme il avait fait pour Mirabello l'année précédente. Lanzo ne fut pas abandonné, loin de là. Une fois tous les deux mois, don Bosco vint encourager sur place le directeur Ruf­fino.[105] Mais cette maison n'eut droit ni à un règlement adapté, ni à des conseils spéciaux pour le directeur, ni à l'expédition depuis le Val­docco d'élèves choisis pour servir de levain dans la pâte nouvelle, ni aux visites solennisées du fondateur, ni à ses étrennes circonstanciées de fin d'année propres à moraliser les jeunes.

Et pourtant, grâce au courage des clercs de la première heure, puis aux soins éclairés de Giovanni Battista Lemoyne, le directeur qui suc­céda à Ruffino en octobre 1865, ce collège municipal, non seulement ne périclita plus, mais prit un essor inespéré. En novembre 1864, selon le directeur Ruffino, il y avait à Lanzo sur 37 inscrits, seulement 28 présents, dont 23 enfants de classes élémentaires et de première gymnasiale.[106] En 1868, le collège comptera déjà 124 internes et plus de 200 externes.[107]

Le construction de l'église Marie auxiliatrice

Le surcroît de soucis causés par la construction de l'église Marie auxiliatrice dans un climat économique devenu morose au temps de la Convention de Septembre (1864) peut expliquer en partie les moin­dres attentions de don Bosco pour la fondation de Lanzo.

Le projet avait été rendu public par la circulaire aux bienfaiteurs /680/ du 1er février 1863.[108] Don Bosco renforça immédiatement son im­pact au long du mois par une suite de lettres particulières, dont, pour mémoire, il dressa à son usage une liste au fur et à mesure de leur expé­dition.[109] Nous apprenons là que, le 25 février, il fit appel successive­ment au chevalier Carlo Giriodi; au chanoine Prielli, de Lu; au comte Reviglio della Venaria, de Bra; à la comtesse Mella Avogadro, de Ver­celli; à la comtesse Beria Conturbia; à la comtesse Sofia della Pierre; et à dame Angela Dupraz. Au mois de mai suivant, il dressera un état encourageant des promesses formulées et des dons déjà encaissés.[110] Le baron Bianco di Barbania s'était engagé à payer le portail principal avec les ferrures voulues; le comte Carlo Cays, la cloche du clocher; Michele Nico, le vitrage de toutes les fenêtres; le chevalier Aleramo Bosco di Ruffino, l'autel principal. A cette date, neuf bienfaiteurs avaient versé au total 5.020 lires, dont, après avoir effectué les pre­miers règlements, il lui restait 1.030 lires.[111]

Les travaux, confiés à l'entrepreneur Carlo Buzzetti, ancien de l'oratoire primitif et très attaché à don Bosco, avaient en effet com­mencé. Les terrassements de fondation occupèrent l'été et l'automne de l'année 1863. Durant l'hiver, don Bosco fit procéder, depuis Bor­gone di Susa dans les Alpes, à un grand transport de pierres (deux mille tonnes), pour lequel il avait obtenu le concours plus ou moins bénévole du directeur général des chemins de fer, Bartolomeo Bona.[112] A cette époque, les plans étaient dessinés par l'ingénieur Antonio Spezia.[113] Ils furent déposés à la municipalité de Turin le 14 mai 1864.[114] L'édifice à nef unique, en forme de croix latine, long de quarante-huit mètres et large de trente-cinq mètres au transept, se­rait coiffé d'une grande coupole. La façade d'allure majestueuse serait ornée d'un fronton supporté par quatre colonnes. Pour la ville d'alors, ce serait une grande église, même si sa capacité put paraître relative­ment faible au siècle suivant.[115]

Au printemps de 1864, don Bosco entrait donc dans la phase labo­rieuse de l'entreprise. Il devait méditer sur les plans, que, par exem­ple, le chanoine Lorenzo Gastaldi critiquait avec de bonnes rai­sons.[116] Il se ralliait en partie à ses observations: l'atrium prévu fut supprimé et le mur qui devait le séparer de la nef remplacé par deux colonnes. Don Bosco devait surtout faire face à des exigences finan­cières harcelantes.

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La collecte des fonds pour la nouvelle église

Vers le mois d'avril 1864, une longue circulaire aux bienfaiteurs potentiels expliqua le projet (une église en forme de croix latine d'une surface de mille mètres carrés), chiffra son coût probable (deux cent mille lires, écrivait don Bosco ignorant que l'oeuvre achevée coûterait cinq fois plus cher) et sollicita la charité des fidèles. Elle commençait de promettre aux dévots la protection particulière de Marie auxilia­trice. Turin obtiendrait le «maintien dans la ville de la foi et de la pra­tique de toutes les vertus chrétiennes. »[117] Le 13 avril, l'Unità catto­lica rappela succinctement la nécessité d'une église dans le quartier du Valdocco, fit le point des travaux déjà entrepris et se dit convaincue que «l'inépuisable charité des Turinois viendrait en aide au zélé prê­tre du Seigneur» don Bosco et lui «assurerait les moyens de venir à bout de sa pieuse entreprise.»[118] Don Bosco avait probablement envoyé a Pie IX sa circulaire d'avril. Le pape lui fit remettre cinq cents lires pour son église, nouvelle que l'Unità cattolica diffusa aussi­tôt accompagnée des phrases les plus encourageantes aux éventuels donateurs.[119] Les fondations allaient être terminées, l'édifice propre­ment dit commencerait de s'élever. Don Bosco devait envisager, de concert avec la municipalité, la rectification des rues, c'est-à-dire la suppression du vicolo della Giardiniera et le prolongement de la via Cottolengo devant la façade de la nouvelle église.[120]

Les progrès de la construction avaient pour inévitable conséquence de multiplier et de grossir les factures. Un nouveau train de circulaires lança d'autres appels au secours.[121] Des lettres particulières accompa­gnaient certaines.[122] Mais les réactions généreuses faiblissaient. Après l'euphorie économique de 1862 le royaume traversait une période de déprime financière, que les conséquences politiques de la convention du 15 septembre ne manquaient pas d'aggraver. Cette convention entre l'Etat italien et l'empereur Napoléon III sur le départ des troupes françaises de Rome dans les deux années qui sui­vraient était en effet liée, par la volonté de l'empereur, au transfert de la capitale dans une ville qui ne serait pas Rome (et qui, de fait, sera Florence). Turin ressentit violemment le coup qui la frappait. La ville cria son dépit le 21 septembre suivant dans une manifestation qui tourna au drame parce que maladroitement réprimée.[123] Sa transfor­mation de ville capitale en chef-lieu de province entraînait le départ à Florence des ministères et de bienfaiteurs fortunés. Don Bosco /682/ en pâtit.[124] L'argent manquait dans la région et tout le pays.[125] Il faisait feu de tout bois, quémandait des capotes usagées au ministre de la Guerre[126] et se mettait à monnayer des requêtes de décorations. Sur ses indications, des personnages d'ailleurs méritants liaient leurs offrandes à l'octroi d'une distinction honorifique dans l'ordre des saints Maurice et Lazare. Don Bosco rédigeait en leur faveur une sup­plique au grand-maître de l'ordre, le comte Luigi Cibrario, avec qui il était dans les meilleurs termes. S'il réussissait, il gagnait lui-même au marché quelque quatre mille lires.[127] Il empruntait aussi, mais hors de sa ville, où, à son estime, l'on pratiquait des intérêts exorbitants...[128] Le 18 avril 1865, pour payer le boulanger de l'Oratoire, il implorait trois mille francs au marquis Domenico Fassati.[129] Le 11   mai, il cher­chait à obtenir de son fidèle don Rua, directeur à Mirabello, deux mille francs pour le lundi qui suivait.[130]

L'oeuvre avançait. Le 2 7 avril 1865, don Bosco avait pu procéder en grand apparat à la pose de la «pierre angulaire» de l'église.[131] Le prince Amedeo, fils du roi Victor-Emmanuel, avait accepté de donner le coup de truelle symbolique. Le maire et le préfet de Turin étaient présents. Mgr Odone, évêque de Susa, tenait la partie religieuse à la place de l'évêque ami de Casale, qui avait été empêché au dernier moment. Bien entendu, un concert de musique et un spectacle avaient complété les festivités.[132] «Plusieurs milliers de personnes assistaient à la cérémonie», écrivit don Bosco à Pie IX.[133]

Cependant l'argent recueilli de ces diverses façons ne suffisait pas. Les quinzaines des maçons l'avaient vite dévoré. Don Bosco recourut à l'expédient éprouvé de la loterie. Des membres de la famille royale: Amedeo de Savoie, Eugenio di Carignano, Tommaso duc de Gênes, Maria Elisabetta de Saxe et la princesse Margherita de Savoie, accep­tèrent de la patronner.[134] La présidence d'honneur de la commission échut au maire de la ville Emanuele Lucerna di Rorà, la présidence effective au marquis Lodovico Scarampi di Pruney et la trésorerie, comme de juste, au banquier Giuseppe Cotta. La bourgeoisie fortu­née côtoyait l'aristocratie la mieux titrée. Les lots recueillis, estimés au total à environ 89.000 lires, permirent l'émission de 167.928 bil­lets à 0,50 l'unité. Mais leur placement, pour lequel don Bosco se mit aussitôt en quête de diffuseurs bénévoles,[135] allait se révéler beau­coup plus ardu qu'en 1862.

La demande d'autorisation de la loterie de 1865 au préfet de Turin exposait ses raisons. Don Bosco prenait soin de noyer la construction de l'église dans l'ensemble des dettes de l'oeuvre des oratoires: arrié-/683/ rés de loyers, achat Filippi, entretien de «huit cents» enfants dans l'oratoire S. François de Sales et, en quatrième lieu, l'église, que l'aug­mentation du nombre d'enfants recueillis au Valdocco rendait indis­pensable.[136]

Quand il signait cette lettre, l'entrepreneur Buzzetti avait fini de poser les bases de l'édifice. Le 4 juin, don Bosco apprenait au marquis Domenico Fassati que les murs arrivaient déjà à deux mètres de hau­teur; et aussi que, jusqu'alors, la pénurie financière n'avait pas retardé les travaux.[137] Il cherchait de nouvelles combinaisons. Un ecclésiasti­que lui avait exprimé, peut-être imprudemment, son intention de contribuer lui aussi à la grande oeuvre. Don Brossa reçut tout à coup une lettre lui apprenant que don Bosco avait impérieusement besoin «de deux mille francs pour compléter la dette de quinzaine. »[138] Il partageait les frais des matériaux de la toiture sur le point de lui être fournis: 1) les tuiles, 2) les liteaux pour les tuiles, 3) les chevrons qui soutiennent les liteaux, 4) les poutrelles qui soutiennent les chevrons. Chaque lot s'élevait, calculait-il, à quatre mille francs. «Qu'en dit votre bon coeur?», demandait-il non sans malice le 5 juillet au cheva­lier Zaverio Provana di Collegno.[139]

En juillet 1865, les soucis accumulés écrasaient don Bosco. Outre l'argent à trouver pour payer les échéances de quinzaine de quarante maçons, il déplorait la grave maladie de cinq de ses prêtres.[140] Deux de ses principaux collaborateurs: le directeur de Mirabello Domenico Ruffino, mort comme nous savons le 16 juillet; et le préfet de sa con­grégation Vittorio Alasonatti, qui s'éteindra le 7 octobre, disparais­saient. «En ce moment, imaginez combien de dépenses, combien de tracas, combien de soucis sont tombés sur les épaules de don Bosco», mandait-il le 24 juillet à la comtesse Carlotta Callori. Mais l'épreuve trempait son âme, il refusait de pleurnicher. «Ne pensez pas pour autant que je sois abattu; fatigué, pas davantage. Le Seigneur a donné, il a changé, il a enlevé quand il lui a plu, que son saint nom soit tou­jours béni! Je suis d'ailleurs consolé par l'espoir qu'après l'orage il y aura du beau temps. » C'est aux moments difficiles que la sainteté de son âme devenait le plus manifeste. Délibérément optimiste, il recon­naissait pourtant sa détresse:

«O madame la comtesse, je me trouve en un moment où j'ai grand besoin de lumières et de forces; aidez-moi de vos prières, recommandez-moi aussi aux saintes âmes de votre connaissance! »[141]

Désormais les murs de l'église montaient allègrement. A la fin du mois d'août 1865, une partie d'entre eux atteignaient la hauteur pré-/684/ vue pour la toiture.[142] «L'église arrive à son couvercle et j'ai besoin de votre aide pour la couvrir», annonçait-il le 11 septembre au comte Carlo Cays. Comment? Mais par l'offre des liteaux, tasseaux, tuiles, poutrelles ou chevrons, dont M. le Comte n'aurait pas l'usage et qu'il accepterait d'offrir à la Madone! Quêter de l'argent est bien difficile. Il suivait donc; expliquait-il, le conseil du chevalier Zaverio di Colle­gno et quêtait des matériaux.[143] Ses visites produisaient plus d'effet que les lettres circulaires. Il entreprit de voyager pour placer des bil­lets de loterie en Lombardie et en Vénétie. On le vit à Milan, Padoue, Venise et Bologne.[144] La Cour devrait en souscrire davantage, regrettait-il à la marquise Fassati.[145] Son unique disciple aux nom­breuses relations aristocratiques Federico Oreglia en vendait de son côté dans les villes italiennes.[146] Les résultats de ces campagnes étaient relativement médiocres, puisque la loterie traînera encore un an et demi.[147]

En 1866, don Bosco se mit à garantir les bontés de Marie envers ses dévots généreux. En décembre 1865, il avait fait le voyage de Flo­rence, la nouvelle capitale, avec des intentions rien moins que désinté­ressées.[148] A Florence, il s'était lié avec la pieuse famille Uguccioni destinée à être l'une de ses grandes et fidèles bienfaitrices. Il flattait ces nouveaux amis. Les Toscans, apparemment plus fins et plus géné­reux que les Piémontais, l'avaient «impressionné».

«Madame la Comtesse, vous ne pouvez imaginer la sainte impression que m'ont laissée la piété, la charité et la courtoisie des Florentins, tout spéciale­ment de votre illustre famille et de son chef, votre mari. »[149]

A partir d'avril 1866, la presse, informée par ses soins, commença d'annoncer les guérisons miraculeuses des dévots de Marie auxilia­trice. Au reste, la première nouvelle lui valut quelques ennuis: le fils du miraculé, étudiant à l'université et «démocrate» bon teint, exigea un rectificatif à l'Unità cattolica, qui le publia dans son numéro du 18 mai.[150] Les Florentins avaient été invités à se recommander à l'Auxiliatrice pour être préservés du choléra alors derechef menaçant. Don Bosco, non sans aplomb, garantissait l'efficacité des bénédic­tions et des neuvaines correctement monnayées. Et Marie collectait ainsi des quêtes fructueuses. Le 21 mai 1866 il racontait au chevalier Oreglia comment une dame reconnaissante pour une guérison lui avait permis de payer son chef maçon.[151] Le 20 juillet, après avoir dit à la comtesse Uguccioni que «la coupole de l'église (était) bien avan­cée», il remarquait:

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 «Nous pouvons dire que la principale quêteuse pour l'église est Marie auxilia­trice en personne. Tous les jours on commence des neuvaines avec la pro­messe d'offrandes si la grâce est obtenue; jusqu'ici personne n'a été déçu et, de la sorte, les travaux de construction ne s'arrêtent pas... »[152]

Si bien que, le 24 septembre, il fêtait la pose de la dernière brique de la coupole de l'église du Valdocco.[153] Les ruisseaux d'offrandes à la suite de grâces «merveilleuses» obtenues par l'intercession de Marie auxiliatrice, désormais enregistrées avec soin,[154] allaient per­mettre à don Bosco d'aménager sans trop tarder l'intérieur coûteux de l'édifice.

Ordre et désordre au Valdocco en 1865

En 1865, don Bosco, assailli de soucis externes: les problèmes variés de l'église en construction, le fonctionnement de sa filiale de Lanzo et la détérioration de la santé de Vittorio Alasonatti, son aide principal, avait aussi dû affronter dans sa propre maison divers désor­dres disciplinaires, capables d'affecter sa réputation d'éducateur.

Le prêtre Angelo Savio (1835-1893), économe à la fois de la Société et de l'école et, de ce fait, responsable de l'ordre et de la pro­preté des lieux, homme sérieux, courageux, mais pas très drôle, n'était pas toujours bien vu des garçons; certains de ses collègues l'appréciaient peu. Don Bosco s'efforçait de le soutenir. En mars, il intervint lui-même un soir pour régulariser les mouvements de grou­pes. Il déplorait:

«On entre au réfectoire en hurlant, en se bousculant comme si l'on entrait je ne sais où; au réfectoire, on rit, on bavarde au lieu de faire silence; et l'on sort en tumulte comme on y est entré. Les assistants (comprendre: les surveillants) sont comptés pour rien, comme s'ils n'étaient pas là. »

Don Savio était invité à ranger désormais les élèves en colon­nes.[155] Ces jours-là, soit avant, soit après cet avertissement, l'éco­nome reçut un projectile (un morceau de pain) dans le dos au réfec­toire. Sur le coup, il ne dit rien, mais alla ensuite se plaindre à don Bosco. Celui-ci, le soir même, menaça d'expulsion l'auteur d'une réci­dive du même goût. Le lendemain, sous les portiques, pendant que les garçons se préparaient à entrer au réfectoire, un trognon de chou fit basculer la barrette de don Savio, lequel, se retournant, identifia l'auteur du méfait. Agostino Ricca, élève de cinquième gymnasiale, se /686/ récria: il visait l'un de ses camarades. C'était de bonne guerre, mais un groupe de «supérieurs», c'est-à-dire de collègues de l'économe, prit son parti, consola très publiquement le garçon et intervint en sa faveur. «S'il part, nous partons aussi», annonçait le chevalier Oreglia. Don Bosco fut inébranlable: Ricca partirait. De fait, le lendemain Agostino Ricca quittait l'Oratoire au grand dépit du chevalier. Pen­dant plusieurs jours Oreglia fit à table le procès de don Savio et, indi­rectement, celui de don Bosco qui lui avait donné raison. Don Bosco entendait impassible. Finalement, Ricca adressa de chez lui une lettre d'excuses à don Bosco et fut réintégré à l'Oratoire.[156]

Quelques jours après, don Bosco regrettait une autre forme de désordre dans sa maison. Le soir du 26 mars, il expliquait à ses enfants que, durant la journée, il avait voulu montrer un dortoir à un étranger de passage; qu'au seuil d'une première salle à la vue de cinq ou six lits il avait précipitamment fermé la porte («Dans l'un de ces lits on aurait cru qu'un jeune chien venait de dormir, dans un deuxième, un petit cochon; le traversin d'un troisième lit, matelas découvert, était roulé dans un drap à la place des pieds; les couvertures d'un quatrième lit gisaient à terre sur les chaussures»); qu'il avait épargné au visiteur ce spectacle affligeant et essayé un autre dortoir. Hélas! Parce qu'il était plus peuplé, le nombre de lits en désordre y était plus grand encore. Il avait renoncé à la visite «pour ne pas déshonorer ses enfants. »[157]

Le 19 août, le problème de l'ordre et de la propreté de le maison de l'Oratoire, jusque-là enclos dans ses murs, prit une plus grave dimen­sion. Une épidémie de choléra menaçait. Le service municipal de santé procéda à une inspection des locaux de don Bosco. Il en résulta un rapport sévère, dont la presse s'empara.[158]

Selon la commission, la malpropreté des salles d'étude et des dor­toirs était particulièrement néfaste aux santés en un temps de choléra. Le sol des cours intérieures de l'établissement, orientées au nord et peu ventilées, était couvert de détritus, de fumier et d'autres matières qui, en se décomposant, viciaient l'air ambiant et le prédisposaient à l'éclosion de maladies. Les lieux d'aisance (cessi) étaient, de façon générale, malpropres et dépourvus de carelli (ici: couvercles de latri­nes); des «gaz» pestilentiels s'en dégageaient. Le canal d'évacuation de l'évier, qui communiquait avec deux fosses d'aisance, laissait échapper un «gaz» infect dans la cuisine. Cinq porcs logés dans une pièce du rez-de-chaussée étaient une «cause de développement de miasmes». (Les miasmes étaient sources de maladies contagieuses, selon la pathologie du temps.) Le dépôt d'ordures à proximité de la /687/ cuisine et du réfectoire était nuisible à l'hygiène publique de l'endroit. Les murs de la cuisine, du réfectoire, des salles et des escaliers étaient malpropres. Les pièces destinées à l'étude et aux dortoirs étaient sur­peuplées, les lits trop rapprochés les uns des autres. Il faudrait surveil­ler régulièrement la propreté des salles, des corridors et des galeries; évacuer chaque jour le fumier hors de la ville; munir les toilettes de siphons, réparer l'évacuation des latrines et blanchir leurs murs inté­rieurs; munir d'un siphon le canal de l'évier et les fosses d'aisance de deux fermetures de pierre superposées et séparées par une couche de chaux; éloigner les porcs, faire construire dans la cour une cuve pour les ordures; blanchir les murs de la maison exposés au nord, ceux des dortoirs, des salles d'étude, des passages et des galeries; et ne plus accepter d'élèves jusqu'à ce que la commission municipale de la santé ait déterminé, lors d'une nouvelle visite, la capacité des salles de l'éta­blissement.

La Gazzetta del popolo diffusa la nouvelle. D'autres feuilles y firent écho. Selon don Bosco, lors de la visite les porcs s'étaient échappés dans la cour des enfants. Un journaliste prétendit que les jeunes de l'Oratoire prenaient leurs récréations avec les cochons.[159] Don Bosco avait publiquement offert de recevoir dans sa maison une trentaine d'enfants d'Ancône devenus orphelins à la suite du choléra. La Gaz­zetta ironisait:

«Après cela que signifie l'offre de don Bosco de recevoir trente orphelins d'Ancône, que le public le dise! Par pitié, que le brave maire d'Ancône prenne des informations auprès de la commission sanitaire de Turin, pour n'être pas ensuite maudit par les orphelins eux-mêmes. »[160]

Don Bosco répliqua dans l'Unità cattolica du 30 août sous le cou­vert de la rédaction du journal.[161] Premièrement, l'état de santé des enfants (800!) était excellent. Deuxièmement, la propreté de l'établis­sement ne laissait rien à désirer pour une maison qui vivait de la bien­faisance publique. Troisièmement, le nombre des enfants était assuré­ment élevé (ce dont, à l'évidence, l'auteur de l'article se faisait gloire), mais il avait été réduit dès que le choléra s'était fait menaçant. Quant aux calomniateurs de l'oeuvre, ils devraient savoir que, «grâce aux sacrifices répétés de don Bosco et de ses collègues, des centaines de pauvres enfants du peuple y apprennent à vivre en bons chrétiens et s'y initient à un métier qui leur permettra, le temps venu, de gagner leur pain par le travail honnête de leurs mains. » Au lendemain de la publication de cet article, don Bosco annota rageusement une lettre /688/ du maire Rorà qui, en réponse à sa protestation (perdue) du 26 août, approuvait les conclusions de la commission sanitaire. Les dortoirs étaient sales? «Poussière naturelle sur le pavé, parce que les dor­toirs étaient vacants. »[162] Les cabinets des paliers étaient fétides? «On ne les a pas regardés. »[163] Les couloirs malpropres? «Ce n'est pas vrai. »[164] En vertu des règlements en vigueur, les porcs devraient être logés dans une étable qui leur soit réservée, non pas dans une pièce de l'immeuble? «Nulle loi ne l'interdit. »[165] Des porcs dans la grande et dans la petite cour? «Ce n'est pas vrai»;[166] et il résumait à la suite l'aventure de l'inspecteur Bottero brusquement entouré d'animaux noirs. Le nettoyage des dortoirs devrait être assuré par un personnel approprié? «Qu'ils se mêlent de leurs affaires! »[167] La commission estimait que, vu le cubage d'air des dortoirs et des chambres à cou­cher, le nombre des pensionnaires devrait être ramené à cinq cents. «Il est vraiment ridicule de calculer le cubage de l'air, non pas la super­ficie des lieux. »[168] Enfin, d'après la commission, la grande salle d'étude ne devrait pas recevoir plus de deux cents enfants. «Erroné, comme ci-dessus. »[169] Don Bosco, très fier de son oeuvre et du grand nombre d'enfants qu'il y accueillait, répondait vaille que vaille à l'administration en homme habitué aux solutions d'urgence aux détresses évidentes. Au reste, les habitants du quartier ne vivaient-ils pas dans des conditions identiques? Mais les fonctionnaires de la municipalité n'étaient évidemment pas tenus de se rendre à ses objec­tions.[170]

Quanta cura et le Syllabus

Les relations de don Bosco avec le pape demeuraient fréquentes et cordiales. Le 25 août 1864, l'une de ses lettres faisait une fois de plus présager à Pie IX «le triomphe de la religion et la gloire de la sainte Eglise». Est Deus in Israel! rappelait-il.[171] Il accordait une grande attention à ses interventions, dont l'Unità cattolica et la Civiltà catto­lica lui apportaient régulièrement les échos.

Une encyclique produisait alors un bruit énorme. Quanta cura fut datée du 8 décembre 1864, dix ans jour pour jour après Ineffabilis Deus. Le pape y condamnait, souvent avec indignation, les principales erreurs modernes: le rationalisme, le gallicanisme, l'étatisme monopo­lisateur, le socialisme ennemi de la famille qu'il remet à l'Etat, enfin et surtout le naturalisme qui considère comme un progrès que la so­ciété humaine soit constituée et gouvernée sans tenir compte de la /689/ religion et qui tient pour un idéal la laïcisation des institutions, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la liberté de la presse, l'égalité des cultes devant la loi et la totale liberté de conscience. Quanta cura était suivie d'un catalogue ou Syllabus de quatre-vingts propositions con­damnables. Dans une lettre d'accompagnement de l'encyclique aux évêques de la catholicité, datée elle aussi du 8 décembre 1864, le car­dinal Antonelli expliquait la raison d'être de ce Syllabus:

 

«... Comme il peut arriver que tous les actes pontificaux ne parviennent pas aux Ordinaires, le même Souverain Pontife a voulu que l'on rédigeât un Sylla­bus de ces mêmes erreurs destiné à être envoyé à tous les évêques du monde catholique, afin que ces mêmes évêques eussent sous les yeux toutes les erreurs et les doctrines pernicieuses qui ont été réprouvées et condamnées par lui... »[172]

Ces propositions répréhensibles glanées dans l'enseignement de Pie IX concernaient le panthéisme, le rationalisme, le naturalisme, l'indifférentisme, le gallicanisme... enfin le libéralisme moderne. Malheureusement les journalistes ne se fatiguaient pas à lire les ency­cliques; et les propositions du Syllabus, extraites de leur contexte ori­ginel, prenaient parfois un aspect déconcertant. Telle quelle, la der­nière ne pouvait que surprendre les gens réfléchis:

«Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, avec le libéralisme et la civilisation moderne. »

Le lecteur en déduisait que le pape, délibérément rétrograde, refu­sait avec le libéralisme, le progrès et la civilisation moderne. Pourquoi pas les trains, le télégraphe, les machines à vapeur et l'éclairage au gaz?

«Jamais peut-être un document pontifical ne souleva pareille émo­tion», a-t-on écrit.[173] L'Eglise semblait tourner le dos au monde qui était le sien. L'agitation fut assurément moindre en Italie qu'en France. Mais les réactions, soit enthousiastes des intransigeants, soit indignées des progressistes, y furent assez semblables. «A Turin, tan­dis que 150.000 catholiques manifestaient au pape leur gratitude pour son intervention, Passaglia, dont l'influence restait grande sur le clergé à tendance libérale, entreprit dans son hebdomadaire une vive critique du document... » [174]

Don Bosco faisait-il chorus avec les 150.000 satisfaits? Tout en prenant ouvertement le parti du souverain pontife, il évitait d'entrer dans le tumulte. Les notes prises en décembre 1864 et janvier 1865 sur ses conversations et ses allocutions ne semblent pas renfermer une /690/ quelconque allusion à l'encyclique. Il ne la mentionnera pas dans les éditions postérieures de son Histoire ecclésiastique. Ses petits alma­nachs (Il Galantuomo) pour 1865 et 1866 n'en ont rien dit. A qui par­court les titres des fascicules mensuels des Letture cattoliche de 1865, cette publication, en principe porte-parole du public «catholique» dévoué au Vatican, semble avoir été muette sur Quanta cura et le Syllabus. En réalité, sous prétexte que l'encyclique s'achevait par l'indiction d'un jubilé, don Bosco y présenta plus ou moins subrepti­cement l'une et l'autre pièces dans un fascicule signé par lui et coiffé du titre anodin: Dialogues sur l'institution du jubilé. [175] Il parla donc dès février 1865. L'encyclique était d'abord sommairement résumée:

«Dans cette encyclique il (le Pape) condamne toutes les erreurs modernes et résume toutes celles condamnées déjà formulées dans les allocutions, encycli­ques et lettres apostoliques antérieures. »[176]

Puis ses premiers et ses derniers alinéas étaient reproduits en tra­duction italienne. Enfin, au détour d'un Dialogue, une question sur la «raison d'être» du nouveau jubilé permettait à l'auteur de dénoncer à la suite de Pie IX «un grand nombre de propositions erronées qui, depuis quelque temps, se sont répandues parmi les fidèles au grand détriment de leur foi et, pour beaucoup, au péril de leur damnation éternelle. Dans son encyclique le pape-donne les raisons de ce qu'il fait et, en finale, ajoute une liste de quatre-vingts propositions que, en tant que chef de l'Eglise, il réprouve et condamne comme contraires aux bonnes moeurs et à notre sainte religion catholique.»[177] Le cha­leur de ces lignes était médiocre. Au cours de ce même mois de février, grâce à un messager don Bosco soutenait le pape; mais il le faisait en secret.[178]

On déduira de ses rares interventions que, s'il n'observa pas un silence timoré sur Quanta cura, cette encyclique n'a pas déchaîné en lui la jubilation qui l'avait saisi en 1854 pour Ineffabilis Deus et qu'il retrouvera en 1870 devant la définition de l'infaillibilité pontificale. Don Bosco, que les caricaturistes du temps ont volontiers chargé de ce document, n'a pas été un enthousiaste du Syllabus.

La mission Vegezzi (1865)

Pie IX se souciait relativement peu des protestations contre sa let­tre, au reste brusquement tempérées fin janvier 1865 par le fameux opuscule de Mgr Dupanloup: La Convention du 15 septembre et l'ency-/691/ clique du 8 décembre, qui apaisa, peut-être indûment, beaucoup d'inquiétudes.[179] La situation difficile des diocèses italiens le préoc­cupait davantage. Beaucoup étaient sans pasteurs, que leurs titulaires fussent décédés, qu'ils aient été expulsés ou incarcérés, ou encore que l'opposition de l'administration civile les ait empêchés de prendre possession de leur charge. En effet, deux jours après qu'au consistoire du 21 décembre 1863, le pape eût préconisé les titulaires des sièges de Bologne, Rimini, Osimo et Cingoli, Loreto et Recanati, Cagli et Per­gola, Città di Castello, Nocera, le gouvernement italien avait refusé de reconnaître ces évêques, parce que, selon lui, ces nominations dans des villes de territoires annexés des Etats pontificaux constituaient des actes de souveraineté sur des provinces désormais étrangères aux Etats du pape. Les «anciennes provinces» des Etats sardes, auxquel­les don Bosco s'intéressait de préférence, n'étaient pas les mieux loties. Le diocèse d'Alba était vacant depuis 1853, celui d'Alessandria depuis 1854, ceux d'Aosta et d'Asti depuis 1859, celui de Turin de­puis 1862, celui de Saluzzo depuis 1864 et celui de Cuneo le devenait en mars 1865. Sur les onze diocèses de Sardaigne, huit étaient vacants, dont celui de Cagliari, sans archevêque en place depuis qua­torze ans.

Le 6 mars 1865 (le 10 d'après la copie du Vatican), le pape s'adressa directement au roi Victor-Emmanuel Il - avec qui il avait rompu toute relation depuis cinq ans - pour la solution du «grave» problème des évêchés vacants d'Italie.[180] Par avance, il refusait dans cette affaire l'intervention de ses ministres, qui lui auraient, disait-il, pré­senté des candidats inadmissibles, et demandait de préférence un laï­que intègre pour la négociation souhaitée. Le président du conseil La Marmora d'abord, son cabinet ensuite, furent saisis de la demande du pape. Et, le 4 avril, Victor-Emmanuel put annoncer à celui-ci la dési­gnation du chevalier Zaverio Vegezzi, «homme de toute rectitude», «muni des instructions de mon gouvernement pour trouver le moyen d'aplanir les difficultés touchant la provision de ces sièges épiscopaux vacants. »[181]

Entre la lettre du pape et celle du roi se situe un billet d'invitation adressé à don Bosco par un membre d'un ministère de Turin dénommé Veglio (selon une orthographe traditionnellement admise). Il a été conservé. Traduisons-le:

«Turin, 17 mars 65. - Le soussigné, d'ordre du Ministre, aimerait conférer avec Votre Seigneurie très révérende et très honorable. Si cela vous convient, /692/ vous pourriez venir chez moi à une heure de bureau selon votre convenance. - De Votre Seigneurie, Dévoué serviteur. Veglio.

Honorable et Révérend Prêtre D. Bosco. - Turin. »[182]

Cette pièce, où l'on a voulu voir le signe irréfragable d'un entretien diplomatique de don Bosco avec le ministre de l'Intérieur Giovanni Lanza dès la mi-mars 1865, sur la question alors à l'étude des nomina­tions aux diocèses vacants, pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Quelle était au juste la fonction de M. Veglio dans le gouvernement italien de mars 1865? Appartenait-il au ministère de l'Intérieur de Giovanni Lanza, comme les biographes salésiens l'ont affirmé depuis la fin des années 1880, probablement à partir de l'en-tête: «Ministero dell'Interno» alors ajoutée gratuitement à la lettre?[183] L'entretien qu'il proposait à don Bosco avec lui-même (venire da me) a-t-il débou­ché sur une entrevue avec le ministre en personne? Quoi qu'il en ait été de l'interlocuteur, le ministre ou l'un de ses secrétaires, quel a été l'objet de la conversation? Car don Bosco traitait alors avec les employés des ministères de questions fort étrangères à la politique générale du pays. Le point le mieux assuré est ici que nous ignorons aujourd'hui totalement de quoi don Bosco et le ministère de M. Veglio se sont entretenus à la suite de ce billet du 17 mars. S'il est avéré que Veglio était secrétaire ou chef de cabinet du ministre de l'Intérieur, il est seulement possible que la conversation ait porté sur le problème des évêchés vacants, par analogie avec le scénario symé­trique de septembre 1871, quand Lanza fut devenu président du con­seil à Florence.[184] Pas plus.

Au printemps de 1865, don Bosco s'intéressait sans aucun doute aux candidatures épiscopales préconisées, à commencer par celles de Turin. Son correspondant romain Emiliano Manacorda le renseignait sur elles. Le 19 mars, Manacorda lui apprenait: «On parle beaucoup de la venue à Rome de l'archevêque de Gênes. On croit qu'il est candidat pour Turin, ainsi que celui (comprendre: l'évêque) de Casale. »[185]

Le 4 avril, l'Unità cattolica dressait un tableau instructif des évê­chés vacants dans le pays. Don Bosco le parcourait et, probablement, le commentait. A la fin du mois, peu après la bénédiction de la pierre angulaire de l'église Marie auxiliatrice (27 avril), il disait dans une let­tre à Pie IX son espoir d'un heureux règlement de la question épisco­pale.

«... Nous continuons, très saint Père, à faire en commun matin et soir des prières spéciales pour que Dieu vous aide à régler le mieux possible le grave /693/ désordre, qui empire d'autant plus que sa solution est retardée. Je veux dire le retour et la nomination des évêques. Tout le monde est en grande agitation à la pensée de ce que fera le Saint Père; mais tous se consolent bientôt à l'idée que, quoi qu'il arrive, si l'affaire est traitée par le pape, elle sera bien menée et approuvée par tous les fidèles (...) Courage, Saint Père. Nous redoublons nos prières pour qu'advienne rapidement le jour où Votre Sainteté pourra chan­ter en personne le grand Te Deum, qui proclamera la paix de l'Eglise et la gloire du pontificat de Pie IX. Il me semble très proche. Mais, avant cette paix, nous devons encore soutenir de grandes batailles... »[186]

Le 4 juin, don Bosco voyait poindre une solution pour Turin:

«On parle des évêques dans tous les coins, mandait-il au marquis Domenico Fassati. Chacun donne son avis à sa façon. Selon une rumeur fondée, la terna pour Turin serait: 1° Mgr Ballerini, 2° Calabiana, 3 ° Riccardi. Prions pour que Dieu mène à bonne fin la difficile entreprise. »[187]

Ces espoirs étaient alors sur le point d'être déçus. Trente-neuf évê­ques pourraient regagner leurs diocèses. Mais la mission Vegezzi échouait sur les nominations. Le 9 juin, après que l'émissaire eût reçu de nouvelles instructions, en grande part sous la pression hostile de l'opinion publique extrême de droite et de gauche, les négociations, qui avaient pris à l'origine le meilleur tour, étaient rompues.[188] Le 8 juillet, le président du conseil remettait au roi un Livre vert sur une mission, qui s'était soldée par un échec.

La situation de l'Eglise en Italie ne s'améliorerait pas pendant les mois suivants. En septembre 1865, l'annonce du départ de Rome d'un premier contingent des troupes françaises en exécution de la convention de septembre frappait douloureusement Pie IX et sa curie. Napoléon III avait pris acte du transfert désormais effectué de la capitale de Turin à Florence, où les services ministériels s'étaient installés pendant l'été. La préparation, puis le vote des lois sur les con­grégations religieuses (Florence, 7 juillet 1866) assombrissaient bien des coeurs. Cependant, à la suite de la guerre austro-prusso-italienne de 1866 qui, par ricochet, valut l'entrée de la Vénétie dans l'Italie nouvelle, don Bosco ne se trompait pas quand, le 28 septembre 1866, il annonçait à la famille Uguccioni deux nouvelles importantes: la paix et le retour des évêques exilés dans leurs diocèses.[189]

Son rôle dans l'affaire des nominations épiscopales au temps de la mission Vegezzi semble donc avoir été faible. On observera toutefois que la proposition de transférer l'évêque de Casale à un siège beau­coup plus honorable, soit à Turin, soit à Milan, qui a été repérée dans /694/ les papiers du secrétaire d'Etat Antonelli, [190] ne pouvait qu'être, sinon avancée, au moins soutenue par don Bosco en relations très ami­cales avec Mgr Calabiana durant les premières années de Mirabello.

Le «bon collège» selon l'histoire de Valentino (décembre 1866)

En 1866, don Bosco était devenu un personnage du Piémont. La congrégation qui avait obtenu de Rome un decretum laudis deux ans auparavant prenait forme; il dirigeait librement une revue de culture populaire catholique appréciée; il patronnait trois écoles florissantes; auprès de la principale, aidé à l'évidence par la Vierge auxiliatrice, il parvenait à élever une grande église. Lanzo avait bien évolué. Ses rela­tions avec cette maison sous le directorat de don Lemoyne attei­gnaient le même degré de confiance affectueuse qu'avec Mirabello. Au lendemain de la fête de S. Jean-Baptiste, qui était la sienne et pour laquelle le directeur et un jeune avaient représenté Lanzo aux réjouis­sances du Valdocco, il écrivait à ses «chers enfants de Lanzo»:

«Vous ne pouvez vous imaginer, mes très chers enfants, quelle joie m'a appor­tée la visite de M. le Directeur Don Lemoyne avec votre représentant Chiari­glione, mon bon ami (...) J'espère vous revoir vite et nous parlerons de choses très importantes. »[191]

La réputation d'éducateur de don Bosco allait s'affermissant. Il avait émis d'intéressantes réflexions pédagogiques dans ses biogra­phies d'adolescents. Après celle de Dominique Savio en 1859, bio­graphie qui fut rééditée en 1860, 1861 et 1866, elles avaient décrit Michele Magone en 1861 [192] et Francesco Besucco en 1864.[193] En 1865, sa pièce de théâtre La casa della fortuna (La maison de la chance),[194] histoire de deux orphelins abandonnés tombant dans une famille de sages paysans, était remplie de conseils sur la bonne éduca­tion des enfants. L'image du capo dei biricchini du Valdocco s'estom­pait dans l'opinion, remplacée par celle d'un pédagogue expérimenté dans la direction de collèges de garçons.

De fait, au terme de l'année 1866, il entreprit de tracer l'image du «bon collège» à travers un petit livre intitulé: Valentino ou la vocation étouffée. Episode contemporain.[195] C'était l'histoire, donnée pour véridique, d'un jeune de famille aisée, élevé entre une mère bonne et pieuse, malheureusement vite disparue, et un père indifférent en matière de religion. Valentino entrait d'abord dans un collège huppé, /695/ où quelques mois suffisaient à le pousser dans une vie désordonnée. Les vacances venues, son père, rendu soucieux par ses comporte­ments, l'orientait vers un autre collège (qui ressemblait fort à une mai­son de don Bosco). A la différence du premier, la religion et ses prati­ques y étaient en honneur. Valentino avait passé cinq ans dans ce collège. Il avait si bien évolué qu'aux termes de ses études il voulait devenir prêtre. Mais son père, peu enchanté par cette perspective, tint à éprouver sa vocation. Un garçon à la belle mine, mais aussi «un guide fatal»,[196] eût tôt fait d'affranchir Valentino dans «les hôtels, les jeux, les cafés, les bals, les théâtres, les voyages»... et les maisons closes.[197] Ce genre de vie dure d'ordinaire peu longtemps. Les em­prunts, les dettes, les vols, les procès s'ensuivirent. Le père mourut dans le chagrin, le mauvais compagnon eut la chance de s'éteindre converti. Et, un jour, une lettre de Valentino apprit au deuxième directeur les déboires de son disciple infortuné.

Pour l'essentiel, cette brochure didactique était une mise en garde aux jeunes «vocations». Les parents qui les détournent de leur voie s'exposent à de tristes lendemains. Rien n'est pernicieux comme les «mauvaises compagnies». En second plan, le récit faisait l'apologie de la religion en éducation et opposait deux types de collèges.[198] En l'occurrence, la religion indispensable était, non seulement la religion chrétienne, catholique et romaine, mais cette religion vécue, intério­risée, soucieuse des vraies valeurs. Sa présence dans la vie devait être explicite. Le bon éducateur acceptait donc la vision catholique dans son intégralité, avec ses formes et ses moyens privilégiés (les sacre­ments). Au cours de sa petite histoire, don Bosco s'efforçait de mon­trer la bonté d'une pédagogie animée par cette mystique. Il comparait les deux collèges de Valentino, deux collèges catholiques, notons-le. Le collège dit «laïc» était symbolisé par son directeur, personnage «décidé», «sévère» et «rigoureux», qui tenait un collège «à la mode», «un endroit très renommé où, disait-on, la science, la civilisation, la moralité faisaient de merveilleux progrès». Mais Valentino y avait remarqué «un grand vide en pratiques de piété». Cette maison conte­nait la religion dans des limites étroites.[199] Dans le deuxième collège au contraire, «la religion était enseignée, recommandée et pratiquée de manière exceptionnelle.» En effet, «sans religion, impossible d'édu­quer la jeunesse. »[200] «Etudier et pratiquer la religion» s'alliaient en une heureuse harmonie.[201] Les agréments ne manquaient cependant pas non plus dans cet établissement. L'ambiance claire et joyeuse y avait bientôt régénéré Valentino.

/696/

 «Séparé de ses camarades, loin de ses mauvaises lectures, la fréquentation de bons condisciples, l'émulation en classe, la musique, la déclamation, quelques représentations dramatiques dans un petit théâtre, eurent vite fait oublier [à Valentino] la vie dissipée qu'il avait menée pendant près d'une année. »[202]

En 1866, don Bosco s'intéressait donc, en même temps qu'aux gar­çons des catégories défavorisées, en particulier à ceux désireux de devenir prêtres, aux jeunes à la dérive, apparemment heureux, quoi­que sans scrupules ni préjugés, aux libertins capables de dissiper une fortune en quelques mois de folies. Face à la sécularisation et à la laïci­sation de la société libérale du temps, certain de la force religieuse de son système éducatif, il consolidait ses institutions et ses méthodes par des pratiques pieuses et des interdits rigoureux.

Son système éducatif était au point. Les formules séduisantes de Lacordaire lui avaient dit que deux des trois piliers d'une bonne édu­cation de collège étaient la «religion» et l'«affection». Il était depuis longtemps convaincu de la puissance de l'amorevolezza. Sa philoso­phie de l'histoire et de l'éducation, illustrée par une expérience déjà longue, lui avait aussi révélé le rôle de la religion dans la formation des intelligences et des coeurs. Il le proclamait très haut à travers l'histoire de Valentino. Nous savons qu'un troisième pilier du système avait été planté. Dans ses directives de 1863 au jeune directeur de Mirabello, il avait insisté sur le caractère raisonnable des avis du bon éducateur. «Fais comprendre que tu veux leur bien! » Il aurait déjà pu annoncer, comme il le fera en 1877, que son système s'appuyait «tout entier sur la raison, la religion et sur l'amorevolezza».