Don Bosco Ressources

M.O. V. La pleine maturité (1867-1874) - F.Desramaut

SPIRITUALITÉ SALÉSIENNE


V. La pleine maturité (1867-1874)

Chapitre XVIII.

Au temps de l'archevêque Riccardi di Netro

Jours incertains à Rome

Don Bosco à Rome au temps de la mission Tonello

A Turin en mars et avril 1867

L'avis de l'Index sur l'opuscule du Centenaire de S.Pierre

L'achèvement de l'église Marie auxiliatrice

La dévotion à Marie auxiliatrice

La fonction de la religion ainsi propagée

Le panégyrique de saint Philippe Néri (mai 1868)

L'archevêque Riccardi di Netro et la société de S. François de Sales

L'approbation par Rome de la société de S. François de Sales

Notes


Chapitre XIX.

Le nouveau visage de la société de S. François de Sales

Un nouveau visage

Une ascétique «religieuse»

Le Valdocco, centre d'édition

Le collège de Cherasco (1869)

Les comédies latines du Valdocco

Les publications scolaires de l'Oratoire

Les collèges de la Riviera (1870- 1871)

L'ospizio de Marassi (1871)

Une acceptation controversée: le collège de Valsalice (1872)

Don Bosco dans les nouvelles entreprises scolaires

Notes


Chapitre XX.

Le concile Vatican I

Le convocation du concile

La préparation de l'opinion

Campagne pour la définition de l'infaillibilité

La participation au concile

La vision du 5 janvier 1870

A Rome pendant le concile (janvier-février 1870)

Don Bosco et Pie IX en février 1870

La définition de l'infaillibilité pontificale par le concile

La réception du concile par don Bosco

Jours inquiets, jours sanglants (juillet 1870-mai 1871)

Notes


Chapitre XXI.

Au temps des premières filles de Marie auxiliatrice

Le projet de constitutions d'avril 1871

Le cheminement d'une idée créatrice

Le temps du jubilé pontifical de Pie IX (juin 1871)

La question des diocèses vacants

La maladie de Varazze (décembre 1871-février 1872)

Le projet de don Bosco sur les filles de Marie auxiliatrice

Les élections du 29 janvier 1872

La cérémonie du 5 août 1872

Notes


Chapitre XXII.

Faire approuver des constitutions

Le problème du temporel des évêques italiens en 1872

La naissance d'un conflit

L'information négative de Mgr Gastaldi (janvier-février 1873)

Don Bosco à Rome (février-mars 1873)

Querelles turinoises en 1873

Le sort des constitutions de 1873

Le synode diocésain de juin 1873

Les «prophéties» de mai-juin 1873

Le problème du temporel épiscopal au début du ministère Minghetti (1873)

Méditation sur les remarques aux constitutions de 1873

A Rome, de janvier à avril 1874. Le temporel des évêques

Notes


Chapitre XVIII.

Au temps de l'archevêque Riccardi di Netro

Jours incertains à Rome [1]

Le 6 décembre 1866, à midi, Pie IX recevait en audience le général français comte de Montebello entouré de son état-major et des offi­ciers du reste du corps d'occupation, qui venaient prendre congé de lui. Depuis six ans déjà, la souveraineté du pape était réduite, autour de Rome, à un étroit territoire guère plus grand que la moitié de la Sicile. L'Italie ressuscitée l'assiégeait au nord, à l'est et au sud. Et elle voulait à toute force Rome pour capitale: Florence ne serait qu'une étape. Pour accroître la détresse du pontife, en vertu de la convention passée en septembre 1864 entre le roi d'Italie et l'empereur des Fran­çais Napoléon III,[2] les Français l'abandonnaient après l'avoir pro­tégé pendant quelque dix-sept ans. Dans son discours, le général exprimait l'espoir que le temps calmerait les passions et inspirerait à tous un esprit de conciliation propre à assurer au souverain pontife l'indépendance et la sécurité nécessaires à sa mission. Pie IX l'écou­tait attentivement. Mais il ne nourrissait pas d'illusion sur un avenir qu'il entrevoyait bien noir. Les temps avaient changé, remarquait-il dans sa réponse. La peur avait pénétré dans les coeurs catholiques. L'hydre révolutionnaire allait planter ses griffes dans Rome même, qui était devenue pour lui le dernier carré de liberté d'Italie.[3] Com­me saint Augustin dans Hippone assiégée par les Vandales, le vieux pape eût souhaité mourir avant que sa ville ne tombât aux mains de l'ennemi. Un ambassadeur de France, à qui, quelques années aupara­vant, il avait demandé de rapporter ce genre de propos à Napoléon III, lui avait alors rétorqué: «Saint-Père, rassurez-vous, les barbares n'entreront pas. » Amer, le pape redisait cet échange au comte de Mon­tebello et concluait: «Ce n'était pas un prophète, mais c'était un hon­nête homme. »[4]

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Les derniers régiments du corps expéditionnaire français embar­quèrent dans les jours suivants. Après le 17 décembre, il ne resta à Rome que des malades et quelques soldats des services administratifs. Désormais, le pape ne pouvait compter que sur les petites troupes pontificales, à peine renforcées par la «légion d'Antibes», constituée de volontaires, français ou non.

Le petit peuple envisageait l'avenir avec fatalisme. Quant aux nobles, aux religieux et aux clercs, l'anxiété leur serrait le coeur. Les Piémontais de 1866 n'avaient rien des jacobins de 1799, mais ils redoutaient l'absorption de leur ville avec ses conséquences imprévi­sibles. Don Bosco était consulté. Dans les derniers mois de 1866, il ne partageait pas les pressentiments de Pie IX. Selon lui, les révolution­naires n'entreraient pas dans Rome. Ses prévisions aux allures pro­phétiques étaient donc rassurantes. L'Eglise triompherait sous peu. Pour parler ainsi, il se fondait probablement sur sa lecture de l'his­toire des deux cités depuis la résurrection de Jésus. Le comte Scipione Conestabile della Staffa pouvait écrire de Rome: «Grâce aux assuran­ces reçues de don Bosco, on demeure tranquilles et on se dispose sans s'inquiéter à prolonger le séjour à Rome. Grâce à Dieu, ce calme et cette paix sur l'instant présent nous pénètrent entièrement; de façon générale, ils ont repris vie en tous. On attend avec confiance en ces jours le triomphe de l'Eglise et un avenir miraculeux qui glorifiera le Pontife de l'Immaculée... »[5] L'incertitude est propice aux oracles. Don Bosco, qui avait pris l'habitude d'annoncer l'avenir dans son almanach Il Galantuomo et dans ses discours d'étrennes de fin d'année à ses garçons, tenait une place marquée parmi les prophètes de temps meilleurs.

Toutefois ce prophète rassurant ne somnolait pas. L'attente béate ne convient pas aux hommes d'action. La société civile le tranquilli­sait. Le président Bettino Ricasoli[6] eût sincèrement aimé apaiser les gens d'Eglise. La situation de la hiérarchie était préoccupante un peu partout sur les territoires relevant du roi d'Italie. Durant les derniers mois de 1866, Florence venait de permettre aux évêques (et aux curés) déplacés pour raisons politiques de retrouver leurs postes. En novem­bre, l'Oratoire eut ainsi l'occasion de saluer Mgr Pietro Rota, en rési­dence forcée à Turin, quand il rejoignait son siège de Guastalla; et, quelques jours après, Mgr Filippo De Angelis y rendait visite avant de regagner celui de Fermo.[7]

/713/

Don Bosco à Rome au temps de la mission Tonello

Cependant beaucoup de diocèses étaient orphelins parce que leurs évêques n'avaient pas été remplacés après leur décès. Le Saint-Siège ne désignait personne en nouvelle Italie; il refusait de traiter avec un Etat usurpateur qui, de surcroît, émettait des prétentions jugées insupportables par lui: exequatur, serment de fidélité. Le gouverne­ment de Florence cherchait une issue. La mission Vegezzi avait échoué en 1865. En décembre 1866, le gouvernement Ricasoli amorça une autre tentative.[8] Le 1er décembre le professeur de Turin Michelangelo Tonello recevait des instructions pour de nouvelles négociations avec le Saint-Siège, l'affaire des diocèses vacants entre autres.[9] Le 10 décembre, cet émissaire arrivait à Rome; et, le 15, alors que les troupes françaises finissaient de vider les lieux, le pape le recevait en audience. Tonello, qui évitait de se perdre dans les princi­pes, comme l'avait fait Vegezzi, ne cherchait qu'à résoudre des cas, y compris les plus épineux comme ceux de Milan et de Turin.[10] Il aban­donna bientôt les questions variées, telles que les postes, les chemins de fer, le système monétaire, la situation des condamnés politiques... A partir du 6 janvier 1867, celle des candidats aux évêchés vacants prit le pas sur les autres. C'est alors que, de quelque manière, il trouva don Bosco sur son chemin.

Pendant les quatre premières semaines de la mission Tonello, don Bosco avait, à Turin, continué de vaquer à ses occupations coutumiè­res, en tête desquelles il plaçait la construction de l'église Marie auxi­liatrice. Toutefois, à la mi-décembre, on l'avait vu à Florence, y com­pris dans certains bureaux ministériels. Arrivé dans cette ville le 11 ou le 12, il y résidait certainement encore le 18 quand il écrivait de là à mère Maddalena Galeffi et se disposait à rejoindre Turin via Bologne, où il passait le 19.[11] S'il suivit le programme qu'il s'était tracé au départ de Turin, il se rendit ces jours-là dans les ministères de l'Inté­rieur, des Finances, des Travaux publics et de la justice.[12] A Flo­rence, une ancienne tradition, qui a été recueillie dans les marges des Documenti pour 1866,[13] l'envoie aussi chez le président Ricasoli. Le fait lui-même, encore qu'appuyé sur des témoignages moins assurés qu'on l'a récemment affirmé,[14] paraît au moins probable. Mais nous ignorons le contenu de l'entretien, en particulier dans quelle mesure la mission Tonello fut alors évoquée.[15] Quant au logion souvent répété de don Bosco dans sa conversation avec Ricasoli: «Sachez que /714/ don Bosco est prêtre à l'autel, prêtre au confessionnal, prêtre au milieu de ses jeunes; et, comme il est prêtre à Turin, il est prêtre à Flo­rence, prêtre dans la maison du pauvre, prêtre dans le palais du Roi et de ses ministres»,[16] s'il énonce une grande vérité, il a aussi toutes chances d'être légendaire, au moins dans sa forme reçue.[17] Du reste, don Bosco, qui ne provoquait jamais les autorités civiles en place, évi­tait les rodomontades du genre de celles qu'on lui prête ici.[18] Un récit parallèle le fait insister sur sa qualité, non pas de prêtre, mais de catholi­que: «... Sachez qu'avant tout je suis catholique. - Oh, nous le sa­vons, répondit le ministre, que don Bosco est plus catholique que le pape lui-même... »[19] Ce fragment de dialogue a au moins le mérite d'être vraisemblable.

Après les fêtes de Noël et de capo d'anno, le 7 janvier 1867, don Bosco partit de Turin dans la direction de Rome en la compagnie de don Giovanni Battista Francesia, qui devait lui tenir lieu de secrétaire et qui, par ses facilités de plume, serait le mémorialiste du voyage.[20] Il s'y rendait pour les affaires de sa congrégation, qu'il voulait faire approuver au plus vite. L'une de ses valises contenait aussi quelques gros paquets de billets de la loterie qu'il organisait pour payer ses det­tes. Tomba-t-il immédiatement, comme la tradition le prétend, sur un Tonello qu'une dépêche du président Ricasolí aurait invité « à s'enten­dre avec lui»? Elle aurait eu la forme: «Vedete di intendervi con Don Bosco. Ricasoli» (Voyez à vous entendre avec don Bosco. Ricasoli) et aurait été expédiée le 8 janvier.[21] Non, très vraisemblablement, car cette dépêche bizarre, encore ignorée des biographes au temps de la mort de don Bosco,[22] ne fut, dans les années qui suivirent, qu'une reconstruction dramatisée de l'auteur des Memorie biografiche .[23] Mais il s'entretint dès que possible avec le secrétaire d'Etat Antonelli, le sous-secrétaire d'Etat Berardi et le pape Pie IX en personne.

Pendant les sept semaines de son séjour à Rome, il traita surtout de ses propres «affaires». Le 6 février, don Francesia annonçait à son confrère don Rua que, «contre toute attente, les affaires de notre con­grégation semblent bien aller» et que, «pour les faire davantage pro­gresser, don Bosco devra rester encore quelques jours à Rome. »[24] De nombreuses familles l'attendaient parce qu'elles l'aimaient ou souhai­taient recevoir sa bénédiction. Lui se déplaçait systématiquement pour bénir les malades ou placer des billets de loterie. On le voyait donc passer d'un logis à l'autre, gravir et descendre des escaliers, assister à des repas et remplir ainsi ses journées.[25] Les couvents cher­chaient à obtenir de lui une messe dans leurs chapelles. De nobles /715/ personnages: le prince Torlonia, le prince Ruspoli, l'ex-roi de Naples, l'ex-grand-duc de Toscane... se le disputaient. Au bout d'un mois, Francesia qui, certes, ne répugnait pas à l'hyperbole, notait: «E una vera frenesia ne' Romani per D. Bosco. (Les Romains sont vraiment fous de don Bosco). Il y en a déjà qui pleurent à l'idée de le per­dre... »[26] Un autre témoin, qui était plus rassis, tenait un langage identique: «... La vie du pauvre don Bosco n'est certainement pas plus tranquille qu'à Turin au milieu de ses protégés et dans les occupations entraînées par son zèle dans l'exercice de son ministère. Il est assiégé du matin au soir par une immense quantité de gens de tout grade, sexe et condition, qui désirent le voir et lui parler; en conséquence, il n'a jamais d'horaire fixe pour déjeuner, pour dormir, pour se repo­ser... »[27] Son contact rassérénait les coeurs inquiets, sa bénédiction apaisait et, peut-être, guérissait les corps malades. On raffolait de le voir et de l'entendre.

Le contenu des entretiens qu'il eut alors avec le pape et le cardinal Antonelli nous demeure problématique. Nous comprenons qu'il était reçu par eux avec une extrême affabilité, que son livre sur II centenario de saint Pierre était agréé par Pie IX et aussi qu'il proposait des candi­dats pour les évêchés vacants en Italie du Nord. Ce dernier point est assuré. Le 1er février, Tonello dépêchait à son gouvernement: «Ce­pendant [le cardinal Antonelli] m'a communiqué une note que je vous joins après en avoir pris copie, de personnes qui, au jugement du Saint-Siège, peuvent être proposées pour des sièges épiscopaux et sur lesquelles j'invite le gouvernement à s'informer. J'ai des raisons de penser que la partie de cette note concernant le Piémont a été suggé­rée par le prêtre de Turin don Bosco, qui, je crois, est arrivé ici tout exprès. »[28] Tonello, pour le moins, était donc informé de la présence de don Bosco à Rome et de certaines de ses démarches; il s'entretenait peut-être aussi avec lui. La liste inspirée par don Bosco comportait treize numéros, l'ecclésiastique étant souvent désigné par son seul titre. On trouvait là: Ortalda, Gastaldi, Galletti, Carlo Savio, For­mica, Antonio Colli, De Gaudenzi. Le chanoine Gastaldi de Turin figurait en effet parmi les candidats préconisés par don Bosco. Le secrétaire Francesia le savait: «Ces jours-ci, don Bosco a ourdi et il est en train d'ourdir un complot contre le chanoine Gastaldi, notre vénéré professeur de morale. Quand il ira en classe, tu pourras lui en faire part; et, s'il te demande de quel complot il s'agit, tu lui diras que, pour l'instant, on ne peut le dévoiler. Silence et mystère ... »[29] Le clergé piémontais avait été lui aussi alerté: «... Les lettres à don Bosco /716/ pleuvent du Piémont, parce que l'on veut faire élire ceux-ci ou ceux-là évêques et archevêques ...»[30] Au bout de trois semaines, les tracta­tions débouchaient enfin. Le 22 février, Pie IX annonça en consis­toire la nomination ou la translation de divers évêques, dont dix-sept pour l'Italie: quatre en Piémont, trois en Sardaigne, quatre en Sicile, quatre en Toscane et deux dans les Marches. Parmi eux, se détachait Mgr Alessandro Riccardi di Netro, transféré de Savone à Turin, et donc devenu l'archevêque de don Bosco.[31] Un mois passait, et le con­sistoire du 27 mars donnait ample satisfaction à celui-ci, qui avait plaidé pour plusieurs nouveaux élus. Deux évêques amis gagnaient en dignité: Mgr Nazari di Calabiana était transféré de Casale à Milan; Mgr Pietro Maria Ferré, de Pavie à Casale. Puis, Andrea Formica devenait évêque de Cuneo; Carlo Savio, évêque d'Asti; Roberto Gal­letti, évêque d'Alba; Antonio Colli, évêque d'Alessandria; et surtout le chanoine Lorenzo Gastaldi, évêque de Saluzzo.[32] Quand Miche­langelo Tonello rentra à Florence, Turin et Milan avaient été pourvus; sa mission avait relativement réussi.[33] Et notre don Bosco avait pour le moins contribué aux tractations.

A Turin en mars et avril 1867

Le voyage romain de don Bosco avait pris fin le 1er mars, quand il avait été de retour chez lui, à Turin. Le 3, il en parlait à ses salésiens et à ses enfants; et il revenait encore sur lui au mot du soir du 7 mars.[34] Certaines de ses démarches auprès du Saint-Siège avaient concerné des bienfaiteurs insignes, auxquels il désirait prouver sa gratitude. L'Unità cattolica du 8 annonça au public les décorations obtenues du pape pour divers amis de l'oratoire Saint François de Sales, qu'elle énumérait.[35] Alors que le tirage de la loterie était imminent, une «quantité notable» de billets n'avaient pas encore été placés. Une cir­culaire que don Bosco signa et fit aussitôt imprimer et expédier signala ce fait regrettable à un certain nombre de correspondants choisis.[36] Puis le tirage eut lieu (le 1er avril apparemment) et une nou­velle circulaire (datée du 15 avril) communiqua aux diffuseurs la liste des numéros gagnants.[37] Il est vrai que, deux mois après ce tirage, tous les lots ne seraient pas encore remis aux intéressés, et qu'une note de l'Unità cattolica du 1er juin devrait leur demander de prendre patience.[38]

Simultanément, don Bosco suivait l'affaire des nominations épis­copales. Le 4 avril, il rédigeait pour le cardinal Antonelli une «recom-/717/ mandation» en faveur du diocèse de Fossano, qui, probablement parce que trop exigu, craignait de disparaître.[39] Et il datait du lende­main 5 avril une lettre au même cardinal sur les échos des nominations en Italie du Nord. Les populations, assurait-il, avaient bien réagi aux nominations de Saluzzo, Alba et Asti (pour les titulaires desquels nous le savons s'être dépensé). Il croyait à un accueil favorable pour Mgr Colli à Alessandria, Mgr Calabiana à Milan et Mgr Ferré à Casale. Il demandait au secrétaire d'Etat de prendre en considération le cas de Mgr Balma, «digne prélat», qui «jouit à bon droit d'une répu­tation de saint», et qui demeurait simple évêque in partibus. Et il avançait, pour des postes encore à pourvoir, les noms de plusieurs ecclésiastiques, «qui jouissent par ici d'une réputation de vertu», «qui seraient bien accueillis par toutes les autorités» et, enfin, «qui sont très attachés au Saint-Siège. »[40] Il proposait donc pour l'épiscopat des hommes intègres, agréés par l'autorité civile et, en même temps, tout à fait dévoués au souverain pontife. Le 8 avril, il avait la joie de voir le chanoine Gastaldi, destiné à Saluzzo, célébrer la messe de commu­nion de l'Oratoire .[41]

Le mois d'avril s'écoulait. Don Bosco surveillait l'affaire épineuse des Letture cattoliche, qu'il avait confiée au comte Carlo Cays. Puis, brutalement, au début de mai, une lettre des plus désagréables lui arriva de l'archevêché de Turin. Elle émanait de Rome et lui apportait le verdict de la congrégation de l'Index sur son livre: Il Centenario di S. Pietro (Le centenaire de saint Pierre).[42]

L'avis de l'Index sur l'opuscule du Centenaire de S. Pierre

Don Bosco avait voulu marquer à sa façon le dix-huitième cente­naire du martyre du premier des papes, sous Néron en 67, célébration qui tournerait nécessairement à l'honneur de Pie IX, son lointain suc­cesseur. Celui-ci tenait à une solennité maximale, propre à faire réflé­chir peuples et gouvernants sur la puissance morale de l'Eglise romaine. Les fêtes devaient culminer le 29 juin, solennité des saints Pierre et Paul, avec le rassemblement autour du souverain pontife d'évêques accourus du monde entier. Don Bosco s'y associa par la réé­dition amplifiée et adaptée de la biographie de saint Pierre, qu'il avait publiée dix ans auparavant dans les Letture cattoliche .[43] Le livret serait pourvu d'un formulaire de célébrations pour le tríduum prépa­ratoire à la solennité du 29 juin.

Il parut au début du séjour romain de don Bosco, sous le titre signe /718/ de son actualité: «Le centenaire de S. Pierre apôtre, avec sa vie et un triduum préparatoire à la fête des saints apôtres Pierre et Paul. »[44] Les pages d'introduction, entièrement refaites, comprenaient une nouvelle préface (p. III-V), le texte de la circulaire du Saint-Siège aux évêques sur leur participation au centenaire (p. VI-XII) et une note assez longue (p. XIII-XVI) sur l'année du martyre de Pierre, dont on sait que la date est controversée. A l'autre extrémité du livre, don Bosco avait recopié une petite dissertation de son ouvrage de 1857 relative à la venue de Pierre à Rome (p. 191-201) et ajouté un schéma de célébrations religieuses pour le triduum préparatoire et la fête même du 29 juin (p. 202-219). L'ensemble avait un air de vulgarisa­tion sérieuse et même quelque allure scientifique. Les pages du tri­duum résumaient l'ecclésiologie de notre saint, avec quatre «considé­rations», analogues à celles du mois de Marie et destinées à être lues en public lors des cérémonies de la fin juin. Elles portaient sur «l'Eglise de Jésus Christ» (26 juin), «sur le chef de l'Eglise» (27 juin), «sur les pasteurs de l'Eglise» (28 juin) et enfin «sur la foi» (29 juin). Don Bosco répétait ses convictions sur la chaîne mystique qui va de Jésus au pape, du pape aux pasteurs et des pasteurs aux fidèles, avec la conséquence nécessaire qu'une authentique foi chrétienne doit suivre le même chemin. A l'approche de Vatican I, il se disposait à défendre cette théorie, qui l'avait guidé depuis au moins la fin des années 1840.

Les Romains accueillirent favorablement le livre de don Bosco. Le 5 février, Francesia annonçait à Federico Oreglia: «... Le Centenario di S. Pietro vogue a vele gonfie (à pleines voiles). Il a été présenté au pape, qui en a lu aussitôt quelques pages, en a approuvé l'opportunité et en a hautement loué l'auteur.... »[45] Mais, déjà à cette date, un pas­sage gênait l'un ou l'autre de ses lecteurs théologiens. La rumeur enfla et don Bosco lui-même fut alerté: la congrégation de l'Index s'intéres­sait à son humble ouvrage. Tant qu'il demeura à Rome, il ignora tou­tefois la nature des reproches qu'il suscitait.

La dénonciation avait-elle été le fruit d'une cabale (maneggio) d'ecclésiastiques du Mezzogiorno contre les Letture cattoliche et leur directeur, comme l'insinueraient les Memorie biografiche? [46] Pas né­cessairement, car l'affaire fut enclenchée dès la sortie du livre dans le cercle des jésuites romains amis de don Bosco par une phrase sur le caractère non véritablement religieux (mais historique) du problème de la venue de Pierre à Rome. Le consulteur de l'Index Pio Delicati, invité à émettre un avis, le formula sur l'ensemble du livret. Sa criti­que tint compte, comme il arrive toujours, du climat de l'heure. Or, /719/ en ces années '60, l'Index n'était pas porté à l'indulgence à l'égard des récits légendaires sur l'Eglise primitive. Il surveillait de très près les ouvrages d'Ernest Renan et s'inquiétait de leur immense retentisse­ment. Dès leur publication, la Vie de jésus (1863) et la longue étude Les Apôtres (1866) avaient fait l'objet d'inscriptions sur son catalo­gue, la première par le décret du 24 août 1863, la deuxième par celui du 1er juin 1866. Autrement dit, la congrégation de l'Index avait réflé­chi sur la vie de saint Pierre commentée par Renan durant les mois qui précédèrent la publication du Centenario à l'aube de 1867. Non seule­ment Renan prétendait que tout dans l'histoire a une explication humaine et qu'en conséquence, les faits merveilleux sont imaginaires ou, pour le moins, naturellement explicables; mais, dans son livre sur Les Apôtres, il venait d'instruire le procès de l'exploitation chrétienne de la légende de Simon le Magicien à Rome. «On prétendit que les prodiges étaient l'oeuvre du diable (...) Toute la légende chrétienne de Simon fut empreinte d'une colère concentrée. »[47] Les ecclésiastiques de l'Index savaient lire et n'étaient pas obtus.

Le 21 mars 1867, le consulteur Pio Delicati produisit son Votum sur le livret de don Bosco.[48] Il convient d'analyser son examen, qui fut, dans l'ensemble, prudent. C'était une liste de remarques (rilievi) sur un ouvrage dont le consulteur commençait par reconnaitre les mérites. Le prêtre Bosco, écrivait-il, se propose par cet opuscule d'inviter ses lecteurs à méditer la «geste» du prince des apôtres; il veut, par une pieuse préparation, disposer leurs esprits aux solennités sur le point d'être célébrées. «Toutefois, observait-il aussitôt, il sem­ble que son travail ne puisse être exempt de censure pour les remar­ques qu'il suscite. »

On a trop négligé la première série de ses «remarques», qui étaient d'ordre historique et concernaient la documentation de don Bosco. Le consulteur y distinguait des sources bibliques et d'autres étrangè­res à la Bible. L'historicité des premières lui paraissant incontestable, il ne pouvait que suivre l'auteur quand il démarquait les évangiles et les Actes des apôtres. Il s'agissait de «fatti inconcussi per l'autorità stessa della Divina Scrittura» (faits incontestables par l'autorité même de la Sainte Ecriture). Les sciences bibliques n'étant pas encore nées dans la Rome de 1867, nous ne pouvons qu'enregistrer la pieuse créance du consulteur. Mais il y avait, dans le petit livre de don Bosco, d'autres «récits, tirés soit de traditions incertaines, soit de documents apocryphes, sans aucune distinction ou avertissement, comme si les uns et les autres avaient le même poids et entraînaient le même degré /720/ de certitude. » Il épinglait à la p. 102 une péricope sur Pierre à Antio­che: pour le ridiculiser, le gouverneur lui aurait fait raser le sommet du crâne, événement qui aurait été à l'origine de la tonsure. «Ce qui advint alors à saint Pierre par mépris, avait écrit don Bosco, est aujourd'hui imité avec honneur par les ecclésiastiques, se dénomme chierica ou tonsure et rappelle la couronne d'épines sur la tête du divin sauveur. » A la p. 126, la dramatisation de la sortie miraculeuse de pri­son de Pierre enchaîné et de la surprise incrédule des fidèles avertis par une certaine Rosa, qui, de porte en porte, les informe en pleine nuit, lui paraissait gratuite. A la p. 152, «on donne pour certain que Tibère avait décidé de classer Jésus parmi les dieux romains», qu'il fit part de son intention au Sénat, lequel, toutefois, «repoussa sa propo­sition». «A la p. 152, on affirme que S. Pierre ressuscita un mort, sur lequel Simon le Magicien avait antérieurement essayé, mais en vaint, d'opérer ce prodige. » «A la p. 157, on présente comme indubitables le vol et la chute du même Simon le Magicien en des circonstances tout à fait merveilleuses, qui ne sont pas reconnues par les critiques comme on voudrait le faire croire.» Enfin, p. 164, le consulteur regimbait devant l'anecdote du Quo vadis?, présentée elle aussi comme assurée. En fait, ces trois derniers épisodes soulignés en rouge par Pio Delicati provenaient - lointainement, on le conçoit - des Actes de Pierre, oeu­vre d'édification qui, au début du troisième siècle, semble-t-il, fut composée pour un milieu orthodoxe populaire et qui faisait la part trop belle aux aventures romaines de Simon le Magicien.[49] Il ne nous est pas indifférent que le consulteur se soit référé ici aux «critiques», au premier rang desquels il plaçait assurément l'auteur maudit du livre sur Les Apôtres.

Ses trois autres remarques étaient d'ordre plus directement théolo­gique. Par la première, assurément inconsistante, il reprochait à don Bosco d'avoir (p. 17) fait prêcher les apôtres du vivant de Jésus, donc avant le «Euntes docete omnes gentes», consécutif à la résurrection du Christ. A la p. 217, c'est-à-dire au cours du triduum de juin, l'auteur semblait transformer en péchés contre la foi toutes les viola­tions de la loi divine.[50] Enfin, venait le grief «meritevole di specialis­simo rimarco» (qui méritait une observation toute particulière) sur le fait du séjour de Pierre à Rome. A la p. 192, don Bosco s'était hasardé à émettre cet avis: «Par ailleurs, je crois bon d'avertir ici à cette occa­sion tous ceux qui entreprennent d'écrire ou de parler sur cette venue, de ne la pas considérer comme une question dogmatique et religieuse; et cela vaut aussi bien pour les catholiques que pour les protestants. » /721/ Ce conseil à la forme doctorale, qui tentait de laisser à la seule histoire un fait aussi évidemment «dogmatique» pour les défenseurs catholi­ques de l'origine pétrinienne du siège de Rome, semble bien avoir été la cause originelle des ennuis de don Bosco avec la congrégation de l'Index. De proche en proche, l'examen a gagné tout le livre. Le con­sulteur qui, au reste, ne doutait pas le moins du monde de l'ortho­doxie de don Bosco, lui opposait là le docte Pietro Ballerini dans son ouvrage alors très connu: De vi et ratione primatus... [51]

En conclusion, le sourcilleux chanoine Delicati jugeait que le livret de don Bosco devait être proscribendum donec corrigatur (proscrit jusqu'à correction). Son auteur pourrait être exhorté à «corriger ou mieux à refondre entièrement son petit travail».

La congrégation même de l'Index ne suivit pas le consulteur dans la sentence excessive qu'il proposait. Il Centenario ne fut pas «pros­crit », ce qui eût été vraiment énorme. La lettre de Vincenzo Modena, secrétaire de l'institution, à l'archevêque de Turin, ne demanda à l'auteur que de rééditer son ouvrage avec une préface indiquant qu'il rétractait «tout ce qui avait paru digne de censure à la S. Congréga­tion conformément à la note» de son consulteur. La lettre de l'Index contenait, dans l'esprit des remarques d'ordre historique du consul­teur, un deuxième alinéa, qui mettait en cause les historiettes des Let­ture cattoliche, lesquelles, à son sens, au lieu d'édifier le public, exci­taient plutôt sa risée et ses moqueries «en un siècle où la critique se déchaîne tellement pour discréditer la religion, notamment à propos d'oeuvres ascétiques et mystiques». Peu auparavant, il avait fallu, disait le document, condamner La Vita di Gesù Cristo publiée à Turin par les héritiers du défunt curé Cuniberti.[52] Apparemment, le Cente­nario de don Bosco et ses Letture cattoliche pâtissaient de l'émotion suscitée par les remarques d'Ernest Renan, de ses collègues rationalis­tes et de leurs admirateurs. Il faut «examiner les écrits à sujet reli­gieux, prescrivait encore la lettre de Vincenzo Modena à l'archevêque de Turin, pour ne pas exposer l'autorité ecclésiastique à l'insulte et à la dérision. » Contrairement à ce que la suite des événements et l'his­toriographie de don Bosco feront croire, l'Index attachait donc pro­bablement plus d'importance à l'introduction d'anecdotes apocry­phes dans l'histoire des apôtres qu'à son «avis» maladroit sur le caractère purement historique du récit de la venue de saint Pierre à Rome.

Au début de mai 1867, la lettre de la congrégation de l'Index désarçonna don Bosco. L'orage venait de Rome, au service de laquelle /722/ il se dépensait depuis vingt années. Sa méthode de travail, ses publica­tions et jusqu'à son orthodoxie étaient critiquées. La sentence l'attei­gnait, remarquait-il, comme prêtre, comme directeur d'oeuvres de bienfaisance et comme directeur de maison d'éditions. Il réagit à la censure avec force quoique dans la soumission désirable. L'obéissance silencieuse aux mesures contraires de l'autorité, tant ecclésiastique que civile, ne lui était pas naturelle. Probablement après avoir pris avis (de Gastaldi?), il composa dans les jours qui suivirent et à l'inten­tion du consulteur de la congrégation, une mise au point sur les accu­sations dont il était l'objet.[53] A sa demande, le clerc Chiappale la cal­ligraphia au cours d'une nuit pénible, que, devenu prêtre, ce copiste devait raconter en détail après la mort de don Bosco.[54]

Son système de défense, révélateur d'une mentalité devenue obso­lète, ne peut que nous surprendre aujourd'hui. Il cherchait, par ses arguments, non pas tellement à soutenir la validité des passages con­testés, qu'à mettre ses juges romains de 1867 en contradiction avec leurs prédécesseurs dans cette ville. En traditionnaliste plus ou moins disciple de Joseph de Maistre, il invoquait l'autorité d'une «tradi­tion», contestant le jugement qui le frappait par appel à une position plus ancienne et donc théoriquement meilleure et plus solide. Don Bosco produisait des garants romains du meilleur teint pour l'ensem­ble de sa biographie de saint Pierre d'abord, pour chacun des passages incriminés ensuite.

De façon générale, outre la Bible italienne annotée par Martini, autorité alors incontestée, il avait eu recours, disait-il avec des répéti­tions intentionnelles, à des sources «empruntées à des auteurs Romains, qui avaient écrit à Rome, imprimé à Rome, avec l'approba­tion de l'Eglise (litt.: ecclésiastique) en général et celle du Maître du Sacré Palais», c'est-à-dire du Saint-Office, en particulier. Parmi ces dignes historiens, auprès de Baronius et des «Bollandistes» (dont il était à craindre que les informations n'eussent été reprises que par très lointain ouï-dire), se détachait un «savant» écrivain, l'abbé Luigi Cuccagni, «recteur du séminaire irlandais à Rome», auteur d'une vie de saint Pierre en trois volumes qu'il avait dédiée à Pie VI [55] et fait imprimer à Rome en 1777, après qu'elle eut été revisée par le P. Ag. Racchini, maître du Sacré Palais, et par le docte P. Ximenes, supé­rieur général des Carmes et consulteur de la congrégation des Rites, lequel avait placé l'auteur de l'ouvrage «parmi les savants les plus exacts et les plus catholiques». En foi de quoi, le maître cité du Sacré Palais l'avait approuvé et le souverain pontife en avait accepté la dédi-/723/ cace. Et don Bosco d'ajouter là avec une assurance qui, aujourd'hui, peut faire sourire, mais qui, apparemment, était propre à fermer la bouche de l'audacieux consulteur Delicati: «Ce livre, ainsi recom­mandé, dédié au Souverain pontife, je l'ai eu pour guide au point que je ne crois pas que l'on puisse trouver une phrase de mon petit livre qui n'ait été fidèlement empruntée à cette source.» Outre ces anciennes et illustres protections, il avait eu soin de soumettre sa première édi­tion à l'évêque d'Ivrea, mandé à cette charge par Mgr Fransoni; elle avait été ensuite approuvée, louée et encouragée, non seulement par la presse catholique, mais par le cardinal Vicaire et le Saint-Père eux-mêmes. Au vrai, à y regarder de près, ces dernières recommandations, qui couvraient des séries entières de Letture cattoliche, avaient été plu­tôt lointaines... Mais la conclusion de la plaidoirie tombait: «Je ne pouvais qu'être assuré que ce livre ne contenait rien de répréhensible; et, sa première édition étant épuisée, je la fis imprimer au début de l'année. »

Après cette apologie d'ensemble, don Bosco recourait, sur les points précis en contestation, au même système de défense par appel aux «autorités». C'était, en gros, celles que Cuccagni avait lui-même invoquées dans son ouvrage. Il arrivait que les énumérations fussent généreuses. Ainsi pour l'épisode particulièrement critiqué de Simon le Magicien: «On blâme le récit donné comme certain du vol et de la chute de Simon le Magicien; et pourtant S. Cyrille de Jérusalem, Sul­pice Sévère, S. Epiphane, S. Ambroise, S. Augustin, S. Maxime et d'autres célèbres saints docteurs ou écrivains ecclésiastiques le pré­sentent comme historiquement reconnu.»[56] Les critiques d'ordre théologique étaient écartées de la même façon. Don Bosco cherchait et trouvait des preuves que les apôtres avaient prêché avant la résur­rection de Jésus;[57] que la violation de chaque commandement de Dieu constituait une transgression d'article de foi...[58] Il n'était embarrassé que par le problème de la venue de saint Pierre à Rome: «Je voulais seulement dire que ce point d'histoire n'appartient pas à la liste (cerchia) des articles définis comme points dogmatiques. »

Il terminait son rapport par une demande de précisions pour la nouvelle édition qui lui était réclamée. La préface dans laquelle il renierait tout ce qui, dans son livre, pouvait être objet de censure, n'était pas compatible avec une reproduction de l'édition censurée. Que retrancher exactement? Au milieu du mois de mai 1867, tel était devenu son problème principal.

La lettre soumise, qu'il écrivit ensuite au secrétaire de la congréga-/724/ tion de l'Index, était digne et adroite.[59] Il y demandait au «très révé­rend» consulteur d'avoir la bonté de lire «les éclaircissements joints qui serviront à éclairer certains faits sur l'exactitude desquels des dou­tes avaient été émis».

Dans les jours qui suivirent, don Bosco retrouva peu à peu sa séré­nité coutumière. Ses amis romains l'y aidaient. Ils voulaient peut-être réparer le tort qu'ils lui avaient involontairement causé. Don Bosco recevait du P. Giuseppe Oreglia des lettres de plus en plus rassuran­tes. Le pape lui-même l'affirmait: l'Index ne condamnera pas don Bosco. Finalement, la censure réclamée ne porta que sur deux points, qui intéressaient la théologie: celui sur la foi et les commandements et celui sur la venue de saint Pierre à Rome. Et Pie IX, par une ligne consolante sur la question dans la lettre qu'il adressa à don Bosco le 22 juillet 1867, apaisa tout à fait celui-ci .[60]

L'édition revue et corrigée du petit livre controversé parut, durant l'été 1867, sous un titre modifié et privé d'allusion au Centenario. C'était la Vie de S. Pierre Prince des Apôtres, avec un triduum en prépara­tion à la fête des saints Apôtres Pierre et Paul.[61] L'alinéa sur le caractère purement historique du problème de la venue de S. Pierre à Rome avait disparu; de même, l'assertion équivoque, selon laquelle, «qui transgresse un article de foi se rend coupable de tous les autres. »[62] Dans une nouvelle préface beaucoup plus étoffée que l'ancienne, don Bosco avait remplacé la parénèse de janvier par l'exposé de ses sour­ces. A Cuccagni, auquel, de son aveu dans ses Schiarimenti, il devait toutes les phrases de son opuscule, il joignait, pour bien impressionner le lecteur, les sources du savant homme: Baronius..., ainsi que les ouvrages parallèles: Gaetano Moroni et surtout un nouveau venu dénommé Paolo Emilio Santorio (1560-1535), archevêque de Cosen­za puis d'Urbino, auteur d'Acta s. Petri Apostoli ex sacris Scripturis, imprimés à Rome en 1597 après revision et approbation du P. Gio­vanni Saragosa, maître du Sacré Palais. Les historiettes issues des apocryphes persistaient dans la nouvelle édition. Le char de Simon le Magicien continuait de voler et Pierre de s'exclamer devant Jésus sur la via Appia: «Quo vadis, Domine?» L'hagiographie populaire, dont les publications de l'oratoire S. François de Sales à Turin consti­tuaient l'un des réseaux dans l'Italie du temps, n'évoluait pas.

L'achèvement de l'église Marie auxiliatrice

En 1867, don Bosco achevait d'aménager l'église Marie auxilia­trice, destinée à être le point d'appui de la religion mariale qu'il diffu-/725/ sera durant ses vingt dernières années. Le gros oeuvre de l'édifice avait été terminé durant l'été de 1866.[63] L'aménagement intérieur progressa vivement durant l'année 1867. Le 18 novembre, Giov. Bat­tista Francesia écrivait au chevalier Oreglia: «... Le maître-autel est en place et fait vraiment belle figure. Le pavement progresse vite et semble devoir être très beau, près de la moitié est déjà fait. L'intérieur de la coupole est entièrement coloré et la Madone de la coupole est dorée. »[64] Cette statue de Marie avait été hissée là-haut quelques mois auparavant.[65] C'était l'oeuvre réussie du sculpteur Boggio à par­tir d'un modèle de Giosuè Argenti.[66] Selon don Francesia,[67] le para­tonnerre destiné à la garantir de la foudre fut installé le 18 novembre; et la statue elle-même fut bénite trois jours après, pour la fête de la Présentation (21 novembre).

Au mois de mai 1868, l'église était prête pour le culte. A la fron­tière d'une ville de Turin beaucoup moins étendue qu'aujourd'hui, le monument de don Bosco à la gloire de Marie s'élevait impressionnant sur un fond de campagne encore semée de bosquets et de cultures.[68] Un siècle après, les commentateurs hésitaient à définir son style: clas­sique?, palladien?[69] ou renaissance plus ou moins tardive? [70] L'intérêt est mince. Pour don Bosco, le style était «moderne» et donnait grand air à l'édifice. Quatre puissantes colonnes corinthiennes barraient la façade et soutenaient le tympan du fronton. La grande et encore unique coupole conférait à l'ensemble une heureuse unité. A l'inté­rieur, l'unique nef - que ne déformait pas encore l'énorme tran­sept d'aujourd'hui, - était déjà somptueuse avec ses marbres poly­chromes .[71]

Les sentiments de don Bosco face à ce monument ne furent pas consignés par lui dans quelque journal intime, mais dans un écrit dûment publié en cette année 1868.[72] Cette église qui, depuis quatre ans, lui avait causé tant de soucis, le remplissait d'admiration. Ce sen­timent était plus religieux que purement esthétique. Son émerveille­ment naissait moins en lui de l'harmonie des lignes et de la splendeur de la décoration que de la puissance de la Vierge Marie, sans laquelle, estimait-il, il eût été bien en peine de faire bâtir sa grande église du Valdocco. Il accompagnait son lecteur depuis le parvis.

«Lecteur, situ regardes cette église à l'extérieur, tu vois une façade de style moderne, dont la largeur et la hauteur sont proportionnées. La grand-porte est un chef d'oeuvre de l'artiste Ottone de Turin, à partir d'un dessin du chevalier Spezia. - Deux clochers, qui seront sous peu surmontés [l'un et l'autre] d'un ange haut d'environ deux /726/ mètres en cuivre battu, travail exquis des frères Brogi de Milan, font face à la coupole. Dans l'un d'eux, un carillon de cinq cloches en mi bémol, qui permet de jouer des morceaux de musique chantée et même des marches militaires (...) Derrière les clochers s'élève la cou­pole recouverte de cuivre étamé et protégée par une couche de biacca [carbonate de plomb ou de zinc] (...) Une statue de cuivre battu se dresse majestueusement au dessus de la coupole; elle est dorée et mesure environ quatre mètres de hauteur (...) La sainte Vierge est en train de bénir ses fidèles qui disent: Nos cum prole pia benedicat virgo Maria ![73] - Si ensuite tu entres par la porte principale à l'intérieur de l'église, tu verras deux colonnes de marbre qui soutiennent la tribune; elles comportent deux piédestaux ouvragés, qui servent aussi de béni­tiers (...) L'orchestre est à deux niveaux: orchestre et contre-orche­stre avec écho et double pavement. Sa capacité est d'environ trois cents musiciens. - Le pavement de l'église est à la vénitienne.[74] Le sol des chapelles ressemble à d'authentiques mosaïques. Celui du maître-autel n'a nul besoin de tapis pour faire bonne figure aux plus grandes solennités. Les balustrades et les autels, tout en marbre, sont l'oeuvre du chevalier Gussano, de Turin, le premier à droite excepté, qui est celle d'un Romain, Luigi Medici, réalisée aux frais d'un patri­cien de Bologne; il l'emporte sur tous les autres par la qualité de ses marbres. Si, parvenu au centre de l'église, vous regardez à droite du maître-autel, vous trouvez une chaire qui est l'un des plus beaux orne­ments du sanctuaire. »

Soucieux de sécurité, don Bosco faisait aussi remarquer que les deux bras du transept disposaient chacun de deux portes pour l'éva­cuation rapide du public; que les corniches des murs de l'église et cel­les de la coupole étaient munies de balustrades pour la protection de ceux qui, en certaines circonstances exceptionnelles, devraient tra­vailler ou chanter là-haut.[75]

II avait donné à son centre de dévotion à la gloire de Marie «le cha­risme d'une exceptionnelle splendeur de marbres, de stucs et de sta­tues.»[76] La décoration de l'édifice serait encore enrichie pendant les années suivantes. Peu à peu, a-t-on remarqué non sans emphase, «par l'entassement des motifs et la surabondance décorative, la Basilique prendrait de quelque manière l'impétueuse monumentalité et la sau­vage beauté d'un authentique monument de la culture populaire.»[77] Don Bosco le savait d'instinct: la profusion ornementale, la variété des couleurs et la richesse du matériau convenaient tout à fait à la reli­gion dite populaire de son siècle. Comme celle du peuple qui l'entou-/727/ rait, sa religion était festive et démonstrative, elle séduisait par le ravissement des yeux et de l'ouïe.

La dévotion à Marie auxiliatrice

Le nouveau sanctuaire devint, du jour au lendemain, en 1868, la plus importante médiation de la religion diffusée par le prêtre éduca­teur du Valdocco. Il le valorisa admirablement. L'église Marie auxi­liatrice constituait pour lui un signe magnifique de la puissance salva­trice de Marie. Le livret destiné à préparer les esprits aux fêtes de juin le célébrait déjà: «On pourrait avancer que chaque coin, chaque pierre de ce saint édifice rappelle un bienfait, une grâce obtenue de l'auguste reine du ciel... »[78] Les grâces auxquelles il pensait - et dont, nous le verrons de mieux en mieux, il faisait état - pouvaient en majeure par­tie être qualifiées de «thérapeutiques». L'Auxiliatrice guérissait les malades. Par exemple, la chaire, ce bijou, avait été donnée par «une personne gravement malade, qui la promit à Marie auxiliatrice, guérit et s'acquitta de son voeu.»[79] L'épidémie de choléra, qui avait à nou­veau sévi en Italie du Nord, avait effrayé les coeurs les plus insensibles et les plus détachés de la religion. Eh bien, observait don Bosco, «entre autres, une mère, à la vue de son fils unique brisé par la vio­lence du mal, l'invita à recourir à Marie secours des chrétiens. Dans l'excès de sa douleur, le malade proféra ces mots: Maria Auxilium Christianorum, ora pro nobis (Marie, secours des chrétiens, priez pour nous). De toute la force de son coeur, la mère répéta cette oraison jaculatoire. A l'instant la violence du mal faiblit, le malade transpira abondamment et, en quelques heures, se trouva hors de danger et pres­que complètement guéri. La nouvelle se répandit, d'autres et d'autres encore se recommandèrent avec foi à Dieu tout puissant et à la puis­sance de Marie auxiliatrice en promettant une offrande pour la pour­suite de la construction de son église. »[80] On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait eu ainsi recours à Marie sans avoir été exaucé, affir­mait audacieusement don Bosco en concentrant sur un titre les formu­les du Memorare. Tandis que j'écris, poursuivait-il (en mai 1868), je reçois «une offrande accompagnée provenant d'une personne très autorisée, qui m'annonce qu'un village a été délivré de l'épidémie du choléra par les médailles, le recours et les prières à Marie auxilia­trice.»[81] Lui-même avait singulièrement favorisé le flux d'offrandes pour échapper au fléau. Il est en effet probable que la florentine Eufrosina Covoni avait parfaitement compris ses paroles, quand elle /728/ l'interrogeait dans une lettre du début de 1866: «Pardonnez la har­diesse que je prends à vous écrire, mais je me trouve terriblement inquiète dans le doute où je suis d'avoir mal entendu vos paroles. Sur le fait de donner un peu ou beaucoup pour la construction de votre nouvelle église, j'ai entendu certaines dames avancer que vous avez dit et assuré pouvoir dire avec certitude que ne mourra certainement pas du choléra celui qui aura donné ne serait-ce qu'un centime pour cette ceu­vre. - C'est bien ce qu'il m'avait semblé entendre, moi aussi... »[82] Beaucoup, un peu, un seul centime pour l'église, il n'importe; à l'estime commune, dont on dira peut-être qu'elle n'est pas celle des saints, pareille assurance frôlait la présomption. Quoi qu'il en soit, don Bosco, en 1868, calculait que son église avait été payée aux cinq sixièmes en reconnaissance de grâces obtenues par l'intercession de Marie. Nulle quête n'avait dû être organisée, quelques offrandes lui étaient parvenues, et tout le reste provenait de cette source merveil­leuse.[83]

La Vierge de miséricorde de don Bosco portait un vaste manteau protecteur, qui reparaissait à l'occasion dans ses rêves. L'analogie entre l'Auxiliatrice du Valdocco et la Vierge protectrice de saint Tho­mas de Villeneuve (1488-1555) était évidente.[84]

Nous sommes là devant un phénomène de religion de guérison, variété probablement la plus répandue de la religion populaire. En ce dix-neuvième siècle, dans le sud de la France, lors des épidémies de choléra on invoquait de préférence saint Roch; et le Saint-Siège encourageait cette forme de dévotion.[85] Depuis ses apparitions à Ber­nadette Soubirous (1858), la Vierge de Lourdes guérissait les maladies les plus variées par simple contact avec l'eau d'une source miracu­leuse. Comme saint Roch et Notre-Dame de Lourdes, Marie auxilia­trice, par ses médailles et des prières appropriées, opérait des prodiges analogues à partir de Turin. Et don Bosco, convaincu de cette puis­sance, ne se lassait pas de l'admirer et de la proclamer. Il créait ainsi un mouvement populaire qui, après un siècle et plus, continuerait de drainer vers son église - en beaucoup moins grand nombre, il est vrai, que vers la grotte de Massabielle - des foules de pèlerins en quête du secours bienveillant de Marie dans les épreuves d'ici-bas. L'information, d'abord de bouche à oreille, puis portée par la presse, fut déterminante. La nouvelle des premières guérisons fut comme une «étincelle électrique» embrasant une meule de paille sèche, remar­quait don Bosco dès 1868. «Mal de tête disparu, fièvres vaincues, plaies et ulcères gangréneux guéris, rhumatismes disparus, convul-/729/ sions calmées, mal d'yeux, d'oreilles, de dents ou de reins instantané­ment guéri, tels sont les instruments dont se servit la miséricorde du Seigneur pour nous donner les moyens de terminer cette église. - Turin, Gênes, Bologne, Naples, mais, plus que toute autre ville, Milan, Florence et Rome, ont été les endroits qui, pour avoir éprouvé de manière spéciale la bienfaisante influence de la mère de toutes grâ­ces invoquée sous le titre de secours des chrétiens, ont aussi démontré leur gratitude par des offrandes. Les cités les plus lointaines, telles que Palerme, Vienne, Paris, Londres et Berlin, ont eu recours à Marie auxiliatrice avec la prière et la promesse habituelles... »[86] La présence de don Bosco augmentait encore l'attrait du pèlerinage. Car l'opinion courante attribuait les guérisons dites de Marie auxiliatrice à la force de la prière de don Bosco lui-même à la Vierge secourable. Don Rua en témoignait à partir d'un cas précis dès avant la consécration, dans sa chronique du 30 avril 1868.[87]

Les fêtes grandioses de la consécration de l'église le 9 juin 1868 et de l'octave qui suivit furent à la mesure de l'émotion religieuse qui avait permis de la construire. L'archevêque Riccardi di Netro assuma lui-même la fonction principale. De toute la vie de don Bosco, nulle festivité ne l'emporta sur cette inauguration, qu'il s'empressa de rela­ter dans un fascicule particulier.[88] Rien n'avait gâché «l'allégres­se de ces saintes journées», écrivit don Rua dans sa chronique de juin 1868.[89] La célébration allait avoir désormais un écho d'année en année dans la fête liturgique du 24 mai, que précédait une neuvaine appropriée. Des dizaines de milliers de pèlerins seraient ainsi attirés tous les ans vers le sanctuaire de Marie auxiliatrice.[90] Nombre de ces gens se confesseraient, communieraient et rentreraient dans leur logis heureux de s'être placés sous la protection de la Vierge. Attentif à la qualité de la vie religieuse des populations, don Bosco s'efforça de structurer ce mouvement de dévotion par la mise en place dès 1869 d'une association qui en regroupait les membres; elle était «canoni­quement érigée dans l'église de Turin dédiée à Marie auxiliatrice». Le fascicule annonçant la nouvelle association comportait une notice his­torique sur le titre d'auxiliatrice.[91]

La fonction de la religion ainsi propagée

La religion mariale désormais propagée par don Bosco avait pour fonctions premières de rassurer et de protéger.[92] La destinée éter­nelle des personnes demeurait certes en permanence à l'horizon men-/730/ tal de notre saint. La Vierge secourable attendait ses enfants «à l'heure de leur mort». Mais, guidés par le prêtre du Valdocco, les dévots de Marie espéraient toujours d'elle la préservation des maux d'ici-bas, si possible par une complète guérison en cas de maladie. On sait l'importance de la guérison dans les diverses religions. «Parmi les fonctions attribuées à la religion, la guérison a toujours figuré en bonne place, y compris dans les comportements du Christ tels qu'ils sont rapportés par les évangiles canoniques.»[93] Les malades qui, acculés à la souffrance, refusent de désespérer, se tournent vers la reli­gion pour y chercher des remèdes. La «religion de salut» de don Bosco attachait une importance éminente, faut-il le redire?, au «salut éter­nel», sans quoi toute la vie terrestre eût été perdue. En avril 1868, au cours d'un sermon à ses jeunes sur le jugement particulier, l'émotion le gagna tellement qu'il dut interrompre son discours.[94] Mais, dès l'aube de son apostolat, parce qu'il désirait aussi le bonheur des gens en ce bas monde, cette «religion de salut» avait inclu le salut temporel, par conséquent la guérison des malades, qu'il fallait rassurer et proté­ger. La dévotion à la Vierge auxiliatrice, avec ses images, ses médail­les, ses voeux, ses neuvaines et ses offrandes, avait pour lui une vertu «thérapeutique».

Même dans l'Occident sécularisé des dix-neuvième et vingtième siècles, la religion populaire a continué d'attribuer, comme elle l'avait toujours fait, une puissance de cette sorte aux sources, aux reliques, aux images et aux objets sacrés. On sait que certains lieux ou sites y étaient particulièrement réservés; que les catholiques attendaient beaucoup de démarches telles que les pèlerinages, neuvaines, messes, voeux, jeûnes, privations alimentaires, offrandes, récitations de cha­pelets, ports de scapulaires, invocations, litanies ou prières. Dans la détresse et l'abattement, des croyants - même non pratiquants - mettaient leurs espoirs en certains rites tels que: offrande d'un cierge, attouchement d'une statue ou d'un autel, bénédiction ou imposition des mains d'un prêtre, aumônes ou signes de croix.[95] Le dix-neuviè­me siècle fut, en France, le temps de Catherine Labouré (1806-1876) et de sa médaille miraculeuse de la rue du Bac à Paris. Don Bosco adhérait à ces croyances et les encourageait tant parmi ses jeunes que parmi les adultes. Il avait foi en la force de guérison des âmes et des corps par le contact de la médaille ou la bénédiction de Marie auxilia­trice avec prière adaptée; il était convaincu de l'efficacité des voeux prononcés pour invoquer le secours de celle dite précisément l'Auxi­liatrice. Les «merveilles» obtenues par son intercession l'ébahissaient /731/ littéralement. Le mot de merveilles apparut, non sans raison, dès le titre du premier livre de «grâces» de Marie auxiliatrice. Les condi­tions devaient toutefois être scrupuleusement remplies. Les auteurs de voeux, qui ne tenaient pas leurs promesses jusqu'au bout, pou­vaient en payer les conséquences. Dans les effets attribués à l'action ou intercession mariale, don Bosco ne distinguait pas le «naturel» et le «surnaturel». Les résultats d'une cause extraordinaire n'étaient à ses yeux qu'extraordinaires. De graves désastres consécutifs à des «grâ­ces» ne pouvaient s'expliquer, selon lui, que par la légèreté, l'inconsé­quence ou l'avarice des bénéficiaires. Deux foyers stériles, qui avaient eu un enfant à la suite d'un voeu à Marie auxiliatrice, avaient l'un et l'autre perdu leur bébé au bout de quelques mois. «On chercha pour­quoi, écrivit sans ambages don Bosco en 1868, et on s'aperçut que les obligations assumées avaient été négligées. »[96] La conclusion induite était très téméraire. Dans ce commerce problématique, la rupture du contrat par le bénéficiaire suspendait l'aide miraculeuse de la Vierge secourable. Conséquence fâcheuse, les «obligations assumées» par le fidèle étant le plus souvent financières, la dévotion payante à Marie auxiliatrice sera bientôt ridiculisée par Il Fischietto: «Con donne e Madonne Don Bosco fa denari» (Avec des femmes et des Madones Don Bosco fait de l'argent!), annoncera-t-il.[97]

Le péché attire la maladie et la mort, estimait-il. Dans un récit de songe au terme de 1867, après avoir annoncé le choléra pour l'année qui s'ouvrait, il demandait à l'interlocuteur du rêve: «... et n'y aurait­il pas un moyen pour éloigner des hommes tous ces maux?» On lui répondait: «Eh si qu'il y en aurait, à condition que tous les hommes se mettent d'accord pour faire cesser le blasphème et honorer jésus au saint sacrement et la bienheureuse Vierge. »[98] Heureusement celle qui brisa la tête du serpent est capable de délivrer du péché et de la mort. Le 8 septembre 1867, son mot du soir aux garçons pour un temps d'épidémie fut parfaitement explicite. «On peut dire que le choléra est allé visiter presque tous les villages du Piémont, bien peu exceptés; il s'y fait plus ou moins sentir. Et ici, parmi nous, il com­mence à se manifester. Rappelons-nous que propter peccata veniunt adversa, stimulus mortis peccatum est. (L'adversité provient du péché, le stimulus de la mort, c'est le péché). Par conséquent, je voudrais que nous priions, non seulement pour nous, mais aussi pour nos parents, bienfaiteurs, camarades, amis et frères. - Quant à moi, pendant tou­tes ces semaines, je vous ai recommandés au Seigneur et à la Madone, avec tous ceux /732/ qui se trouvent dans nos autres collèges et tous ceux qui se trouvent en vacances chez leurs parents, afin que la sainte Vierge nous délivre tous de cette fatale maladie. Mais il faut que vous m'aidiez et que l'on fasse disparaître ce stimulus qu'est le péché.[99] Qui l'a sur la conscience s'en débarrasse par une bonne confession et qui ne l'a pas veille à en être préservé. Pour que je puisse vous mettre tous sous la protection de Marie auxiliatrice, attention particulière­ment à la vertu de modestie. Et, pour cela, je vous ferai remettre demain à chacun une médaille de Marie auxiliatrice bénite aussi à cette fin, pour qu'elle nous libère du choléra; et que chacun se la mette au cou. Il faudra aussi réciter tous les jours un Pater, Ave et Gloria à jésus au très saint sacrement, un Salve Regina et la prière: Auxilium Christianorum, ora pro nobis (Secours des Chrétiens, priez pour nous) à Marie auxiliatrice. »[100]

La médaille de Marie auxiliatrice possédait en effet des vertus par­ticulières, qui, assurait-on, étaient confirmées de mille manières. Une lettre de Francesia à Federico Oreglia pendant le séjour à Rome de 1867 racontait déjà qu'un enfant, dont le bras devait être amputé, avait été guéri par la médaille de Marie auxiliatrice.[101]

La propagande que don Bosco entamait en 1868 autour du nou­veau sanctuaire allait attribuer à celui-ci le même rôle protecteur. La guérison des corps par la médaille, l'image et la bénédiction y serait associée à la guérison des âmes par la confession et la communion eucharistique. Don Bosco créait ainsi en Italie du Nord un foyer de religion, qui sera l'une des grandes ceuvres de sa vie. Car, durant ses vingt dernières années, un pays tel que la France reconnaissait plus en don Bosco un apôtre de l'Auxiliatrice qu'un génial éducateur partisan du système préventif.

Le panégyrique de saint Philippe Néri (mai 1868)

Dans la religion de don Bosco, les relents superstitieux de la dévo­tion à Marie et de diverses conduites purement dévotionnelles étaient neutralisés par une spiritualité vigoureuse fondée sur «la pratique de la vertu». Le terme de vertu doit être pris ici dans son acception cor­nélienne et pascalienne du dix-septième siècle, malheureusement vieillie et ternie aujourd'hui.

Tandis qu'il préparait l'édition des Maraviglie de Marie, il pronon­çait à Alba, en mai 1868, devant un auditoire d'ecclésiastiques, un panégyrique soigné à la gloire de l'action sanctificatrice dans la vie de Philippe Néri.[102] Ce discours exprimait, l'exemple du saint à l'appui, /733/ son intéressante théorie du progrès vers le salut et la sainteté par l'action vertueuse au service de Dieu et d'autrui. Plus ou moins cons­ciemment, don Bosco se décrivait lui-même à Turin vers 1841 dans son portrait de Philippe découvrant Rome trois siècles auparavant (vers 1530). Il présentait dans le Florentin Philippe Néri l'apôtre zélé idéal, que la vertu du zèle avait transfiguré. Suivons-le dans son déve­loppement.

La vertu couronne l'existence. Don Bosco assimilait l'Eglise à une reine parée d'un manteau multicolore, symbole des vertus de ses membres. Il y découvrait la vertu des solitaires, la vertu des martyrs, la vertu des missionnaires, la vertu des prédicateurs de l'Evangile, ainsi que la vertu d'êtres d'exception par leur science, leur courage ou leurs oeuvres héroïques. Le seizième siècle, disait-il, avait connu l'un de ceux-ci en la personne de Philippe Néri. Et Philippe avait, de la sorte, contribué à la plus grande gloire de Dieu. Le discours de don Bosco ne mentionnait pour ainsi dire jamais une «pratique». Au con­traire, chez Philippe décrit par don Bosco, le zèle pour les âmes avait repoussé le «sacrifice» à une place seconde. Et ce zèle, remplissant la vie de Philippe, l'avait mené à la justice, c'est-à-dire, en l'occurrence, à la sainteté. Don Bosco avait écrit textuellement: «Devenu prêtre, Philippe se persuade avec saint Ambroise que la foi s'acquiert par le zèle et que, par le zèle, l'homme arrive à posséder la justice. Zelo fides acquiritur, zelo iustitia possidetur (S. Ambroise, Sur le psaume 118).[103] Philippe est convaincu que nul sacrifice n'est aussi agréable à Dieu que le zèle pour le salut des âmes. Nullum Deo gratius sacri f icium o f f erri potest quam zelus animarum (Grégoire le Grand, Sur Ezéchiel). »[104]

La grande vertu, le plus bel ornement de l'âme, est ici sans l'ombre d'un doute la charité active pour le salut des gens. Philippe, épou­vanté par la corruption romaine, comprend que l'ignorance en est la cause principale. «... alors les plaintes d'Osée lui revinrent à l'esprit, continuait don Bosco. Parce que le peuple ne connaît pas le chemin du salut éternel, les crimes les plus grands et les plus abominables ont envahi la terre (4, 1-2).» Et l'apôtre Philippe de se lancer à corps perdu au service des hommes. «Philippe se fait tout à tous dans les rues, sur les places, dans les ateliers; il pénètre dans les établissements publics et privés et, par les procédés agréables, doux, amènes, que la véritable charité inspire envers le prochain, il commence à parler de vertu et de religion à qui ne voulait entendre parler ni de l'une ni de l'autre. » Pour inciter au zèle son auditoire de prêtres, don Bosco recourait à la menace et à la promesse. Le bonheur éternel est assuré /734/ aux ecclésiastiques qui auront fait leur devoir; mais malheur à ceux qui, par peur ou paresse, y auront manqué!

Le sermon d'Alba, auquel il faudrait associer l'histoire contempo­raine d'Angelina,[105] à la louange des vertus de pauvreté et de détache­ment dans le monde laïc chrétien, rétablit une juste idée de la spiritua­lité de don Bosco en ces dernières années '60. Au centre certes, confiance en Dieu et en Marie, manifestée et soutenue par d'humbles instruments, comme le port de médailles ou la récitation du chapelet. Mais la volonté de Dieu qui est, selon une citation familière à don Bosco, sanctificatio vestra, c'est-à-dire la sainteté de chacun à l'inté­rieur de son état de vie, réclame des vertus proportionnées à cette sainteté. La vertu est le moteur de la vie, la vertu majeure est la charité active, le zèle est le signe le plus évident d'une authentique charité.

Nous voici loin d'une religion individualiste, surchargée de dévo­tions, à la piété mièvre, efféminée, étroite, confinée en pratiques dévotes et qu'écraserait un moralisme minutieux, celle que des réflexions isolées de don Bosco pourraient à tort lui faire attribuer. Son christianisme n'était pas, comme celui, paraît-il, du petit bour­geois commerçant de son époque: dénué d'envol, replié sur soi, ané­mique et à ras de terre. Il participait d'un humus populaire italien générateur, non seulement de folklore et de magie, tissés de foi irrai­sonnée, mais de saints à l'authentique «virtù» évangélique. Au dix­neuvième siècle, l'un des saints du terroir s'est appelé don Bosco; au vingtième, il eut pour nom Jean XXIII.[106]

L'archevêque Riccardi di Netro et la société de S. François de Sales

A la fin avril 1867, la lettre que nous connaissons du secrétaire de l'Index avait été adressée au nouvel archevêque de Turin, Alessandro (dei conti) Riccardi di Netro, qui venait d'être transféré du siège de Savone, occupé par lui pendant vingt-cinq ans, à celui de Turin. A Savone, ce prélat de cinquante-neuf ans avait fait preuve de grande piété et de sollicitude pastorale marquée.[107] Pénétré des droits et des devoirs de sa charge épiscopale, les progrès contemporains de la cen­tralisation romaine au détriment des évêques ne l'enchantaient certai­nement pas.[108] Il fit, le 26 mai, une entrée solennelle à Turin «selon l'antique cérémonial, avec un grand concours de fidèles, qui honorè­rent ainsi la dignité épiscopale, qui avait été tellement outragée en la /735/ personne de son prédécesseur, Mgr Fransoni», nous apprend l'histo­rien de l'Eglise du Piémont au dix-neuvième siècle.[109] Les «libéraux» eux-mêmes semblent l'avoir vu venir d'un bon oeil.[110]

Pendant ses trois années d'épiscopat, Mgr Riccardi di Netro allait exercer une pression de plus en plus vigoureuse sur don Bosco et son entreprise. Don Bosco ne connaissait pas ce personnage qui avait quitté Turin quand lui-même y était entré. Il n'avait certainement pas fait campagne pour lui auprès du cardinal Antonelli. Sa lettre du 5 avril 1867 à ce cardinal sur les sentiments des populations envers les évêques récemment promus en Italie du Nord ne le mentionna pas. Milan était, selon don Bosco, satisfait de la nomination de Calabiana; de Turin, cependant pourvu depuis peu, il ne disait rien. Don Bosco avait des silences éloquents. D'autres noms que Riccardi di Netro avaient été certainement avancés par lui pour le siège de S. Maxime. Il vit probablement paraître le nouvel élu non sans appréhension.

Une parfaite entente entre eux deux était en effet peu probable. Mgr Riccardi trouvait un diocèse, non pas désorganisé, mais privé depuis dix-sept ans de véritable direction pastorale. De 1850 à 1862, il avait été gouverné de loin par Mgr Fransoni; ensuite, après la mort de celui-ci, le vicaire capitulaire Zappata n'avait pourvu qu'aux affai­res courantes. La formation du clergé avait plus ou moins échappé aux normes ordinaires depuis la fermeture des séminaires diocésains à Turin même. Dans cette ville, les clercs séminaristes s'étaient souvent réfugiés chez don Bosco, lequel nourrissait, sur le style de vie et les études qui leur convenaient, des conceptions peu sulpiciennes. Des prêtres de la ville, parfois don Bosco lui-même (pour la morale) les avaient instruits. Ces clercs rendaient en même temps service à l'oeuvre pour l'éducation des jeunes. «J'en ai cinquante», apprenait don Bosco lui-même au recteur du séminaire Alessandro Vogliotti en juin 1866. Et, non sans naïveté, il ajoutait: «Ils passent toute leur vie à assister, catéchiser et instruire de pauvres enfants, spécialement ceux qui fréquentent les oratoires masculins de cette ville.»[111] Que pouvait penser la curie diocésaine de cette formule qui lui agréait tel­lement? Durant les vacances d'été de 1866, don Bosco venait de si bien tirer la couverture à soi que les autorités capitulaires, c'est-à-dire le vicaire capitulaire et le recteur du séminaire, avaient purement et simplement exigé que les clercs étudiants en résidence chez lui suivent tous les cours au séminaire même. Or, certains demeuraient à Lanzo; et surtout, don Bosco avait prévu pour tous un corps professoral com­plet au Valdocco même.[112] On estimait donc qu'il exagérait.

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L'approbation par Rome de la société de S. François de Sales

Dès janvier 1867, à Rome, don Bosco avait amorcé des démarches en vue de l'approbation de sa société par le Saint-Siège, étape à fran­chir nécessairement à la suite du decretum laudis de 1864.[113] Et, pour les raisons que l'on devine, la curie de Turin avait aussitôt commencé de soulever des objections à cette approbation.[114] Quand, le 8 avril 1867, il eut pris contact avec son nouveau diocèse, Mgr Riccardi se mit à abonder dans le sens de la curie turinoise. Il appréciait peu des études cléricales menées dans la presse d'une école, qui tenait de la fabrique et du patronage. Or cette formation qu'il jugeait dérisoire le concernait, puisque les ordinations des clercs de don Bosco lui incom­baient.

Le désaccord sur ce point prit immédiatement des proportions imprévues. Le fondateur des salésiens, qui avait flairé l'obstacle, avait commencé de demander à Rome le droit de délivrer lui-même les let­tres dimìssoriales indispensables à l'ordination des clercs salésiens.[115] Mais ce privilège ne lui était pas encore octroyé, et il devait s'en remettre à la bonne volonté de son ordinaire. Toutefois, il agissait toujours dans la perspective d'un renversement de situation sous la pression espérée du Saint-Siège.

Un mois avant la rentrée scolaire de 1867-1868, la première lettre de l'archevêque dans sa correspondance conservée avec don Bosco fut sans équivoque: à l'avenir, il n'ordonnerait que les élèves des séminai­res diocésains et demandait au supérieur de l'Oratoire de réorganiser son oeuvre en conséquence.[116] Don Bosco se débattit, tenta de dialo­guer, mais dut admettre que l'archevêque ne plierait pas. Il se tourna donc à nouveau vers Rome, genre de démarche qui ne pouvait qu'irri­ter Mgr Riccardí. L'archevêque utilisa la campagne de don Bosco auprès de l'épiscopat pour obtenir des recommandations de son insti­tut. Sa propre recommandation partie, il expédia le 14 mars 1868 une lettre particulièrement cinglante au cardinal préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers. Il connaissait la faveur de don Bosco auprès de Pie IX et de son secrétaire d'Etat Antonelli. Tant pis, écrivait-il, mais j'accomplirai mon devoir. «... vraiment, si je n'étais convaincu que cette sainte Congrégation modifiera essentiellement les constitu­tions présentées, je ne me serais jamais aventuré à poser cette deman­de [sa lettre de recommandation du 7 précédent], même si mon oppo­sition avait pu m'attirer de graves ennuis. Car je croirais trahir mon /737/ devoir d'évêque si je patronnais une congrégation qui, si elle était approuvée telle qu'elle est, ne pourrait que causer de graves domma­ges à l'Eglise, au diocèse et au clergé (...) Le collège de Turin est déjà actuellement un chaos, où se mêlent artisans, étudiants, laïcs, clercs et prêtres. Il le deviendrait toujours plus si sa sphère d'action s'élargis­sait... »[117] Trois mois après, un membre de sa province ecclésiastique, Mgr Lorenzo Renaldi, évêque de Pinerolo, adoptait une position voi­sine.[118] Perplexe, la congrégation des Evêques et Réguliers, invitée à statuer sur les constitutions de la société de S. François de Sales, fit enquêter sur les clercs de don Bosco.[119] Les conclusions de Mgr Tor­tone, chargé des affaires ecclésiastiques à Turin, ne ménagèrent pas le Valdocco. Elles déplorèrent la mauvaise qualité des études des clercs, leur défaut d'esprit ecclésiastique et leur formation équivoque parmi les enfants de l'Oratoire. Quelques mois après, don Margotti, inter­rogé à son tour, critiqua le principe d'indépendance de don Bosco dans la formation de ses clercs.[120]

Face à pareille coalition, don Bosco, peu enclin à céder aux mesures qu'il jugeait vexatoires, chercha plus que jamais des alliés à Rome. Le 9 septembre 1868, il exposait au cardinal ami, Mgr Filippo De Ange­lis, ses problèmes avec Mgr Riccardi di Netro, qui prétendait n'ordonner que les clercs passés par les séminaires diocésains. A quoi il objectait: «... si j'envoie les clercs au séminaire, où sera l'esprit de discipline de la Société? Où prendrai-je cent catéchistes et plus pour un nombre égal de classes d'enfants? Celui qui passe cinq ans au sémi­naire voudra-t-il revenir s'enfermer à l'Oratoire?... »[121] Le recrute­ment de son personnel, sa formation adéquate, sa persévérance et le fonctionnement de toute son entreprise éducative lui paraissaient donc devoir être troublés par les ordres de l'archevêque.

Cependant, celui-ci semblait l'emporter. Le votum du consulteur A. Savini (22 septembre 1868) fut contraire à don Bosco.[122] Les auto­rités romaines donnaient gain de cause à l'archevêque. Le 2 octobre, le secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers informait don Bosco du vote négatif de cette congrégation sur sa demande d'approbation de la société de saint François de Sales. La lettre com­mençait: «Je regrette de vous signifier que les constitutions de votre Institut ne peuvent pas être actuellement approuvées, parce qu'il con­viendrait de les modifier dans deux de ses principaux articles. Le pre­mier est celui des lettres dimissoriales pour les clercs qui doivent accé­der aux ordres, soit mineurs soit majeurs (litt.: sacrés). Le second concerne les études de ces clercs, l'archevêque exige qu'elles soient /738/ assurées à l'intérieur (litt.: dans les classes) du séminaire diocé­sain... »[123] Don Bosco voulait deux choses alors incompatibles: l'ap­probation romaine de sa congrégation et le maintien de son système de formation cléricale. Pour l'heure, l'impasse était totale.

Mais sa manoeuvre finirait par aboutir. A Turin, Mgr Riccardi demeurait irréductible. Une lettre de don Bosco à l'évêque de Mon­dovì, Tommaso Ghilardi, rapporte sous forme assez humoristique un dialogue qu'il avait eu avec son archevêque un jour de novem­bre 1868. L'archevêque, écrivait-il, «s'offrit comme protecteur de la maison et de la congrégation, et puis bonsoir. »[124] Décidément, la seu­le issue était dans un appel direct à Pie IX en personne. L'évêque ami, Lorenzo Gastaldi, qu'il avait fait nommer à Saluzzo, appuya chaleu­reusement sa requête, au moment où il se disposait à la soutenir lui­-même. L'éloge qu'il fit de la société de saint François de Sales dans sa lettre au cardinal Quaglia, préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers, toucha beaucoup don Bosco.[125]

Le 15 janvier 1869, don Bosco était à Rome, bien décidé à résoudre enfin l'affaire de l'approbation de sa société. Il allait y passer un mois et demi.[126] Il faisait le siège des responsables. Le 19, le pape le rece­vait déjà en audience.[127] C'était la phase préliminaire de l'assaut. Don Bosco entreprit d'expliquer aux diverses autorités sa méthode de formation des jeunes religieux. «Le Saint-Père, dira-t-il dans son dis­cours aux salésiens le 7 mars suivant, était favorable (à l'approbation), mais il ne pouvait rien conclure seul. » Lors d'une audience, le 23 jan­vier, il lui avait seulement observé que les dimissoriales d'évêques n'étaient pas indispensables pour les jeunes entrés dans son Oratoire avant l'âge de quatorze ans.[128] Cependant, au long des semaines l'af­faire progressait silencieusement. En février, don Bosco eut deux très longs entretiens avec le pape. Lors du deuxième, il apprit que la con­grégation des Evêques et Réguliers approuvait désormais la société de S. François de Sales. Le décret d'approbation fut daté du 1er mars 1869; il comportait pour le supérieur la faculté, pendant une période de dix ans, de délivrer des dimissoriales aux jeunes entrés chez lui avant quatorze ans accomplis.[129] Don Bosco avait conscience d'avoir franchi une deuxième étape. Quatre jours après le décret, il rentrait à Turin avec la certitude d'une victoire complète. Il y fut amplement fêté par les siens.

Toutefois, il allait vite comprendre que, pour autant, ses constitu­tions n'avaient pas du tout été approuvées et qu'il ne lui suffirait pas /739/ de présenter des lettres dimissoriales à un évêque pour faire ordonner un clerc.

Les salésiens eux-mêmes connaissaient le désaccord entre don Bosco et Mgr Riccardí. Paolo Albera, prêtre depuis le 2 août 1868, rapporta que l'archevêque l'avait apostrophé à la suite d'un banquet, un jour de confirmation dans son village natal de None. D'après un récit ancien, il lui aurait dit: «Vous, vous ne l'aimez pas, votre arche­vêque; vous n'aimez que don Bosco. Don Bosco est tout pour vous. Quelle sainteté est la sienne? Un prêtre qui écrit à son évêque: Je m'étonne! C'est un orgueilleux, don Bosco, qui ne veut pas être le sujet de son évêque... »[130]

L'altercation la plus grave entre les deux personnages dégénéra en affrontement caractérisé à la fin de cette année 1869. Elle suivit l'ordination sacerdotale conférée le 14 novembre au salésien Giu­seppe Cagliero par l'évêque de Casale, Mgr Ferrè, apparemment peu soucieux des règles canoniques. Giuseppe Cagliero relevait du diocèse de Turin. Le 27 novembre, don Bosco reçut de son archevêque une lettre aussi indignée que menaçante:

«... A ma très profonde surprise, j'ai appris que le diacre Giuseppe Cagliero, agrégé à la congrégation salésienne érigée dans cette cité et placée sous votre gouvernement, a été ordonné tout à fait à mon insu, le 14 courant, par M. l'Evêque de Casale, D. Pietro Maria Ferrè.» Aux yeux de l'archevêque, rien ne justifiait cet acte gravement illi­cite, qui constituait donc une faute appelant des censures proportion­nées pour les trois personnes concernées. Il continuait: «... je vous avertis, ainsi que D. Cagliero et M. Ferrè, évêque de Casale, que, pour avoir eu part à ladite ordination illicite et en vertu du décret du pape Clément VIII, 15 mars 1596, et de la bulle de Benoît XIV, 27 fé­vrier 1747, vous encourez les peines dont vous êtes menacés par ces documents, c'est-à-dire que vous-même encourez la peine de la perte de votre office et dignité avec voix active et passive; que D. Cagliero encourt la peine de suspense et même d'irrégularité, s'il a rempli le ministère de son ordre; et que M. l'évêque de Casale risque fort les peines canoniques prévues pour ceux qui se permettent d'ordonner un sujet étranger sans les pièces dimissoriales suffisantes... »[131]

Cette avalanche assomma don Bosco. Toutefois, il se ressaisit promptement. Par retour de courrier, il demanda pardon à l'archevê­que: son ignorance expliquait tout. La permission de délivrer des dimissoriales l'avait abusé. Loin de lui l'idée d'avoir voulu léser le moins du monde les droits sacrés de son supérieur. Il se déclarait de /740/ bonne foi et le suppliait «par la miséricorde du Seigneur et par la cha­rité du Saint-Esprit, qui unit chacun (de nous) dans l'unité de la foi pour la culture de la vigne du Seigneur, de bien vouloir passer l'éponge sur ce qui peut vous avoir déplu dans cette affaire. » Et il invoquait ses trente années déjà passées au service de l'archidio­cèse.[132] Sa lettre longue et sincère apaisa quelque peu l'archevêque, mais ne suffit pas à lui faire retirer ses menaces de peines canoni­ques.[133]

Puis l'affaire s'éteignit. Le concile absorba l'attention, la santé de Mgr Riccardi chancela. Il dut abandonner Rome peu avant la fête de Pâques en avril 1870.[134] Enfin il mourut le 16 octobre 1870, sans que le litige eût, que nous sachions, évolué. Mais la curie de Turin ne l'oublia pas. La lettre de l'archevêque à don Bosco datée du 8 décem­bre 1869 par laquelle il lui précisait ses griefs reparaîtra en annexe du réquisitoire de son successeur Lorenzo Gastaldi, imprimé à Rome en 1881 sur l'affaire de la suspense de Giovanni Bonetti.[135]

Il n'est donc pas vrai d'imaginer que le conflit entre don Bosco et l'archevêché de Turin ait commencé au temps de Mgr Gastaldi. Il avait déjà pris un tour violent sous son prédécesseur Riccardi di Netro; et la formation cléricale en était déjà la cause principale. Don Bosco privilégiait l'expérience pastorale; l'étude des thèses scolasti­ques lui paraissait depuis longtemps non indispensable aux futurs prê­tres. Lui-même avait dû attendre, prétendait-il, son entrée au Con­vitto après l'ordination sacerdotale pour enfin apprendre «à être prêtre»,[136] au reste à l'aide de cours et de conférences, non par la seule action pastorale. Malheureusement pour lui, les gens d'Eglise du temps de la réforme post-tridentine ne partageaient pas cette opinion. Nous laisserons à d'éventuels commentateurs du décret Optatam totius de Vatican II sur la formation des prêtres le soin et la peine de dire si et jusqu'à quel point l'Eglise déjà moderne du dix-neuvième siècle avait, en cela, tort ou raison.


Notes

[1] Sur la vie quotidienne de don Bosco à Turin à cette époque, on peut voir, outre les Detti e fatti de Berto, demeurés manuscrits les Cronache (1er septembre 1867­16 mars 1869) de don Michele Rua, document qui a été édité et présenté par Pietro Braido sous le titre: «Don Michele Rua precario cronacista di don Bosco», RSS VIII (1989), p. 329-367. /741/

[2] L'Italie s'engageait à ne pas attaquer le territoire pontifical, à le défendre con­tre les attaques étrangères et à consentir à la présence de troupes de volontaires sur ce territoire. La France s'engageait à retirer ses troupes dans les deux ans qui suivraient. Voir, par exemple, A. Capone, Destra e sinistra da Cavour a Crispi, Turin, UTET, 1981, p. 89.

[3]  «A la veille de votre départ, je vous présente, mes fils, mes salutations. Votre drapeau, qui est parti de France il y a dix-huit ans avec la mission de défendre le Saint­-Siège, a été accompagné par les voeux et les désirs de toutes les Puissances et de tous les pays catholiques. Aujourd'hui il rentre en France. Mon désir est qu'il y rentre parmi les mêmes acclamations; mais j'en doute fort. - On m'écrit que les coeurs catholiques sont effrayés à la pensée de la situation difficile dans laquelle se trouve le Chef de l'Eglise et de la religion. Comme je l'ai déjà dit à vos autres compagnons d'armes, il ne faut pas s'illusionner: la révolution viendra jusqu'ici; elle l'a dit et proclamé, vous l'avez entendu, vous l'avez compris, vous l'avez vu. »

[4] Le récit de l'audience et le discours complet du pape dans «Cronaca contempo­ranea», Civiltà cattolica, série VI, vol. IX, 29 décembre 1866, p. 101-103.

[5] S. Conestabile della Staffa à F. Oreglia, Rome, 2 décembre 1866; éd. Docu­menti X, 94; voir MB VIII, 599/20-27.

[6] Bettino Ricasoli (1809-1880), qui fut président du conseil du 20 juin 1866 au 10 avril 1867, était alors aussi ministre de l'Intérieur.

[7] Voir MB VIII, 502 et 524. Les dates précises des manifestations de sympathie à leurs départs sont probablement moins assurées que ne le disent les MB.

[8] A partir d'ici, nous retrouvons l'étude très méritoire de Francesco Motto, L'azione mediatrice di Don Bosco nella questione delle Sedi vescovili vacanti in Italia, coll. PBISS 8, Rome, LAS, 1988.

[9] Sur les instructions données à M. Tonello, voir R. Mori, Il tramonto del potere temporale (1866-1870), Ed. di storia e letteratura, 1967, p. 55-58.

[10] Je m'appuie ici également sur C. Falconi, Il cardinale Antonelli, Milan, Mon­dadori, 1983 p. 425-426.

[11] G. Bosco à M. Galeffi, Florence, 18 décembre 1866, Epistolario I, p. 439; G. Bosco à G. Bonetti, Bologne, 19 décembre 1866, ibid., p. 439-440. Les Memorie (VIII, 533/8) semblent faire arriver don Bosco à Florence le 12 décembre. A lire le mémoire autographe Cose da farsi a Firenze, dont nous allons faire état, il faudrait pré­férer le 11.

[12] Nous partons de l'hypothèse - très probable - où le mémoire autogra­phe Cose da farsi a Firenze (photographié en FdB 744 C5-6, édité correctement en MB VIII, 539), non daté remarquons-le, et où il n'est question que de: mardi, mer­credi..., concerne bien ce séjour de 1866. A supposer que don Bosco ait vraiment ter­miné ses journées de Florence le 18, qui était un mardi en 1866, les rendez-vous prévus sur le papier allaient du mardi 11, avec un «dîner à 6 h. du soir chez le comte Bardi», au samedi 15, avec un «déjeuner à 12 h. 30 chez les frères de l'hôpital de Borgo Ognis­santi».

[13] Documenti X, 90, n. marg. ms.

[14] F. Motto, L'azione mediatrice.... p. 35, n. 64.

[15] Nous verrons dans un instant ce qu'il faut penser du télégramme Ricasoli­-Tonello du 8 janvier 1867, que les biographes rapprochent naturellement de l'entrevue de la mi-décembre avec le président Ricasoli.

[16] MB VIII, 534/1-4. /742/

[17] Il ne figurait pas à cet endroit en Documenti X.

[18] Ajoutons que la longue scène du conseil des ministres qui, selon MB VIII, 534-535, aurait suivi l'accueil de don Bosco, est une composition gratuite et, tel­le quelle, invraisemblable. Le noi stessi du témoin Lemoyne ne devrait pas faire il­lusion.

[19] Documenti X, 90, n. marg. ms.

[20] Si les observations et les souvenirs de Francesia allaient, par leur pittoresque, colorer le voyage romain de 1867, en contrepartie, les fantaisies de ce sympathique témoin compliqueraient la tâche des historiens de don Bosco. Naturellement poète, la gentillesse même, Francesia était aussi d'une grande naïveté, se souciait peu d'être objectif et n'était guère tenu au courant des tractations de don Bosco. «Je reste très souvent seul, je tourne dans Rome et m'ennuie terriblement», avouait-il à don Rua dans une lettre du 6 février (voir Documenti X, 172 et MB VIII, 649). En outre, ses longues lettres romaines, en majeure partie adressées au chevalier Oreglia, ne nous sont plus connues que par des copies fréquemment incomplètes. Les originaux, qu'il récupéra probablement pour ses mémoires personnels, paraissent actuellement in­trouvables. Les éditions de ces lettres dans les Documenti diffèrent parfois de leurs éditions dans les MB. Enfin, le récit qu'il publia une quarantaine d'années après: G.B. Francesia, Due mesi con Don Bosco a Roma, Turin, 1904; et, par conséquent, les chapitres des MB VIII, qui en dépendent, ne furent pas composés avec plus de rigueur. On conçoit donc les hésitations de R. De Cesare, Roma e lo Stato del Papa. Dal ritorno di Pio IX al XX settembre, vol. II, Rome, Forzani et C., 1907, p. 283-284, et des histo­riens «laïcs», qui ont dénié toute valeur au récit de Francesia. De là, une distorsion persistante entre l'historiographie salésienne, qui a toujours exalté le rôle de don Bosco dans le choix des nouveaux évêques italiens en 1867, et une historiographie «laïque», qui l'a réduit à rien.

[21] Voir MB VIII, 595/1-2.

[22] En tout cas, le rédacteur des Documenti X, sur l'année 1867, ne la connais­sait pas.

[23] Don Francesco Motto (L'azione mediatrice..., p. 39-40) et, à sa suite, le très prudent P. Giacomo Martina (Pio IX, 1867-1878, Rome, éd. Pontificia Università Gregoriana, 1990, p. 582) ont eu tort de s'y fier. Il n'existe pas de trace de l'original ou d'une quelconque copie d'original de cette pièce. Au reste, qui l'aurait fournie aux salésiens du début de notre siècle, qui ne s'aventuraient pas dans les archives publi­ques? On peut proposer le scénario suivant pour l'histoire de ce prétendu télégramme, analogue à celle de tant d'autres morceaux au style direct des MB. 1) Au temps de la mort de don Bosco, nul document n'en faisait état. 2) Puis apparut au Valdocco une information d'origine indéterminée - pour nous - selon laquelle, «le jour de l'arri­vée» de don Bosco à Rome, le 8 janvier par conséquent, Ricasoli avait invité Tonello à «voir à s'entendre avec don Bosco». Cette formulation peu élégante était tolérable dans un discours familier. 3) A l'étape suivante, un rédacteur de l'épisode, don Lemoyne probablement, mit en forme une «dépêche» propre à donner à l'information une allure directe: «Voyez à vous entendre avec don Bosco. Ricasoli», et il la data du 8 janvier. 4) Il ne restait plus qu'à introduire cet élément dans la version préparatoire aux MB VIII, 594-595.

[24] G.B. Francesia à M. Rua, Rome, 6 février 1867; Documenti X, 172; voir MB VIII, 649/32-34.

[25] D'après les lettres de Francesia à Oreglia. /743/

[26] G.B. Francesia à F. Oreglia, Rome, 3 février 1867; Documenti X, 166; voir MB VIII, 639/44 à 640/1.

[27] Pietro Angelini à F. Oreglia, Rome, 1er février 1867; Documenti X, 165; voir MB VIII, 633/30 à 634/1.

[28] Dépêche du 1er février 1867; Archives historiques du ministère des Affaires Etrangères, Rome, carton 20. Citée par F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 45. La der­nière phrase s'accorde mal avec le «télégramme» du 8 janvier.

[29] G.B. Francesia à C. Durando, Rome, 4 février 1867; Documenti X, 169; voir MB VIII, 642/23-26.

[30] G.B. Francesía à F. Oreglia, Rome, 13 février 1867; Documenti X, 187; voir MB VIII, 670/5-6.

[31] La liste des élus dans la «Cronaca contemporanea», Civiltà cattolica, série VI, vol. IX, 9 mars 1867, p. 738-739.

[32] Sur ce consistoire du 27 mars, voir «Cronaca contemporanea», Civiltà cattolica, série VI, vol. X, 30 mars 1867, p. 103-104. - Un autre candidat cher à don Bosco, Pietro De Gaudenzi, deviendra évêque de Vigevano le 27 octo­bre 1871.

[33] Voir A. Capone, Destra e Sinistra..., p. 97.

[34] Discorso di D. Bosco venuto da Roma, 1867; ACS 112. Voir MB VIII, 718, 720, 723, 724.

[35] «Pio IX ai caritatevoli Torinesi», Unità cattolica, 8 mars 1867. Voir MB VIII, 714.

[36] Document reproduit en MB VIII, 725.

[37] La lettre d'accompagnement a été reproduite en MB VIII, 733.

[38] «Lotteria di Valdocco», Unità cattolica, 1er juin 1867. Voir MB VIII, 734.

[39] Voir F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 50.

[40] Lettre de G. Bosco à G. Antonelli, 5 avril 1867, qui a été résumée en F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 50-51.

[41] D'après une information de don Bosco enregistrée par G. Berto (Avvisi...,1867; voir FdB 903 B7). Voir MB VIII, 737, où elle a été exploitée.

[42] Une documentation a été réunie sur cette affaire en ACS 133, Letture cattoli­che. Papi; voir FdB 336 C4 à 337 C11.

[43] Vita di San Pietro principe degli apostoli, primo Papa dopo Gesù Cristo, per cura del Sac. Bosco Giovanni, Letture cattoliche, ann. IV, janvier (1857), 180 p. Voir, ci­dessus, chap. XII.

[44] Il centenario di S. Pietro apostolo colla vita del medesimo ed un triduum in prepa­razione della Festa dei Santi apostoli Pietro e Paolo, pel sacerdote Bosco Giovanni, Turin, tip. dell'Orat. di S. Francesco di Sales, 1867, XVI-224 p.

[45] G.B. Francesia à F. Oreglia, Rome, 3 février 1867; Documenti X, 166. Voir MB VIII, 639/23-27­

[46] Voir MB VIII, 776/1-3.

[47] E. Renan, Les Apôtres, 105ème éd., Paris, Calmann-Lévy, 1923, p. 274.

[48] Copie de ce document en MB VIII, 762-764.

[49] Voir éventuellement L. Vouaux, Les Actes de Pierre, coll. Les apocryphes du Nouveau Testament, Paris, Letouzey, 1922.

[50] Don Bosco avait écrit: «... Par conséquent celui qui dit aimer son prochain, et cependant prononce en vain le nom de Dieu; celui qui aime ses parents et cependant prend le bien d'autrui, ou s'abandonne au péché déshonnête, au mépris des sacre-/744/ ments, du Vicaire de Jésus Christ; celui-là, dis-je, transgresse un article de foi, qui le rend coupable de tous les autres. »

[51] P. Ballerini, prêtre de Vérone, De vi et ratione primatus Romanorum Pontifi­cum..., Rome, typis S.Congr. de Propaganda Fide, 1849.

[52] La lettre de V. Modena à l'archevêque de Turin, Rome, 29 avril 1867, en FdB 336 D8-9; son édition en MB VIII, 775.

[53] Il s'agit des Schiarimenti sopra alcune osservazioni fatte all'opuscolo «Il Centena­rio di S. Pietro Apostolo», brouillon en FdB 336 Er r à 337 A7; édité en MB VIII, 784-788.

[54] Relation datée du 12 août 1889. Voir en Documenti XLI, 326-329 une édition de ce récit, qui fut ensuite utilisé en MB VIII, 788-791.

[55] Le manuscrit autographe de don Bosco portait bien Pie VI. Ce chiffre fut transformé en Pie VII dans l'édition de don Lemoyne en MB VIII, 784/31. La sottise n'est pas imputable à don Bosco.

[56] Nous traduisons de cette manière: «... Io ricordano come cosa annessa quale fatto storico.»

[57] Il renvoyait à Marc VI, 13.

[58] Il renvoyait à l'épître de Jacques II, 10.

[59] Nous ne disposons que de sa minute, mais don Motto retrouvera probable­ment l'original aux archives du Vatican. Ladite minute en Epistolario I, p. 463-464.

[60] On relève six lettres de Giuseppe Oreglia à don Bosco sur un espace de quatre semaines, entre le 15 mai et le 10 juin 1867. Voir leur édition en MB VIII, 780, 793, 818, 819, 835. La lettre de Pie IX datée du 22 juillet 1867 a été reproduite en MB VIII, 887, n. 1.

[61] Vita di San Pietro Principe degli Apostoli ed un Triduo in preparazione alla Pesta dei tanti Apostoli Pietro e Paolo, pel Sacerdote Bosco Giovanni, Turin, tip. dell'Orat, di S. Franc. di Sales, 1867, XVI-223 p.

[62] Comparer les pages 191 et 216 de la nouvelle édition avec les pages 193 et 217 de l'ancienne.

[63] D'après F. Giraudi, Il santuario di Maria SS. Ausiliatrice, Turin, SEI, 1948, p. 21.

[64] G.B. Francesia à F. Oreglia, 18 novembre 1867; éd. partielle en Documenti X, 318; voir une copie, où la date n'a pas été indiquée, en MB VIII, 997.

[65] Au mois de mai 1867, affirmait, peut-être avec raison, F. Giraudi, op. cit., ibid.

[66] Une photographie de cette statue dans l'ouvrage Torino e Don Bosco, sous la direction de Gius. Bracco, t. II, Turin, 1989, p. 75.

[67] Lettre citée, ci-dessus, n. 64.

[68] L'église est aujourd'hui un peu noyée dans les immeubles du quartier. Un détail du tableau de Tommaso Lorenzone: San Giuseppe, la Vergine e il Bambino, peint pour elle en 1872, nous restitue le paysage de l'époque, sur lequel se détachent l'ora­toire S. François de Sales et l'église Marie auxiliatrice. Voir cette partie du tableau dans Torino e Don Bosco, cité n. 66, p. 60-61.

[69] Pour les non-initiés: «palladien» qualifie une théorie architecturale qui prend pour modèle l'architecte italien Palladio (1508-1580).

[70] Sur cette question particulière, on peut voir l'article de Mila Leva Pistoi, «Le chiese di Don Bosco nel contesto dell'architettura torinese dell'Ottocento», dans Torino e Don Bosco, cit., t. I, p. 314. /745/

[71] Je m'inspire d'une description antérieure aux restaurations de notre siècle, due à L. Chiesa, Torino e le sue glorie religiose, Turin, tip. E. Schioppo, 1930; et repro­duite dans l'article cité de Mila Leva Pistoi, p. 314.

[72] Rimembranza di una solennità in onore di Maria Ausiliatrice, pel Sacerdote Gio­vanni Bosco, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1868, 172 p.

[73] La traduction ne figurait pas dans le livret de don Bosco. Ce pourrait être: «Que la sainte Vierge nous bénisse, nous et nos enfants.» L'invocation aide à com­prendre le sens de l'auxilium marial pour don Bosco.

[74] C'est-à-dire: de teintes variées.

[75] Rimembranza di una solennità..., p. 14-17.

[76] Formules de M. Leva Pistoi, art. cit., p. 314

[77] M. Leva Pistoi, ibid.

[78] Maraviglie della Madre di Dio invocata sotto il titolo di Maria Ausiliatrice, rac­colte dal Sacerdote Giovanni Bosco, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1868, p. 135.

[79] Maraviglie della Madre di Dio..., p. 134.

[80] Bien entendu, ici et ailleurs dans ce chapitre, les récits ont été reproduits pour une meilleure connaissance de l'âme de don Bosco, sans prise de position particulière sur le caractère miraculeux des faits.

[81] Maraviglie della Madre di Dio..., p. 136-137.

[82] E. Covoni à G. Bosco, Florence, 7 janvier 1866; éd. Documenti X, 6-7. Voir MB VIII, 459/5-12.

[83] Maraviglie della Madre di Dio..., p. 137-138.

[84] Voir, dans J. Delumeau, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l'Occident d'autrefois, Fayard, 1989, le chapitre intitulé: La Vierge au grand manteau, p. 261-289. La prière de S. Thomas de Villeneuve, ibid., p. 267.

[85]  «En 1836, le futur Pie IX, nonce à Naples lors de l'épidémie de choléra, est le témoin de la dévotion populaire au saint. L'année suivante, c'est Grégoire XVI lui-­même qui invite les Romains à l'invoquer. On frappa alors des médailles par milliers et il se fit, rapporte abbé V(inas) auteur d'une Vie (de saint Roch), publiée à Montpellier en 1838, «une distribution prodigieuse» des litanies et prières de saint Roch (...) Les épidémies de 1849 (choléra), 1851 (suette miliaire), 1854, puis 1884 (choléra) renou­vellent les élans des populations envers le saint thaumaturge» (G. Cholvy, dans Histoire religieuse de la France contemporaine, t. I, Toulouse, Privat, 1985, p. 161).

[86] Maraviglie della Madre di Dio..., p. 133-134.

[87] M. Rua, Cronache, éd. P. Braido, p. 347-348.

[88] Voir, ci-dessus, n. 72.

[89] M. Rua, Cronache, éd. P. Braido, p. 348, lignes 163-164.

[90] Trente mille par chemin de fer, affirmait don Bosco pour le 23 mai 1870, dans sa lettre à la Direction des chemins de fer, 13 septembre 1870; Epistolario II, p. 116.

[91] Associazione de' Divoti di Maria Ausiliatrice canonicamente eretta nella Chiesa a Lei dedicata in Torino con ragguaglio storico su questo titolo, pel sacerdote Giovanni Bosco, Turin, tip. dell'Orat. di S. Franc. di Sales, 1869, 96 p. Ce fascicule sera réédité trois fois (1878, 1881 et 1887) du vivant de don Bosco.

[92] Les termes du titre de Jean Delumeau (voir ci-dessus, n. 84) ont été répétés intentionnellement.

[93] L. Debarge, «Religions de guérison», dans Catholicisme, fasc. 57, Paris, 1990, col. 812. /746/

[94] D'après une lettre de G.B. Francesia au chevalier Oreglia, Turin, 8 avril 1868; éd. Documenti XI, 59-60. Voir MB IX, 124/5 à 126/8. La crainte a marqué d'un bout à l'autre de sa vie la religion de don Bosco. - Sur la religion de salut de don Bosco, on pourra se reporter à mes considérations dans l'article «All'ascolto di don Bo­sco nel 1867», in Religiosità popolare a misura dei giovani, dir. Cosimo Semeraro, Turin, Elle Di Ci, 1987, p. 103-122.

[95] Sur ces comportements, voir L. Debarge, art. cit., col. 820.

[96] Rimembranza di una solennità..., p. 96.

[97] «Predicotto ai mariti: occhi alle donne», Il Fischietto, 23 mai 1874. L'ironie tournait à la grave calomnie dans l'article: Gazzettino. La Madonna di Valdocco, ibid., 5 juin 1875. Voir G. Tuninetti, «L'immagine di don Bosco nella stampa torinese...», Don Bosco nella storia della cultura popolare, dir. F. Traniello, Turin, SEI, 1987, p. 227 et 248.

[98] M. Rua, Cronache, éd. P. Braido, p. 363, lignes 102-105.

[99] Don Bosco puisait sa sentence dans I Cor. XV, 56.

[100] La version primitive de l'allocution - traduite ici in-extenso - dans un cahier de G. Berto: Raccolta di detti, fatti e sogni di D. Bosco, en ACS 110, Berto, p. 46­-47. Editions successives avec retouches peu importantes en Documenti X, 297 et MB VIII, 934-935.

[101] G.B. Francesia à F. Oreglia, s. 1., s. d., d'après l'édition de cette lettre en Documenti X, 160-163. Voir MB VIII, 622/23 à 626/4.

[102] Fait trop rare à notre gré, ce sermon fut entièrement écrit de la main de don Bosco (voir FdB 85 A2-D2). Il a été édité en MB IX, 214-221.

[103] «Par le zèle s'acquiert la foi, par le zèle on possède la justice». - Il s'agit évi­demment ici de la justice au sens biblique, celle qui rend l'homme juste.

[104] Comme il vient de le faire pour la phrase de saint Ambroise, don Bosco tra­duit saint Grégoire avant de le citer en latin.

[105] Angelina o l'Orfanella degli Apennini, pel sacerdote Giovanni Bosco, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Franc. di Sales, 1869, 70 p. Cette brève histoire mériterait d'être étudiée de près.

[106] Cette réflexion à la lecture de G. Alberigo, Il Cristianesimo in Italia, Bari, Laterza, 1988, p. 138­

[107] Alessandro dei Conti Riccardi di Netro était né à Biella, Piémont, le 23 mai 1808, avait été ordonné prêtre le 16 juin 1832 quelques jours après avoir été reçu doc­teur en théologie à l'université de Turin (30 mai 1832), avait entamé son ministère au titre d'aumônier de la cour du roi, puis avait été élu évêque de Savone le 24 jan­vier 1842. D'après la Hierarchia catholica, t. VII, p. 334.

[108] Une description de son caractère dans T. Chiuso, La Chiesa in Piemonte dal 1797 ai giorni nostri, t. IV, p. 324. Voir aussi, infra, chap. XX, son comportement et ses prises de position au concile Vatican I.

[109] T. Chiuso, op. cit., ibidem.

[110] Je reprends ici une observation de G. Tuninetti, Lorenzo Gastaldi..., t. Il, p. 43.

[111] G. Bosco à A. Vogliotti, Turin, 26 juin 1866; Epistolario I, p. 405-406.

[112] La correspondance qui fut échangée durant l'été 1866 entre don Bosco et soit le chanoine Vogliotti, soit le vicaire capitulaire Zappata, est instructive. Don Bosco réclamait des subsides. Voir G. Bosco à G. Zappata, Turin, juin 1866; minute éditée en Epistolario I, p. 401-402; G. Zappata à G. Bosco, 13 juin 1866, éd. MB VIII, /747/ 408; G. Bosco à A. Vogliotti, Turin, 16 juin 1866, Epistolario I, p. 404; G. Bosco à A. Vogliotti, Turin, 26 juin 1866, Epistolario I, p. 405-406. Il voulait une session parti­culière d'examen sur place pour les clercs de Lanzo, qui n'avaient ni le temps ni l'argent nécessaires pour se déplacer. Voir G. Bosco à A. Vogliotti, 29 juin 1866, Epis­tolario I, p. 406. Enfin, le 27 août, il demanda au recteur du séminaire de pouvoir orga­niser systématiquement des cours de philosophie et de théologie dans son oratoire. Avantages: plus d'allées et venues à travers la ville, donc gain pour la moralité; possibi­lité d'harmoniser les horaires des séminaristes avec ceux de l'institution scolaire du Valdocco. Son mémoire, qui comportait les noms des professeurs, lui fut renvoyé, refus «nudo e crudo», qui l'affligea fort. Voir G. Bosco à A. Vogliotti, Turin, 27 août 1866, Epistolario I, p. 424-426; G. Bosco à A. Vogliotti, Turin, 6 septembre 1866, Epistolario I, p. 427.

[113] Sur les étapes nécessaires, voir le condensé de F. Motto, «Don Bosco fonda­tore e la curia romana», in Don Bosco fondatore della Famiglia salesiana, Rome, éd. SDB, 1989, p. 225-238.

[114] D'après le premier point de la lettre d'information de G. Fratejacci à G. Bosco, Rome, 8 avril 1867, éd. MB VIII, 738.

[115] Voir les lettres de C. Patrizi à G. Bosco, Rome, 29 mars 1867; et de G. Berardi à G. Bosco, Rome, 2 avril 1867; éd. MB VIII, 735-737.

[116] A. Riccardi di Netro à G. Bosco, Turin, 11 septembre 1867; MB VIII, 944-945.

[117] A. Riccardi di Netro à A, Quaglia, Turin, 14 mars 1868; éd. MB IX, 96-101.

[118] L. Renaldi à A. Quaglia, Pinerolo, 6 juin 1868; éd. MB IX, 235-237.

[119] Mgr Svegliati à G. Tortone, Rome, 28 juillet 1868; éd. MB IX, 366-367.

[120] G. Tortone à Mgr Svegliati, Turin, 6 août 1868; éd. MB IX, 367-370; G. Margotti à S. Svegliati, Turin, 29 janvier 1869; éd. MB IX, 498-499.

[121] G. Bosco à F. De Angelìs, Turin, 9 septembre 1868; Epistolario I, P. 572-573.

[122] Le votum de P. Savini a été reproduit en MB IX, 376-378.

[123] Mgr Svegliati à G. Bosco, Rome, 2 octobre 1868; éd. MB IX, 378-379­.

[124] G. Bosco à T. Ghilardi, Turin, 19 décembre 1868; Epistolario I, p. 596-597

[125] L. Gastaldi à A. Quaglia, Saluzzo, 8 janvier 1869; MB IX 479-480. On ylisait entre autres: «... Le soussigné a vu naître et grandir cette société, il en a connu et connaît chacun des membres, et ne peut en parler qu'avec éloges et désirer son ferme établissement. A cette fin, il est absolument nécessaire que cette oeuvre obtienne du Saint-Siège la sanction, sans laquelle il ne pourra jamais y avoir de stabilité... »

[126] Ce voyage mériterait probablement une narration détaillée. Les sources sont ici essentiellement les lettres envoyées de Rome à Turin par la famille Vitelleschi et par mère Maddalena Galeffi; et surtout les notes prises à Turin lors des conférences de don Bosco à son retour de voyage, que l'on trouve aux archives salésiennes sous les titres Ai chierici e aspiranti. Conferenza tenuta da D. Bosco nel marzo del 69 et Confe­renza ai confratelli la sera del 7 marzo 1869, en ACS 111, Parlate (voir FdB 440); ainsi que dans M. Rua, Cronache, éd. P. Braido, p. 353-358, lignes 275-305 (le départ et les raisons du voyage) et 333-370 (le discours du 7 mars).

[127] D'après une lettre de G. Bosco à L. Cibrario, Rome, 20 janvier 1869; Episto­lario II, p. 4-5.

[128] La supplique en Epistolario II, p. 6.

[129] Texte édité en MB IX, 558-561. /748/

[130] Ce récit, qui figure en Documenti XI, 302, a reparu un peu édulcoré et inter­polé en MB IX, 628/8-15.

[131] A. Riccardi di Netro à G. Bosco, Turin, 26 novembre 1869; éd. MB IX, 752-753.

[132] G. Bosco à A. Riccardi di Netro, Turin, 28 novembre 1869; Epistolario II, p. 62-63.

[133] D'après sa réponse à don Bosco depuis Rome, le jour de l'ouverture de Vati­can I, le 8 décembre 1869; éd. MB IX, 755-756.

[134] D'après T. Chiuso, La Chiesa in Piemonte..., t. V, p. 25.

[135] Voir S. Congregatione Concilii, Taurinen. Interdicti localis super facultate audiendi confessiones, pro Rma Curia seu Rmo Laurentio Gastaldi Archiepiscopo cum R.D. Johannem Bonetti Sacerdotem Instituti Salesiani..., Rome, typ. Mugnoz, 1881, P. 44-46.

[136] MO 128/20-23.

Chapitre XIX.

Le nouveau visage de la société de S. François de Sales

Un nouveau visage

Les traits du visage de la société de S. François de Sales s'étaient affermis depuis sa naissance de 1859. Elle était alors cantonnée dans la seule «maison de l'oratoire de S. François de Sales» de Turin et constituée de jeunes gens nullement soucieux de mener une quelcon­que vie de frati, qu'ils croyaient être celle des religieux à proprement parler. Son fondateur la destinait à l'éducation de garçons abandon­nés ou quasi-abandonnés, auxquels il associait des camarades de cours secondaires plus ou moins appelés à une carrière ecclésiastique. Elle ne franchissait ces étroites frontières que dans deux autres petites oratoires festifs de la ville. Le dynamisme de son supérieur, à la tête d'une revue mensuelle qui portait sa voix à travers la péninsule, la fai­sait éclater à la fin des années '60. Quand, le 1er mars 1869, don Bos­co obtint de Rome la reconnaissance de sa société, les choses avaient beaucoup changé dans son minuscule univers. On dénombre; à l'automne de cette année, trente profès perpétuels, trente-trois profès triennaux et quarante-deux ascritti.[1] La mentalité proprement «reli­gieuse» de ce groupe commençait d'être structurée par les instruc­tions d'un fondateur qui se familiarisait peu à peu avec une ascétique longtemps inconnue de lui. En 1869 aussi, il acceptait le collège de Cherasco, annonce d'autres collèges en Italie du Nord, où les enfants abandonnés seraient tout à fait l'exception. Enfin, la maison d'édi­tion du Valdocco, d'autonomie reconnue depuis le règlement de l'affaire des Letture cattoliche, amorçait une politique de publications scolaires, qui en ferait une puissance modeste, mais réelle.

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Une ascétique «religieuse»

Le 15 août 1869, une circulaire de don Bosco instaurait dans sa petite société le compte rendu mensuel au supérieur local, compte rendu dont la pointe était formellement spirituelle.[2] Le supérieur, écrivait - assez mal - don Bosco, «veillera à encourager (le religieux lors de son compte rendu) et à l'aider effectivement ou par ses conseils à se mettre en état de pouvoir jouir de la paix du coeur et de la tranquil­lité de la conscience, qui doivent être le but principal de ceux qui font partie de cette Pieuse Société. » Cette pratique rapprochait la congré­gation de don Bosco, sinon des pères du désert, au moins de la Compa­gnie de Jésus. Elle institutionnalisait une direction spirituelle plutôt stricte par l'ouverture du «coeur» qu'elle réclamait et qui, au reste, paraîtra bientôt trop exigeante aux consulteurs romains.[3]

Jusqu'en 1865, les profès et aspirants que nous appelons «salésiens» n'avaient jamais été rassemblés pour des exercices spirituels adaptés à leur vocation de religieux. Don Bosco invitait seulement de temps à autre quelques unités à l'accompagner dans la maison de retraite de S. Ignazio sopra Lanzo. De façon générale, les membres de la société de S. François de Sales suivaient, sans plus, les exercices spirituels des garçons de leurs maisons. Puis, en 1866, don Bosco entreprit de les réunir pour des exercices spirituels spéciaux, en deux groupes succes­sifs, à Trofarello, dans une villa dont il disposait à proximité de Turin. Il s'agissait plus, il est vrai, de journées de pieuse détente que d'exer­cices spirituels selon les règles ignatiennes. Quatre entretiens, récita­tion commune de l'office de la sainte Vierge, quelques minutes pour une visite au saint sacrement, quelques autres pour la récitation des litanies des saints; le reste de la journée était libre et probablement assez dissipé, car ces jeunes gens prenaient aussi des vacances.[4] Ce fut toutefois dans ce cadre cool que les caractères principaux de l'ascé­tique du religieux salésien apparurent entre 1866 et 1870. Un prédica­teur étranger avait la charge des deux méditations, le fondateur assu­rait en personne les deux instructions quotidiennes. D'après les notes que nous possédons, en 1866 et 1867 il ne traita pas directement de la vie religieuse.[5] Puis, en 1869, probablement parce que, après le décret du 1er  mars, don Bosco se sentait davantage responsable de la vie religieuse de ses fils vis-à-vis de l'Eglise et du Saint-Siège, toutes ses instructions portèrent sur la vie religieuse comme telle dans sa société de S. François de Sales.[6]

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La première série d'exercices spirituels de 1869 (sur laquelle la deuxième, la semaine suivante, fut certainement calquée) commença le lundi soir 13 septembre par une instruction de don Bosco et fut con­clue par lui le samedi matin 18 septembre. La conférence d'introduc­tion retraça l'itinéraire de la congrégation de S. François de Sales entre le 8 décembre 1841 et l'approbation pontificale du 1er mars 1869. Don Bosco entrait dans le détail de ses difficultés au temps de l'oratoire ambulant, l'aventure de don Tesio y compris. Chaque jour plein de la retraite suivait un schéma très classique: le mardi, les avan­tages de la vie religieuse; le mercredi, l'obéissance; le jeudi, la pau­vreté; et, le vendredi, la chasteté. L'orateur des instructions emprun­tait globalement sa doctrine à la Monaca santa de saint Alphonse. Sa méthode d'exposition était simple: le principe posé, il l'illustrait à l'aide de phrases tirées soit de la Bible, soit des Pères de l'Eglise, ainsi que d'exemples, parfois pris dans l'histoire même de son oeuvre.

Les deux conférences du premier jour (les avantages de la vie reli­gieuse) peuvent surprendre aujourd'hui. Elles décrivaient les congré­gations de religieux tels des havres de paix entourés de hauts murs protecteurs, qui séparent le religieux d'un monde pervers et rempli de périls. Entrer en religion, c'est, y apprenons-nous, pour la traversée de la mer préférer un navire (bastimento) à une barquette; pour un voyage à pied, un carrosse à ses seules jambes; pour être à l'abri dans une bataille, une forteresse à un terrain découvert. On voit qu'en 1869-1870 don Bosco n'envisageait apparemment pas de créer une congrégation d'aventuriers, fussent-ils missionnaires. Quelques années passeront, il se ravisera et, sans au reste renier ses formules, lancera ses disciples de l'autre côté de l'Atlantique dans un monde plutôt dépourvu de «forteresses gardées par le Seigneur». Mais, pour l'heure, il vantait la vie religieuse à partir d'une série de propositions attribuées à saint Bernard, encore que lues presque certainement dans saint Alphonse. C’était, en religion «homo vivit purius - cadit rarius - surgit velocius - incedit cautius - irroratur frequentius - quiescit securius - moritur confidentius - purgatur citius - remuneratur copiosius. »

Dans l'interprétation de don Bosco, la pureté du vivit purius n'était pas celle que nous pensons peut-être, mais une pureté d'intention découlant du renoncement à soi pour l'accomplissement de la seule volonté de Dieu. Si les chutes du religieux sont plus rares (cadit rarius), c'est qu'il échappe à un monde mauvais et couvert de pièges. En reli­gion les secours sont multiples et le relèvement après la faute (surgit /752/ velocius) facilité par la vie commune, les règlements de la congrégation et les instructions communautaires. Grâce à ces mêmes soutiens, le religieux progresse paisiblement (incedit cautius) sur la route de la vie, il sait sa place forte défendue par un mur et un avant-mur. Les béné­dictions de Dieu imprègnent mieux (irroratur frequentius) ceux qui ont tout abandonné pour son service, qui bénéficient des sacrements et de l'aide de leurs supérieurs. Ils reposent aussi en meilleure sécurité (quiescit securius), puisque les embarras (guai) du monde leur sont épargnés. On objectera, remarquait ici don Bosco, que des religieux sont mécontents de leur sort. Il répliquait. C'est, 1) parce qu'ils n'observent pas leurs règles, 2) parce qu'ils oublient que les «nom­breuses tribulations» de la religion sont les croix quotidiennes qui mènent à la «gloire». (Nous pouvons penser que cette nuance au quies­cit securius, qui n'est pas une maxime d'homme d'action, appartenait à la spiritualité profonde de notre don Bosco.) La mort du religieux est sereine (moritur confidentius), son purgatoire allégé (purgatur citius) par le mérite de ses voeux et les suffrages de ses frères. Enfin, grande est sa céleste récompense (remuneratur copiosius), don ineffable d'un Dieu qui paie avec générosité un simple verre d'eau. «Toutes les actions de la vie religieuse, les mortifications, les abstinences, les actes d'obéissance, combien tout cela sera rétribué au ciel!» Don Bosco avait parfaitement assimilé le deuxième chapitre de la Monaca santa de saint Alphonse, sur les «avantages de l'état religieux».

Pour don Bosco, l'obéissance du religieux - thème de la deuxième journée - impliquait avant tout le renoncement à sa volonté propre. Il citait une phrase attribuée à saint Bonaventure: «Tota religionis perfectio in voluntatis nostrae subtractione consistit. »[7] Le moyen du renoncement était la soumission aux supérieurs, qui «nous assure d'obéir à Dieu». Ladite obéissance devait être prompte et joyeuse, entre autres pour faciliter la tâche des responsables, «afin qu'ils s'en acquittent dans la joie, non pas en gémissant». Don Bosco alignait quatre avis pratiques pour une exacte obéissance religieuse: 1° Rece­voir toute charge comme si jésus Christ la confiait. 2° Ne pas fréquen­ter les trascurati, c'est-à-dire les insouciants, dans un sens fort de «je m'en foutisme». 3° Recevoir volontiers les avis et les réprimandes, sans invoquer des excuses. 4° Eviter les exceptions. La première per­sonne du pluriel (Recevons, Evitons...) l'impliquait lui-même dans cette série de remarques.

La pauvreté du religieux (troisième journée) devait être réelle. Si les constitutions de la société permettaient de posséder des biens, /753/ elles interdisaient de les administrer. L'apôtre se contente du mini­mum, comme Jésus et ses premiers disciples. Don Bosco se méfiait des pauvretés en titre, nominales et sans conséquences pratiques. Que le religieux soit pauvre «dans sa cellule, dans ses vêtements, à table, dans ses livres, dans ses voyages, etc. » A la suite de saint Bernard, il ironisait: «Pauperes esse volunt, eo tamen pacto ut nihil eis deest. » (Ils veulent être pauvres, à condition que rien ne leur manque.) Il con­sacrait au problème des parents du religieux toute sa deuxième confé­rence sur la pauvreté. Le souci des parents - à cette époque, toujours très proches des religieux de don Bosco - amenait ceux-ci à leur cher­cher des ressources comme s'ils étaient restés dans le siècle. Don Bosco détestait les situations hybrides: il fallait choisir et trancher. Il s'appuyait sur l'évangile, selon lequel le disciple a tout quitté, père, mère, etc. pour suivre le Christ. Le religieux ne se mêle donc plus d'affaires séculières, y compris de sa propre famille.

Jusqu'au terme de sa vie, don Bosco conçut l'homme chaste tel un ange idéalement sans désirs, qui, en tout cas, amortit systématique­ment ses désirs et ne les assouvit jamais (sauf dans le mariage légi­time). Après un éloge de la vertu de chasteté (quatrième jour), il expo­sait les moyens négatifs, puis positifs de la conserver. Négativement, il fallait clore yeux et oreilles, éviter les occasions de rentrer dans un monde prudemment quitté et ne pas se laisser séduire par les garçons les plus avenants. Que nul ne se repose sur un passé sans faiblesses, recommandait-il, nous «portons des trésors dans des vases d'argile». Positivement, il conseillait la prière, surtout à la Vierge Marie, la fuite de l'oisiveté, la confession fréquente, la vigilance jusque dans les détails de l'existence: vêtements, démarche, repos, plaisanteries...

Courage et confiance, concluait-il le samedi 18 septembre au terme d'une série d'exposés qu'il croyait complète sur l'ascétique du reli­gieux. Son programme était simple et pratique, comme celui de son maître et modèle, Alphonse de Liguori. On observera qu'il ne rame­nait pas la vie religieuse de sa congrégation à la seule action apostoli­que. Sa spiritualité, fondée sur la charité active (laquelle est sanctifi­catrice, et donc conforme à l'idéal de «perfection», but de toute vie religieuse) faisait loyalement place aux trois voeux, que le pape lui avait demandés pour ses religieux. Ils vivraient ainsi en meilleure sécurité, à l'abri des dangers mondains et mieux assurés de réussir la grande entreprise de leur salut éternel. Pendant un siècle au moins, cette ascétique religieuse, dont la cohérence avec la «mission» (pour /754/ reprendre un mot absent de son vocabulaire) paraîtra quelquefois pro­blématique, sera enseignée aux fils spirituels de don Bosco.[8]

Le Valdocco, centre d'édition

La société de S. François de Sales de 1869 disposait d'un centre éditorial relativement important. La diffusion de bons livres, tels que les brochures des Letture cattoliche, avait été dès l'origine l'une des tâches assignées par don Bosco à sa congrégation naissante. Il avait progressivement affermi sa situation de ce point de vue. Depuis 1862, il disposait, non seulement d'un atelier de reliure, mais d'une im­primerie. Le litige, né cette année-là entre lui et l'évêque d'Ivrea, Mgr Moreno, sur la propriété de la revue des Letture cattoliche, avait finalement été résolu à l'automne de 1867.

L'affaire, qui avait pris un tour grave en 1864, peut être résumée ainsi.[9] En 1864, la maison Paravia, qui avait habituellement imprimé les Letture cattoliche durant leur première décennie, intenta un procès en justice à la revue et le notifia à Mgr Moreno qui, avec don Bosco, avait été à l'origine de la publication. La dette Paravia, apprenons­-nous, s'élevait à 4.265 lires. Les parties concernées préférèrent un arrangement à l'amiable. L'arbitrage du comte Cays, qu'assistait l'avocat De Amicis, conseiller légal du théologien Valinotti, secrétaire de la revue, fut accepté. Il en résulta que Mgr Moreno était créditeur de 9.428 lires vis-à-vis des Letture cattoliche, qu'il en avait retiré un bénéfice de 8.264 lires, et, que, en d'autres termes, la dette des Let­ture cattoliche à son égard s'élevait à 1.164 lires.[10] L'arbitrage aboutit à une proposition alternative: ou bien Mgr Moreno assumait la pro­priété légale exclusive des Letture cattoliche et payait la dette Paravia; ou bien la propriété était consolidée en faveur de don Bosco, auquel cas celui-ci paierait aussi bien Mgr Moreno que la maison Paravia. Don Bosco demanda alors d'évaluer avec plus de soin l'importance de ses propres prestations et de diminuer d'autant la somme qui lui était réclamée. L'affaire ne fut résolue qu'à l'automne de 1867. Comme il avait été convenu en avril précédent, Mgr Moreno céda tous ses droits à don Bosco et celui-ci accepta de verser 4.265 lires à Paravia (le mon­tant de la somme due à cet imprimeur) et 1.500 lires en trois échéances à l'évêque d'Ivrea. L'affaire réglée, don Bosco était reconnu seul pro­priétaire des Letture cattoliche. Mais cet heureux résultat était com­pensé par une brouille définitive avec Mgr Moreno. «Mgr Moreno acceptait la cession qu'on lui proposait, mais don Bosco perdait un /755/ ami», concluait don Lemoyne. Il en souffrirait jusqu'à la fin de la vie de ce digne évêque.[11]

Par cette solution, don Bosco gagnait toutefois de rester seul maî­tre des publications de la «tipografia dell'Oratorio di S. Francesco di Sales» à Turin, tant des Letture cattoliche que des ouvrages d'édifica­tion ou des livres scolaires, qui sortaient de ses presses. La puissance capillaire des Letture cattoliche, qu'il distribuait désormais de plus en plus hors des provinces septentrionales de la péninsule à travers l'Ita­lie en voie d'unification, impressionne aujourd'hui l'un ou l'autre his­torien de la culture populaire au dix-neuvième siècle.[12]

Le collège de Cherasco (1869)

Tandis qu'en septembre 1869 se déroulaient les exercices spiri­tuels de Trofarello, avec délicatesse don Bosco proposait à l'un de ses jeunes prêtres une interversion de charges: lui, Provera, jusque-là pré­fet à Mirabello, deviendrait préfet, non pas à Cherasco comme envi­sagé, mais à Lanzo; tandis que Francesco Bodratto serait préfet, non pas à Lanzo, mais à Cherasco.[13] Ce mouvement de personnel nous apprend qu'au début de l'année scolaire 1869-1870, don Bosco n'assumait plus, en sus du Valdocco, la responsabilité de deux, mais de trois institutions.[14]

De la sorte, il réparait un échec récent. En 1867, il avait essayé de prendre à San Benigno Canavese une école que lui proposait le théolo­gien Benone. Mais l'ordinaire de ce curé, l'évêque d'Ivrea, que nous savons être Mgr Moreno, avec qui don Bosco était désormais en déli­catesse, s'y était opposé.[15] Les seuls élèves de Mirabello et de Lanzo, quasi satellites de Turin, participèrent en corps aux fêtes de Marie auxiliatrice en juin 1868. A cette époque, diverses municipalités par­fois éloignées de Turin manifestaient le désir d'être elles aussi pour­vues de maîtres formés par don Bosco.[16] Leurs demandes s'accor­daient avec sa politique d'expansion d'année en année plus évidente. Avec Cherasco, il sortait de l'orbite turinoise proprement dite pour progresser vers la mer au sud-ouest dans la région de Cuneo.

Cherasco était une petite ville d'environ neuf mille habitants, juchée sur une colline, aux ressources presque exclusivement agrico­les, mais, comme il arrive fréquemment pour les cités italiennes, dotée d'une ancienne tradition culturelle. Durant les années '50, par suite des lois anticongrégationnelles, son école publique avait été abandon­née par les pères somasques qui s'en étaient occupés pendant la pre-/756/ mière partie du siècle. En 1869, après quelques tentatives sans lende­main, le vicaire forain et le maire de la commune, qui étaient deux frè­res, demandèrent à don Bosco de les remplacer. Il ne se fit pas prier et signa aussitôt (18 août 1869) avec la municipalité un contrat d'accep­tation du collège de la ville. La commune lui offrait le couvent de la Madonna del popolo, les somasques avaient résidé et où l'école était installée. Don Bosco s'engageait, «pour lui-même et pour ses héri­tiers», à y faire fonctionner les classes élémentaires et gymnasiales existantes, à leur fournir des enseignants idoines et à suivre les pro­grammes gouvernementaux. De son côté, la municipalité rétribuerait le personnel enseignant (dix mille lires annuelles). Elle s'engageait aussi à verser douze mille lires pour les frais d'installation et de fonc­tionnement. Toutefois, les transformations de l'édifice seraient à la charge de don Bosco. La convention était quinquennale, des indemni­tés étaient prévues en cas de rupture du contrat par le fait de l'une ou de l'autre des parties.

Le 26 septembre 1869, l'Unità cattolica, certainement inspirée par le Valdocco, annonçait: «Collegio-Convitto [17] de Cherasco. - Cette prochaine année scolaire, dans la cité de Cherasco, un collège et pen­sionnat, comprenant les quatre classes élémentaires et les cinq classes gymnasiales, sera ouvert à la jeunesse studieuse. L'enseignement est reconnu: les enseignants, la discipline et les programmes sont donc conformes à ceux des institutions du gouvernement. La direction et l'administration sont confiées au prêtre Giovanni Bosco, représenté par le prêtre Francesia, docteur ès lettres et directeur local. Les bons succès obtenus dans les autres écoles dirigées par don Bosco garantis­sent largement qu'au nouveau collège rien ne manquera qui puisse contribuer à la moralité, à la santé et au progrès scientifique des élè­ves. Il y a deux tarifs de pension: l'un à 24 lires, l'autre à 35. La gare la plus proche est celle de Bra, d'où un service public transporte les voyageurs au collège en moins d'une demi-heure. Les demandes sont adressées au directeur du collège ou au délégué scolaire du district de Cherasco. »[18] Le financement de cet institut était autonome. A la dif­férence du Valdocco, le collège de Cherasco ne faisait nul appel à la charité publique.

Don Bosco avait désigné pour cette fondation, qu'il jugeait impor­tante, cinq profès en qui il avait confiance: les prêtres Giovanni Bat­tista Francesia, directeur; Francesco Provera, préfet; Francesco Cuf­fia et Giuseppe Monateri; et le clerc Matteo Ottonello. Il leur avait adjoint quatre ascritti certainement destinés à l'enseignement et à /757/ l'assistance des élèves: les clercs Angelo Bordino et Giovanni Ta­mietti, les étudiants Francesco Ferreri et Luigi Pesce.[19]

Les comédies latines du Valdocco

Les «bons succès» des élèves de don Bosco étaient donc tels en 1869 qu'un collège relativement réputé pût être confié à une équi­pe de leurs maîtres. Qui ignore l'évolution de l'ceuvre du Valdocco depuis une vingtaine d'années ne peut qu'en être surpris. La clientèle de don Bosco s'était diversifiée pendant les années '60. Hors du Val­docco, le «Petit séminaire» de Mirabello (qui affichait aussi le titre de collegio-convitto) et le collège de Lanzo offraient aux jeunes un cursus complet d'études: quatre classes élémentaires et cinq classes gymna­siales. Avant Cherasco, eux aussi proposaient deux tarifs de pension, l'un à 35 francs, l'autre à 24 francs seulement.[20] Selon la publicité de 1868, Mirabello avait de bons résultats scolaires, sans plus.[21] Mais celle de 1869 démontrait combien les études étaient sérieuses (bene cultivati) à Lanzo, grâce au «zèle (impegno) des maîtres, qui, au cours de la dernière année scolaire, avaient eu, aux examens de licenza gin­nasiale passés au collège Cavour, autant de reçus que de présentés, et plusieurs avec félicitations.»[22]

La bonne réputation des écoles de don Bosco ne provenait cepen­dant pas des seules réussites de leur élèves aux examens. Le prêtre Giovanni Battista Francesia, qui, en ce mois d'octobre 1869, attei­gnait tout juste trente-et-un ans, avait déjà acquis de la notoriété dans le cercle des humanistes piémontais. Le professeur Francesco Vallauri faisait grand état de son savoir. Les comédies latines, qu'il avait mon­tées depuis 1861 à peu près chaque année au Valdocco, donnaient une idée flatteuse de l'enseignement des belles lettres dans cette maison. L'honneur rejaillissait sur don Bosco, qui, au reste, était le promoteur de ces spectacles. On en jugera par une correspondance de 1865. Le 18 mai 1865, une pièce de Mgr Carlo Maria Rosini,[23] intitulée Larva­rum victor (Le vainqueur des fantômes ou des spectres), dont le style avait été retouché par le jésuite napolitain Luigi Palumbo, avait rem­porté grand succès au Valdocco devant un public très sélectionné: les invitations avaient été envoyées à des personnalités du monde de la culture, de la politique et de l'Eglise, nous apprend la publicité. Trois semaines après, une lettre élogieuse de l'adaptateur lui-même parvint à don Bosco. Il le remerciait d'avoir fait représenter sa pièce dans son reputatissimo collegio (collège très réputé) et le félicitait de «savoir si /758/ bien, vous don Bosco, former la jeunesse à la vertu et à la littérature classique». Et encore: «... Plus qu'un divertissement pour les Turi­nois, vous avez rendu service à la jeunesse studieuse et, après un demi­-siècle et davantage, réalisé les voeux mêmes de mon excellent Mgr Rosini. D'autant plus que vous avez non seulement tenu à produire la comédie sur scène, mais encore à la faire imprimer pour devenir matière d'étude de plus durable utilité pour les jeunes; sans oublier que, grâce à cet imprimé, les jeunes en question, notamment les acteurs, conserveront un souvenir pérenne de leurs études et des applaudissements recueillis lors de la représentation au collège. En conséquence, je vous remercie de tout cela en mon nom et en celui des quelques déjà vieux disciples de l'école rosinienne, survivants du lamentable massacre des lettres latines, qui a été entrepris et pour­suivi de nos jours, oeuvre de gens qui disent aimer leur patrie et haïs­sent ses gloires. Quel bonheur, mon très vénéré monsieur le directeur, si la société moderne, qui a de bien autres préoccupations aujourd'hui, peut un jour vous féliciter ou, du moins, se souvenir de votre action pour avoir maintenu vivant dans votre collège le feu sacré de la latini­té! Voilà qui témoignerait éloquemment aux laïcs que l'Eglise n'a jamais gâté, mais quelle a sauvegardé le Beau et le Bien! » Le P. Pa­lumbo terminait sa lettre par des remerciements particuliers à son «illustre ami Vallauri», qui l'avait encouragé à mettre au point, puis à donner son travail à Turin; ainsi qu'à l'actif don Francesia, «dont, plus que quiconque, (il) pouvait imaginer la peine dans la préparation des jeunes à la représentation. »[24] Les superlatifs coûtent peu au mar­ché de Naples, estimera-t-on. Mais, de nos jours, combien d'admira­teurs de don Bosco, accoutumés à ne voir en lui que le chef d'une bande de gamins ou l'entrepreneur d'ateliers pour jeunes apprentis, l'imaginent à la tête d'un «collège très réputé» et maintenant le «feu sacré de la latinité» dans un monde en voie de barbarisation?

En 1866, 1867 et 1868, un jour de mai ou de juin, une comédie latine fut encore représentée au Valdocco sous la direction de don Francesia et avec les encouragements de don Bosco. Le 27 juin 1866, c'était l'Alearia de Palumbo lui-même devant «multos doctiores spec­tatores» (de nombreux et doctes spectateurs) ;[25] le 16 mai 1867, le Deceptores delusi (Les trompeurs trompés) de Carlo Maria Rosini, qu'admira un parterre d'évêques, de professeurs d'université, de séminaires, de lycées et de gymnases; enfin, le 15 juin 1868, à nouveau le Larvarum victor de 1865, que les garçons de l'Oratoire produisirent un soir de l'octave des fêtes de l'église Marie auxiliatrice. Don Bosco /759/ tint à consacrer à cette dernière manifestation deux pages de son livre-souvenir Rimembranza di una solennità: «Depuis plusieurs années, nous avons pris l'habitude de représenter des compositions de cette sorte [les comédies latines] pour exercer nos élèves à la pronon­ciation, à la lecture et à l'intelligence de cette ancienne et belle lan­gue.» L'assistance avait été «noble et respectable», «ce qui encoura­geait les acteurs et leur infusait le désir de bien tenir leur rôle». Des intermèdes musicaux avaient accru le plaisir des spectateurs. «Tous les assistants applaudirent la comédie représentée et l'aisance, la viva­cité et la spontanéité avec laquelle les acteurs l'ont jouée.»[26]

Les représentations de comédies latines furent brusquement inter­rompues en 1869. La vague anticléricale et antilatine que le P. Palum­bo avait stigmatisée en 1865 1'emporta provisoirement. En février, un article grossier du Fischietto ridiculisa, avec les comédies latines du Valdocco, don Bosco (dit: Dominus Lignus), le professeur Vallauri et l'un ou l'autre spectateur attendri. Il éditait une correspondance datée de Turin, le 8 février 1869, annonçant: «Pour maintenir ses enfants loin de la corruption du monde et les guider sur le chemin du sacerdoce, le prêtre D. Bosco est resté dans son Oratoire, où, hier, on a joué une comédie latine, dont voici une scène:

Gerundius et Supinus

 

Gerundius Italia haec est quae in nundinis vinum smerciat et tot peccata mortalia committit, quot sunt feminae vestitae cum pantalo­nibus et sine cotino...?

Supinus Ah si fuissent Borbonici, vel Lorenenses, omnesque quos laudat Dominus Lignus... (...)

Je regrette de ne pas pouvoir te raconter toute l'intrigue de la comédie, après laquelle on chanta avec accompagnement d'orgue le chant: Fa lo nanno bel bambin!- Un important personnage, qui était présent, se mit à pleurer à chaudes larmes, et Marco Accio Tullio Val­lauri se leva pour recevoir les applaudissements.»[27]

La coutume, qui, en 1868, semblait encore bien ancrée à l'Ora­toire, ne reprit qu'en 1876, avec, pour la troisième fois, la comédie Larvarum victor de Rosini.[28] L'interruption importait assez peu, car le public lettré avait été conquis. Selon don Lemoyne,[29] en 1867, avec «les brillants succès aux examens», la comédie latine appre­nait «avec quel soin les lettres classiques étaient cultivées au gym­nase de l'Oratoire.» «C'est pourquoi, continuait-il, de temps en temps on priait don Bosco d'accepter la direction d'un collège mu-/760/ nicipal.» Si rien n'avait pu être conclu pour Chieri cette année-là, l'idée cheminait en Piémont et au-delà, comme on l'a vu pour Che­rasco en 1869.

Les publications scolaires de l'Oratoire

Au cours des mêmes années '60, le valeureux Francesia méritait bien lui aussi des lettres latines par une collection de textes, dont il dirigeait la publication. Vingt-quatre petits volumes de Selecta ex lati­nis scriptoribus in usum scholarum (Oeuvres choisies d'écrivains latins à l'usage des classes), présentés par lui, parurent en 1866 et 1867. La liste de leurs titres (ici traduits en français) est, à elle seule, instruc­tive. C'était le premier livre des Histoires de Tite Live; le premier et le deuxième livre des Commentaires de la Guerre des Gaules de César; la Conjuration de Catilina de Salluste; la Guerre de Jugurta de Salluste; le premier et le deuxième livre des Fables de Phèdre; Sur la vieillesse et le Songe de Scipion de Cicéron; un premier livre de Lettres choisies de Cicéron; un deuxième livre de Lettres choisies de Cicéron; la troisième Philippique et le discours Pour le Poète Archias de Cicéron; la Vie d'Agricola de Tacite; les Vies des empereurs de Cornelius Nepos; l'Epi­tome d'histoire sainte de Lhomond; une sélection des écrits d'Ovide; un premier livre de Lettres choisies de Pline le jeune; des Satires et Let­tres choisies d'Horace; les Bucoliques et les Géorgiques de Virgile; l'Enéide de Virgile; le Trinumnus (l'homme aux trois écus) et l'Aulula­ria de Plaute; enfin la comédie Larvarum victor de Rosini, dont on a parlé plus haut. Guidé par Vallauri et probablement par don Bosco, Francesia choisissait les auteurs et les extraits à préférer. Il présentait sommairement les écrivains au début des volumes. Les textes destinés aux plus jeunes n'étaient pas commentés. Les plus complexes, pour les classes supérieures, avaient droit en bas de page à de courtes notes latines de caractère historique et parfois littéraire.[30]

En 1869, les éditions de l'oratoire de Turin se distinguaient à nou­veau par l'inauguration d'une importante Bibliothèque de la jeunesse italienne, «destinée - selon le prospectus initial - à recueillir en une centaine de volumes les meilleurs classiques italiens, reproduits avec une orthographe modernisée et expurgés à l'intention de la jeunesse. » La publication serait mensuelle; chaque volume aurait «deux cent cin­quante pages» et coûterait cinquante centimes aux souscripteurs, la souscription annuelle étant obligatoire.[31] Don Bosco ne sacrifiait pas ainsi à quelque nécessité financière. Il aimait les classiques italiens, /761/ Dante en particulier, dont, selon la chronique de don Rua, il récitait, en ces dernières années '60, «des chants entiers, comme pour se dis­traire ou réjouir la compagnie. »[32] L'entreprise ne fut pas un feu de paille. Il avait placé la collection en de jeunes mais excellentes mains. Celestino Durando, nouvelle lumière salésienne du Valdocco, avait commencé de se faire connaître en 1866 [33] par deux manuels complé­mentaires d'initiation à la grammaire latine: le Nouveau Donat et un Précis de syntaxe, publiés comme de juste par l'oratoire S. François de Sales.[34] Sous sa conduite, les volumes de la Biblioteca tombèrent ré­gulièrement, mois par mois, avec des caractères nets, sur beau papier et en format de poche (tascabile).

La Storia della letteratura italiana (Histoire de la littérature ita­lienne) de Giuseppe Maffei (1775-1858), dont la dernière édition revue par l'auteur avait paru à Florence en 1853, ouvrit correctement la collection. Bien entendu, cette histoire, dite «connue et très louée» par l'article publicitaire de l'Unità cattolica du 9 janvier 1869, n'était, au sentiment des historiens du vingtième siècle, qu'un ouvrage sco­laire assez prude et très imparfait, surtout pour la période ancienne; mais ils reconnaissaient que ses exposés relativement bien informés coulaient avec simplicité.[35] La jeunesse italienne de l'époque ne pou­vait que s'en satisfaire. Le livre répondait aussi tout à fait au but assi­gné par don Bosco à la collection, tel que l'Unità cattolica le formulera en mars suivant, à l'occasion de la sortie de la Storia dell'Europa (His­toire de l'Europe) de Pierfrancesco Giambullari, «oeuvre si estimée du public intelligent pour l'excellence inégalable de la langue et du style». Il s'agissait, nous y explique-t-on, de «mettre entre les mains de la jeunesse studieuse (ou: étudiante) toutes les oeuvres classiques italiennes, après les avoir expurgées de cela seulement qui peut offen­ser les bonnes moeurs et les croyances religieuses, en sorte que les jeu­nes y prennent contact avec le beau style et le bon langage sans courir le risque de se gâter l'esprit et le coeur. »[36] En septembre, le recenseur du livre du mois, à savoir les Vies de saint Paul et de saint Antoine vul­garisées par Domenico Cavalca au Moyen Age, faisait l'éloge de son éditeur, notre Celestino Durando: «Le professeur D. Durando, qui a enrichi de notes ce précieux livret, s'y est montré jeune savant du meilleur goût. Ses remarques seront précieuses aux gens d'étude, et nous estimons de notre devoir de l'en féliciter très largement. » Ce lec­teur ne regrettait que la transformation à son avis injustifiée du mot demonia de l'original de Cavalca en demoni dans la Biblioteca... [37] L'année 1870 commença par un beau volume de 291 pages, qui était /762/ un choix des Vies des plus grands peintres et sculpteurs, chef d'oeuvre de l'auteur remarquable que fut Giorgio Vasari. Il y eut ensuite, en février, des Drammi scelti (Drames choisis) de Pietro Metastasio, un écrivain que don Bosco connaissait et admirait; en avril et en mai des Novelle (Nouvelles) choisies de Giovanni Boccaccio, annotées - et judicieusement expurgées, comme bien on pense - par Celestino Durando; en août, des Rime (Poèmes) de Francesco Petrarca et d'autres poètes du Quattrocento, annotées cette fois par Francesia; en septembre, les Bellezze dell'Orlando Furioso (Les beautés du Roland furieux) du Tasse, présentées par le professeur Vincenzo Lanfranchi; en novembre, les Captivi de Plaute... Après les Selecta de Francesia et en l'absence des comédies latines du Valdocco, la Biblioteca mainte­nait la renommée d'humanistes des maîtres des collèges salésiens.

Ils se mirent à ajouter des dictionnaires de langue à leurs différents ouvrages scolaires. En 1872, le Lexicon latino-italicum in usum schola­rum concinnatum par Celestino Durando,[38] vint tenir compagnie aux petits volumes latins de Francesia. La Civiltà cattolica en fit aussitôt un éloge très suffisant: «Un nouveau lexique latin-italien nous arrive de Turin, d'où, il y a quelque temps, nous parvenait aussi le fameux Lexique de Vallauri. Le rédacteur de celui que nous annonçons est également un disciple de Vallauri; et Vallauri l'a encouragé à entre­prendre cette tâche. L'oeuvre est principalement destinée à fournir aux jeunes des gymnases et des lycées un lexique latin qui suffise amplement à leurs recherches et qui leur offre aussi les fruits les mieux choisis des travaux des philologues modernes. Le but a été atteint. Le Lexique de Durando, aussi riche que les meilleurs, n'est jamais ni pro­lixe ni rempli d'inutilités étrangères aux siècles d'or de la lati­nité ...»[39] Grâce à Francesia et à Durando, la renommée des collèges de don Bosco, déjà bien établie en Piémont, s'étendait désormais jusqu'à Rome.

Les collèges de la Riviera (1870- 1871)

Alassio était une petite ville (quelque cinq mille habitants) de la Riviera, sur le golfe de Gênes et à proximité de Savone. Elle jouissait d'un site et d'un climat tout à fait privilégiés, qui lui conféraient grand agrément. A la fin de 1869, sur la proposition de la municipa­lité, don Bosco accepta d'y installer un ospizio (foyer) pour enfants pauvres et une école publique. Il acquit dans cette intention l'ancien couvent Notre Dame des Anges, dont l'achat fut signé le 20 septem-/763/ bre 1870.[40] Mais quand, un mois après, ses fils conduits par Fran­cesco Cerruti prirent possession des locaux, ils n'y créèrent nul ospizio pour enfants pauvres. Sous la pression des familles, nous apprend-on, ils optèrent, à l'avantage d'une toute autre catégorie sociale, pour un liceo, c'est-à-dire pour un collège à enseignement long. Ce liceo allait être réputé, mais les enfants pauvres n'y auraient que rarement accès au dix-neuvième siècle.

Quand douze mois se furent écoulés, les lecteurs du journal catholi­que de Turin apprirent ceci: «Collegio-Convitto municipal d'Alassio. - Située au centre de l'agréable Riviera occidentale entre Gênes et Nice, ce collège et pensionnat, ouvert l'an dernier par le prêtre méri­tant qu'est Don Bosco Giovanni, a déjà donné de remarquables preu­ves aussi bien de solide instruction classique que d'éducation éminem­ment religieuse. Les témoignages d'estime exprimés par les parents des élèves, les excellents résultats obtenus aussi bien dans les classes élémentaires qu'aux examens finaux des classes de gymnase, ceux-ci reconnus et publiquement proclamés avec félicitations par d'émi­nents professeurs lors de la distribution solennelle des prix, enfin les succès également satisfaisants des élèves de cinquième gymnasiale à leurs examens [d'entrée au liceo] passés au gymnase royal Monviso de Turin, témoignent de la véracité de ce que nous avançons. Si l'on y ajoute l'aménité et la rare salubrité du climat, la délicieuse situation de l'établissement et la modicité de la pension, nous ne pouvons que le recommander vivement à tous les parents désireux de voir leurs fils à la fois instruits et pourvus d'une solide éducation religieuse et civile. Il y a deux tarifs de pension, le premier à 35 francs mensuels, le deuxième à 24 francs. On accède à Alassio par le chemin de fer Gênes­-Savone-Menton, dont l'inauguration est attendue d'un jour à l'autre. La gare d'Alassio est à quelques pas du collège. - Pour les inscrip­tions, s'adresser au prêtre Francesco Cerruti, directeur du collège. »[41] Don Bosco, certainement à l'origine de ce papier, y signifiait le double but de son système d'éducation: il voulait former à Alassio de «bons chrétiens» (par «une solide éducation religieuse») et d'«honnêtes citoyens» (par une «solide éducation civile»). Quelques jours après, l'Unità annonçait officiellement que le prêtre Giovanni Bosco avait décidé l'ouverture, au collège d'Alassio, d'un lycée en bonne forme, c'est-à-dire des classes préparatoires à la licenza liceale, diplôme analo­gue au baccalauréat français, «pour satisfaire aux nombreuses deman­des des familles qui désirent placer leurs fils dans des lycées où leur /764/ soient assurés le savoir et la moralité.»[42] Voilà qui ressemblait beau­coup à une capitulation face aux requêtes de la bourgeoisie.

En ce début d'année scolaire 1871-1872, l'Unità signalait aussi l'ouverture de deux autres collèges par ce «prêtre zélé» qu'était notre don Bosco. Mais ces fondations avaient été précédées par deux affai­res sur lesquelles le journal avait sagement gardé le silence.

Les maisons de Mirabello et de Cherasco ne donnaient plus satis­faction à don Bosco.[43] A la différence du Valdocco, d'Alassio et même de Lanzo, elles n'étaient pas d'accès commode; en outre, elles laissaient à désirer du point de vue sanitaire et paraissaient sans ave­nir. Inquiètes, les familles des élèves de Mirabello retiraient leurs enfants. Le chiffre des pensionnaires était passé de 180 environ à 115 «pour cause de maladies, et ces 115 (étaient) épouvantés à l'idée de tomber malades», expliquait don Bosco à la comtesse Callori au début d'août 1870.[44] Quant à Cherasco, d'après l'avocat de don Bosco dans sa plaidoirie contre la municipalité de l'endroit, «en 1870 et 1871, des fièvres intermittentes sévirent au collège de façon persistante et tenace. Elles étaient dues à la disposition du collège, sans autre dor­toir qu'une longue salle exposée au nord le long de la Stura, avec un unique puits creusé lui aussi au nord. » De ce fait, «la première année, plus de vingt élèves furent atteints de fièvres et plus de trente-cinq la deuxième année, au point qu'il fallut parfois renoncer à faire classe. »[45] Il est vrai que le médecin de la municipalité accusait plutôt la qualité de la nourriture et une aération déficiente: fenêtres fermées, sorties au grand air insuffisantes...[46] Toujours est-il qu'en 1870, don Bosco abandonna Mirabello pour Borgo San Martino, autre pe­tite cité proche de Turin; et, en 1871, Cherasco pour Varazze, sur la Riviera comme Alassio.

Le 16 juin 1870, il annonçait à la comtesse Carlotta Callori qui avait parrainé Mirabello: «J'ai une étrange nouvelle à vous donner: il est question de transférer le séminaire de Mirabello à Borgo San Mar­tino dans le palazzo du marquis Scarampi. Les raisons seraient: ter­rains adaptés aux récréations, jardin potager, proximité du chemin de fer, vastes expaces à acheter. A Mirabello, froidure glaciale du village; bâtisses à peu près dépourvues de terrains de jeu, en conséquence pas très salubres; éloignement du chemin de fer.» Don Bosco calculait que, tous comptes faits, il ne perdrait pas au transfert. «Pour complé­ter les locaux actuels et continuer (à Mirabello), y compris pour la cha­pelle, nous devrions débourser plus de 120.000 francs. Pour la nou­velle acquisition, la dépense serait de 114.000 francs. Mais il faudrait /765/ compter avec quinze journées de terrain, où la coupe des arbres nous rapporterait éventuellement pas moins da 20.000 francs. » Diplomati­quement (car les jeux étaient faits), il terminait: «Comme Mirabello a commencé sous vos auspices, je ne veux rien conclure sans votre avis. »[47] La comtesse émit quelques objections, puis se résigna .[48] Un mois et demi après la nouvelle initiale, don Bosco lui mandait: «Le contrat sur Borgo San Martino a été conclu samedi après de nombreu­ses modifications en notre faveur. Ce qui l'emporta sur toutes les objections, ce fut la venue de don Bonetti [directeur de Mirabel­lo], selon qui ses élèves étaient passés de 180 à 115 pour cause de maladie. »[49] Le nouveau collège de Borgo, dit encore (provisoire­ment) «petit séminaire» comme Mirabello, put être ouvert dès octo­bre 1870.[50] L'Unità annonça le 20 de ce mois: «Le petit séminaire San Carlo de Mirabello, où il existait depuis sept ans, a été transféré près de Casale, à Borgo San Martino.» Lisons son article de l'année suivante, fidèle reflet des sentiments de don Bosco (auteur probable) sur la nouvelle fondation. «L'un des besoins les plus évidents des familles et de la société moderne est de former une jeunesse à la fois moralement saine (morigerata) et intellectuellement cultivée (stu­diosa). C'est donc avec plaisir que nous annonçons et proposons un Institut, qui a pour but de donner aux enfants une instruction élémen­taire et gymnasiale conforme aux programmes gouvernementaux et nullement séparée d'une éducation morale et religieuse. C'est le Collegio-Convitto ou Petit séminaire de Borgo San Martino, gare située sur la ligne de chemin de fer Alessandria-Casale. Le prix modi­que de la pension (24 lires mensuelles pour la pension ordinaire et 32 lires pour qui désirerait un régime spécial), la salubrité et l'aménité du site, l'arrêt du chemin de fer près du collège, et surtout la direction confiée au zélé don Giovanni Bosco, l'ami et le père très affectionné de la jeunesse, c'est bien là tout ce que peut désirer un bon père de famille. - Pour les inscriptions s'adresser au directeur du collège. »[51] La nouvelle du départ de don Bonetti et de ses confrères n'avait pas enchanté la municipalité de Mirabello, qui, toutefois, ne réclama nul dédommagement à notre don Bosco.[52]

Il en alla autrement à Cherasco, collège pour lequel il avait signé un contrat de cinq ans. Quand, le 29 juillet 1871, il eut définitivement retiré ses religieux de l'établissement, la municipalité porta plainte et lui intenta un procès. Elle lui reprochait entre autres d'avoir démé­nagé un mobilier acquis par elle au prix de 12.000 lires et à lui fourni en vertu de la convention. Le tribunal civil de Turin lui donna raison /766/ et condamna don Bosco le 12 octobre 1871 - Celui-ci fit appel, et, le 13 février 1874, la cour de Turin consentira à diminuer la dette. La municipalité eut surtout la satisfaction de voir son bon droit reconnu. On aboutit à une transaction: don Bosco versa 4.500 lires et Cherasco se déclara satisfait.[53]

Au cours de l'été de 1871, don Bosco avait donc transféré l'enca­drement - et une partie du mobilier! - de Cherasco dans un nouveau collège. Il était situé à Varazze, à quelque treize kilomètres de Savone, sur la Riviera comme Alassio. Les deux localités se ressemblaient au reste beaucoup. L'Unità du 20 octobre 1871 publia - avec quelque retard, comme on le voit par la date de la rentrée des élèves - le pros­pectus de début d'année scolaire du nouveau collège. Son contenu nous éclairera sur la dualité des tarifs de pension, détail pour nous énigmatique des prospectus cités de Cherasco, Lanzo ou Alassio. «Le long du littoral, entre Gênes et Savone, dans la cité de Varazze, un collegio-convitto est ouvert à la jeunesse étudiante après approbation des autorités scolaires. L'édifice est situé à proximité de la gare du chemin de fer, à l'endroit le plus salubre, le plus élevé et le mieux aéré de la cité; et il offre une vue agréable sur la mer. L'enseignement, qui comprend les quatre classes élémentaires, le cours technique et les cinq classes du gymnase, est approuvé; en d'autres termes, les ensei­gnants seront diplômés, les matières et les disciplines enseignées seront, dans toutes les branches, analogues aux programmes et aux règlements gouvernementaux. Les plus grandes précautions sont pri­ses pour que rien ne manque aux élèves de ce qui peut contribuer à leur progrès moral, sanitaire et scientifique. - Deux tarifs de pension sont proposés. Au premier, de 35 lires mensuelles, le régime comporte au déjeuner (pranzo) pain à volonté, vin, soupe (minestra) et deux plats (pietanze); au dîner (cena) pain comme ci-dessus, soupe, vin et un plat; au petit déjeuner (colazione) café, lait ou fruit; au goûter (merenda) pain. Pour le deuxième tarif de pension, de 24 lires mensuelles, pain au petit déjeuner et au goûter; pain à volonté, soupe, un plat et du vin au déjeuner; pain comme ci-dessus, soupe, vin ou fruit au dîner. Celui qui, dans cette deuxième catégorie, désirerait du café au lait le matin, en recevrait au collège pour 3,50 lires mensuelles. Afin d'éviter toute perte de temps et tout retard préjudiciable aux classes, l'entrée au col­lège est fixée entre le 15 et le 18 octobre. La pension commence de courir le 18, y compris pour ceux qui arriveraient dans les jours sui­vants. Les inscriptions se font auprès du chanoine Bonora, prévôt et vicaire forain de Varazze ou auprès du directeur local du collège, le /767/ prêtre Giovanni Francesia, docteur ès lettres.»[54] En 1871-1872, don Bosco affectait à ce collège quatorze profès et six ascritti. Les prê­tres Francesia directeur, Francesco Cuffia préfet, Giuseppe Cagliero catéchiste et le clerc (donc non prêtre) Carlo Cipriano conseiller, constituaient le «chapitre» de l'établissement. Les autres profès et ascritti étaient soit clercs (Francesco Borgatello était diacre), soit coadjuteurs. Le personnel, que don Bosco présenta le 8 août 1871   au proviseur scolaire de Gênes, était donc en majorité très jeune.[55]

L'ospizio de Marassi (1871)

Les prix de pension de ces collèges laissent rêveur. Assurément, ils n'enrichissaient pas leurs administrateurs, qui les disaient véridique­ment «modiques». Mais le tarif mensuel de la pension la moins chère n'était pas loin d'égaler la paie mensuelle de beaucoup d'ouvriers du textile du Piémont d'alors. La paie journalière moyenne - par jour ouvrable - des ouvriers-hommes de la lainière M. Sella de Biella n'avoisinait-elle pas 0,90 lire vers 1850? Et elle dépassait de loin la paie mensuelle des ouvrières de la région. En 1861, chez Antogini, la paie journalière moyenne des ouvrières allait de 0,40 à 0,68 lire.[56] Don Bosco destinait évidemment ces établissements à la classe moyenne et à la bourgeoisie plus ou moins fortunée. Le problème ainsi posé ne pouvait lui échapper, à lui qui, dans ses constitutions, réser­vait en priorité ses religieux aux pauperiores.

De fait, peu après son échec d'Alassio, il créa en 1871 à Maras­si, près de Gênes, une réplique de son ospizio du Valdocco. La confé­rence génoise de S. Vincent de Paul patronna aussitôt une ceuvre, qui cadrait tellement avec ses options sociales. L'ospizio, confié à l'ori­gine à don Paolo Albera, assisté par deux clercs, fut installé dans une villa du sénateur Giuseppe Cataldi au mois d'octobre 1871.[57] Mais la solution de Marassi, avec ses locaux trop exigus, ne pouvait être que provisoire. Grâce à l'archevêque de Gênes, le sévère et géné­reux Mgr Salvatore Magnasco,[58] don Bosco put acquérir en 1873, à Sampierdarena, dans la banlieue de cette ville, une antique maison de théatins et l'église correspondante dédiée naturellement à S. Gaëtan. Avec cette oeuvre populaire, promise à un bel avenir, la Pieuse Société de S. François de Sales prenait enfin en Ligurie quelques traits du Valdocco. Sampierdarena, quartier très peuplé d'une zone en expan­sion industrielle, avec un clergé submergé par le nombre et oeuvrant dans des conditions que l'immigration ouvrière et artisanale rendait /768/ difficiles, ne pouvait que convenir aux fils de don Bosco. Les deux premiers alinéas d'une circulaire que celui-ci rédigeait alors pour se faire aider dans sa nouvelle entreprise le disaient de façon très claire, quoique dans un très mauvais style: «Parmi les villes qui méritent d'être aidées pour la moralité et la religion il y a certainement S. Pier­darena. La population y est de près de vingt mille âmes, avec une seule paroisse et un clergé très réduit, un rien en comparaison des besoins. Ce besoin est ressenti chez tous les citoyens, spécialement chez les enfants pauvres, qui errent dans les rues et sur les places abandonnés aux dangers de perversion auxquels les expose un âge sans expérience. - Afin de pourvoir à cette grave nécessité S. E. Révérendissime Mgr Magnasco a décidé d'acquérir l'église et le couvent de S. Gaëtan, l'église pour la mettre au service de tous, le couvent pour des cours du soir et du dimanche, ainsi que pour un foyer (ospizio) destiné aux enfants particulièrement pauvres et abandonnés. L'acquisition a été faite au nom du prêtre Giovanni Bosco qui s'oblige à y envoyer des prêtres et des assistants de sa congrégation en nombre correspondant au besoin ...»[59] En Italie du Nord, Sampierdarena était, auprès des collèges de la Riviera, un deuxième oratoire de don Bosco.

Une acceptation controversée: le collège de Valsalice (1872)

Les disciples consciencieux de don Bosco retrouvaient, avec Sam­pierdarena, leur vocation initiale que, quelques mois auparavant, l'acceptation d'un collège aristocratique près de Turin avait, après Cherasco, Alassio et Varazze, contribué à édulcorer .[60] En mars 1872, sur les instances de Mgr Gastaldí, depuis quelques mois archevêque de Turin, don Bosco avait assumé la responsabilité du collège de Val­salice. L'immeuble et le terrain appartenaient aux frères des Ecoles chrétiennes qui, toutefois, pour des raisons qui leur étaient propres, ne pouvaient y assurer l'instruction des jeunes. De ce fait, en 1863,[61] ils avaient loué le complexe à une association de quelques prêtres de Turin, instituée le 25 juillet de cette année-là pour «promouvoir l'ins­truction et l'éducation religieuse, morale et civile de la jeunesse par des instituts d'éducation à créer selon les nécessités». Le collegio­convitto de Valsalice, fondé le 19 octobre 1863, était destiné, selon un historien local du temps, à «former les jeunes des classes aisées et de condition civile à la religion, aux sciences et aux carrières civiles, mili­taires et commerciales. »[62] Les tarifs élevés des pensions s'expli­quaient probablement par un très nombreux personnel de service. /769/ Cependant, le collège de Valsalice ne prospérait pas. En 1867-1868, il ne comptait, nous apprend-on, que 80 élèves, soit 11 pour le lycée, 44 pour le gymnase, 12  pour le cours technique et 13 pour les cours élémentaires. En janvier 1873, lors du passage à don Bosco, le chiffre total était tombé à 22.

En mars 1872, don Bosco dut certainement batailler pour convain­cre son conseil, nullement enchanté par le cadeau de l'archevêque.[63] D'autant plus qu'il était assorti de charges financières, qu'au reste don Bosco finit par refuser, en grande partie, d'assumer. Le 22 mai 1872, don Bosco écrivait à Mgr Gastaldi: «... Ce qui décourage mes confrères, ce sont deux choses: 1° Notre but est de nous en tenir à la classe moyenne, non pas à la noblesse. 2° Si des personnages aussi res­pectables que les administrateurs actuels ne peuvent faire face, nous nous en tirerons, nous, pauvres pygmées?»[64] Mais il se résigna. La pension des élèves, d'abord fixée, selon les tarifs jusque-là en vigueur, à 90 francs mensuels pour le cours élémentaire; à 100 francs pour le cours du gymnase et à 110 francs pour le lycée,[65] fut, en janvier 1873, uniformisé à 90 francs mensuels pour tous les cours.[66] C'était pour­tant trois et quatre fois plus que dans les collèges de la Riviera. La trop bonne réputation des maîtres des écoles salésiennes entraînait une dérive sensible de l'institution. Car l'article de l'Unità cattolica paru après l'acceptation de Valsalice liait leur renommée et leur entrée au collège: «Les preuves qu'ont données et que continuent à donner en Piémont et en Ligurie les collèges de don Bosco constituent des garan­ties suffisantes pour tranquilliser les parents désireux de confier leurs fils au collège de Valsalice. Quant à nous, nous croyons pouvoir dire en toute vérité que, dans ce collège, rien ne manque qui puisse contri­buer au bien sanitaire, moral et littéraire des élèves. En ce qui regarde les études, nous ne voulons pas omettre d'informer le public qu'elles seront dirigées par le valeureux professeur don Celestino Durando, auteur du Nuovo Donato (principes de grammaire latine)... »[67] En fait, le «valeureux professeur» Durando n'abandonna pas le Valdocco pour Valsalice. Mais, sous la direction avisée d'un autre disciple ins­truit de don Bosco, Francesco Dalmazzo, ce collège prospéra bientôt à son tour.[68] Cependant, pour don Bosco, il demeurait une épine.

Don Bosco dans les nouvelles entreprises scolaires

L'éclat des disciples n'offusquait pas la réputation du maître. Clé­ricaux et anticléricaux reconnaissaient son empreinte dans toutes les /770/ institutions. C'était lui qui avait établi les contrats des nouveaux col­lèges, distribué leurs personnels et inspiré les auteurs des ouvrages scolaires récemment édités. La presse le répétait. A l'origine des publications de l'oratoire S. François de Sales on imaginait la figure paternelle du prêtre Giovanni Bosco, qui, à lui seul, représentait toute l'institution. Et les résultats littéraires, «scientifiques» et surtout reli­gieux et moraux des divers collèges étaient imputés à sa judicieuse direction.

«Ce collège, écrivait l'Unità à propos d'Alassio en septembre 1872, a donné en quelques années les plus heureux résultats. C'était naturel, puisqu'il vit sous la direction du si méritant don Bosco. Le chiffre des élèves a notablement augmenté. Le collège n'a pas moins grandi dans la satisfaction des parents, qui se félicitent de ce que, en assurant en tous points l'instruction scientifique et littéraire [des élèves], on y cul­tive de façon spéciale la moralité et la religion... »[69] Trois mois après, dans une notice sur Lanzo, le quotidien imprimait: «Les parents, qui désirent assurer à leurs fils une solide instruction religieuse, morale et littéraire, n'ont qu'à les placer dans ce collège qui, voici quelques années, fut ouvert par l'infatigable don Bosco dans une cité des plus salubres, au pied des Alpes, pour le plus grand bien de la jeunesse qui y est éduquée et instruite...»[70] Dix jours passaient, venait le tour de Varazze: «Ce collège, qui compte aujourd'hui quelque cent pension­naires, a été ouvert il y a un an à peine sous la haute direction du prêtre si méritant qu'est don Bosco, lequel, avec l'aide d'une phalange choi­sie de jeunes maîtres et professeurs, formés dans son esprit, s'emploie à instiller dans le coeur de la jeunesse les principes d'une éducation chrétienne... »[71] Presque simultanément, le journal spécifiait que l'aimable collège de Borgo San Martino, parfois encore appelé «Petit séminaire San Carlo », était, bien que dirigé et administré par le prêtre professeur Giovanni Bonetti, «sous la dépendance du prêtre don Bosco.»[72]

Plusieurs traits de la petite société à laquelle il donnait l'impulsion avaient changé. Le caractère «religieux » des communautés de maîtres s'était accusé. Les garçons recueillis n'appartenaient plus, dans la plu­part des nouvelles créations, à la classe populaire des origines. L'observateur des fondations de collèges par le prêtre du Valdocco ne peut qu'être surpris par sa remarque de 1872 à son archevêque: «Nous nous en tenons à la classe moyenne». La clientèle des années '70 n'était plus celle de 1848. Moins par calcul que sous des pressions con­joncturelles, par le jeu de l'offre et de la demande sur le marché de /771/ l'éducation, il s'adressait désormais à la jeunesse masculine en géné­ral. Et il pourvoyait à son éducation, non plus par un système d'ins­tructions et de distractions ou loisirs dans l'oeuvre ouverte qu'était l'oratoire primitif, mais par des écoles structurées et entre les murs d'internats aux contacts très surveillés avec le monde extérieur. Les livres classiques eux-mêmes n'y pénétraient qu'expurgés de toute inconvenance. Don Bosco entendait mettre les jeunes à l'abri des influences néfastes d'une réalité sociale qu'il redoutait de plus en plus depuis la promulgation du Statuto. L'Etat laïcisé pactisait avec le mal. Les collèges-pensionnats qu'il fondait ou dont il acceptait la direction, non seulement en Piémont, mais sur la Riviera ligure, devaient proté­ger la jeunesse contre la malfaisance d'une société délétère, qui mena­çait l'intégrité de la vie morale et religieuse de jeunes gens sans force de caractère ni solidité de convictions.[73] La casa annessa de l'oratoire S. François de Sales avait été transformée, par aménagements succes­sifs, en un authentique collège, où les garçons, toujours étroitement surveillés, pouvaient dormir, manger, travailler et s'instruire. Le lieu de l'éducation de don Bosco était la casa, c'est-à-dire l'internat, dé­nommé selon les catégories sociales soit ospizio, soit collegio-convitto. Les murs de la casa garantissaient le garçon des dangers du «monde». Cette maison avait heureusement aussi et surtout une fonction posi­tive d'éducation morale et religieuse, à laquelle la lecture des classi­ques latins et italiens devait concourir. «Avant tout, on veille à infu­ser dans le coeur des enfants une sainte crainte de Dieu, on leur inspire l'amour de la vertu et l'horreur du vice par l'enseignement du caté­chisme et par des instructions morales appropriées; on les dirige et on les aide sur la route du bien par des avis opportuns et bienveillants, et spécialement par la pratique de la piété et de la religion. »[74] Ces phra­ses, attribuées à don Bosco dans une conversation de 1854 avec Urbano Rattazzi, ne furent certainement pas prononcées telles quel­les à cette occasion. Mais, forgées dans les années '80, elles disaient fort bien son intention éducative quand il distribuait ses collèges sur la côte ligure. Sa société religieuse, elle-même imaginée telle une oasis salubre dans un monde mauvais, visait à éduquer humainement, moralement et religieusement des jeunes, dont une société dangereuse perturbait la croissance.

Ses contemporains anticléricaux l'ont déploré non sans perspica­cité. «Nous savons tous ce qu'est l'éducation donnée par don Bosco à ses élèves, assurait Il Fischietto du 19 décembre 1874. Il en fait autant d'enfants de choeur (chierichetti). Belle perspective pour une popula-/772/ tion qui a fait et qui fait toutes sortes de sacrifices pour s'élever au meilleur degré possible de civilisation... »[75] Selon Il Pasquino, son confrère, don Bosco fabriquait des «ignorantins.»[76] Deux façons de laisser entendre qu'il leur refusait la culture authentique (moderne) de l'esprit. Ses fondations répétées de collèges témoignaient cepen­dant qu'une part au moins de l'opinion éclairée était d'avis dif­férent.

Le système clos d'éducation de don Bosco en ces années '70, système au reste en harmonie avec l'idéologie moyenne d'une Eglise obsédée par le mal du monde, doit être regardé dans sa totalité. Si la méthode de «serre chaude» qu'il privilégiait pouvait ne pas convenir à tous les tempéraments et, moins encore, à tous les temps (elle semble n'être plus guère imaginable dans la société de libre communication de l'Occident de la fin du vingtième siècle), elle tenait au moins compte de la fragilité du jeune de toujours et de partout; elle faisait à juste titre grand cas de son affectivité; et elle lui offrait, aux années décisives de l'adolescence, une tranche de vie saine, à laquelle il se référerait ensuite avec bonheur, parfois avec nostalgie. A la condition toutefois que le système de don Bosco, où, avec la religion, la musique et la fête tenaient une place essentielle, ait été intégralement appliqué dans les instituts se réclamant de lui.[77] Si vous enlevez une pièce à ce mécanisme, ne soyez pas surpris qu'il marche mal.

On mesure ainsi la distance entre l'oeuvre des oratoires des origi­nes et la société de S. François de Sales au temps d'Alassio et dé Valsa­lice. L'institution autrefois ouverte du Valdocco prenait des airs de forteresse monastique au sein d'un monde hostile. Les jeunes «aban­donnés», écartés des collèges qui surgissaient l'un après l'autre, ne trouvaient refuge que dans les deux ospizi du Valdocco et de Sampier­darena. Et la société de don Bosco présentait désormais plusieurs visages. Au reste, nombre de ses admirateurs d'autrefois, singulière­ment les Français et les Belges jusqu'à la première guerre mondiale, ne s'intéresseraient qu'à celui des origines, qu'ils lisaient dans les deux «oratoires» pour la jeunesse pauvre et abandonnée. Ils ignoreraient les collèges de la Riviera lors des fondations des oeuvres de Nice, Mar­seille, Paris, Lille, Montpellier, Liège, Dinan ou Tournai. Jamais ils n'ouvriraient de «collèges». Le seul don Bosco des années '50 les séduisait. /773/


Notes

[1] D'après le premier Catalogo imprimé de la société de S. François de Sales (en ACS 0585), corrigé par P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, Rome, LAS, 1980, p. 524-525.

[2] Circulaire du 15 août 1869, Epistolario II, p. 43-45.

[3] Sur les caractéristiques de la direction spirituelle de don Bosco, on peut voir l'article que j'ai présenté en 1982 à un colloque salésien: «Don Bosco direttore d'anime», La direzione spirituale, coll. Colloqui sulla vita salesiana 11 Leumann, Elle Di Ci, 1983, p. 41-91

[4] Voir, dans les Documenti X, 288, repris en MB VIII, 442-443, une prudente description de ces exercices par don Lemoyne, témoin direct.

[5] Pour 1866, nous avons les Ricordi de fin de retraite, tels qu'ils furent recueillis par don Ciampi (voir FdB 439 EG-7, et MB VIII, 445-44G) ; pour 1867, des notes abon­dantes (voir FdB 438-440); rien apparemment pour 1868.

[6] Voir Esercizi di Trofarello 1869, en ACS 132, document autographe en FdB 84 B10 à D1, soit sur seize pages. Il a été édité, probablement à l'aide d'une copie inter­médiaire (en ACS 112, voir FdB 441 A2 à C4) en MB IX, 985-993. L'éditeur a heureu­sement signalé les additions marginales, qui furent, au moins en partie, postérieures à la première série d'exercices de cette année 1869. Le texte d'une nouvelle «introduc­tion» autographe de don Bosco à sa série d'instructions n'a pu être rédigé qu'en 1870.

[7]  «Toute la perfection de la vie religieuse consiste dans le renoncement à notre volonté propre. »

[8] Voir la collection d'ouvrages dérivés de lettres circulaires intitulée Formazione salesiana, que le P. Pietro Ricaldone publia à la Libreria della Dottrina Cristiana durant les années '40 du vingtième siècle.

[9] J'ai adapté, pour cet alinéa sur l'affaire des Letture cattoliche, un récit de P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 367-368.

[10] Voir MB VII, 150-156; VIII, 374-393, où les principales pièces du dossier ont été reproduites.

[11] Don Bosco n'obtint pas de Mgr Moreno la recommandation épiscopale pour sa congrégation.

[12] Voir F. Traniello, «Don Bosco nella storia della cultura popolare in Italia» et F. Malgeri, «Don Bosco e la stampa», dans Don Bosco nella storia, sous la direction de M. Midali, Rome, LAS, 1990, p. 411-426 et 439-448.

[13] G. Bosco à F. Provera, s. l., s. d., Epistolario II, p. 37. L'invitation faite là par don Bosco à Provera de lui répondre à Trofarello «par retour de courrier» conduit à dater cette lettre, non pas du début de juillet 1869 comme don Ceria l'a proposé dans l'Epistolario, mais du temps des exercices spirituels de la deuxième quinzaine de sep­tembre suivant.

[14] Réflexion faite, les dispositions prises initialement ne furent pas modifiées: en 1869-1870, Provera fut préfet à Cherasco et Bodratto à Lanzo.

[15] Sur ce fait, voir L. Bettazzi, Obbediente in Ivrea..., cit., p. 197-198.

[16] Pour les ouvertures de maisons entre 1869 et 1872, voir les fonds correspon­dants en ACS 38, Alassio, Borgo S. Martino, Genova, Torino-Valsalice. Sur Che­rasco, une note bien composée de P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 145-146, qui sera simplement adaptée dans les lignes qui suivent. /774/

[17] Formule qui peut être traduite par: collège et pensionnat.

[18] Art. «Collegio-Convitto di Cherasco», Unità cattolica, 26 septembre 1869.

[19] D'après le Catalogo imprimé pour l'année 1870, p. 7.

[20] Voir les articles «Collegio Convitto di Mirabello», Unità cattolica, 7 octobre 1868; et «Collegio di Lanzo», Unità cattolica, 13 octobre 1869.

[21] D'après l'article cité du 7 octobre 1868.

[22] D'après l'article cité sur Lanzo, 13 octobre 1869.

[23] Le latiniste réputé Carlo Maria Rosini était né à Naples en 1748, avait été ordonné prêtre en 1772, avait été professeur à l'université de Naples, avait été reçu docteur en théologie en 1797 et, aussitôt après, élu évêque de Pouzzoles (18 décem­bre 1797). Il était mort à Pouzzoles en 1836.

[24] L. Palumbo à G. Bosco, Naples, 5 juin 1865; éd. MB VIII, 121/9 à 122/10.

[25] D'après le billet latin d'invitation reproduit en MB 419/5-24.

[26] Rimembranza di una solennità..., p. 81-83. Il ne semble pas nécessaire de signa­ler que, par le choix des sujets de ses «comédies», qui étaient des «actions morales», don Bosco s'inscrivait dans la tradition des humanistes jésuites de la Contre-Réforme. Voir, par exemple, F. de Dainville, La naissance de l'humanisme moderne. Les jésuites et l'éducation de la société française, Paris, Beauchesne, 1940, p. 186- 189 (exemples pris au collège de Billom).

[27] L'article a été reproduit en Documenti XLIII, 193 . Je ne dis pas que cet article a entraîné l'interruption, mais que les adversaires de don Bosco, parmi lesquels Il Fis­chietto, l'ont poussé à cette mesure en 1869.

[28] Voir l'Unità cattolica, 4 juin 1876.

[29] MB VIII, 782/37 à 783/2.

[30] Une présentation judicieuse de ces Selecta dans G. Proverbio, «La scuola di don Bosco e l'insegnamento del latino (1850-1900)», dans Don Bosco nella storia della cultura popolare, sous la direction de F. Traniello, Turin, SEI, 1987, p. 174-176.

[31] Art. «La Biblioteca della gioventù italiana», Unità cattolica, 18 novem­bre 1868.

[32] M. Rua, Cronache, 7 septembre 1867; éd. Braido, p. 342, lignes 19-28.

[33] Celestino Durando (1840-1907), entré à l'Oratoire en 1856, y avait connu Dominique Savio. Clerc en 1857, profès salésien en 1862, prêtre en 1864, il était devenu dès octobre 1865 conseiller du chapitre supérieur salésien. Sous sa direction, la Biblioteca della gioventù italiana (1869- 1885) commercialisera, en seize ans, 204 volu­mes, dont dix-neuf édités par don Durando lui-même. (Notice dans le Dizionario bio­grafico dei Salesiani, Turin, 1969, p. 113 -114.)

[34] C. Durando, Nuovo Donato, principi di grammatica latina ad uso delle classi gin­nasiali inferiori, Turin, Tipografia e libreria dell'Oratorio, 1866; Id., Compendio di sin­tassi semplice e figurata e di prosodia latina estratto dal Nuovo Metodo per apprendere age­volmente la lingua latina, Turin, Tipografia e Libreria dell'Oratorio, 1866. (D'après G. Proverbio, art. cit. (supra, n. 30), p. 183, n. 28.)

[35] Opinions de Guido Mazzoni, «Maffei, Giuseppe», Enciclopedia italiana, XXI, 1934, p. 862.

[36] Art. «Biblioteca della gioventù italiana», Unità cattolica, 21 mars 1869.

[37] Art. «Biblioteca della gioventù italiana», Unità cattolica, 14 septembre 1869.

[38] Augustae Taurinorum, ex officio Asceterii salesiani, 1872, 1 vol., 703 p., 6 lires.

[39] Art. «Bibliografia», Civiltà cattolica, ann. XXIV, série VIII, vol. IX, 1872, /775/ p. 581. L'allusion aux «travaux des philologues modernes» laisse entendre que Durando avait satisfait aux deux courants, l'humaniste de Francesco Vallauri et le phi­lologique de Domenico Pezzi (entre autres), qui avaient opposé les latinistes de Turin durant les années précédentes. Sur ces courants, voir G. Proverbio, art. cité (supra,n. 30), p. 152-155.

[40] Sur «Il collegio municipale di Alassio (1870)», voir un paragraphe de P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 146-148.

[41] Art. «Collegio-convitto municipale di Alassio», Unità cattolica, 14 septem­bre 1871.

[42] Art. «Liceo del Collegio-Convitto di Alassio», Unità cattolica, 24 octo­bre 1871.

[43] Sur les affaires de Mirabello et Cherasco en 1870-1871, voir P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 140-151, dont je reprends ici les éléments d'information.

[44] G. Bosco à C. Callori, Turin, 3 août 1870; Epistolario II, p. 108.

[45] Selon l'avocat Giacinto Pippino, 28 septembre 1871; éd. MB X, 135-136. Don Bosco lui-même s'était plaint des «fièvres» dans sa lettre au maire de Cherasco, Turin, 29 juillet 1871; Epistolario II, p. 170­

[46] Selon le même avocat Pippino; le 12 décembre 1871; voir MB X, 136-137.

[47] G. Bosco à C. Callori, Turin, 16 juin 1870; Epistolario II, p. 97-98­

[48] G. Bosco à C. Callori, 13 juillet 1870, 27 juillet 1870 et 3 août 1870; Epistola­rio II, p. 102-103, 107, 108.

[49] G. Bosco à C. Callori, Turin, 3 août 1870; Epistolario 11, p. 108.

[50] Le Catalogo imprimé de la société de S. François de Sales pour l'année 1871 ignore Mirabello et énumère le personnel de Borgo.

[51] Art. «Collegio-Convitto o Piccolo Seminario in Borgo San Martino», Unità cattolica, 16 septembre 1871.

[52] Un dossier sur la fermeture de la maison de Mirabello en ACS 389, Mirabello; FdB 269 B11 à D5.

[53] Une histoire documentée de cette affaire en MB X, 130-138.

[54] Art. «Collegio convitto municipale di Varazze», Unità cattolica, 20 octo­bre 1871.

[55] G. Bosco au proviseur scolaire de Gênes, Turin, 8 août 1871; Epistolario II, p. 170-171.

[56] Détails sur les salaires dans G. Quazza, L'industria laniera e cotoniera in Pie­monte dal 1831 al 1861, Turin, 1961, p. 275. L'inflation était très faible en ce temps-là!

[57] Informations réunies en Documenti XVI, 276; voir MB X, 190-191.

[58] Salvatore Magnasco (1806-1892) avait été consacré évêque en 1868 au titre d'auxiliaire de Mgr Charvaz; il était devenu archevêque de Gênes à la suite de celui-ci le 27 octobre 1871. Forte personnalité, de moeurs austères, au dogmatisme rigide, Mgr Magnasco était un adversaire résolu des libéraux et des laïcistes. Il publiera en 1875 une lettre pastorale très dure contre l'abolition de l'enseignement religieux dans les écoles élémentaires. Voir M. Milan, «Magnasco», dans le Dizionario storico del movimento cattolico in Italia, t. III (Marietti, 1984), p. 490-492. Le 5 mars 1873, les trois conditions présentées par ce prélat sévère à l'approbation des constitutions de don Bosco rejoignaient certaines des préoccupations de l'archevêque Gastaldi. (Voir la Positio 1874, P. 26-27.) /776/

[59] Circulaire pour la fondation de Sampierdarena, d'après la minute éditée en Epistolario II, p. 220. Le style de la lettre fut certainement amélioré dans le texte défi­nitif que nous ne connaissons pas.

[60] Sur l'ouverture de Valsalice, quelques papiers en ACS 38, Torino-Valsalice, reproduits en FdB 253 C9 à 254 A8; et un résumé de la question dans P. Stella, Don Bosco nella storia economica e sociale, p. 141-145.

[61] Pour la suite de cet alinéa, je traduis don Stella, loc. cit.

[62] P. Baricco, Torino descritta, p. 705.

[63] L'épisode très plausible du vote négatif du chapitre supérieur sur cette oeuvre nouvelle, vote bientôt corrigé par un vote positif à la demande de don Bosco, est moins assuré qu'on ne l'imagine d'ordinaire. Les procès verbaux des conseils généraux de ces années-là n'ont pas subsisté, à supposer qu'ils aient jamais été rédigés. Nous ne dispo­sons, sur les sentiments du conseil salésien à propos de Valsalice, que d'un double récit de don Lemoyne, alors directeur de Lanzo, sans être membre du chapitre supérieur: 1) une note marginale en Documenti XIII, 54, relative à ce double vote; et 2) un récit de la conversation qu'il eut peu après avec don Bosco à Lanzo sur le même sujet dans le texte même imprimé des Documenti XIII, 54. La note dérive probablement du texte de la conversation. Les deux récits ont été repris en MB X, 342/37 à 343/25. Quoi qu'il en soit, l'hostilité du chapitre à Valsalice, confirmée par don Bosco dans sa cor­respondance avec l'archevêque, est bien avérée.

[64] G. Bosco à L. Gastaldi, di casa, 22 mai 1872; Epistolario II, p. 214.

[65] Ces tarifs dans l'article «Il Collegio di Valsalice», Unità cattolica, 3 juil­let 1872, qui annonçait le passage de l'ancienne administration à celle de don Bosco.

[66] D'après l'article «Collegio-Convitto Valsalice», Unità cattolica, 15 février 1873.

[67] Art. cité «Il Collegio di Valsalice», Unità cattolica, 3 juillet 1872.

[68] Prospérité déjà sensible à la fin de l'année scolaire 1872-1873, d'après l'article «Collegio Convitto Val Salice in Torino», Unità cattolica, 28 septembre 1873.

[69] Art. «Collegio-Convitto municipale di Alassio», Unità cattolica, 6 septem­bre 1872.

[70] Art. «Collegio-Convitto comunale di Lanzo Torinese», Unità cattolica, 28 sep­tembre 1872.

[71] Art. «Collegio-Convitto di Varazze (Liguria)», Unità cattolica, 8 octobre 1872.

[72] Art. «Piccolo Seminario di San Carlo in Borgo San Martino (Casale)», Unità cattolica, 11 octobre 1872.

[73] Voir, sur ce rapport au «monde», les observations de L. Pazzaglia, «La scelta dei giovani e la proposta educativa di don Bosco», in Don Bosco nella storia, dir. M. Midali, Rome, LAS, 1990, p. 273-282.

[74] «Conversazione con Urbano Rattazzi», in G. Bosco, Scritti pedagogici e spiri­tuali, éd. par. J. Borrego et alii, Rome, LAS, 1987, p. 65.

[75] Art. «Istruzione ed educazione. Lettera d'un plebeo», Il Fischietto, 19 décem-bre 1874, p. 1, Cité par G. Tuninetti, «L'immagine di don Bosco nella stampa tori­nese... », in Don Bosco nella storia della cultura popolare, dir. F. Traniello, Turin, SEI, 1987, p. 227.

[76] Selon la légende d'un dessin de Il Pasquino, 18 mai 1873; d'après G. Tuni­netti, art. cit., p. 229. /777/

[77] J'ai émis, lors d'un colloque, quelques réflexions sur la valeur pédagogique des fêtes salésiennes au temps de don Bosco: «La festa salesiana ai tempi di Don Bosco», in La festa nell'esperienza giovanile del mondo salesiano, coll. Colloqui sulla vita salesiana 14, dir. C. Semeraro, Leumann, Elle Di Ci, 1988, p. 97-99. La fête salésienne compor­tait toujours un spectacle et de la musique. Voir S. Pivato, «Don Bosco e il teatro popo­lare» et G. Sforza, «Don Bosco e la musica», Don Bosco nella storia, dir. M. Midali, cit., p. 427-438 et 449-452.


Chapitre XX.

Le concile Vatican I

Le convocation du concile[1]

La bulle Aeterni Patris, par laquelle Pie IX convoquait «les patriar­ches, archevêques, évêques, abbés et tous les autres ayant droit» à participer au concile qui s'ouvrirait dans la basilique Saint-Pierre au Vatican le 8 décembre 1869, fut datée du 29 juin 1868.[2] A la fin de l'année précedente, le retour du corps expéditionnaire français, pro­voqué par les menaces des garibaldiens du côté de Monte Rotondo, avait rendu un peu de calme à la ville de Rome. (La défaite sanglante des garibaldiens à Mentana eut lieu le 3 novembre 1867; le 6 novem­bre, les troupes franco-pontificales étaient rentrées dans la ville.) L'assemblée projetée paraissait ne devoir pas être troublée.

La préparation de l'opinion

Au cours de l'année 1869, l'opinion catholique fut préparée à l'événement. Don Bosco y contribua de son mieux depuis Turin par ses écrits et par sa revue les Letture cattoliche.

On pensait que le problème du rôle du pape dans l'Eglise serait nécessairement posé par le concile. Le premier fascicule des Letture cattoliche pour l'année 1869: «Du pouvoir temporel du pape», sous­titré: «Conversations entre un étudiant et un professeur», par le prê­tre Pietro Boccalandro [3] traita d'un aspect de la question. Les raisons du pouvoir temporel si controversé du souverain pontife étaient, y lisait-on, d'opportunité. C'était ce qu'exposait le professeur mis en scène à l'étudiant «réellement scandalisé par le Pape», qui «veut être souverain temporel, et qui défend cette souveraineté par les armes. »[4] Les chassepots de Mentana fumaient encore.

La question de fond de l'autorité dans l'Eglise fut abordée par don /779/ Bosco lui-même (en tout cas sous sa signature, car il ne rédigeait plus nécessairement lui-même toutes ses publications) dans le fascicule du mois suivant, intitulé: «L'Eglise catholique et sa hiérarchie.»[5] Le titre pouvait abuser: il s'agissait de notes assez hétéroclites sur la reli­gion, l'Eglise, sa constitution et ses schismes historiques, etc., etc. Des paragraphes très regrettables sur les schismatiques répétaient les clichés trop habituels des catholiques du temps. Celui sur la Russie ridiculisait son clergé et accusait ce pays «orthodoxe» de maintenir l'esclavage, reproche particulièrement mal venu huit ans après l'aboli­tion du servage. De plus d'intérêt pour nous, les chapitres IV et V trai­taient de la hiérarchie ecclésiastique et donc de l'autorité comme telle, en s'empressant d'ailleurs de la concentrer dans le pape, vicaire visible du Christ invisible.

Le caractère infaillible de l'autorité doctrinale du souverain pon­tife y était naturellement souligné. Disciple de Joseph de Maistre, don Bosco était acquis à l'infaillibilité personnelle du pape. Dans l'édition de 1866 de son Histoire d'Italie, il avait cité le célèbre passage du livre Du pape sur l'équivalence entre l'infaillibilité du pontife et la souve­raineté politique dans l'ordre temporel, à la seule différence que, «dans la souveraineté temporelle l'infaillibilité est humainement sup­posée, tandis que, dans la souveraineté spirituelle du pape, elle est divinement promise. »[6] Au chapitre IV de son livre de 1869, don Bos­co assimilait, comme le Pseudo Denys l'Aréopagite, la hiérarchie ec­clésiastique à la hiérarchie céleste. La hiérarchie terrestre était patronnée par le pape à son titre de vicaire de Jésus Christ, fils de Dieu. Le chef visible de l'Eglise occupait sur terre la place de son chef suprême devenu invisible après sa résurrection et son ascension. Au ciel, le Christ régnait sur un monde hiérarchisé d'anges, d'archan­ges... et de saints; sur terre, son représentant régnait sur les cardi­naux, les évêques, les prêtres... et les fidèles. Don Bosco comparait longuement la sainte Eglise à une armée ordonnée, commandée par un roi depuis son palais, mais, sur le champ de bataille, par un généralis­sime qu'assiste une multitude d'officiers de différents grades. Le palais était le ciel, le champ de bataille la terre.

Il faut méditer cette image pour se familiariser avec la conception qu'avait don Bosco du pouvoir dans l'Eglise, clef de son ecclésiologie à la veille de Vatican I.[7] Il écrivait: «Chef invisible et chef visible dans l'Eglise. - Dans une armée régulière il existe aussi une parfaite hiérar­chie à la tête de laquelle se trouve le roi. A l'heure des combats, celui­ci est, soit à la tête de ses troupes soit dans son palais, où il dresse ses /780/ plans et ses projets et d'où il expédie au champ de bataille les ordres opportuns. Dans ce cas, le roi s'en remet à celui qui tient sa place, un général en chef.[8] Sous les ordres de celui-ci, il y a les autres généraux, les colonels, les majors, les capitaines, les lieutenants, les officiers, les sergents et les caporaux, qui constituent autant de grades de supério­rité soumis les uns aux autres, mais qui dépendent tous du généralis­sime et du roi lui-même. Par l'intermédiaire de ces différents grades, les soldats reçoivent les ordres du chef, connaissent sa volonté, sont menés au combat contre les ennemis, à la défense de la patrie et à la protection de la justice et de la religion. Ce que l'on voit dans la hié­rarchie militaire se retrouve aussi et de façon beaucoup plus admirable dans la hiérarchie ecclésiastique. Jésus Christ, tel un roi puissant, est le chef suprême tant de l'ensemble de l'Eglise que de sa hiérarchie. Mais, après s'être manifesté personnellement pendant trois ans à la tête des siens, parce qu'il devait abandonner cette terre pour retour­ner à son Père céleste, il choisit un homme, saint Pierre, pour tenir sa place [9] en ce monde, qui est le grand champ de bataille. Il lui donna l'ordre de guider, aidé par d'autres, l'armée des siens contre le prince des ténèbres, contre les ennemis des âmes, pour les mener à la con­quête du royaume céleste. De son palais éternel il expédie ses ordres à son vicaire, l'inspire, l'assiste et le réconforte par l'espérance de la vic­toire et de la couronne qui ne se flétrit pas. Le chef invisible de la hié­rarchie ecclésiastique est donc Jésus Christ. Son chef visible est le pape, qui peut aussi être appelé hiérarque suprême et, selon saint Jean Chrysostome (hom. LVIII, in Matt.), hiérarque des hiérarques. A lui en conséquence, non seulement les simples fidèles, mais tous les mem­bres de la hiérarchie doivent être soumis, prêter obéissance et vénéra­tion comme à Jésus Christ en personne... »[10]

La fonction de vicaire du Christ, entendue dans son sens le plus fort de représentant personnel, assure au pape une supériorité absolue sur toute l'Eglise, enseignante et enseignée. (Don Bosco tenait à cette distinction.) Dans l'Eglise, il possède, à son sentiment, la plénitude des pouvoirs aussi bien sur les évêques que sur les simples fidèles. Son titre d'évêque de Rome disparaît sous d'autres infiniment plus presti­gieux. Il est «le chef de toute l'Eglise, le primat, le prince, le maître des apôtres eux-mêmes, le pasteur des pasteurs ». Pour le démontrer, don Bosco invoquait les références évangéliques habituelles chez les controversistes catholiques: Matthieu XVI, 18, Luc XXII, 32, Jean XXI, 11 et suivants. Parce qu'il attribuait au pape la plénitude des pouvoirs, il était amené à concentrer en lui tout pouvoir de juridic-/781/ tion et à prendre rang parmi les « médiatistes » dans le débat sur l'origine de la juridiction épiscopale.[11] Cette juridiction n'était, selon lui, dévo­lue aux évêques que par l'intermédiaire (medium) du souverain pontife et dans la seule mesure qu'il leur consentait. Don Bosco n'ignorait pas qu'il attribuait ainsi au pape un pouvoir que de nombreux défenseurs des pouvoirs épiscopaux, dits «philogallicans», lui contestaient et lui déniaient. Il l'expliquait, quoique sans assez de nuances, par la dis­tinction classique entre pouvoir d'ordre et pouvoir de juridiction. «En tout évêque on distingue deux espèces de pouvoirs, le pouvoir d'ordre et le pouvoir de juridiction. Le pouvoir d'ordre est la facul­té d'exercer dans l'Eglise certaines fonctions, telles que confirmer, consacrer validement d'autres prêtres et évêques, et ce pouvoir l'évê­que le reçoit immédiatement de Jésus Christ dans l'acte de son ordina­tion, c'est-à-dire quand il est consacré par le moyen du sacrement de l'ordre et de l'épiscopat. Quant au pouvoir de juridiction, c'est la faculté de gouverner des sujets, qui sont les fidèles, de faire des lois, de décréter des peines et choses semblables pour le bien des âmes, ou encore la faculté d'exercer non seulement validement mais aussi lici­tement le pouvoir d'ordre. Cela étant, il convient de savoir que cette deuxième faculté ne réside pas dans l'évêque; il ne l'a que du pape, à qui est subordonné le pouvoir d'ordre lui-même, qui ne peut être exercé que par sa concession. »

Don Bosco insistait, préparant ainsi le terrain à la reconnaissance de la primauté la plus absolue du pape sur les évêques, présentés comme ses lieutenants. «Ce pouvoir de juridiction ne réside pleine­ment que dans le seul pape, de qui le reçoivent, comme d'une source unique, tous les autres évêques. Il le donne, le supprime, l'étend, le restreint, selon son bon plaisir.» La raison lui paraissait obvie: tout pouvoir ne vient-il pas d'En-Haut? «Lui seul (le pape) le reçoit direc­tement de Jésus Christ pour lui-même et pour toute l'Eglise, pour lui­même et pour tous les évêques, à l'instant même où il est légitimement élu souverain pontife; mais tous les autres le reçoivent de lui, quand ils sont préconisés évêques, et le reçoivent seulement dans la mesure nécessaire à l'administration de leur diocèse ou pour remplir les offi­ces qui leur sont assignés, non certes pour toute l'Eglise.»[12]

Comme l'avait fait quelques années auparavant - très maladoite­ment - un canoniste français auquel il lui est arrivé de se référer, don Bosco, comme Marie-Dominique Bouix, isolait donc complètement le pape de l'épiscopat.[13] Il ignorait la distinction souvent reconnue en son siècle (auprès d'autres illustres, par Mauro Capellari, futur Gré-/782/ goíre XVI) entre la juridiction particulière et la juridiction universelle des évêques, cette dernière étant donnée par la consécration. Or la nécessité d'une telle distinction était dûment marquée, à l'époque de son livre, par une assemblée très autorisée préparatoire à Vatican I.[14] Effet de sa conception exclusivement individualiste de l'épiscopat, il ne disait mot du collège épiscopal successeur du collège apostolique et n'imaginait pas que la cura de l'Eglise universelle ait pu être commise par le Christ à l'épiscopat dans son ensemble et qu'en conséquence elle puisse dériver, pour le membre de l'épiscopat, non pas du pape, mais de l'acte consécrateur qui avait fait de lui un évêque. A la diffé­rence de la théologie qui a prévalu avec Vatican II, il optait avec enthousiasme pour l'origine médiate de toute juridiction épiscopale.[15]

L'autorité (c'est-à-dire le pouvoir) du pape, vicaire de Jésus Christ, est spirituelle et temporelle, expliquait encore don Bosco. Il ne disser­tait heureusement pas, comme l'avaient fait divers théoriciens médié­vaux, sur l'hégémonie politique oecuménique du représentant visible du roi des cieux, à ses titres de roi des rois et de seigneur des seigneurs. Son paragraphe intitulé: «Autorité temporelle du pape», disait sim­plement que «le vicaire de Jésus Christ, non seulement jouit d'une pleine autorité spirituelle sur le monde comme chef de l'Eglise, mais que, comme roi, il jouit et exerce directement une autorité temporelle sur un petit territoire d'Italie, comme n'importe quel autre souverain dans ses propres états. »[16] En revanche, il était abondant sur l'auto­rité spirituelle du pape, son objet et son étendue, précédant ainsi le débat qui diviserait le concile à venir. Le pape, disait-il, gouverne et organise l'Eglise comme il l'entend. Il crée des diocèses à sa guise par­tout où il le croit bon, il convoque des assemblées[17]... Mieux encore, le pape définit le vrai et le faux en matière religieuse, il dit où est le bien et où est le mal en morale. «Par cette autorité, dans l'Eglise catholique, le pape régit, gouverne, dispose comme il croit bon dans le Seigneur, et, de façon générale, omnia potest, il peut tout, sauf contre la foi ou contre la morale. Par conséquent, il déclare ce qui est vrai, ce qui est faux, définit si une doctrine ou un enseignement est conforme ou contraire à la foi, il juge si une pratique est selon ou contre la saine morale, approuvant ceci, condamnant cela... »[18] Don Bosco pénétrait ainsi dans le domaine dit de l'infaillibilité.

Dans le petit livre de 1869, la question de l'infaillibilité à propre­ment parler du pape était introduite par le biais de l'infaillibilité du concile général, qui allait de soi dans l'Eglise de ce temps. Prenons-y garde, c'était, dans la vision de don Bosco, le pape qui conférait au /783/ concile une infaillibilité, dont, sans lui, il eût été dépourvu. «Un con­cile, même général et oecuménique, ne fait autorité, ses décisions ne peuvent être tenues pour infaillibles, tant que le pape, par sa suprême autorité, ne lui a pas donné son approbation ou sa confirmation; car seul le pape est infaillible par lui-même; pour lui seul le Christ a engagé sa parole, qu'il ne le laisserait pas tomber dans l'erreur: J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Le corps des évêques est infaillible, mais par le moyen du pape. »[19] Dans cette vision des choses, comme le pouvoir, le savoir des évêques n'était jamais que médiat. Le pape omnipotent et omniscient de don Bosco était un peu «Dieu en terre». Organe vivant de celui dont il était le vicaire, son pouvoir doctrinal personnel était de source divine et donc sans appel. Paraissant même oublier dans l'expression de sa pensée la médiation du Christ Jésus, don Bosco se risquait à conclure son chapitre sur l'autorité spirituelle du pape: «A tout cela et autre chose encore s'étend l'autorité du pape, parce qu'il est le vice-gérant de Dieu sur terre pour tout ce qui regarde la gloire de Dieu même et le salut des âmes. »[20]

Bien que l'on ne s'attende pas à trouver un traité de théologie dans une brochure des Letture cattoliche, le peu de cas que don Bosco faisait du pouvoir épiscopal sous le titre L'Eglise catholique et sa hiérarchie ne laisse pas de surprendre. Fasciné à l'excès par ce qu'il croyait être l'unique source et l'unique canal visible du pouvoir ecclésial, il imagi­nait, face à l'Eglise enseignée, les indispensables corps intermédiaires tels de pures courroies de transmission des volontés et même des idées d'un pape à qui ces corps devaient tout, savoir et pouvoir. Il semblait confondre subordination (certaine) et dérivation (qui l'était beaucoup moins).[21]

Campagne pour la définition de l'infaillibilité

Dans ces conditions, don Bosco ne pouvait qu'applaudir à la Cor­respondance de France sur le futur concile, que la Civiltà cattolica publia à Rome en février 1869, au temps où lui-même diffusait à Turin son livret sur l'Eglise catholique et sa hiérarchie.[22] D'après le numéro 5 de cette «correspondance», les «bons catholiques» de France désiraient «la proclamation par le futur concile oecuménique des doctrines du Syllabus». Ils «accueilleraient avec bonheur la pro­clamation par le futur Concile de l'infaillibilité dogmatique du Souve­rain Pon-/784/ tife.» L'article indiquait benoîtement la modalité de cette proclamation: «On ne dissimule pas cependant que le Souverain Pontife, par un sentiment d'auguste réserve, ne voudra peut-être pas prendre lui-même l'initiative d'une proposition qui semble le toucher personnellement. Mais on espère que l'explosion unanime de l'Esprit Saint, par la bouche des Pères du futur Concile oecuménique, [la] défi­nira par acclamation. » La note de la Civiltà cattolica déclencha une violente polémique. Quelle étendue allait-on attribuer à cette «infail­libilité dogmatique» du pape, définie sans débat, par acclamation et sous l'impulsion du Saint-Esprit? Donnerait-on raison aux extrémis­tes tels que William George Ward (1812-1882) - personnage très sympathique au demeurant -, qui revendiquaient pour le souverain pontife une infaillibilité à peu près sans limites, s'étendant à toutes les paroles, aux moindres directives du pape et accusant de déloyauté ceux qui, ne partageant pas leurs opinions, minaient à leur sens, le dogme catholique?[23] Car la Civiltà cattolica de 1865 s'était aventurée à ranger le Syllabus parmi les paroles «infaillibles» de Pie IX, quand, à la suite de Quanta cura, elle avait écrit: «Que la révolution renon­ce à ses erreurs; et ce qu'elles sont, elle le sait désormais par l'infailli­ble parole du Vicaire de la Vérité subsistante. »[24]

Quelques mois passèrent, et don Bosco publia en août un fascicule des Letture cattoliche, signé par lui, qui était tout entier consacré aux conciles oecuméniques: «Les conciles généraux et l'Eglise catholique. Conversations entre un curé et un jeune paroissien. »[25] Ce devait être sa plus importante contribution à la préparation des esprits à l'assem­blée sur le point de s'ouvrir. Ce fascicule, sur lequel il avait fait tra­vailler Giovanni Bonetti, était un modèle d'information populaire adaptée, sérieuse, claire et vivante. Le Valdocco résumait sous forme dialoguée ce qu'il savait des conciles. Tommaso, garçon de dix-huit ans intelligent mais peu instruit, que désorientaient les objections d'un frère bourré de lectures anticléricales, s'entretenait sur les conci­les avec un curé patient et bien informé. Il désirait savoir, 1) ce qu'était un concile, en particulier un concile dit oecuménique, 2) la place que le pape y tenait, 3) l'histoire des conciles antérieurs, enfin 4) en quoi consisterait le concile annoncé par Pie IX. Le curé lui répondait en quatre soirées. Dans leur majorité, les notes des conver­sations I et III, sur le sens des termes et l'histoire des assemblées, nous renseignent assez peu nous-mêmes sur la mentalité de l'auteur, c'est­à-dire de don Bosco, objet de notre recherche. En revanche, les con­versations II et IV sur la place du pape dans le concile et sur Vatican I nous instruisent abondamment sur sa pensée à ces sujets, tandis que le concile était à la veille de s'ouvrir.

/785/

Par la bouche du curé mis en scène, don Bosco exprimait les objec­tifs du concile à venir, comme, au reste, Pie IX les avait lui-même pré­sentés: la répression des idées fausses, la réunion du peuple chrétien et la réforme des moeurs. La suite des événements nous pousse à exami­ner avec une attention particulière les pages sur la primauté du pape dans le corps épiscopal et dans l'assemblée conciliaire. Nous le savons, la supériorité du pape ne faisait aucun doute à notre auteur. Le pon­tife aurait donc pu se dispenser de pareilles réunions et définir seul la vérité en doctrine et en morale. Toutefois, remarquait le curé, un con­cile permettait d'approfondir les problèmes soulevés et les réponses à y donner.

Don Bosco répétait ici que le pape seul conférait un caractère infaillible aux options conciliaires. Car «le pape en matière de foi et de morale est infaillible même quand il est seul. » «Aucun pape comme pape n'a jamais erré. » On perçoit dans la brochure combien l'infailli­bilité personnelle du pontife était devenue le grand problème de l'Eglise en cet été de 1869. Conformément au voeu de la Civiltà catto­lica de février, don Bosco souhaitait en toutes lettres que le concile la définisse clairement. Tommaso demandait à son curé: «Et puis est-ce une vérité de foi que le pape est infaillible même quand il définit seul?» Le prévôt ne ménageait pas sa peine pour lui répondre: «C'est une vérité de foi que l'Eglise enseignante, c'est-à-dire les évêques unis au pape, est infaillible dans ses décisions touchant la religion et les moeurs. C'est aussi vérité de foi que le pape est le successeur de saint Pierre, le vicaire de Jésus Christ, le chef visible de toute l'Eglise, le père et le maître de tous les chrétiens, et qu'en la personne de Pierre lui a été donné par Notre Seigneur Jésus Christ plein pouvoir de paî­tre, de régir et de gouverner l'Eglise universelle. C'est ce qui a été défini par le concile général de Florence en l'année 1439. Par consé­quent le négateur quand ce ne serait que d'une seule de ces vérités serait hérétique. » Au fil des phrases du curé de Tommaso, don Bosco s'adressait à l'Eglise contemporaine: «Pour ce qui est de l'infaillibilité doctrinale du souverain pontife, cette vérité, bien que certaine et très certaine, n'a pas encore été déclarée dogme de foi. Mais l'on espère, et tous les bons catholiques en forment des voeux ardents, que le pro­chain concile oecuménique la définira comme telle; et que, pour la gloire de Dieu et de son Eglise, pour la sécurité et la consolation des bons, en soit orné d'une nouvelle et magnifique perle le front vénéra­ble du successeur de Pierre. »[26]

Don Bosco prenait parti avec le maximum d'éloquence. Hors con-/786/ versation, une note de son livret l'associait même à une invitation adressée aux catholiques en 1867, «de faire voeu de croire, professer et défendre et par leurs paroles et par leurs écrits, et, si nécessaire, même par leur vie, l'infaillibilité individuelle du pape, bien qu'elle n'ait pas encore été déclarée vérité de foi (...) Nous encourageons cor­dialement [nos lecteurs!] à faire ce voeu pour l'honneur de Jésus Christ et de son vicaire sur terre, et pour acquérir de plus grands mérites au ciel; et à prier le Dieu de miséricorde de faire que cette si belle vérité soit vite solennellement déclarée dogme de foi par la sainte Eglise. »[27] En ce mois d'août 1869, don Bosco menait donc ardemment et par écrit une campagne pour la définition de l'infaillibilité «individuelle» du pape par le futur concile; il allait jusqu'à encourager une sorte de «voeu sanguinaire» («même par leur vie») pour la défense de ce dogme, voeu analogue a celui pour la défense de l'immaculée concep­tion de Marie, contre lequel Muratori avait cru bon de s'insurger en 1714.[28]

Fidèle à lui-même, il appliquait à la primauté pontificale les princi­pes ecclésiologiques qui avaient sous-tendu ses polémiques anti­vaudoises des années '50. Jamais il n'envisageait l'Eglise telle une koi­nonia animée par l'Esprit Saint. Il ne voyait en elle qu'une institution hiérarchisée, masse d'individus subordonnés les uns aux autres, dépendant d'une unique source de vie dans le Christ Jésus, mais aussi reliés à cette source par l'unique et nécessaire canal du pape, son vicaire. Primauté, infaillibilité, pouvoir unique de juridiction... pro­venaient de la même sainte fontaine. Plutôt que de juger cette idéolo­gie assurément contestable, il convient de chercher à la comprendre dans sa naïve cohérence. Ne donne-t-elle pas une clef de certains com­portements de don Bosco vis-à-vis de son archevêque, qu'il pensait ne devoir être que le fidèle exécutant des volontés du pape, volontés que lui-même croyait bien connaître?

La participation au concile

Don Bosco suivait donc avec attention les préparatifs du concile. Il caressa même l'espoir de participer à ses travaux au titre de supérieur général de la société de S. François de Sales. Le récent décret d'appro­bation de sa congrégation (1er mars 1869) impressionnait plusieurs de ses amis; lui-même aussi et plus encore, à n'en pas douter. Les Acta SS. Concilii Vaticani conservés aux archives vaticanes renferment à ce /787/ sujet une requête longtemps ignorée que, dans les derniers jours de novembre 1869, il adressa au secrétaire du concile, Mgr joseph Fess­ler. Il convient de la lire tout entière.

Turin, 22 novembre 1869

Excellence Révérendissime,

Ayant besoin d'éclaircissement sur l'intervention au prochain concile oecu­ménique, je me permets d'adresser à V. E. R.me une humble prière sur ce point. En quelques mots voici ce dont il s'agit.

Aux termes de quelques lettres et informations privées provenant d'amis, il m'est assuré que les Supérieurs généraux des Ordres religieux définitivement approuvés et ayant juridiction sont admis au prochain concile; mais je n'ai pu savoir si les congrégations ecclésiastiques étaient comprises dans cette catégo­rie. -je me trouve être Supérieur général de la congrégation dite Société de S. François de Sales, définitivement approuvée avec juridiction, congréga­tion à voeux simples mais perpétuels et réservés au Saint-Siège. - Si, dans sa grande bonté, Votre Excellence voulait me faire écrire un mot qui m'indique si cette société doit être rangée parmi celles qui sont admises ou non, elle me ferait une véritable faveur. Je voudrais ne rien omettre qui marque mon res­pect envers le Saint-Siège, comme je ne voudrais non plus risquer un seul mot dans un domaine où je ne devrais pas m'immiscer. - Persuadé que vous vou­drez bien pardonner le dérangement que je vous cause, je vous souhaite du ciel santé et vie heureuse, tandis que je me professe, avec une profonde grati­tude, de V. Exc. R.me. - Le très obligé serviteur, Giovanni Bosco, prêtre.[29]

La réponse de Mgr Fessler fut négative. Les voeux perpétuels pro­noncés dans la société de don Bosco n'étaient jamais que des voeux simples. La participation au concile des supérieurs généraux de ces sortes de congrégations était exclue.[30] Au début de décembre, don Bosco ne fit donc pas le voyage de Rome pour assister aux cérémonies grandioses de l'ouverture du concile le 8 décembre 1869.

La vision du 5 janvier 1870

Aux yeux de don Bosco, le concile devait ajouter une merveilleuse auréole à la gloire du pape. Ce faisant, il dompterait les puissances maléfiques ameutées contre lui. Au sein de l'Eglise romaine, cité assié­gée par la vague moderne, le pape régnant, lui-même dans l'oeil d'un cyclone infernal, demeurait l'unique rempart du bien contre le mal.

Aussi les courants divers qui traversaient l'assemblée conciliaire préoccupaient notre saint. Si, dès avant l'ouverture, des pères s'étaient affichés favorables à la proclamation de l'infaillibilité du /788/ pape et, de façon générale, à l'affirmation vigoureuse des principes chrétiens, d'autres se disaient à Rome hostiles à la définition de l'infaillibilité et à tout ce qui aggraverait l'isolement du corps ecclé­sial. Rares étaient les évêques contraires à une infaillibilité du pape en lien avec l'Eglise; mais le problème de l'opportunité d'une définition inquiétait beaucoup d'entre eux. «Dès avant l'ouverture du concile, a écrit le meilleur historien de Vatican I, on pouvait voir au sein de plu­sieurs épiscopats nationaux s'affirmer deux tendances bien nettes: ceux qui faisaient confiance aux préparateurs romains de l'assemblée et ceux qui redoutaient au contraire d'être mis devant un fait accom­pli. Les positions se cristallisaient surtout autour de deux problèmes brûlants: il y avait d'une part les évêques qui souhaitaient que le con­cile définît l'infaillibilité du pape et ne redoutaient pas de voir rappe­ler les principes qui devaient régir la société chrétienne idéale; d'autre part, ceux qui croyaient que, par de pareils projets, l'Eglise et la société étaient menacées, l'une dans sa constitution intime et l'autre dans ses institutions et ses aspirations les plus légitimes. »[31]

Dans ce contexte mouvant, don Bosco, qui avait choisi son camp, eut à Turin le 5 janvier 1870, sur Paris, l'Eglise et l'Italie, une vision apocalyptique destinée à un long retentissement.[32] A Paris, cité bril­lante, mais idolâtre et pécheresse, étaient annoncés de terribles fléaux: l'occupation étrangère et d'effroyables dévastations. L'Italie, pourtant terre de bénédictions, serait l'objet de grands malheurs: «La disette, la peste, la guerre feront que les mères devront pleurer le sang de leurs fils et de leurs époux morts sur une terre ennemie. » Rome serait durement frappée. Au sein de l'Eglise, Pie IX était exhorté avec feu à mener à bien, malgré les désordres, l'oeuvre de la «Grande Con­férence». Heureusement, l'aube de la victoire se lèverait un jour pro­che et le pape recouvrerait sa splendeur. «Le Grand Ministre verra l'Epouse de son Roi en habits de fête. » «L'Auguste Reine du Ciel est présente, la puissance du Seigneur est entre ses mains. Elle disper­se ses ennemis comme une nuée, elle revêt le vénérable vieillard de tous ses anciens atours. »

La section sur Vatican I figurait au centre de l'oracle. Une addition de la main de don Bosco sur la copie la plus ancienne que nous possé­dions la donnait comme destinée «à Pie IX». Elle disait: «La voix du Ciel est maintenant pour le Pasteur des Pasteurs. Tu es dans la Grande Conférence avec tes Assesseurs; mais l'ennemi du bien ne demeure pas un instant en repos. Il étudie et pratique tous les artifices contre toi. Il sèmera la discorde parmi tes Assesseurs, il suscitera des /789/ ennemis parmi tes enfants. Les Puissances du siècle vomiront du feu; elles voudraient que les paroles soient étouffées dans la gorge des Gar­diens de ma loi. Cela ne sera pas. Ils feront mal, ils se feront mal à eux­-mêmes. Quant à toi, accélère; si les difficultés ne sont pas résolues, qu'elles soient tranchées. Si l'angoisse te saisit, ne t'arrête pas, mais poursuis jusqu'à ce que soit tranché le Chef de l'Hydre de l'erreur. Ce coup fera trembler la terre et l'enfer; mais le monde sera rassuré et tous les bons exulteront. - Réunis donc autour de toi quand ce ne serait que deux Assesseurs, mais, où que tu ailles, continue et achève l'oeuvre qui t'a été confiée. - Les jours fuient rapidement, tes années progressent vers le terme fixé. Mais la Grande Reine sera toujours ton secours; comme elle le fut dans les temps écoulés, elle sera aussi tou­jours à l'avenir Magnum et singulare Ecclesiae praesidium. »[33]

Ce texte a toutes chances d'avoir été écrit sous cette forme entre le 5 janvier, date de la vision, et le 12 février 1870, puisque, ce 12 fé­vrier, don Bosco le communiqua à une personnalité de Rome, vrai­semblablement à un jésuite lié à la Civiltà cattolica.[34] Son interpréta­tion, destinée à être notée, probablement selon les indications de don Bosco lui-même, sur le document de Turin, est moins problématique pour la section sur Pie IX que pour les autres concernant Rome et l'Italie. La «grande conférence» ne pouvait être que Vatican I, et les «assesseurs» les pères du concile. Certains d'entre eux, lisons-nous, deviennent ennemis du pontife. On tentera d'étouffer les déclarations sur les vérités de la foi. Le pape, alors même qu'il devrait abandonner provisoirement la ville de Rome, était fermement invité à faire preuve d'énergie et à dirimer d'autorité les difficultés. Nouvel Hercule face au monstre de Lerne, il s'agissait pour lui de décapiter l'«hydre de l'er­reur». Quelques doutes étaient peut-être permis sur l'identité de cette «hydre». Souvenons-nous que, selon don Bosco, les «bons catholi­ques» auraient volontiers souhaité la définition du contenu du Sylla­bus. Mais, au cours d'un mois de janvier 1870, où commençaient de circuler des pétitions pour et contre la définition de l'infaillibilité du pape, cette définition pouvait bien être donnée comme le moyen radi­cal de venir à bout de toutes les faussetés répandues à la surface de la terre.[35]

Ces avertissements célestes prendraient pour nous un relief parti­culier, même du point de vue de l'histoire générale de l'Eglise, si, comme une tradition reçue l'a affirmé depuis 1917, ils avaient été transmis à Pie IX au cours des semaines de février 1870, c'est-à-dire avant la définition de juillet, l'interruption du concile, la prise de /790/ Rome par les Italiens, la guerre franco-prussienne, etc., etc. Don Bosco aurait été l'agent décisif de la décision de Pie IX d'introduire en priorité le débat conciliaire sur la primauté et l'infaillibilité du sou­verain pontife. Le tome IX des Memorie biografiche a relaté avec force détails les entretiens que don Bosco aurait eus avec le pape, le 12 fé­vrier d'abord sur le déroulement du concile; puis, le 21 février, sur les malheurs de la France et de Paris.[36] Il ne lui remettait pas son texte, mais lui en expliquait le contenu. En vérité, ces deux récits d'audien­ces ont été forgés par don Lemoyne à partir d'un faux renseignement qui s'était glissé dans sa documentation. A l'aide de traits isolés et disparates, le mémorialiste s'est cru tenu de fabriquer un entretien du 12 février 1870 au cours duquel don Bosco aurait «communiqué» au souverain pontife le mystérieux oracle sur le concile; et un entretien du 22 février suivant pour le reste du message, qu'il lui aurait com­menté à la veille de son retour à Turin. Ces deux audiences sont entiè­rement imaginaires. En février, don Bosco demeura très discret sur ses révélations dans les entretiens qu'il eut - d'autres jours, comme nous verrons - avec Pie IX.[37]

A Rome pendant le concile (janvier-février 1870)

Car don Bosco a passé près d'un mois à Rome pendant le concile Vatican I. En 1870, des raisons impératives ne l'obligeaient pas à se rendre dans cette ville. En 1869, sa congrégation avait été approuvée, le problème des dimissoriales semblait provisoirement résolu.[38] Mais il voulait répondre à l'appel de diverses personnalités qui l'invitaient là-bas; présenter en personne au cardinal Quaglia, préfet de la congré­gation des Evêques et Réguliers, son rapport triennal sur l'état de sa société; enfin, et peut-être surtout, profiter du rassemblement excep­tionnel de l'épiscopat à Rome pour lier d'utiles connaissances et favo­riser ainsi le rayonnement de son oeuvre.[39] On observe ainsi qu'il cimenta alors ses relations avec le P. Daniele Comboni (1832-1881), qui venait de fonder un institut missionnaire pour l'évangélisation des Noirs et qui présenta au concile un postulatum pour l'Afrique le 15 mars 1870. Le 3 juillet suivant, Daniele Comboni assurait don Bosco qu'il avait été pour lui «très cher» dès le premier instant, et qu'il pouvait s'adresser à lui, certain qu'ils s'accorderaient parfaitement.[40]

Le 20 janvier, don Bosco partit de Turin vers Rome, via Flo­rence.[41] La date précise de son arrivée - qui n'est pas indifférente /791/ aux biographes de Mgr Gastaldi - ne nous est pas connue; ce fut, au plus tôt, le 24 et, au plus tard, le 27 janvier.

Il tombait dans un monde ecclésiastique agité par les discussions sur le sens et l'opportunité de la définition de l'infaillibilité pontifi­cale. L'affrontement avait pris un caractère violent. Aux pétitions des uns répondaient les contrepétitions des autres. Les propos excessifs de certains infaillibilistes, selon qui toutes les paroles religieuses du pape pouvaient être qualifiées d'infaillibles, indignaient les gens aver­tis, historiens au premier chef, qui protestaient. On flairait dans la définition qui se dessinait une séparation indue entre le pape et l'épis­copat. Les pétitions partageaient les évêques du Piémont et de l'Italie du Nord.[42] Le premier évêque piémontais à signer la pétition pour la définition avait été, le 6 janvier, Mgr Tommaso Ghilardi, évêque de Mondovì, un esprit indépendant, qui traversa plusieurs fois la vie de don Bosco. Le même jour, Jacques-Joseph Jans, évêque d'Aoste, avait signé la pétition infaillibiliste en la compagnie d'un groupe d'évêques savoyards. La riposte de leurs frères dans l'épiscopat, qui étaient d'opinion différente, n'avait pas beaucoup tardé. Le 18 janvier, les antiinfaillibilistes dits «piémontais», avec, à leur tête, l'archevêque de Turin Alessandro Riccardi di Netro en personne, à qui s'étaient associés Luigi Giuseppe Nazari di Calabiana, que nous savons avoir été transféré de Casale à Milan; Giovanni Pietro Losana, évêque de Biella; Lorenzo Guglielmo Renaldi, évêque de Pinerolo; Luigi Moreno, évêque d'Ivrea; Raffaele Biale, évêque d'Albenga; et Gio­vanni Battista Montexí, évêque d'Iglesias en Sardaigne, signaient à leur tour une pétition particulière au pape, mais contre la définition de l'infaillibilité. Les sept signataires s'étonnaient que la définition eût été demandée avant d'avoir été discutée. Ils acceptaient certes le primat de l'évêque de Rome, mais estimaient que les conciles de Florence et de Trente s'étaient suffisamment exprimés à son sujet. Enfin la définition ne leur paraissait nullement nécessaire, alors que des problèmes plus urgents devaient être abordés par le concile. D'autant qu'elle induirait des effets nuisibles: elle provoquerait des réactions hostiles à l'Eglise et entraînerait peut-être des schismes dans son sein. En conséquence, les signataires demandaient que la définition réclamée par certains ne soit pas soumise à débat.[43] Le groupe d'évêques d'Italie du Nord favorables à la définition prit alors quelque consistance par adhésions particulières. Le 23 janvier, l'évê­que de Casale, Pietro Maria Ferré - bon ami de don Bosco et en diffi­cultés avec l'arehevêque Riccardi - la demandait avez d'autres évê-/792/ ques italiens; et l'évêque d'Alba, Eugenio Roberto Galletti, entrepre­nait individuellement une démarche identique. Il n'empêche, le carré central des Piémontais s'affichait antiinfaillibiliste et donc contraire à la campagne de don Bosco dans ses Letture cattoliche de 1869.

A Rome, les antiinfaillibilistes piémontais étaient confortés par les déclarations d'un savant historien compatriote, Mgr Guglielmo Audi­sio, installé dans la ville depuis son expulsion du Piémont en 1853. On lui devait des travaux sur le droit et l'éducation[44] et surtout des étu­des d'histoire politique et religieuse: la Storia religiosa e civile dei papi (Histoire religieuse et civile des papes) (Rome, 1860, 5 vol.), Siste­ma politico e religioso di Federico II e di Pietro della Vigna (Systè­me politique et religieux de Frédéric II et de Pierre de la Vigne) (Rome, 1866).[45]

Dans l'affaire, un évêque piémontais, lui aussi très lié à don Bosco, tenait une position originale et prétendait ne s'engager qu'à bon escient. Il résistait aux options philogallicanes de ses collègues formés à l'université de Turin, mais ne se résolvait pas à épouser les théories simplificatrices des amis de Mgr Henry-Edward Manning. L'évêque de Saluzzo, Lorenzo Gastaldi, qui n'avait signé ni dans un sens ni dans un autre, remit le 23 janvier au cardinal De Angelis une lettre officielle, dans laquelle il exprimait ses perplexités face au problème de l'infaillibilité pontificale. Favorable à la définition de l'infaillibi­lité personnelle du pape par le concile et même prêt à soutenir publi­quement en assemblée son opportunité, il refusait d'isoler en cela le pontife de Rome du reste du corps épiscopal. En somme, parce que l'infaillibilité avait été promise à l'Eglise avec ses colonnes qui sont les apôtres et leurs successeurs, les évêques, en même temps qu'à Pierre et aux papes, ses propres successeurs, il niait une infaillibilité du pape supposée séparée de l'infaillibilité du corps épiscopal héritier du col­lège apostolique. Sa vision de I'Eglise et de sa hiérarchie relevait de la plus ancienne tradition. Il écrivait: «... Je pense toutefois que, dans l'exposé de la définition, il faut soigneusement éviter la plupart des seorsim, separatim ab episcopis, personaliter, inconsultis episcopis, mais qu'il faut simplement dire: la définition que le souverain pontife for­mule ex cathedra, par laquelle il condamne sous peine d'anathème ceux qui ne professent pas de bouche et d'esprit la proposition qu'il avance; ou qui adhèrent de bouche ou seulement d'esprit à l'erreur qu'il proscrit; que cela doit être tenu comme dogme de foi. » Il avait soin de préciser les conditions - qui finiront par s'imposer - d'une parole prononcée authentiquement ex cathedra: «On doit ajouter que /793/ le pontife parle ex cathedra quand: 1° il s'adresse à l'Eglise universelle; 2° quand il menace d'anathème celui qui, à la fois de bouche et d'esprit, ou seulement d'esprit, ne se soumet pas à sa définition. »[46] Ces conceptions différaient profondément de celles de don Bosco, qui faisait du pape, vicaire du Christ, l'unique autorité médiatrice de l'Esprit saint entre le monde des évêques et des fidèles d'une part et le Christ ressuscité d'autre part. Et l'on voit qu'il est inexact d'avancer que Mgr Gastaldi ait été contraire à l'infaillibilité jusqu'à sa conver­sion par don Bosco au cours du concile.[47]

Sur place, don Bosco, qui n'ignorait pas ses limites, tenta d'éviter une discussion avec le savant Mgr Audisio. Mais il n'y parvint pas. Audisio qui, apparemment, eût aimé le convaincre, lui fit montre de son érudition sur les papes, leurs hésitations et leurs faux pas. Ebloui, mais bon manoeuvrier, don Bosco se tira d'affaire, assura-t-il ensuite, par le recours à l'un de ses ouvrages, probablement l'Histoire religieuse et civile des papes, il s'était montré moins sévère à leur égard.[48]

Il rencontra aussi Mgr Gastaldi, qui, après sa lettre au cardinal De Angelis, était resté quelque temps indécis sur la conduite à préférer. Le 15 février, deux évêques piémontais, silencieux jusque là, Formica de Cuneo et Savio d'Asti, adhéraient à la requête de définition. Que faire? L'entretien entre le prêtre, zélé partisan d'une prompte défini­tion, et l'évêque, très informé, bon théologien, rendu inquiet par les retombées dans le peuple chrétien d'une polémique nocive à la vérité et au bien de l'Eglise, fut long et cordial; mais, tout compte fait et quoi qu'en aient dit les Memorie biografiche, nous en ignorons le détail de l'argumentation.[49] Sa pointe ressort toutefois de la conversation que don Bosco eut à ce sujet avec don Giacomelli le 18 avril 1879: don Bosco encouragea vivement Mgr Gastaldi à rédiger un mémoire - qu'il méditait probablement déjà - en faveur de l'opportunité d'une rapide définition.[50] Il n'y avait plus de raisons de tergiverser devant la tournure prise par le débat. De fait, le 19 février, à la veille du départ de don Bosco vers Turin, Mgr Gastaldi remettra au cardinal Patrizi sa lettre remarquable Si adhuc tempestive, par laquelle il demandait son inscription parmi les signataires des pétitions en faveur de la définition de l'infaillibilité et développait des arguments sur l'opportunité et même la nécessité d'une telle définition.[51] Appa­remment tranquillisé sur le sens que la commission responsable don­nerait à cette infaillibilité pontificale nullement séparée de celle du corps épiscopal, il réclamait une «définition explicite de l'inerrance du souverain pontife quand il parle ex cathedra » en donnant à ces deux /794/ derniers mots un sens précis, comme il l'avait fait dans sa lettre au car­dinal De Angelis. Un zèle impétueux l'emportait désormais, les dan­gers du silence l'effrayaient pour l'Eglise: il fallait agir et sans délai. «Qui plus est, je demande instamment et je prie fortement (vehemen­ter obsecro) Votre Eminence d'introduire le plus tôt possible au con­cile la proposition d'une définition explicite sur ce point, en sorte que, après une libre discussion, on mette enfin un terme à cette très grave question et que la paix et la tranquillité soient rendues aux esprits. » Il pensait que le climat créé par les débats pour ou contre l'infaillibilité du pape avait désormais rendu la clarification néces­saire, la définition étant le seul moyen de sortir du désordre intellec­tuel qui s'était instauré. «Au vrai, écrivait-il, il n'existe pas d'autre voie pour faire rapidement cesser les scandales et rendre la paix aux catholiques que de définir au plus vite l'inerrance du souverain pon­tife. » Il souhaitait l'introduction dans un prochain ordre du jour du canon: «Si quelqu'un dit que le souverain pontife, quand il parle ex cathedra, peut errer, qu'il soit anathème. » Et il revenait sur sa propo­sition du 23 janvier d'argumenter publiquement en ce sens: «Quant à moi, je suis prêt à défendre et à soutenir ce canon, pour que la paix qui nous est si nécessaire ne nous soit pas ôtée et que, la cognée une fois mise à la racine du mauvais arbre, le germe de tous les schismes et de tous les scandales soit extirpé du sein de l'Eglise. »[52]

Avec l'adhésion de Mgr Gastaldi à la cause de l'infaillibilité, la division de l'épiscopat piémontais devenait un peu plus manifeste. Et le bloc infaillibiliste de l'assemblée, celui pour lequel don Bosco pre­nait ouvertement parti, gagnait l'un de ses plus savants orateurs.

Don Bosco et Pie IX en février 1870

Le mois de février 1870, que don Bosco passa aux trois quarts à Rome, fut pour le concile celui de l'attente fiévreuse d'une décision de Pie IX sur le problème de la mise en débat du problème de l'infailli­bilité. Le schéma sur l'Eglise distribué le 21 janvier après celui De fide catholica ne comportait pas de texte sur l'infaillibilité du pape. Mais le 9 février, la commission chargée de donner un avis sur les pétitions des pères, se prononça à la quasi-unanimité pour la transmisssion au souverain pontife, assortie d'une opinion favorable, de la pétition des infaillibilistes.[53] L'ultime décision revenait à Pie IX: il ne décida que le 1er mars de l'inscription du paragraphe dans le projet de consti­tution.

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Or don Bosco rencontra le pape durant ce mois. Il avait eu quelque peine à obtenir une audience particulière, tous les évêques présents au concile n'ayant pas encore été reçus en privé par le souverain pontife. Mais il put lui parler longuement dans son bureau durant l'après-midi du 8 février, et lui dire ensuite quelques mots lors d'une audience semi-publique le 15 février.[54] L'une et l'autre fois, Pie IX se montra très affable envers don Bosco, qu'il traitait depuis toujours avec une extrême cordialité. Le développement de la société de S. François de Sales le surprenait. Il goûta beaucoup le cadeau d'une collection bien reliée des Letture cattoliche, dont il lut quelques lignes sous les yeux de son visiteur et qu'il disposa ensuite lui-même sur les rayons de sa bibliothèque. Il proposa à don Bosco, qui désirait s'installer à Rome, l'église S. Giovanni della Pigna avec les locaux attenants. La question de l'infaillibilité surgit durant la conversation du 8. Don Bosco se dit infaillibiliste. Je croirais volontiers qu'il désigna du doigt le passage des Letture cattoliche il avait exprimé l'ardent souhait de sa défi­nition par le concile. En tout cas, Pie IX lui demanda un avis sur la question alors controversée de l'attitude du pape Honorius dans l'affaire monothélite. Don Bosco répondit brièvement, probablement - comme il le dit à son retour à Turin - en remarquant que ce pape n'avait pas pris parti, qu'il avait «temporisé», comme avait fait le Fabius cunctator des anciens Romains.[55] Mais il ne pressa pas Pie IX au nom du ciel en faveur de la définition de l'infaillibilité pour tran­cher définitivement le chef de l'«hydre de l'erreur» à la joie des bons et à la fureur de l'enfer. Le document du 5 janvier, y compris le pas­sage destiné au «pasteur des pasteurs», resta dans sa poche, comme il le fit savoir a un cardinal (Bilio? Antonelli?) le 29 octobre suivant.[56] De son propre aveu, ses allusions en conversation furent lointaines. Traduisons qu'il ne transmit pas l'oracle à Pie IX.

La définition de l'infaillibilité pontificale par le concile

Les débats sur le schéma De Romano Pontifice distribué aux pères le 9 mai et discuté en assemblée à partir du 13 mai, permirent à Mgr Gastaldi de se distinguer par sa science et son éloquence en faveur de l'autorité du pape dans l'Eglise. Son long discours du 30 mai fit impression.[57] Le 1er juin, il revint à la charge pour défendre dans la formulation les adjectifs: supremam, immediatam, ordinariam, episco­palem potestatem;[58] et encore, quoique plus brièvement, le 2 juillet, pour conclure dans le sens du mémoire qu'il avait composé après son /796/ entretien avec don Bosco: «Definiatur itaque quam citius, definiatur et omnes concordes simus. » (Que ce soit donc défini au plus vite, que ce soit défini et que nous soyons tous d'accord).[59] Les interventions des antiinfaillibilistes piémontais, en particulier de l'évêque Losana de Biella, qui, un jour, attaqua ouvertement Gastaldi, étaient pâles auprès des siennes.

Le vote préliminaire sur la constitution De Romano Pontifice eut enfin lieu le 13 juillet. Les Piémontais restèrent divisés jusqu'au bout. Sur 601 votants, 88 pères votèrent non placet, 62 placet juxta modum et 451 placet. On sait que l'archevêque antiinfaillibiliste Riccardi di Netro avait quitté le concile depuis Pâques. Les «Piémontais» encore présents Calabiana, Losana, Moreno, Montexi et Sola (celui-ci, évê­que de Nice) votèrent non placet; Ghilardi, Ferré, Jans, Formica, Savio, Gastaldi, Galletti et Colli, placet. Le 17 juillet, les résistants annoncèrent au pape qu'ils quitteraient Rome avant le vote solennel de Pastor aeternus prévu pour le lendemain 18 juillet. Parmi les cinquante-cinq signataires de cette pièce, on trouvait, en la compa­gnie des leaders Darboy, Schwarzenberg et Dupanloup, les évêques Calabiana, Moreno, Sola et Montexi. Mgr Losana, l'antiinfaillibiliste le plus acharné du groupe piémontais, s'en était allé dès le 15 juillet, laissant à l'archevêque (antiinfaillibiliste) de Milan une déclaration selon laquelle il demeurait fidèle à son vote du 13.

Des raisons d'opportunité, plus que de pure doctrine, expliquaient ce tumulte de dernière heure. Car le document final, qui fut accepté en session solennelle à la quasi-unanimité des votants et auquel les évêques antiinfaillibilistes se rallièrent une fois rentrés chez eux, pré­sentait la primauté du pape et son infaillibilité en termes modérés. Il restreignait l'infaillibilité dans son sujet, son objet et son mode d'exercice (actus), comme l'avait fort bien remarqué Mgr Gasser, rap­porteur du projet, dans son discours du 11 juillet.[60] Selon Vatican I, étaient garanties «infaillibles» les seules définitions émises par le sou­verain pontife, le terme de définition traduisant une prise de position arrêtée avec exclusion de tout retour en arrière. Ces définitions devaient concerner la foi et les moeurs et avoir été prononcées par le pape ex cathedra, c'est-à-dire en tant que pasteur et docteur de l'Eglise universelle. Intentionnellement, la raison de l'infaillibilité person­nelle du pape était exprimée dans la formule même de la définition. Elle résidait, non pas dans sa fonction de vicaire du Christ, à qui celui­ci aurait fait part d'un charisme qui lui était connaturel, mais dans l'Eglise, à laquelle le Christ avait promis l'infaillibilité. Cette infailli-/797/ bilité du pape était dite «qua divinus Redemptor Ecclesiam suam in definienda doctrina de fide vel moribus instructam esse voluit » (dont le divin Rédempteur voulut que son Eglise fût pourvue dans la défini­tion de la doctrine sur la foi et les moeurs). L'Eglise étant indissociable du corps des évêques, successeurs des apôtres, qui en sont les fonde­ments, les appréhensions de Mgr Gastaldi et de ceux qui pensaient comme lui en janvier précédent, devaient s'évanouir.[61]

La réception du concile par don Bosco

Don Bosco était lui aussi comblé. Son voeu du mois d'août 1869 avait été exaucé. Comme il avait préparé les esprits au concile, il s'employa à les instruire de ses résultats. Trois fascicules des Letture cattoliche en parlèrent, celui d'octobre 1870 intitulé: «Histoire et Actes du Concile aecuménique du Vatican jusqu'à sa quatrième ses­sion»;[62] le fascicule double de novembre et décembre 1870, qui était une nouvelle édition de l'Histoire ecclésiastique de don Bosco prolon­gée jusqu'au concile; enfin celui d'avril 1871, brochure du jésuite Secondo Franco intitulée: «L'infaillibilité pontificale proposée aux fidèles. »[63]

Dans les pages sur Vatican I de la nouvelle édition de son Histoire ecclésiastique, don Bosco justifiait longuement la convocation du con­cile par la nécessité de dresser un rempart contre la propagande dite impie de son siècle. «Les troubles de ces derniers temps et les erreurs que l'on tente insidieusement de mêler à la religion; les philosophes soi-disant modernes, les mauvais livres et les mauvais journaux, les maximes politiques jusque là inouïes, les diverses formes de sociétés secrètes, la franc-maçonnerie, le socialisme, les libres penseurs, les spiritistes et consorts ont tellement envahi le coeur et l'esprit des hom­mes que le pontife romain Pie IX jugea nécessaire de convoquer un concile oecuménique pour maintenir la pureté de la foi et conserver à l'Eglise toute sa puissance. »[64] Sous la plume de don Bosco, cette accumulation prouvait au moins que le problème du pape et de sa suprématie ne monopolisait pas sa vision de Vatican I et qu'il n'ou­bliait pas tout à fait l'importante constitution Dei Filius votée à sa troisième session (24 avril 1870). Mais la quatrième session, qui avait défini la primauté et l'infaillibilité du pape, le délectait: «Dans les fas­tes de l'Eglise cette session demeurera toujours mémorable. Après l'exposé de la doctrine catholique sur l'institution du primat apostoli­que dans le bienheureux Pierre, et de sa perpétuité dans les papes ses /798/ successeurs, dont l'autorité devait s'étendre à tous les temps, à tous les lieux, à tout ce qui concerne la religion et à tous les chrétiens, laïcs, prêtres et évêques de la terre, on passa enfin à la grande question du magistère infaillible du pontife romain. » A cet endroit, il introduisait solennellement une longue citation de Pastor aeternus en l'attribuant, remarquons-le, non pas au saint concile, mais à Pie IX en personne: «Après l'approbation des pères, le glorieux Pie IX proclamait cette sublime vérité dans les termes suivants. »[65]

Il est toutefois peu probable que notre don Bosco se soit jamais sou­cié de contenir l'infaillibilité du pape dans les limites relativement étroites qu'avait dessinées Mgr Gasser, et donc le concile lui-même, lors de la définitíon tellement louée. Non sans ingénuité, il concluait sa citation de Pastor aeternus: «Il était ainsi défini comme article de foi que le pontife romain est infaillible quand il parle de ce qui concerne la foi ou les moeurs»,[66] ce qui, pris à la lettre, était fort exagéré. Don Bos­co continuait à partager l'idée que les «bons catholiques» de 1869 se faisaient de l'infaillibilité pontificale. Au reste, le fascicule du jésuite Secondo Franco: «L'infaillibilité pontificale proposée aux fidèles »,[67] ne tenait pas un langage tellement différent. Ce père jésuite, qui allait être le consulteur théologique privilégié de notre saint durant les années '70,[68] expliquait dans son chapitre VII: «Comment l'infailli­bilité pontificale s'étend à tout ce qui a un lien nécessaire avec la foi et la morale. »[69] II alignait non sans quelque raison: des «vérités philoso­phiques», tel l'enseignement contre le transformisme; des «vérités morales»; des «vérités politiques», telles que les positions du pontife sur la souveraineté du peuple; des «vérités religieuses», y compris les canonisations des saints; enfin des «faits dogmatiques». Mais il détaillait aussi [70] les principaux actes du ministère de Pie IX en aver­tissant que «tout ce que nous avons indiqué appartenir à l'infaillibilité de l'Eglise appartient aussi au souverain pontife même seul.» Or, dans cette énumération d'actes, on découvre, non seulement le dogme de l'Immaculée conception et les canonisations des confesseurs et des martyrs, mais encore la condamnation des erreurs contenues dans le Syllabus et le fait qu'«il ait soustrait au peuple chrétien les Renan, les Nuytz, les Dumas, les Victor Hugo et, par ses condamnations, une multitude d'autres livres ou impies ou immoraux...» Certes, mon Révérend Père, nous sommes là devant de possibles «objets» d'actes infaillibles. Encore fallait-il qu'il y ait eu sur eux décisions et décisions ex cathedra... Sous Pie IX, le Saint Esprit en a heureusement préservé l'Eglise du Christ.

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Quand, en 1875, don Bosco présentera ses constitutions aux salé­siens, il croira pouvoir leur assurer que, dans leur observance, «nous nous appuyons sur des bases stables, sûres et, nous pouvons dire, infaillibles, parce qu'est infaillible le jugement du chef suprême de l'Eglise qui les a sanctionnées.»[71] Pareilles affirmations, excusables dans le climat enthousiaste du concile, ne seront plus répétées par les générations suivantes, qui veilleront à ne pas qualifier inconsidéré­ment d'infaillibles les divers actes du magistère pontifical.

Jours inquiets, jours sanglants (juillet 1870-mai 1871)

L'ère qui suivit le triomphe du pape au concile à la mi-juillet 1870 fut, pendant une longue année, pour la France et pour Rome, deux régions sur lesquelles don Bosco gardait les yeux fixés, un temps de désastres.

La France de Napoléon III déclara la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Une bataille décisive, livrée à Sedan du 30 août au 2 septembre, aboutit à une humiliante capitulation et à la capture de l'empereur. Le 4 septembre, Paris révolté déclara la déchéance de l'Empire et créa un gouvernement de défense nationale. Le siège de la capitale par les Prussiens commença le 19 septembre. Puis Metz capitula à son tour le 27 octobre. L'insurrection grondait dans Paris bombardé, soumis au froid et à une disette de plus en plus terrible. Le 29 janvier 1871, un armistice fut signé entre la Prusse et le gouvernement français. Les résistants à tout prix crièrent à la trahison. Le 1er mars, les troupes allemandes pouvaient défiler dans Paris, mais une partie de la popula­tion de la capitale protestait contre un gouvernement «félon» qui s'installait à Versailles. Le 18 mars, la révolte jaillit; la troupe reçut l'ordre de sortir de Paris pour contenir les révoltés, qui se donnaient leur propre gouvernement. Et ce fut la Commune parisienne, ses désordres et ses assassinats. (L'archevêque Darboy fut fusillé.) Le gouvernement de Versailles reprit la ville qui se défendait en dressant des barricades. Il y eut, entre le 21 et le 28 mai 1871, une semaine par­ticulièrement effrayante, qui recevra dans l'histoire le nom de san­glante. La répression l'emporta et l'ordre fut rétabli dans une cité ravagée successivement par les bombardements ennemis, la famine du siège et les folies destructrices des Communards, lesquels, dans leur rage, avaient brûlé divers édifices publics (dont les Tuileries, mais pas le Panthéon, qui fut épargné). Le gouvernement d'Adolphe Thiers /800/ s'imposa, préparant sans trop le savoir l'avènement de la Troisième République (1875).[72]

A Rome, quoique sans grande effusion de sang, le trouble avait été analogue: un ordre politico-religieux avait été renversé. La guerre franco-prussienne entraîna l'interruption du concile du Vatican au lendemain de la définition du 18 juillet. Le 5 août, le corps expédi­tionnaire français fut rapatrié pour défendre le sol national; et Pie IX, une fois de plus, se retrouva sans défense suffisante. Or, les patriotes italiens étaient résolus à en finir et à mettre le sceau au Risorgimento en donnant Rome pour capitale au pays ressuscité; et il se trouvait dans la ville assez de gens décidés pour y réclamer l'entrée des Pié­montais. Le 20 septembre 1870, les troupes de Victor-Emmanuel for­cèrent Rome par la brèche de Porta Pia. Le pape ne s'enfuit pas, comme l'expérience de 1848 aurait pu le laisser craindre. Le 2 octo­bre, un plébiscite sanctionna la décision de transférer de Florence à Rome la capitale du royaume d'Italie. Le pape s'enferma dans son palais du Vatican. En conséquence, le gouvernement et même le Par­lement furent associés à ce que l'opinion «cléricale» qualifiait de vol sacrilège; et la vie politique du pays continua d'être marquée par la «question romaine». Dans sa réunion du 8 novembre 1870, la S. Péni­tencerie renouvela son avis: Non expedit sur l'entrée des catholiques au Parlement, pour lequel des élections étaient proches.[73] Il semblait inconcevable de voir siéger et légiférer des catholiques loyaux au pape en face du souverain légitime et contre lui. Cependant les libéraux ita­liens au pouvoir, loin de se montrer délibérément hostiles à la religion et au souverain pontife, cherchaient un modus vivendi avec le Vatican. Par la loi dite des Garanties (13 mai 1871), l’Etat s'engagea à renoncer à toute ingérence dans la vie interne de l'Eglise, qui serait donc libre dans son action spirituelle et son organisation hiérarchique. On reconnut au pape le titre et les honneurs souverains, le droit d'avoir ses propres représentants à l'étranger et de recevoir chez lui ceux de l'étranger; d'avoir une garde personnelle armée dans les palais du Vatican, de disposer de ces palais et de la villa de Castelgandolfo, con­sidérés comme apanages du Saint-Siège et bénéficiant de l'exterrito­rialité. La dotation annuelle du pape, jusque-là inscrite au budget du Saint-Siège, lui serait désormais assurée par l'Italie. Pie IX protesta immédiatement par l'encyclique Ubi nos arcano Dei (15 mai 1871) . Il refusait l'argent des prédateurs et leurs «faits accomplis»; il considé­rait la loi qui venait d'être votée comme «un acte unilatéral de l'Etat italien» et se déclarait «sous une domination hostile». Il allait se con-/801/ sidérer comme «prisonnier au Vatican» et l'opinion catholique ferait chorus avec lui.[74]

De l'Italie du Nord, qu'il ne quitta pas durant ces mois troublés, don Bosco suivait avec anxiété le cours des événements. Mais il se gar­dait de les commenter de manière irréfléchie. S'il publiait des lignes sur les malheurs de la France, il demeurait très réservé, même dans sa correspondance privée (probablement surveillée) sur les affaires romaines. Autour de lui, l'opinion piémontaise, loyale envers le sou­verain, estimait inéluctable et même souhaitable le changement de capitale au profit de Rome.

Dans son coup d'oeil rétrospectif traditionnel sur l'année écoulée, la préface de l'almanach Galantuomo de 1871, qui parut en décem­bre 1870, ne dit rien de la prise de Rome le 20 septembre précédent. Il est vrai que le personnage dénommé Galantuomo se présentait à ses lecteurs non rasé et en vêtements de deuil «en raison des faits qui se sont produits et que vous connaissez tous». Mais ces fatti bien connus ne touchaient nullement le pontife spolié. Le Galantuomo pleurait sur le pays d'outre-monts et «ces quantités de malheureux tombés victi­mes des horribles mitrailleuses», ces armes nouvelles de l'époque; la préface de l'almanach ne se lamentait que sur la guerre étrangère. Elle proposait des moyens plus ou moins guignolesques de prévenir les conflits ou, en tout cas, de les rendre moins sanglants.[75] Après quoi, durant les premiers mois de 1871, les échos venus de France apprirent à don Bosco que ses pronostics apocalyptiques du 5 janvier 1870 con­tinuaient de se réaliser.[76] La Ville des plaisirs, la Babylone moderne, après avoir été en proie à un siège très dur, était victime de la Com­mune, qui se déchaînait et brûlait ses monuments. Mais les révoltés épargnaient le Panthéon... Bien informée, la Civiltà cattolica de 1872, qui, sans prononcer son nom, classera l'oracle de don Bosco parmi les prophéties contemporaines, sautera sa ligne vengeresse sur le Pan­théon parisien.[77] A Lanzo, où il se trouvait pour les exercices spiri­tuels de ses religieux, don Bosco accueillit dans un silence glacé la nou­velle de l'assaut du 20 septembre 1870, nous apprend le mémorialiste Lemoyne, en l'occurrence témoin direct.[78] Probablement fort de sa vision du 5 janvier précédent, il attendait un matin de lumière, qui dissiperait la tempête de la nuit. Ce 20 septembre, il écrivait au com­mandeur Dupraz, qui remuait des idées noires: «M. le Commandeur, courage et espérance. Retenez ces mots: un orage, une bourrasque, un tourbillon, un ouragan recouvrent notre horizon, mais ils seront de courte durée. Après cela se lèvera un soleil, dont la splendeur sera sans /802/ équivalent de saint Pierre à Pie IX.»[79] Les allusions à la situation nouvelle de Rome, de si grandes conséquences pour l'Eglise, sont rares et lointaines dans la correspondance conservée. Dans une lettre à un ami romain, le 1 1 octobre, don Bosco disait simplement espérer des temps meilleurs et demandait des nouvelles du pape et des cardi­naux amis Antonelli, Berardi et Consolini.[80]

Etait-il intervenu fin septembre auprès de Pie IX pour lui décon­seiller d'abandonner Rome? Malgré l'absence de pièce explicite con­temporaine, le fait est peu contestable. Dans les moments difficiles, Pie IX était, on le sait, porté à demander conseil aux âmes mystiques. Et la tradition salésienne est ici formelle et suffisamment étayée. Pie IX aurait interrogé don Bosco par messager direct. Don Bosco aurait répondu équivalemment: «Que la sentinelle, l'Ange d'Israël demeure à son poste, à la garde du rocher de Dieu et de l'arche sainte.» Le style biblique n'était, en la circonstance, pas du tout invraisemblable sous la plume du simple don Bosco. Don Giovanni Cagliero a plusieurs fois attesté avoir lui-même mis par écrit cette phrase destinée au pape.[81] Un rapide voyage aller et retour, de Turin à Rome, d'un homme sûr envoyé là-bas par don Bosco le 30 septembre en la compagnie du jésuite Secondo Franco porteur d'un mémoire de telle importance que notre saint éprouva le besoin de le faire lire à l'archevêché, a toutes chances d'avoir été lié à cette réponse oracu­laire.[82] Il est tout à fait concevable que la pape ait voulu, à le veille du plébiscite du 2 octobre, prendre une décision sur son maintien à Rome. En outre, il semble bien que non seulement Pie IX enregistra l'avis, mais que, par une autre démarche, il réclama des éclaircisse­ments à don Bosco. On sait en effet, par la lettre de celui-ci à un cardi­nal, datée du 29 octobre 1870 et déjà signalée plus haut, qu'il atten­dait de lui un avis «clair, positif et définitif. »[83]

On ne peut décider si le cardinal en question remit au pape le texte de la vision oraculaire du 5 janvier. Mais assurément don Bosco conti­nuait de s'appuyer sur des prévisions de cette sorte durant les mois difficiles du début de l'année 1871. Ainsi, le 11 avril, il mandait au cardinal Antonelli: «Je voudrais aussi avoir des nouvelles consolantes à vous écrire, malheureusement je n'en ai que d'affligeantes. Toute­fois celui qui eut en d'autres occasions des lumières extraordinaires assure que l'état actuel de Rome ne devra pas dépasser l'année en cours. En mai apparaîtra l'étoile du matin qui indiquera d'où l'on peut espérer le salut; à l'Assomption de Marie tous les bons se réjouiront d'un bienfait signalé du ciel; à la fête de l'Immaculée Conception de /803/ grandes solennités se dérouleront dans la paix. Mais, à cette époque, de graves événements devront survenir à Rome, comme je vous l'ai déjà mandé par écrit, si toutefois vous l'avez reçu. Ces graves événe­ments seront des spoliations en matière sacrée et profane, et des pres­sions sur les personnes qui feront des victimes.»[84] Trois jours après, don Bosco s'adressait au pape lui-même: «... Nous espérons que Dieu répondra à nos voeux, qu'il exaucera nos prières, et qu'avant la fin de cette année nous aurons la grande consolation de voir l'Eglise en paix adresser ses hommages au hiérarque suprême du Vatican, maître de soi et de son Eglise. Mais l'on craint que la période intermédiaire doive être très difficile pour Rome et pour ses fils; mais Dieu suggé­rera à son Vicaire ce qu'il devra faire. Il est en tous cas certain que V. B. devra sous peu soutenir une terrible bourrasque. Elle en verra la fin par un triomphe sans analogue dans les temps écoulés.»[85]

Par ses lettres et ses imprimés, par ses avis et ses objurgations ora­culaires, qui étaient toujours des cris d'espérance, don Bosco vivait immergé dans le monde et dans l'Eglise. Le temps de Vatican I fut probablement avec 1848 celui où il réagit avec le plus de vigueur aux graves événements contemporains.


Notes

[1] La question ici abordée des rapports entre don Bosco et Vatican I a été plu­sieurs fois étudiée, en dernier lieu par M. Belardinelli, «Don Bosco e il concilio Vati­cano I », in Don Bosco nella Chiesa a servizio dell'umanità, dir. P. Braido, Rome, LAS, 1987, p. 239-250. Quelques découvertes et une autre interprétation des sources encouragent à la reprendre entièrement.

[2] Pour les actes de Vatican I, nous suivons J. B. Mansi et L. Petit, Sacrorum Çonci­liorum nova et amplissima collectio, t. XLIX-LII, Leipzig, 1923-1027. Sur son histoire, voir R. Aubert, Vatican I, coll. Histoire des conciles oecuméniques 12,

[3] Del dominio temporale del Papa. Conversazioni tra uno Studente ed un Profes­sore, pel Sacerdote Boccalandro Pietro, Letture cattoliche, ann. XVII, janvier, fasc. I, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Franc. di Sales, 1869, 120 p. Paris, éd. de l'Orante, 1964.

[4] Op. cit., p. 5.

[5] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, pel Sacerdote Giovanni Bosco, Letture cat­toliche, ann. XVII, fasc. II, février, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1869, 152 p. Même si, comme il est vraisemblable, don Bosco se fit aider pour l'écri­ture de ce petit livre, par endroits plutôt mauvais, il en assuma la responsabilité et en fut donc l'auteur.

[6] G. Bosco, Storia d'Italia, 5ème éd., Turin, 1866 (4ème époque, chap. XLI: Giu­seppe de Maistre), p. 449-450. Cette proposition se lit dans J. de Maistre, Du Pape, livre I, chap. XIX (nouv. éd., Tours, Cattier, 1883, p. 151). Tout le premier livre de l'ouvrage Du Pape était consacré à l'infaillibilité du souverain pontife. /804/

[7] Est-il permis de regretter que le chapitre imposant de P. Stella, intitulé La Chiesa de son ouvrage classique Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. II, p. 119-146, ignore complètement ce problème malgré un paragraphe sur La Chiesa, i suoi caratteri e i suoi Pastori?

[8] L'italien dit: «... lascia a fare le veci un generale in capo». Dans cette proposi­tion, lare le veci = exercer un pouvoir vicarial, prépare à mesurer le pouvoir du «vicaire» du Christ.

[9] Exactement en italien: «fare le sue veci».

[10] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 70-72.

[11] Sur ce débat, sur les partisans des opinions médiatistes et immédiatistes et sur les principaux arguments des uns et des autres, voir une note condensée et un peu gênée de l'abbé A. Michel, art. Ordre. La théologie moderne, dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. XI, Paris, 1932, Col. 1389-1391. Noter que l'abbé Bergier, que, dans son introduction, don Bosco disait avoir utilisé, combattait vigoureusement la thèse médiatiste à l'article juridiction de son Dictionnaire de théologie (t. IV, 1835, P. 353-357).

[12] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 74-76.

[13] Voir M.-D. Bouix, Tractatus de episcopo ubi et de synodo diocesana, Paris, 1859, 2 vol. Don Bosco a invoqué l'autorité de M. Bouix dans ses lettres au cardinal Ferrieri lors de l'affaire du noviciat tronqué de Carlo Cays. Appréciation très dure sur les travaux de M.-D. Bouix, dans G. Alberigo, Lo sviluppo della dottrina sui poteri nella Chiesa universale, Rome, Herder, 1964, p. 394-408.

[14] Mansi, t. XLIX, col. 495-496.

[15] Sur l'évolution contemporaine de la tendance médiatiste, remarquer l'obser­vation par laquelle, en 1964, à l'article Pape. Primauté de ses Tables générales, le Dic­tionnaire de théologie catholique, que l'on sait très ultramontain, achevait après Vati­can II sa présentation de la collégialité épiscopale: «On voit que, si le concile affirme la sacramentalité de l'épiscopat, il omet de trancher le problème de l'origine immédiate ou médiate de la juridiction épiscopale». (Op. cit., Tables générales, col. 3427).

[16] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 81.

[17] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 77-78.

[18] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 78­.

[19] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 79-80.

[20] La Chiesa cattolica e la sua Gerarchia, p. 80.

[21] Pour situer la position de don Bosco en son temps, voir, dans le livre cité de G. Alberigo, Lo sviluppo della dottrina sui poteri nella Chiesa universale, p. 349-413, le chapitre: Sviluppi e polemiche nella dottrina precedente al Vaticano I.

[22] Civiltà cattolica, 7ème  série, vol. V, 1869, p. 345-352. L'original français que nous allons utiliser se lit dans E. Cecconi, Histoire du concile du Vatican, trad. fr., Paris, 1887, p. 197, 202-212.

[23] Voir l'article de L. Marchal, «Ward», Dictionnaire de théologie catholique, t. XV, 1950, COI. 35 17.

[24] «Dismetta essa (la rivoluzione) i suoi errori; e quali sieno li sa oggimai per la infallibil parola del Vicario della Verità sussistente... » («Il Giubileo del 1865 », Civiltà cattolica, ann. XVI, VIème série, vol. I, 1865, p. 699).

[25] I Concili generali e la Chiesa cattolica. Conversazioni tra un paroco e un giovane parochiano, pel Sacerdote Giovanni Bosco, Letture cattoliche, ann. XVII, fasc. VIII, Turin, tip, dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1869, 168 p. /805/

[26] I Concili generali e la Chiesa cattolica, p. 58-59.

[27] I Concili generali e la Chiesa cattolica, p. 59, n. 1.

[28] Pour compléter ces paragraphes sur la préparation de l'opinion, remarquons que les Letture cattoliche ont aussi contribué, en décembre 1869, à la préparation spiri­tuelle du concile par un fascicule du P. Secondo Franco, Il giubileo del Concilio Vati­cano. Istruzione, Letture cattoliche, ann. XVII, fasc. XII, décembre, Turin, tip. dell'orat. di S. Francesco di Sales, 1869, 48 p.

[29] Cette lettre a été éditée parles salésiens dans leurs Atti del Consiglio Generale, 314, Rome, 1985, P. 56.

[30] Le rescrit était condensé sur la requête: «R. 29 novembre. Respon. quod Superiores Congregationum Ecclesiastic., in quibus nonnisi vota simplicia, etsi fue­rint perpetua et S. Sedi reservata, emittuntur juxta normas generales ad Synodum Oec.um non admittantur.» Réponse éd., ibidem. Ce rescrit parvint-il à don Bosco?

[31] R. Aubert, Vatican I, p. 109.

[32] Edition de ce texte dans C. Romero, I sogni di Don Bosco, edizione critica, Leumann, Elle Di Ci, 1978, p. 20-24.

[33] «La grande et singulière protection de l'Eglise».

[34] D'après l'article «I Vaticini e i nostri tempi», deuxième partie, Civiltà catto­lica, ann. XXIII, VIII`- série, vol. VI, fasc. 525, 23 avril 1872, p. 299, article que nous retrouverons sous peu.

[35] Pas plus que dans les cas de «songes» du saint, nous ne prenons ici parti sur l'origine entièrement ou partiellement «surnaturelle» de cet oracle du 5 janvier 1870. Il est assurément très singulier.

[36] L'entretien du 12 février en MB IX, 816/26 à 818/13; celui du 21 février en MB IX, 826/33 à 828/15.

[37] Je me suis longuement expliqué sur ce point dans l'article «Le récit de l'audience pontificale du 12 février 1870 dans les Memorie biografiche de don Bosco», RSS VI (1987), p. 81-104.

[38] Pour ce voyage à Rome en 1870, s'appuyer de préférence sur les diverses let­tres que don Bosco expédia pendant son séjour à ses confrères et amis d'Italie du Nord, en particulier à don Rua, à qui il écrivait tous les quatre jours; et sur la conférence qu'il fit à ses confrères de Turin le 7 mars 1870 (édition en Documenti XII, 32-36). Le récit du voyage dans les MB IX doit être amendé en plusieurs endroits, comme nous l'avons vu et le verrons encore.

[39] Les raisons avouées du voyage au début de la conférence du 7 mars 1870.

[40] Daniele Comboni à G. Bosco, 3 juillet 1870, in Comboni Daniele, Scritti, Rome, 1983-1985, p. 1092-1093.

[41] D'après les lettres de don Bosco à M. Rua, 20 et 24 janvier 1870; Epistola­rio II, p. 69.

[42] Sur cette question particulière, voir le chapitre documenté de G. Tuninetti, «Monsignor Gastaldi e i vescovi subalpini al Concilio Ecumenico Vaticano I, 1869.1870», in Lorenzo Gastaldi, t. I, p. 189-2 11.

[43] La pétition des sept Piémontais dans Mansi, t. LI, col. 685-686.

[44] P. Braido, «Audisio, Guglielmo», Dizionario enciclopedico di pedagogia, I, Turin, S.A.I E., 1961, p. 201-202.

[45] En attendant un ouvrage controversé: Della società, politica e religiosa rispetto al secolo XIX (Florence, 1876), qui sera mis à l'Index le 18 avril 1877. - Sur Audisio voir, outre l'article cité de P. Braido: F. Bonnard, dans le Dictionnaire d'histoire et de /806/ géographie ecclésiastiques, t. V, Paris, 1931, col. 313-314; et P. dalla Torre, in Enciclo­pedia cattolica, t. II, Rome, 1949, col. 391-392.

[46] Texte de la lettre latine de L. Gastaldi au card. De Angelis, Rome, 23 janvier 1870, dans Mansi, t. LI, col. 670.

[47] Comme nous le lisons dans une conversation Bosco-Berto, Rome, 9 mars 1874, in G. Berto, Appunti 1873-1874, p. 76, ainsi que dans le récit de la Cronichetta Barberis pour le 18 avril 1879, dont nous allons faire état.

[48] D'après le récit de cet entretien pardon Bosco le 18 avril 1879, tel qu'il a été repris dans la Cronichetta autografa de Giulio Barberis, quaderno 15, p. 16-17. Pour composer le récit de l'entrevue dans les Memorie (MB IX, 799-803), don Lemoyne amalgama la Cronichetta Barberis à une note de Berto (Dal 1847 al 1872. Episodi varii, avant-dernière page), qui datait l'épisode, certainement à tort, de 1866; et à des infor­mations qu'il avait entendues lui-même de don Bosco, enregistrées dans son carnet Ricordi di gabinetto, 8 mai 1884.

[49] Voir MB IX, 795-796. Dans ces pages, l'historiographe fait la part un peu trop belle aux témoignages de Giovanni Battista Anfossi et Giovanni Turchi, ennemis de Mgr Gastaldi, acharnés à le diminuer face à don Bosco.

[50] G. Barberis, Cronichetta autografa, quaderno 15, p. 14-15. Le lecteur trouvera peut-être mal explicables nos hésitations à croire telles quelles les phrases de l'entretien dans cette Cronichetta. Qu'il comprenne qu'elles ont toutes été reconstituées par don Bosco (et par don Barberis) neuf ans après l'événement et à partir de considérations mûries dans l'intervalle sur l'infaillibilité et l'opportunité de sa définition.

[51] L. Gastaldi au card. C. Patrizi, ex Canonica Vaticana, 19 février 1870, dans Mansi, t. LI, col. 676-677.

[52] Rapprochée du récit du 18 avril 1879, cette lettre écrite peu après l'entretien avec don Bosco, nous permet de conclure à la «véridicité globale» de don Bosco en 1879. L'évêque et le prêtre n'avaient parlé que de l'extrême opportunité d'une prompte définition de l'infaillibilité du pape. Cette infaillibilité elle-même n'était pas en cause.

[53] R. Aubert, Vatican I, p. 195.

[54] Dans l'article déjà signalé: «Le récit de l'audience pontificale du 12 février 1870 ... » (voir n. 37, supra), je me suis expliqué sur ces dates d'audiences, qui ne corres­pondent pas tout à fait avec celles de don Lemoyne dans ses Memorie biografiche. Les conversations avec Pie IX étaient résumées par don Bosco dans sa correspondance. Il en répéta le contenu dans sa conférence du 7 mars.

[55] Le trait isolé sur Honorius, d'abord classé en Documenti XII, 19-20, fut ensuite inséré par don Lemoyne dans le récit de la fausse audience du 12 février 1870 (MB IX, 816/28 à817/I4). Le mémorialiste a cru bon de prêter à don Bosco en conver­sation une érudition invraisemblable entre 816/34 et 817/7. L'amplification était tout à fait gratuite. Sur Honorius, Gastaldi, quant à lui, observera avec sagesse: «Objectum definitionis dogmaticae est aliquid credendum. Ipse nihil proposuit credendum, ergo nullam protulit definitionem dogmaticam.» Discours du 30 mai 1870, dans Mansi, t. LII, col. 335.

[56] Cette lettre, non signée, mais authentique, fut retrouvée, paraît-il, dans les papiers de Pie IX après sa mort. Elle commençait: «Eminenza Reverendissima. - Il foglio qui scritto viene da persona che dimostrò già altra volta avere dei lumi soprana­turali; io l'aveva meco questo inverno a Roma. Alcune cose dissi già di passaggio al S. Padre; non ho però osato di lasciare lo scritto. Ora che nella sua bontà mi fa dire di /807/ parlare chiaro, positivo e definitivo, mi fo animo a trasmetterlo...» Lettre éditée avec indications sur son origine en MB IX, 828/26 à 829/6.

[57] Ce discours dans Mansi, t. LII, col. 327-337­

[58] Mansi, t. LII, col. 607-617­

[59] Mansi, t. LII, col. 1034-1038.

[60] Mansi, t. LII, col. 1212-1230.

[61] Sur les limites de l'infaillibilité telle que le concile la définit, voir G. Thils, L'infaillibilité pontificale. Sources, conditions, limites, Gembloux, 1969; Id., Primauté et infaillibilité du Pontife romain à Vatican I, Leuven, University Press, 1989.

[62] Storia ed Atti del Concilio Ecumenico Vaticano lino alla 4° Sessione,

[63] L'infallibilità pontificia proposta ai fedeli. Istruzione del P. Secondo Franco, Letture cattoliche, ann. XIX, fasc. IV, avril, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1871, 216 p.

[64] Storia ecclesiastica ad uso della gioventù utile ad ogni grado di persone pel sacer­dote Giovanni Bosco, nuova edizione migliorata ed accresciuta, Letture cattoliche, ann. XVIII, fasc. XI et XII, novembre et décembre, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, 1870, p. 362.

[65] Storia ecclesiastica..., cit., p. 363.

[66] «Così era definito articolo di fede che il romano pontefice è infallibile quando parla di cose spettanti alla fede o ai costumi». Storia ecclesiastica..., cit., p. 367. Nulle allusion à l'ex cathedra, formule essentielle de la définition.

[67] Supra, n. 63.

[68] Voir, ci-dessous, chap. XXVII.

[69] L'infallibilità pontificia proposta ai fedeli, p. 40-52.

[70] L'infallibilità pontificia proposta ai fedeli, p. 52-53. - Sur l'infaillibilité du magistère pontifical ordinaire, à laquelle ce théologien semblait croire, voir G. Thils, Primauté et infaillibilité du Pontif e romain... , cit., p. 305-314. G. Thils conclut (p. 314): «Jusqu'à mieux informé et jusqu'à preuve du contraire, nous croyons devoir défendre la doctrine selon laquelle le pape jouit de l'assistance divine qui préserve d'erreur son jugement dogmatique, seulement lorsqu'il parle ex cathedra, en donnant à cette expres­sion toute la signification précise et technique qu'elle avait pour les Pères du concile. »

[71] G. Bosco, «Ai soci salesiani», Regole o Costituzioni della Società di S. Francesco di Sales, Turin, 1875, p. V.

[72] Cette histoire, maintes fois racontée, peut être lue dans les cent premières pages de J. Chastenet, L'Enfance de la Troisième, 1870-1879, coll. Histoire de la Troi­sième République I, Paris, Hachette, 1952.

[73] Edition du compte rendu de la réunion du 8 novembre 1870, dans la Rivista di Storia della Chiesa in Italia, ann. XLI, 1987, p. 136-139.

[74] La texte de la Loi des Garanties dans la Civiltà cattolica, ann. XXII, VIIIème sé­rie, vol. II, 1871, p. 601-604. L'encyclique Ubi nos arcano Dei, ibid., p. 719-729.

[75] La préface du Galantuomo de 1871 a été reproduite en MB IX, 960-962.

[76] Signe des échos de la Semaine sanglante chez don Bosco, sa lettre à la Supé­rieure des Fidèles Compagnes, Turin, 2 juin 187 1; Epistolario II, p. 161-162. Il y avait des Fidèles Compagnes à Paris en mai 1871.

[77] «I Vaticini e i nostri tempi», Civiltà cattolica, 23 avril 1872 (voir, supra, n. 34). La phrase gênante: «... l'Idolo tuo, il Panteon, sarà incenerito, affinché si avveri che mentita est iniquitas sibi», n'y figure pas. Comparer avec MB IX, 780/ 25-26.

[78] MB IX, 920/32-36. /808/

[79] G. Bosco à G.B. Dupraz, Lanzo, 20 septembre 1870; Epistolario II, p. 118-119.

[80] G. Bosco à P. Marietti, Turin, 11 octobre 1870; Epistolario II, p. 121.

[81] Voir, par exemple, E. Ceria, notice de la lettre du 27 septembre 1870, Epistolario II, p. 119.

[82] Sur ce voyage, voir les consignes énigmatiques de G. Bosco à M. Rua, Casale, 27 septembre 1870; Epistolario II, p. 119-120. Un ticket aller-retour Rome pour Giu­seppe Rossi!

[83] Voir, ci-dessus, n. 56.

[84] G. Bosco à G. Antonelli, 11 avril 1871, dans F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 57. On aura souligné la proposition: «... celui qui eut en d'autres occasions des lumières extraordinaires», allusion à la vision oraculaire du 5 janvier 1870.

[85] G. Bosco à Pie IX, 14 avril 1871, dans F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 57.


Chapitre XXI.

Au temps des premières filles de Marie auxiliatrice

Le projet de constitutions d'avril 1871[1]

Le 24 avril 1871 quelques jours après ses lettres encourageantes à Pie IX et au cardinal Antonelli (11 et 14 avril 1871), don Bosco faisait remettre un pli important à une religieuse de Turin, envers laquelle il éprouvait assurément une grande confiance. Mère Enrichetta Domi­nici était, depuis dix ans, supérieure générale des soeurs de Sainte-Anne de la Providence, congrégation fondée par la marquise de Barolo.[2] Il lui soumettait un exemplaire annoté des constitutions - dites par lui: Regolamento - de sa société de S. François de Sales, qu'accompa­gnait une lettre dont voici la teneur:

«Révérende Mère,

Je remets entre vos mains le règlement de notre congrégation, pour que vous ayez la bonté de le lire et de voir s'il peut convenir à un institut de religieuses dans le sens que je vous ai exposé de vive voix. - Il faudra commencer par le n° 3: Scopo di questa istituzione Figlie dell'Immacolata. Et ensuite supprimer et ajouter selon que, dans votre sagesse, vous jugerez bon pour fonder un ins­titut dont les filles soient de vraies religieuses pour l'Eglise, mais, pour la société civile, de libres citoyennes. - Les chapitres où les articles des Règles de Sainte-Anne qui pourraient être adaptés, vous me ferez grand plaisir de le faire. Quand vous estimerez bon que nous ayons un entretien, vous pourrez me le faire dire par l'un de nos clercs ou de nos coursiers qui passent souvent chez vous. C'est assurément un nouveau dérangement, mais je crois qu'il ser­vira à la plus grande gloire de Dieu. Si nous réussissons à gagner quelques âmes, vous y serez pour une large part. - Que Dieu vous bénisse avec toute votre famille religieuse; et, tout en me recommandant, ainsi que mes élèves, à la charité de vos saintes prières, je me professe avec reconnaissance, de Votre Révérence, le très obligé serviteur, Gio. Bosco, prêtre. »[3]

En ce 24, jour initial du mois de Marie auxiliatrice, don Bosco reconnaissait avoir pris plusieurs décisions: 1) il allait fonder un insti-/810/ tut de religieuses, 2) ces religieuses auraient les mêmes caractéristi­ques que ses religieux, dont il tenait à faire de vrais religieux pour l'Eglise et des membres à part entière de la société civile pour le monde; 3) ce serait des «Filles de l'Immaculée», groupe que nous allons connaître; et 4) leurs constitutions seraient calquées sur celles des salésiens, quoique adaptées par les soins de la congrégation de Sainte-Anne. Il est en outre très probable que le projet déterminait déjà le «but» de cet institut selon la formulation qu'il recevra en jan­vier 1872. Don Bosco soumettait en effet à sa correspondante une version italienne (voir le mot scopo, non pas finis) et manuscrite de ses constitutions. (En 1871, seule la version latine avait été imprimée.) Depuis l'origine, le troisième chapitre des Regole de don Bosco, dûment numéroté: 3° à partir de 1863 environ, était consacré au Scopo di questa società (But de cette société). En 1864, le premier arti­cle de ce chapitre avait été formulé: «Le but de cette société est la per­fection chrétienne de ses membres, toute oeuvre de charité spirituelle et corporelle envers les jeunes, spécialement s'ils sont pauvres, ainsi que l'éducation du jeune clergé. Elle se compose d'ecclésiastiques, de clercs et de laïcs. » Or la lettre nous apprend que le titre de ce numéro 3° était devenu dans l'exemplaire remis à mère Dominici: Scopo di questa istituzione Figlie dell'Immacolata. Don Bosco raturait, corri­geait et complétait à plaisir ses manuscrits. Il n'est pas vraisemblable qu'il ait maintenu, aussitôt après ce nouveau titre, l'article tel que nous venons de le lire, qui ne pouvait convenir à un institut féminin. La version du manuscrit A des constitutions de l'Institut, daté du 29 janvier 1872, texte qui semble avoir été celui «remis par don Bosco à don Pestarino»,[4] devait commencer d'apparaître ici. Soit, pour ce premier article: «Le but de l'Institut des filles de l'Immaculée ou de Marie Auxiliatrice est, non seulement de veiller à leur propre perfec­tion, mais aussi de contribuer au salut de leur prochain en donnant aux fillettes du peuple une éducation morale et religieuse», formula­tion évidemment dérivée de l'article des Regole de don Bosco. Comme il le faisait pour les siens, d'emblée don Bosco assignait aux nouvelles religieuses une double finalité: leur propre «perfection» spi­rituelle, raison d'être de tout «état de perfection», et un ordre parti­culier d'action: l'éducation des filles du peuple. Telle serait à coup sûr son option en janvier 1872, telle elle fut très probablement dès le mois d'avril 1871. Entre temps, il l'avait exprimée sensiblement dans les mêmes termes en conversation avec Domenico Pestarino, un prêtre que nous retrouverons bientôt.[5]

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Qu'il ait en avril exposé son projet au chapitre supérieur des salé­siens dans les termes qu'une tradition acceptée par les plus prudents (P. Stella) lui attribue avec générosité de nos jours, est beaucoup moins assuré. Selon le tome X des Memorie biografiche, qu'Angelo Amadei publia en 1939, le 24 avril 1871, don Bosco, s'adressant aux membres de son chapitre convoqués par ses soins, «après avoir dit qu'il les avait réunis pour des affaires de grande importance», pour­suivait: «Beaucoup de personnes m'ont exhorté à plusieurs reprises à faire aussi pour les fillettes le peu de bien que, grâce à Dieu, nous som­mes en train de faire pour les garçons. Si je devais suivre mon inclina­tion, je ne m'embarquerais pas dans ce genre d'apostolat; mais, comme on me l'a répété tant de fois et que cela vient de personnes dignes de toute estime, je craindrais de contrarier un dessein de la Providence si je ne prenais pas la chose en sérieuse considération. Je vous la propose donc à vous, en vous invitant à y réfléchir devant le Seigneur, à peser le pour et le contre, afin de pouvoir ensuite prendre la décision conforme à la plus grande gloire de Dieu et au meilleur avantage des âmes. En conséquence, durant ce mois, que nos prières communes et privées soient orientées à cette fin pour obtenir du Sei­gneur les lumières nécessaires dans cette affaire importante.» Les Memorie concluaient: «Les membres de la réunion se retirèrent pro­fondément impressionnés.»[6] Don Amadei se taisait sur l'origine de son information. Soeur Posada a commencé d'en mettre l'authenticité en doute, en remarquant que ces propos ne pouvaient provenir d'un procès verbal, comme les lecteurs l'imaginent instinctivement: aucun cahier de procès verbaux de chapitres supérieurs salésiens ne subsiste pour l'année 1871 .

Au vrai, il s'agissait d'une (belle et intelligente) reconstruction en provenance du monde des filles de Marie auxiliatrice. L'histoire de la péricope de don Amadei nous interdit d'en douter. Il connut l'infor­mation entre la première (1929) et la deuxième édition (1940) de son ouvrage: Don Bosco e il suo apostolato (Don Bosco et son apostolat).[7] Dans l'intervalle, il avait vraisemblablement eu recours au livre de son confrère Ferdinando Maccono: Suor Maria Mazzarello, prima su­periora generale delle figlie di Maria ausiliatrice, [8] où l'épisode apparais­sait introduit et conclu à peu près dans les termes de ses Memorie de 1939.[9] Or, don Maccono, en probe historien qu'il était, avait eu la délicatesse d'indiquer en note la source du petit discours de don Bo­sco: «Da una Memoria storica, inedita, esistente nell'archivio delle Figlie di Maria Ausiliatrice. » (D'après un mémoire historique inédit, /812/ existant dans les archives des filles de Marie auxiliatrice).[10], Très inté­ressante pour nous, cette référence n'est toutefois pas rassurante. Le témoignage, loin d'être de première main, nous entraîne dans le nuage des mémoires des soeurs salésiennes sur les origines de leur institut, tous rédigés après coup, à partir de rapports généralement oraux et avec des intentions plus édifiantes que simplement documentaires. «Il faut dire que les premières chroniques de l'institut sont tardives et incomplètes, reconnaissait soeur Posada lors d'un congrès scientifique tenu à Rome en janvier 1989. La plus ancienne semble remonter aux alentours de 1887. Les "chroniques" et divers documents posté­rieurs, tels que, par exemple, les Schiarimenti sugli inizi dell'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice (Eclaircissements sur les débuts de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice), sont des synthèses ou des résumés... »[11] Assurément, don Bosco fit part à ses conseillers de son projet de congrégation féminine. En 1907, don Albera témoignera du fait de la consultation, qu'il datait au reste de 1870.[12] Mais il le fit probablement après avoir pris lui-même sa décision, à juger par le con­tenu de sa lettre à mère Enrichetta Dominici. Les considérations que lui attribue le prétendu procès verbal, sont au mieux vraisemblables. Les phrases du discours, qui pourraient éclairer certains aspects de sa psychologie, nous échappent.

Le cheminement d'une idée créatrice

Car l'idée de créer un institut féminin n'avait pas brusquement germé dans son esprit durant les semaines ou les mois antérieurs, par exemple au cours de conversations avec le pape, comme on l'entend parfois dire. Elle était ancienne. Des raisons prosaïques la lui avaient suggérée à la suite de la mort de sa mère (25 novembre 1856), nous apprend don Rua: il souhaitait disposer de lingères à demeure pour sa «nombreuse famille.»[13] Cette sorte de souci ne pouvait que s'aggra­ver avec la multiplication de ses collèges autour de 1870. Mais, simul­tanément, don Bosco élargissait son projet à l'éducation des fillettes. L'épisode Benedetta Savio, qu'une biographie de don Allamano a tenté d'intégrer à la vie de notre don Bosco, trouve probablement ici sa place.[14] Benedetta Savio (1825-1896), native comme don Bosco de Castelnuovo d'Asti, fut pendant près de quarante ans, de 1857 pres­que jusqu'à sa mort, directrice de l'Asile Pescarmona, autrement dit d'une école maternelle de Castelnuovo. Dotée d'un naturel vif et affectueux, la simplicité de sa vie authentiquement chrétienne, bien /813/ enracinée dans une piété eucharistique, son dévouement à sa famille, sa compétence pédagogique et ses capacités éducatives,[15] toutes ces belles qualités ne pouvaient que susciter l'intérêt de don Bosco, qui retrouvait fréquemment son village d'origine. Sur les conseils de son directeur spirituel, qui avait été rien moins que saint Giuseppe Cafasso, autre compatriote, Benedetta «monaca in casa» (religieuse dans sa maison) vivait chez elle en véritable religieuse. Or, un mé­moire[16] provenant de l'une de ses nièces et que, nous dit-on, d'autres pièces viennent confirmer, assure que don Bosco, «au temps de don Pestarino» (dont le nom est estropié, mais peu importe), par consé­quent dans les années '60, envoya deux prêtres salésiens à Castel­nuovo pour faire d'elle la «cofondatrice» et la «supérieure générale» de la congrégation qu'il souhaitait fonder; mais que la mission des deux envoyés échoua par l'opposition résolue de l'une de ses nièces, puis de la mère de celle-ci.[17] Les titres pompeux de «cofondatrice» et de «supérieure générale» résultaient certainement de réflexions pos­térieures sur l'épisode; mais il est possible que don Bosco ait essayé de prendre Benedetta Savio pour collaboratrice de son oeuvre apos­tolique.

Aurait-il songé sérieusement à se faire aider par une religieuse fran­çaise, Marie-Louise Angélique Clarac (1817-1887), encore fille de la Charité en 1870, directrice à Turin d'une oeuvre imposante, non sans ressemblance avec celle de don Bosco, et qui, séparée de son institut, finit par fonder une nouvelle congrégation d'assistance sociale?[18] L'hypothèse, avancée par Pietro Stella,[19] repose sur des bases trop faibles: une phrase énigmatique attribuée à don Bosco devant don Le­moyne en 1866 et le fait qu'il ait encouragé soeur Clarac à chercher en 1870 auprès de l'évêque Moreno une issue à sa situation inconfor­table, pour qu'on s'y arrête longuement. Si l'idée lui traversa l'esprit, comme, vraisemblablement, face à d'autres religieuses à la fois pieu­ses, fortes et entreprenantes, il ne put qu'y renoncer bientôt. On a écrit avec raison que la structure d'âme exceptionnelle de soeur Clarac, «ferme, décidée, intransigeante dans ses vues propres, l'affermis­sement de sa personnalité dans l'esprit de saint Vincent de Paul au­quel elle n'entendait pas renoncer, l'ensemble des oeuvres populaires dont elle s'occupait, dont certaines étaient étrangères à l'apostolat spécifique de don Bosco», que tout cela rendait improbable une quel­conque tentative d'association entre elle et don Bosco .[20]

Il est préférable de voir en des femmes, telles que Benedetta Savio, Marie-Louise Clarac et Enrichetta Dominici, des exemples de colla­-/814/ boratrices possibles pour le don Bosco des années 1870-1871 et donc des modèles anticipés de ses futures religieuses. Elles s'imposaient dans un monde dominé par l'élément masculin. La vie religieuse de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle a connu des personnalités que l'une ou l'autre historienne du siècle suivant a qualifiées de «fémi­nistes» avant la lettre. Ce «féminisme» impliquait chez ses tenantes la volonté d'association et un solide esprit d'indépendance et d'initia­tive vis-à-vis de l'autoritarisme masculin. Au dix-neuvième siècle, des femmes d'Eglise, religieuses de vie active, ont en effet joué un rôle de pionniers dans une série de professions qui ne seraient accessibles qu'un siècle plus tard à leurs soeurs laïques; elles possédèrent le savoir­-faire, l'art et l'audace de gérer de grandes entreprises pour leur propre compte et sans trop se référer aux autorités ecclésiastiques.[21] Soeur Clarac, «tête de fer», «coeur de volcan», pour reprendre des images de son archevêque Mgr Gastaldi, à qui elle se heurta avec violence,[22] appartenait à ce monde résolu et inventif. Ce type de femme répon­dait, en théorie tout au moins, à la tâche que don Bosco, en 1871 assi­gnait à la congrégation nouvelle. «Le but des filles de Marie auxilia­trice, expliquait très simplement don Rua au procès de canonisation de don Bosco, consiste, à peu de choses près, à exercer en faveur du sexe féminin l'oeuvre que les salésiens exercent auprès des jeunes gar­çons. »[23]

Toujours est-il que les «filles de l'Immaculée», auxquelles don Bosco destinait son ébauche de Règle de vie en avril 1871, étaient les membres d'un groupe déterminé, constitué à Mornese, petite localité au sud-ouest de Turin, vers Gênes, dans le diocèse d'Acqui. Il était dirigé par le prêtre Domenico Pestarino, grand ami de don Bosco, salésien «externe» depuis 1864 et, pour l'heure, très occupé par la construction d'une école pour garçons au lieu de son ministère, c'est­à-dire à Mornese.[24] Une Pieuse union était née dans ce village vers 1851 sur l'initiative d'une fille de l'endroit, Angela Maccagno (1832-1891). Ce groupe apostolique rassemblait des jeunes filles engagées dans la vie chrétienne, désireuses de s'entraider, de se livrer à des oeu­vres de miséricorde envers les plus besogneux et de préparer les mères à l'éducation de leurs filles. Marie-Dominique Mazzarello, que nous allons retrouver dans un instant, en fit partie dès l'origine.[25] En 1869, de fait, «les filles de Marie Immaculée étaient désormais partagées en deux groupes: les "Nouvelles Ursulines", qui continuaient à vi­vre dans leurs familles respectives, et celles simplement appelées "Figlie" (Filles), avec à leur tête Marie-Dominique Mazzarello, qui /815/ habitaient depuis deux ans dans une maison dite "de l'immaculée", menant vie commune, consacrées en priorité à l'apostolat parmi les filles du pays et quelques orphelines ou internes. »[26] Don Bosco leur avait déjà proposé un «horaire-programme». C'est à ces Figlie de Mor­nese qu'il destinait les Règles que, ce 24 avril 1871, il déposait, pour additions, suppressions ou corrections, entre les mains de mère Enri­chetta Dominici.

Le temps du jubilé pontifical de Pie IX (juin 1871)

Dans les semaines qui suivirent, le Valdocco solennisa très fort un mois de mai exceptionnel, qui était celui du troisième centenaire de Lépante (1571), c'est-à-dire d'une victoire de l'Auxiliatrice. Pour aider les fidèles à honorer et à prier la Vierge Marie, son imprimerie publia un livre de cinq cents pages: Nouveau manuel pour l'exercice pratique de la dévotion à Marie très sainte.[27] Don Bosco répandit sous son nom et par le biais des Letture cattoliche une brochure sur «l'appa­rition de la bienheureuse Vierge sur la montagne de la Salette, avec d'autres faits prodigieux empruntés à des documents publics »,[28] où , du reste, l'apparition ne couvrait que moins du quart des pages, tandis que les prodiges attribués à l'intercession de Marie ou de saint Joseph s'arrogeaient près du reste de la surface imprimée. La neuvaine prépa­ratoire au 24 mai prit un relief spécial pendant les trois derniers jours (le triduum). Don Giovanni Cagliero mit au point une cantate extraordinaire Saepe dum Christi avec orchestre et trois cents exécu­tants, par laquelle la bataille de Lépante serait commémorée. Les musiciens du collège de Lanzo furent associés à la célébration du 21; ceux de Cherasco et d'Alassio, à celle du 22, et ceux de Borgo San Martino, à celle du 23.[29] La fête grandissime de Marie auxiliatrice, commencée le 24 par une messe de Giovanni Cagliero, avec orchestre et deux cents exécutants, continuait encore le dimanche 28, fête de la Pentecôte. La deuxième quinzaine du mois fut donc très mouve­mentée.

En juin, don Bosco s'occupa surtout du jubilé pontifical de Pie IX, pape depuis 1846, c'est-à-dire depuis vingt-cinq ans.[30] De Rome, son ami Emiliano Manacorda lui suggéra, le 1er juin, d'y participer active­ment. Dans un recueil commémoratif, l'un des professeurs de don Bosco composerait un poème sur le pape, par exemple: «Pie IX sauvé à Sainte Agnès hors les murs. »[31] Le jour anniversaire tombait le ven­dredi 16 juin. Quelque quarante-huit heures auparavant, don Bosco /816/ annonçait au directeur du collège de Borgo San Martino, Giovanni Bonetti: «Vendredi, jour solennel, grande fête. Le matin, communion générale pour le pape. Au repas, un plat (pietanza) supplémentaire. Vacance toute la journée. Le soir, prédication adaptée et, si possible, un peu d'illumination... »[32] Il voulut être en personne à Rome le 29 pour la fête des saints Pierre et Paul. Parti de Turin le 22 juin, via Flo­rence - où il ne s'arrêta que deux heures[33] - il fut vraisemblablement à destination à l'aube du 23. Le 28, Pie IX le reçut en audience. Don Bosco avait aligné sur une feuille de papier les différents points qu'il avait l'intention d'aborder. La liste commençait par la présentation de l'«Album» des membres de sa Société de S. François de Sales et de leurs élèves de Turin, Lanzo, Borgo San Martino, Cherasco, Alassio, ainsi que des oratoires turinois San Luigi, Angelo custode et San Giu­seppe; puis venaient diverses «faveurs» demandées soit pour lui­même, soit pour des amis et bienfaiteurs...[34] Il rencontra le pape une autre fois, peut-être avec un groupe de pèlerins.[35] Et, le 1er juillet, il entama son voyage de retour. Cette fois, il séjourna deux jours à Flo­rence «pour récolter quelques sous, si possible. »[36] Et, le 4 juillet, il était à Turin.

Mais, pas plus à l'aller qu'au retour, il n'avait eu, à Florence, une quelconque conversation avec le président Lanza sur le problème des nominations d'évêques; il ne s'était pas non plus rendu à Rome avec lui et n'avait pas traité là-bas ex officio des diocèses vacants. Le «mémoire» que, selon son biographe, il aurait préparé en juin pour Pie IX sur cette question n'a jamais existé. L'histoire officielle salé­sienne rédigée à cet endroit par don Angelo Amadei nous abuse. Le récit des démarches de don Bosco auprès de Lanza en juin 1871[37] est un doublet de l'épisode parallèle de septembre, dont une version approximative figurait, apparemment localisée en juin, dans le dou­zième registre de Documenti. [38]

L'emploi des journées de don Bosco en juillet et août 1871 nous est relativement bien connu par sa correspondance. Au retour de Rome, sa fête, renvoyée du 24 juin, fut célébrée. Du 13 au 15 juillet, il prit part aux Quarante Heures en l'église Marie auxiliatrice. Durant ce mois de juillet, il régla l'acceptation du collège de Varazze et tenta de trouver une solution convenable pour celui de Cherasco, qu'il aban­donnait. Entre le 1er, et le 3 août, il visita le collège de Borgo San Mar­tino. Du 6 au 20, il participa activement aux exercices spirituels pour séculiers à S. Ignazio sopra Lanzo. Mais il était las: une maladie des membres inférieurs - ses pieds refusaient de lui obéir, expliquait-il à /817/ don Rua[39] -, maladie qui le poursuivrait jusqu'à sa mort, se déclarait. Il accepta donc l'invitation permanente de la comtesse Gabriella Corsi dans sa villa de Nizza Monferrato;[40] et, entre le 21 et le 30 août, prit une dizaine de jours de vacances. Il se reposa, écrivit des lettres, reçut des amis, notamment des gens d'Eglise, et des solliciteurs. Il avait recommandé à la comtesse de bien traiter les premiers, surtout quand ils apportaient une offrande ou qu'ils se disposaient à traiter du bien des âmes; quant aux complimenteurs, il suffisait de les remercier sans plus...[41] Mais, au vrai, seul le récit suspect des Documenti XII sur les nominations épiscopales[42] prétend que don Bosco s'était retiré à Nizza pour recevoir alla chetichella (en cachette) divers ecclésiasti­ques soucieux de l'avenir de leurs diocèses. Du coup, assure-t-on, «en un seul jour on trouvait réunis à déjeuner dix-huit vicaires généraux et capitulaires.»[43] Certes, les visiteurs de don Bosco étaient nombreux; et, surtout s'ils appartenaient à un diocèse privé d'évêque, tel celui de Turin, ne manquaient pas de le sonder sur d'éventuelles nominations. Don Bosco réunissait des informations, qui allaient lui servir bientôt. Mais les choses en restaient là.

La question des diocèses vacants

En ces derniers jours d'août 1871, la question, longtemps en som­meil, se nouait, mais en dehors de lui, même si son nom y était sur-le­-champ directement mêlé. Le 21 août,[44] Pie IX avait composé à l'intention du roi Victor-Emmanuel II une lettre personnelle. C'était, pour l'essentiel, une déploration des méfaits de la «révolution» dans la ville de Rome, devenue, écrivait-il, plus que «la capitale de l'Italie», celle «du désordre, de la confusion et de l'impiété». Il y joignait un ali­néa capital pour la vie du royaume: «Cependant, comme je tiens à exercer la mission qui me vient directement de Dieu, je pense nommer de nouveaux titulaires pour au moins une partie des nombreux sièges vacants d'Italie. Du reste, je prie Dieu de tout coeur qu'il vous accorde les lumières nécessaires pour sortir de semblables ténèbres... »[45] Le cardinal Antonelli confia cette lettre à un frère mineur avec mission de la transmettre au chargé d'affaires ecclésiastiques de Turin, Gae­tano Tortone; celui-ci, aidé par don Bosco, devait la faire parvenir à son illustre destinataire. Le cardinal écrivait au chargé d'affaires: «... (Le Frère Mineur) remettra à Votre Seigneurie le pli ci-joint, dont l'adresse vous signifiera l'importance. Afin qu'il ne courre nul risque, je vous commets le soin de vous mettre en relation de ma part avec le /818/ prêtre Don Bosco et de concerter avec lui la façon la plus rapide et la plus convenable pour que le pli parvienne en toute sûreté entre les mains de l'illustre personnage... »[46] Mgr Tortone fit diligence. Il télé­graphia (deux fois, paraît-il) à don Bosco, qui, nous le savons, se repo­sait à Nizza, pour le presser de rentrer à Turin où l'appelait «une affaire urgentissime». Don Bosco, loin d'imaginer de quoi il s'agis­sait, lui répondit que, «pour des raisons de santé et pour d'autres affaires qui le concernaient», il ne pouvait se déplacer; et que, si nécessaire, Tortone pouvait recourir à la poste. Le chargé d'affaires préféra les services d'un ecclésiastique présent à Turin, l'aumônier de cour Gazzelli di Rossana, grâce à qui la lettre du pape arriva enfin à Victor-Emmanuel.[47] Au reste, Mgr Tortone ne semble pas avoir beaucoup regretté l'absence momentanée de don Bosco, envers qui il paraissait n'éprouver, en la circonstance, qu'une confiance mitigée.[48]

L'affaire des nominations épiscopales était désormais enclenchée à Florence et à Rome. Le 1er septembre, Tortone pouvait déjà communi­quer à Antonelli que la lettre, lue par le roi, était passée entre les mains du président Lanza.[49] De son côté, le Vatican expédiait des lettres aux archevêques et évêques d'Italie pour qu'ils fassent dresser des listes de candidats à l'épiscopat. Il requérait pour eux des qualités de doctrine solide, de prudence irréprochable et de fermeté de caractère.[50]

Et le président Lanza intéressa immédiatement don Bosco, dont le nom avait été très vraisemblablement prononcé par le roi et que le gouvernement italien savait avoir établi des listes d'épiscopales au cours des années antérieures. Vers le 8 septembre, un jour où don Bosco était à Lanzo pour une retraite de salésiens, un télégramme de Lanza au préfet de Turin le fit inviter à se rendre au plus vite à Flo­rence.[51] Le préfet Vittorio Zoppi ne perdit pas son temps, en sorte que, le 9 septembre, à 19 h., don Bosco, accouru de Lanzo dans la journée en la compagnie de don Lemoyne, montait déjà dans le train de Turin-Florence. L'entretien avec le président Lanza eut lieu le 11  septembre, jour de l'expédition d'une dépêche de don Bosco à don Rua, annonçant la prolongation de son voyage jusqu'à Rome.[52] Le prêtre et le président traitèrent certainement des nominations épis­copales. Le président insista vraisemblablement pour que les choix du Vatican tombent sur des «personnes qui sachent concilier, avec les devoirs de leur ministère, le respect dû aux lois de l'Etat», en confor­mité avec un passage de la lettre que le roi adressait alors au souverain pontife.[53] Lanza prononça probablement des noms, signe pour les ecclésiastiques désignés de leur faveur en cour royale. Et il proposa à /819/ don Bosco de servir d'intermédiaire entre le gouvernement et le Vati­can. Car la lettre de Victor-Emmanuel à Pie IX datée du 12 septembre (et écrite après une entrevue du roi avec Lanza) disait en propres ter­mes: «... Et si Votre Sainteté, pour éliminer tout risque de difficultés possibles, avait pour agréable l'envoi même officieux d'un délégué, mon gouvernement s'empresserait de le faire... »[54] L'allusion du roi à son gouvernement et la suite du voyage nous interdisent de vraiment douter de l'invitation de Lanza à don Bosco: il serait au moins l'un des «délégués officieux» de la tractation. D'après sa correspondance de l'année suivante, Lanza assura don Bosco que le pape serait libre dans ses choix d'évêques et que le gouvernement n'opposerait pas d'obsta­cles à leur jouissance du «temporel.»[55]

De Florence, don Bosco gagna Rome et y fut aussitôt reçu par le pape et son secrétaire d'Etat, en sorte que, le 13, il pouvait déjà annoncer sa présence prochaine à Turin.[56] A Pie IX et au cardinal Antonelli, il avait non seulement manifesté les bonnes dispositions du gouvernement italien dans l'affaire des nominations épiscopales, mais aussi remis une liste d'épiscopables pour les sièges vacants du nord de l'Italie, en particulier pour Turin, privé d'évêque depuis près d'une année. Une découverte récente nous apprend qu'il proposait surtout trois noms, assortis et suivis d'appréciations positives ou négatives sur divers autres ecclésiastiques:

«Tout bien pesé devant le Seigneur, après avoir prié dans ce sens, il me semble pouvoir proposer comme modèles de vie pastorale. 1. Bottino Gio. Battista, théologien, chanoine de l'église métropolitaine, célèbre prédicateur. 2. Fis­sore Celestino, chanoine de cette même église, qui fut durant de nombreuses années vicaire général du diocèse de Turin, docteur agrégé, célèbre canoniste. 3. Oreglia Giorgio, chanoine, prévôt, vicaire général et capitulaire du diocèse de Fossano. Tous trois sont à l'aise. - Le chanoine Nasi Luigi est homme de grand, de très grand mérite, mais de très mauvaise santé. Le chanoine Gaz­zelli et le chanoine Morozzo conviendraient parce qu'agréés par le souverain, mais, en l'occurrence, ils seraient moins indiqués que les chanoines Fissore Celestino, Bottino Gio. Battista et Oreglia Giorgio. Moins indiqué serait le prévôt Gaeti, pro-vicaire forain de Castel Ceriolo. Mais il est très désiré par le roi qui l'aime beaucoup, bien qu'il soit de faible doctrine. - Mgr Scotton Andrea, chanoine de Bassano Veneto, a prêché cette année avec grand succès à la cathédrale de Turin; il s'est montré pieux et très savant; ses nombreuses oeuvres et relations semblent le rendre digne de considération; c'est une per­sonne à l'aise, d'excellente santé et de grand courage. Beaucoup recomman­dent le chanoine Siboni, vicaire général et capitulaire d'Albenga. Mgr Gas­taldi, évêque de Saluzzo, est désiré à Turin par les bons pour sa science et sa /820/ piété. Comme il est docteur agrégé en théologie, il pourrait beaucoup contri­buer à rectifier l'enseignement (litt.: corriger les études) de l'université de Turin, à laquelle il appartiendrait. »[57]

Au total, au moins dix-huit noms auraient été avancés sans réser­ves par don Bosco.[58] Il y avait certainement parmi eux Mgr Giovanni Balma, nom qui apparaît sur une liste de nominations, que le cardinal Antonelli a coiffée par celui de don Bosco.

Les échanges épistolaires, les insinuations journalistiques, les pré­visions et les démentis de la presse, circulèrent dans la péninsule pen­dant quarante jours après la rentrée de don Bosco à Turin.[59] Les anti­cléricaux les plus farouches d'un côté, les catholiques intransigeants jusqu'au-boutistes de l'autre, redoutaient une ébauche de réconcilia­tion entre le pape et le gouvernement, désormais installé à Rome. Le consistoire du 27 octobre mit un terme aux pronostics. Pie IX préco­nisa une quarantaine d'évêques italiens, parmi lesquels Giovanni Balma pour Cagliari, Lorenzo Gastaldi pour Turin, Celestino Fissore pour Vercelli, Pietro Giuseppe De Gaudenzi pour Vigevano, Pietro Anacleto Siboni pour Albenga, personnes dont la candidature avait été de quelque manière soutenue par don Bosco. Mais son biographe exagérait sensiblement quand il écrivait: «Il nota qu'à Rome le pape avait approuvé tout entière la liste des noms qu'il avait présentée. »[60] Sur les trois candidats qu'il avait le plus chaudement recommandés à Antonelli, si un, Fissore, était bien élu, les deux autres (Bottino et Oreglia) ne deviendraient jamais évêques. Il reste que, pour l'opinion, il était à Turin le «grand fabricant d'évêques et d'archevêques». Il Fis­chietto du 7 décembre 1871 ironisait sur «le très précieux cadeau qu'il nous a déjà fait avec cette perle de Monsignor Gastaldi...»[61] On lui rappellera souvent ses bons soins dans le transfert de Mgr Gastaldi de Saluzzo à Turin.

Cependant, en cette fin d'octobre 1871, l'un de ses amis les plus chers, qui résidait à Rome, demeurait sans mitre. Le diocèse de Fos­sano n'étant pas encore pourvu, le chapitre de sa cathédrale exprima à Pie IX, par l'entremise de don Bosco, son désir d'avoir pour évêque «le non moins savant que pieux M. Emiliano Manacorda.»[62] Dès le 6 novembre, le cardinal Antonelli pouvait annoncer la nomination de celui-ci à Fossano, nouvelle bientôt répetée dans une lettre d'Anto­nelli à don Bosco et devenue officielle au consistoire du 27 novem­bre 1871.[63]

A Turin, Mgr Gastaldi, archevêque tellement «désiré» par les /821/ «bons» aux dires de don Bosco, n'était certainement pas persona grata aux anticléricaux de 1871. Le périodique Il Fischietto se distinguait par une longue campagne de dénigrement. «Quand, le 5 octobre, le nom de l'élu fut rendu public, il ne lui fut pas difficile de trouver des prétextes pour écraser l'infâme, qui avait osé accepter son transfert de Saluzzo à Turin: son passé de prêtre diocésain et religieux, sa prédication, son caractère et jusqu'à ses traits physiques. »[64] Sa prise de possession ne put se dérouler au grand jour et selon l'antique coutume.[65] «Journée froide et brumeuse que ce dimanche 26 novembre 1871 racontera son biographe, quand, à neuf heures, Lorenzo Gastaldi, nouvel archevê­que de Turin, se rendit en privé et presque en cachette (alla chetichella) du sanctuaire de la Consolata à la cathédrale S. Giovanni Battista. Il s'agissait pourtant de l'entrée officielle du nouveau successeur de saint Maxime dans son diocèse. Signe des temps, dirions-nous aujourd'hui. De fait, le lendemain, la Gazzetta del popolo, quotidien influent, démo­crate et anticlérical de Turin, annonçait avec une visible satisfaction le "fiasco" de l'entrée. »[66] Don Bosco était présent à cette solennité manquée. Avec les divers corps ecclésiastiques, il avait attendu l'évê­que dans l'église S. Filippo, d'où la procession devait gagner la cathé­drale après la traversée de la piazza Castello. Il fit le trajet, mais sans le personnage principal qui avait craint les manifestations hostiles. Che­min faisant dans le brouillard turinois, il ressentait une forte douleur aux épaules et d'épuisantes palpitations lui rendaient la marche péni­ble; la maladie désormais proche s'annonçait ainsi.[67] Dans son dis­cours, l'archevêque déclara avec force que son élection avait été un trait inattendu de la Divine Providence, et que le Saint-Esprit, non pas quelque faveur humaine, l'avait placé à la tête de l'archidiocèse de Turin. Les biographes de don Bosco verraient plus tard dans ces phra­ses une dénégation de son rôle dans l'élection.[68] Douteux! La «faveur humaine» en cause était d'abord celle du pape. Pie IX ne récompen­sait-il pas ainsi Mgr Gastaldi pour son zèle d'avocat de l'infaillibilité pontificale à Vatican I? Mais, les bavardages ecclésiastiques allant tou­jours grand train en pareille manifestation, on pourra croire à l' authen­ticité de l'assertion prêtée par don Amadei au chanoine Sorasio, selon qui on disait alors: «La va male per Don Bosco!... La va male... » (Ça va mal pour don Bosco!... Ça va mal!...) [69]

La maladie de Varazze (décembre 1871-février 1872)

En ce début de décembre, don Bosco visitait ses maisons de Ligu­rie. Le 2, il était à Gênes; le 3, il passait à Marassi; et, le 4, il poursui-/822/ vait sa route jusqu'à Varazze.[70] Le 6, un bref voyage le long de la Riviera, à Albisola Marina, chez une bienfaitrice, le fatigua beau­coup. Si bien qu'au retour, à la descente du train en gare de Varazze, il fallut presque le porter au collège. Là, il fut alité sur-le-champ dans un état semi-comateux («apopleptique», selon les salésiens présents). La longue maladie de Varazze avait commencé.[71]

Elle n'a jamais été déterminée avec précision par les historiens de don Bosco. Les médecins consultés sur elle semblent n'avoir diagnos­tiqué que des «fièvres miliaires», à l'origine d'éruptions répétées sur le corps de minuscules boutons semblables à des grains de mil (d'où: miliaires). L'ensemble des symptômes relevés par l'entourage, en par­ticulier l'infirmier Enria [72] et le directeur de la maison Francesia, per­met de conclure à une série de crises de «suette miliaire», maladie con­nue en ce siècle et devenue exceptionnelle par la suite, d'origine probablement virale, estime-t-on, quoique avec réserve, car elle est demeurée assez mystérieuse. La suette associe des éruptions cutanées à d'abondantes sueurs. Le système nerveux est certainement touché. Les douleurs rhumatismales et la demi-paralysie du bras gauche de don Bosco, première étape du mal de Varazze,[73] étaient vraisembla­blement provoquées par la suette. Il transpirait abondamment. Six semaines entières dans la sueur, résumait Enria le 19 janvier; et il était arrivé à l'infirmier d'écrire que son malade était «in acqua» (en eau). Cette sueur répandait vraisemblablement une odeur peu ragoûtante de paille mouillée. Les chroniqueurs n'en parlèrent jamais, mais il y aurait là une certaine explication de la demande d'un «pot de myrrhe» par le directeur Francesia à son confrère de Turin don Rua dans une lettre datée du 13 décenbre, au lendemain de l'arrivée d'Enria à Varazze. La température de don Bosco était souvent élevée, surtout aux premiers jours du mal. Des vomissements convulsifs doublaient sa fièvre. Don Bosco délirait et criait. Il eut, entre le 6 décembre et le 14 janvier, au long de quarante jours de souffrances, une douzaine de crises éruptives. Sur les taches rouges qui parsemaient sa peau appa­raissaient de petites papules «miliaires». Puis ces boutons miliaires s'affaissaient progressivement et se transformaient en «furoncles» (terminologie de l'infirmier), qui étaient des vésicules d'aspect lai­teux, dites en médecine «phlyctènes». Les phlyctènes s'ouvraient, se desséchaient et provoquaient sur la peau de petits cratères, des «vol­cans éteints», écrivit un jour (le 9 janvier 1872) le directeur Francesia à don Rua. La fièvre tombait, des squames se formaient et la peau s'écaillait. Don Bosco a changé plusieurs fois de peau en six semaines, /823/ prétendit l'infirmier Enria.[74] Fièvres et éruptions l'affaiblirent ex­trêmement. Sa maigreur, qui effraya bientôt les soignants, contri­buait à accroître ses souffrances: son dos était pelé, des escarres ajou­taient à la gêne de la desquamation. La peau desséchée et écaillée pro­voquait des démangeaisons un peu partout sur le corps. L'excitation entraînée par l'explosion des vésicules était parfois violente. Don Bos­co dit un jour avoir l'impression d'«une main plongée dans une mar­mite bouillante. »[75] Il souffrit donc durement dans sa chambre de Varazze.

Un portrait dû à un anonyme et demeuré peu connu nous le resti­tue à cette époque. Il s'agit d'une peinture à l'huile sur carton de qua­rante centimètres sur cinquante-quatre, conservée dans la maison salésienne de Varazze et comportant au verso le billet: «Don Bosco Giovanni. Anno 1871 - in memoria della sua grave malattia sofferta in Varazze - Collegio Civico» (Don Bosco Giovanni. Année 1871 - en souvenir de sa grave maladie endurée à Varazze, collège civi­que).[76] Il faut comparer ce buste de prêtre au visage tendu, aux yeux enfoncés, les joues, le front, le menton et les mains couverts de pla­ques rouges, avec l'homme vigoureux photographié parmi ses garçons dix ans plus tôt ou même avec le «Don Bosco à Rome en 1867», pho­tographie «Achille de Sanglau». Sur la photo de 1867, les traits sont extrêmement mobiles et les yeux pénétrants. Sur la peinture,[77] les pommettes sont accusées, les joues creusées, le front ridé, des poches tombent sous les yeux, le menton ressort, le cou est plissé et les lèvres serrées.[78] C'est le portrait d'un être «souffrant», remarquait Giu­seppe Soldà en conclusion d'un examen scrupuleux de l'image.

La vie de don Bosco fut-elle vraiment en danger au cours de ces pénibles semaines? Ses proches le crurent à la mi-décembre: lui-même manda un confesseur et on lui apporta le Viatique. A Turin, des gar­çons offraient leur vie pour que don Bosco ne meure pas.[79] Les méde­cins, quant à eux, notamment le docteur Fissore venu de Turin en consultation, paraissent n'avoir jamais été aussi pessimistes. La suette, douloureuse et persistante, d'évolution imprévisible, n'est en effet mortelle que par ses suites possibles, en d'autres temps très redoutables dans les organismes débilités (pneumonies, etc.)

Don Bosco faisait face de son mieux. Il ne criait que dans ses cau­chemars, sources d'inquiétude pour ceux qui le veillaient. Il s'en remettait à la volonté de Dieu, affirmait Pietro Enria. Jamais de véri­tables plaintes, parfois des plaisanteries sur son état et les soins qu'il imposait aux infirmiers, toujours le meilleur accueil possible aux nou-/824/ velles de ses fils et aux visiteurs, qui ne tardèrent pas à accourir à son chevet. L'évêque de Savone se déplaça. Après Noël, don Rua passa deux ou trois jours à Varazze. Don Bosco cherchait à suivre ses affai­res de Turin. Le 31 décembre 1871, il formula depuis son lit les étren­nes spirituelles de tradition au dernier jour de l'année. C'était, d'après le préfet Cuffia: «Praebe teipsum exemplum bonorum operum» (Sois un exemple de bonnes oeuvres); et «Oboedite praepositis vestris et subiacete eis, ipsi enim pervigilant quasi rationem pro animabus vestris reddituri» (Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis, car ils veil­lent sur vous comme s'ils devaient rendre compte de vos âmes). Il redisait là deux principes de sa pédagogie spirituelle. Les maîtres (pre­mière étrenne) valent et forment par leur action exemplaire; les disci­ples (deuxième étrenne) doivent se laisser diriger, car le salut de leurs maîtres est en jeu avec le leur. Le 5 janvier 1872, don Bosco reçut avec une immense gratitude une bénédiction spéciale du pape Pie IX. C'est à elle qu'il attribuera sa guérison commencée quelques jours après.[80]

Le 14 janvier, don Bosco put enfin se lever durant deux heures. Les éruptions miliaires ne se renouvelaient plus. Le 23, Enria annonçait à Buzzetti que les «furoncles» avaient complètement disparu. La con­valescence, que ses fils avaient plusieurs fois cru voir se dessiner après Noël, débutait vraiment. Don Bosco descendit un étage de la maison, puis il célébra la messe; enfin, le 30 janvier, il put partir se reposer à Alassio. On redoutait pour lui le froid humide de Turin. Il prolongea donc son séjour sur la Riviera (Alassio et Varazze) pendant toute la première quinzaine de février et ne rentra chez lui que le 15 de ce mois. Sa mésaventure de santé l'avait enlevé à sa maison pendant une douzaine de semaines.

Le projet de don Bosco sur les filles de Marie auxiliatrice

A Varazze, le groupe le plus nombreux de visiteurs étrangers au chevet de don Bosco était arrivé de Mornese. Débarqués du dernier convoi le 6 janvier 1872, douze «chefs de famille» de la localité furent logés au collège. Ils y trouvaient don Pestarino, présent à Varazze depuis le 2, semble-t-il. Le 7, les Mornésiens se disposèrent en cercle respectueux autour du lit de don Bosco et lui offrirent leurs cadeaux, qui étaient des produits de leur campagne.[81] Don Pestarino, quant à lui, fut interrogé séparément sur les Filles de l'Immaculée. Lui-même raconta:

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«... En la circonstance, comme don Pestarino se trouvait seul près du lit de don Bosco, (celui-ci) lui demanda comment allaient les affaires de Mornese, et s'il y avait (parmi les filles) quelqu'une apte au scopo (but, à la rigueur: projet), si les filles étaient réunies en un certain nombre et quelles étaient leurs dispo­sitions d'esprit. Don Pestarino répondit qu'il pouvait les garantir prêtes à l'obéissance et à faire n'importe quel sacrifice pour le bien de leurs âmes et pour aider leurs semblables. - Par conséquent, répondit don Bosco, on pour­rait entamer (litt.: débuter) ce dont nous avons parlé cet été à Turin; et, si vous le croyez bon, quand vous serez à Mornese, réunissez-les et faites-les voter pour constituer un chapitre: Supérieure, Assistantes, etc. selon les rè­gles dont on avait donné (...) une idée et faites aussi venir du village toutes cel­les qui sont de la congrégation de l'Immaculée. »[82]

Don Bosco voulait en effet intéresser à son projet les filles résidant chez elles. Ce récit de don Pestarino nous signifie que, depuis le mois d'avril précédent, les constitutions avaient reçu une certaine forme en ce début de janvier. Les membres du chapitre avaient été définis... En effet, les soeurs de Sainte-Anne, par les soins de soeur Francesca Garelli, secrétaire de mère Dominici, avaient adapté le texte de don Bosco à un institut féminin. Il faut croire que don Bosco avait ensuite transmis le résultat de leur travail à don Pestarino pour confrontation avec les Regole des filles de l'Immaculée, puisque l'abbozzo, que nous croyons pouvoir dater de janvier 1872, comportait des articles qui en dérivaient, ainsi que des traces de l'écriture de Pestarino. Le texte de soeur Garelli - une bella copia (mise au propre) - a disparu, comme l'a fort bien remarqué soeur Cecilia Romero. Mais les confrontations sont éloquentes: si la dépendance à l'égard des constitutions de don Bosco demeure très sensible dans cet abbozzo A, on constate aussi bientôt que nombre de ses articles, dans plusieurs cas très importants, dérivaient des constitutions de Sainte-Anne.[83] Le premier chapitre lui-même (Scopo, But), décisif pour l'avenir de l'institut, puisqu'il expliquait sa tâche, son sens propre et sa signification sociale, portait ainsi l'empreinte d'un esprit qui pouvait n'être pas tout à fait «salé­sien».

L'article premier de ce chapitre, qui a été recopié ci-dessus, disait que les membres de l'institut seraient d'authentiques religieuses, sou­cieuses de leur «perfection», mais adonnées à un apostolat auprès des filles de milieu populaire. Il semble avoir été élaboré par don Bosco lui-même. Le deuxième article, probablement imputable à don Pesta­rino, présentait une liste assez hétéroclite d'oeuvres charitables, liste empruntée à divers articles très identifiables des Regole des Figlie de /826/ Mornese.[84] Après quoi, sur l'instruction des filles «de condition moyenne», venait un article 3, mieux bâti, mais qui mérite aussi de retenir l'attention pour son contenu. En dépendance étroite de l'arti­cle 2 du titre I (Scopo dell'Istituto) des soeurs de Sainte-Anne, il disait: « 3 ° Elles pourront par ailleurs recevoir dans leur maison des filles de condition moyenne, auxquelles toutefois elles n'enseigneront jamais ces sciences et arts qui sont propres à une éducation noble et seigneu­riale. Tout leur soin sera de les former à la piété et à tout ce qui pourra servir à les rendre bonnes chrétiennes et bonnes mères de famille.»[85]

Les articles 1 et 2 de l'abbozzo traitaient de l'éducation, soit des «filles du peuple» (fanciulle del popolo) (art. 1º), soit des «fillettes des villages et pays pauvres» (giovanette dei villaggi e paesi poveri) (art. 2°). L'article 3 passait donc à une catégorie sociale plus élevée, celle des «filles de condition moyenne». Il avait deux versants beaucoup plus étudiés que nous le croirions peut-être, l'un négatif, l'autre positif. Négativement, il disait quelle instruction il ne fallait pas dispenser à ces filles; et, positivement, l'instruction qu'il convenait de leur don­ner. Les «sciences » et «arts » propres aux filles de noble condition leur seraient épargnés, mais on préparerait en elles d'authentiques chré­tiennes et de bonnes mères de famille. Considérations religieuses mises à part, une idéologie non démocratique et non féministe, ou, pour parler plus net, classiste et sexiste - au reste courante au dix­neuvième siècle - avait inspiré ces lignes. Selon l'idéologie classiste, les membres de chacune des classes de la société: la classe populaire, la classe moyenne et la classe supérieure, étaient destinés à n'en pas sor­tir et recevaient en conséquence une éducation accordée à leur condi­tion de naissance, dite naturelle: à chaque classe son éducation. Donc pas de «sciences» à proprement parler et pas d'«arts», sous-entendu habituel: d'agrément, pour les filles de condition moyenne et, à plus forte raison, pour celles de milieu populaire. On sait que, dans les années '70 de ce siècle, Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, répandit, dans ses Lettres sur l'éducation des filles et sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde, [86] l'idée que les «femmes du monde» elles­-mêmes avaient tout intérêt à faire jusque de la philosophie, mais que l'opinion ne lui était guère favorable. L'idéologie sexiste de l'époque voulait que, dans la société, l'homme participe à la vie publique par son travail et son activité, mais que la femme soit vouée au seul foyer domestique. Nul rôle n'était envisagé pour elle. Catholique, cette idéologie tenait à donner à la femme une éducation qui en fasse une /827/ épouse et surtout une digne mère chrétienne. L'article dérivé des constitutions des soeurs de Sainte-Anne ne parlait pas autrement.

Nous ignorons si cet article des premières versions conservées des constitutions des filles de Marie auxiliatrice fut lu, pesé et accepté par don Bosco. Mais le sort qu'il réserva bientôt à l'un et l'autre de ses élé­ments est tout à fait discernable. La première partie de l'article subsis­tera, car don Bosco, en cela bien inséré en son siècle, croyait ferme­ment aux distinctions dans la société et à la nécessité d'éducations différentes selon les conditions sociales. L'édition de 1885 des consti­tutions des filles de Marie auxiliatrice dira encore: «4. Elles pourront en outre ouvrir des maisons d'éducation (educatori) de préférence pour des filles d'humble condition. Elles ne leur enseigneront que les sciences et les arts conformes à leur état et voulus par leurs conditions sociales... »[87] Inutile de chercher dans la deuxième phrase des ébau­ches de considérations sur l'éducation intellectuelle des femmes, qui l'apparenteraient à Mgr Dupanloup. «Les petites sciences qui peu­vent convenir à des filles» devaient être pour lui celles que nous ras­semblons sous le titre d'«économie domestique». Pas plus! Mais la deuxième partie de l'article, aux résonnances sexistes, fut sérieuse­ment amendée. Elle était, pour des raisons nullement féministes, pro­fondément contraire aux idées de don Bosco sur l'éducation des gar­çons, ou plutôt des jeunes. Pour lui, le jeune, garçon ou fille, devait être rendu capable de gagner son pain. Il vivait et pensait dans le peu­ple travailleur. Il supprima donc rapidement l'anomalie de l'article 3. Dès le texte de l'abbozzo C (daté des années 1873-1874) des constitu­tions des filles de Marie auxiliatrice, on lut dans la deuxième partie de l'article en cause: «... Tout leur soin sera de les former à la piété et à tout ce qui pourra servir à les rendre bonnes chrétiennes, mais qu'elles soient aussi en mesure de gagner honnêtement leur vie» (litt.: en mesure de gagner honnêtement en son temps le pain de la vie).[88] Le mais de la dernière phrase semble avoir été signe de l'impatience du correcteur devant une proposition qui le déconcertait et qu'il raturait soigneusement. Don Bosco n'imaginait certes pas concéder quoi que ce soit au féminisme naissant.[89] Les yeux ouverts sur un temps où l'individu, homme ou femme, devait gagner son pain, il tenait simple­ment à aider les femmes du peuple à faire face dans l'existence. Que deviendraient-elles à la sortie de l'école des soeurs? Il prenait acte d'une vie qui, vraisemblablement, se déroulerait, au moins en partie, hors du foyer familial. La correction aboutissait même à ne plus rien dire de la formation maternelle de la femme et donc à contredire invo-/828/ lontairement la mentalité qui avait dicté la formule disparue: «... et bonnes mères de famille». L'intervenant, que ce soit le fondateur ou l'un de ses fidèles disciples, était bien «le don Bosco cohérent avec son siècle et qui en même temps le contredit. »[90] Le jour où, dans un monde mieux démocratisé, les conditions de l'homme et de la femme seraient devenues moins inégales, la simple application de ses princi­pes, qui étaient conformes à l'économie réelle de la société, permet­traient de faire donner aux femmes une instruction convenable, au moins analogue à celle des hommes. Les filles de Marie auxiliatrice du vingtième siècle n'auront pas de conversion à opérer en éducation féminine par rapport à l'idéologie fondatrice de leur institut.[91]

Les élections du 29 janvier 1872

En janvier 1872, le troisième chapitre de l'ébauche des constitu­tions des filles de Marie auxiliatrice intitulé: «De la Supérieure et des Assistantes», prévoyait que la supérieure et ses aides immédiates seraient élues. Don Pestarino, encouragé par don Bosco, malade à Varazze, comme nous savons, organisa l'élection. L'événement eut lieu le 29 janvier 1872. Le mémoire Pestarino, que nous retrouvons, manifeste bien la confiance des filles envers leur compagne Marie­Dominique Mazzarello. «... Le beau jour de la S. François de Sales, après avoir exposé ce que don Bosco lui avait conseillé (à lui Pestarino) et après la récitation du Veni Creator Spiritus avec le crucifix exposé sur une tablette entre deux chandeliers allumés, on passa au vote. [Il y avait 27 présentes.] Les votes furent lus par don Pestarino et par Angela Maccagno, institutrice du village et jusqu'alors supérieure de celles qui vivent dans leurs familles. Le scrutin donna 21 voix à Maria Mazzarello, fille de Giuseppe, dite de la Valponasca, 3 à Petronilla, 2 à Felicina et 1 à Giovannina. Restava perciò Superiora Maria Mazza­rello.» (Maria Mazzarello restait donc supérieure.)

La volonté de l'humble élue de dépendre absolument de don Bosco éclata aussitôt. Le rapport Pestarino continuait: «Quand elle entendit ce résultat, Maria Mazzarello se leva en demandant d'être dispensée; elle disait clairement qu'elle remerciait toutes (ses compagnes), mais qu'elle ne se sentait pas capable de tenir sous un tel poids. Quelques-­unes lui dirent que, si elles lui avaient donné leurs voix, elle devait accepter; sinon, les autres en feraient autant. Elle persista à dire qu'elle ne se sentait pas (capable) et qu'elle refuserait tant qu'elle n'y serait pas absolument forcée par obéissance. On fit encore quelques /829/ remarques; et le Directeur (entendez: don Pestarino) lui-même ajouta qu'il ne se prononcerait pas lui-même tant qu'il n'aurait pas entendu l'avis de don Bosco. Maria Mazzarello elle-même suggéra de laisser à don Bosco le soin du choix de la première supérieure, que ce serait bien à tous égards; et toutes approuvèrent. Alors elles lui dirent qu'elle res­terait première Assistante avec le titre de Vicaire selon les regole; et l'on passa à l'élection de la deuxième Assistante, qui fut Petronilla (Mazzarello) avec 19 voix. Les deux se retirèrent et on nomma maî­tresse des novices Felicina (Mazzarello), comme économe Giovanna (Ferrettino) et comme vicaire ou vice-supérieure pour celles du village l'institutrice Maccagno. On les proclama et on conclut l'assemblée par le Laudate Dominum, après quoi elle fut dissoute... »[92]

La prépondérance de don Bosco dans la fondation des filles de Marie auxiliatrice (que certains ont parfois voulu attribuer à Pesta­rino), déjà manifeste dans l'élaboration de leurs constitutions, était évidente dans la désignation des membres de leur chapitre supérieur initial.

La cérémonie du 5 août 1872

Fin janvier 1872, tandis que don Bosco amorçait sa convalescence à Varazze, à Mornese son institut féminin recevait donc quelque forme à la grande satisfaction du «directeur» Pestarino. Au lende­main de son retour à Turin, à la mi-février, don Pestarino put présen­ter - probablement sous la forme que l'on vient de lire - son rapport d'activité à l'assemblée des directeurs et confrères de la société de S. François de Sales. Cela se passait dans l'enthousiasme des retrou­vailles du père et de ses fils, le 16 février 1872.

Les premières professions féminines eurent lieu à Mornese six mois après. Dans l'intervalle, les filles qui adhéraient au projet de don Bosco - lequel impliquait la vie communautaire - se transportèrent dans l'immeuble que don Pestarino avait fait construire pour servir de «collège» dans le village au lieu-dit Borgoalto. Il transformait ainsi en «maison-mère» de l'institut, dit de plus en plus clairement «des filles de Marie auxiliatrice», une école que les Mornésiens avaient cru s'éle­ver pour leurs garçons. Leur déconvenue fut grande... Puis, pour reprendre les formules de Maria Ester Posada, le «sceau historique et ecclésial» de la mue du groupe, de simple Pieuse union paroissiale en Institut religieux, fut apposé par l'évêque d'Acqui; tandis que le /830/ «sceau historique et salésien» l'était par le fondateur lors des profes­sions du 5 août 1872.[93]

Il est vrai que don Bosco mit très peu de bonne volonté pour unir les deux «sceaux» sur le même parchemin. A la fin de juillet, Mgr Giu­seppe Maria Sciandra, évêque d'Acqui,[94] tombé malade le 30 mai, était depuis plusieurs semaines, à Mornese, l'hôte de don Pestarino, qui lui avait ménagé un appartement dans le «collège» devenu maison de religieuses. Pestarino, poussé par ses amis ecclésiastiques, profi­ta de la présence épiscopale pour organiser au début du mois d'août des exercices spirituels, qui seraient clôturés par une cérémonie de vêture et de profession avec apparat pontifical. Don Bosco lui donna certainement son accord. Mais Mornese apprit bientôt très désap­pointée, qu'il n'avait pas l'intention d'assister à la fête. L'évêque, informé, protesta: il voulait don Bosco. Celui-ci répondit à don Pesta­rino, porte-parole de Mgr Sciandra, que sa santé était encore fragile, qu'il avait lui aussi des exercices spirituels à Turin, que Monseigneur suffisait à la cérémonie de Mornese et que, pour le reste, lui Pestarino avait toute la compétence désirable. Mgr Sciandra recourut alors à un moyen énergique. Puisque les lettres n'ébranlaient pas don Bosco dans sa décision de laisser sa place à d'autres, le 3 août il expédia à Turin son propre secrétaire don Berta avec mission expresse de reve­nir le lendemain avec don Bosco.[95] Celui-ci, enfin arrivé à Mornese dans la soirée du 4 (les soeurs ne dissertent que sur l'heure exacte de cette arrivée: 7 h., 9 h. ou 11   h. du soir),[96] participa sagement le len­demain 5, fête de Notre-Dame des Neiges, à la cérémonie de vêture et de profession, au cours de laquelle il adressa quelques mots aux nou­velles religieuses. Puis, comme pour souligner la vérité de son refus antérieur, il quitta Mornese non sans quelque précipitation, omettant même d'apposer sa signature sur le procès verbal de la manifesta­tion.[97]

Ces réticences imprévues semblent pouvoir être expliquées. Don Bosco regimbait à l'idée d'abandonner à l'évêque d'Acqui une place qu'il jugeait être la sienne. Le «supérieur général» du nouvel institut, entre les mains de qui les voeux étaient prononcés, c'était en principe lui. Dès l'origine, dans l'ébauche de constitutions, le premier article du titre Sistema generale dell'Istituto (Organisation générale de l'Insti­tut) avait dit: «L'Institut des filles de Marie est sous la dépendance immédiate du supérieur général de la société de S. François de Sales, à qui elles donnent le nom de Supérieur général... »[98] Pour lui, l'institut qui naissait faisait partie, fût-ce en «appendice», de sa propre société /831/ religieuse de S. François de Sales. En 1874, dans le rapport qu'il pré­senta à Rome sur sa congrégation, le numéro 16 de la liste des oeuvres était libellé: «Comme appendice et en dépendance de la Congrégation Salésienne la Maison de Marie Auxiliatrice fondée avec l'approbation de l'autorité ecclésiastique à Mornese dans le diocèse d'Acqui... »[99] C'est pourquoi, au reste, il ne demanda jamais d'investiture romaine pour l'institut des filles de Marie auxiliatrice.[100] Certes don Bosco tenait au sigillum ecclésial de l'évêque du lieu. Comme, en 186o, il avait lui-même soumis à l'archevêque Fransoni ses propres constitu­tions, il fera transmettre en 1876 à Mgr Sciandra les constitutions des filles de Marie auxiliatrice. Mais, à une cérémonie de voeux, la pré­sence d'un évêque, qui doublait la sienne, ne lui paraissait pas souhai­table. Depuis le 14 mai 1862, il avait reçu seul les voeux de ses confrè­res salésiens, l'autorité diocésaine de Turin n'y avait pas été mêlée. Pourquoi agir autrement à Mornese?

L'évêque d'Acqui était homme sage et bienveillant. Les relations entre Mornese et Acqui demeurèrent excellentes sous l'épiscopat de Mgr Sciandra. L'évêque résolut le problème des filles de l'Immaculée hors communauté, nullement désireuses d'entrer dans l'orbite de don Bosco, qui persistait à les inviter: elles devinrent officiellement les Nouvelles Ursulines.[101] Par décret du 19 août 1873, l'évêque conféra au directeur - salésien - des soeurs de Marie auxiliatrice de la maison de Mornese les attributions de curé de cette maison, ce qui résolvait le problème des confessions de ces religieuses.[102] Et don Bosco veilla de près sur ce qui était pour lui la branche féminine de sa congrégation. Les manuscrits primitifs des constitutions des filles de Marie auxilia­trice portent des traces sensibles de son intervention dans leur mise au point progressive. Et l'école de Mornese se mit à prospérer. L'Unità cattolica du 1er octobre 1873 célébrait ce «bon institut pour filles», «fondé par don Giovanni Bosco.»[103] Le projet de celui-ci en avril 1871 d'un institut féminin de vraies religieuses, qui seraient aussi d'authentiques et utiles membres de la société civile, prenait corps dans un gros village du diocèse d'Acqui. La sainte «vicaire» Maria Mazzarello, à qui don Bosco conférera formellement en 1874 le titre de «supérieure générale», le dirigeait avec doigté.[104]


Notes

[1] Pour les paragraphes de ce chapitre sur les origines des filles de Marie auxilia­trice, question entièrement reprise de nos jours, je m'appuie principalement sur les tra­vaux de Cecilia Romero, Costituzioni per l'Istituto delle Figlie di Maria ausiliatrice /832/ (1872-1885). Testi critici, coll. Istituto storico salesiano. Fonti, première série, 2, Rome, LAS, 1983, 357 p.; et de Maria Ester Posada, pour ses articles: «Alle origini di una scelta. Don Bosco fondatore di un Istituto religioso femminile», in Pensiero e prassi di Don Bosco, dir. R. Giannatelli, Rome, LAS, 1988, p. 158-169; et «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rapporto a don Bosco», in Don Bosco nella storia, dir. M. Midali, Rome, LAS, 1990, p. 217-229.

[2] Enrichetta Dominici (1829-1894), née à Borgo Salesio, Carmagnola (provin­ce de Turin), avait, à l'âge de vingt-et-un ans, demandé d'entrer dans l'institut des Soeurs de Sainte-Anne. Admise par la marquise de Barolo, à son titre de fondatrice, elle avait fait profession en 1853. En 1861, en une période difficile pour l'institut, la congrégation romaine des Evêques et Réguliers avait approuvé et confirmé son élec­tion de supérieure générale, alors qu'elle n'avait que huit années de profession. Elle allait diriger l'Institut pendant trente-deux ans avec un esprit de foi peu ordinaire et un filial abandon au Père. Au cours de son mandat, l'institut se raffermit et se déve­loppa. L'Eglise l'a proclamée bienheureuse en 1978. (D'après C. Romero, Costitu­zioni..., p. 24, n. 17).

[3] G. Bosco à E. Dominici, Turin, 24 avril 1871. Cette lettre, inconnue de l'Epitolario Ceria, a été éditée par P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. I, p. 188, n. 3.

[4] C. Romero, Costituzioni.... p. 59.

[5] D'après la Memoria di don Domenico Pestarino, éditée dans C. Romero, Costitu­zioni..., p. 49-50. Pestarino datait cette conversation avec don Bosco de l'été 1871.

[6] MB X, 59447-32.

[7] Dans la première édition (p. 581), il l'ignorait encore; dans la deuxième (t. II, p. 265), il recopiait ses Memorie publiées en 1939.

[8] Nouvelle édition revue, Turin, Istituto delle Figlie di Maria ausiliatrice, 1934, p. 141-142.

[9] Voici ses premiers et ses derniers mots: «... Il Beato poi nei primi di maggio del 1871, radunò il suo Capitolo. Subito dopo le preghiere d'uso, disse d'aver a comuni­care una cosa di molta importanza e continuò: "Molte autorevoli persone, ripetuta­mente mi hanno esortato (...) di ottenere dal Signore i lumi necessari in questo impor­tante affare." L'impressione prodotta da queste parole fu quanto mai profonda...»

[10] F. Maccono, Suor Maria Mazzarello..., p. 142, n. 1.

[11] M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rapporto a don Bosco», art. cit., p. 2 219, n. 11.

[12] D'après les Verbali du chapitre supérieur salésien, 9 et 23 décembre 1907; consultés par M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rapporto a don Bosco», art. cit., p. 224, n. 31.

[13] M. Rua, Procès informatif de don Bosco, ad 17um; POS, p. 323.

[14] I. Tubaldo, Giuseppe Allamano. Il suo tempo, la sua opera, t. I, Turin, Edizioni Missioni Consolata, 1982, p. 10-18.

[15] Cette liste de qualités dans M. E. Posada, «Alle origini di una scelta», art. cit., p. 159.

[16] Voir M.E. Posada, «Alle origini di una scelta», art. cit., p. 160-162.

[17] L'anecdote, où la légende a certainement infiltré l'histoire: la fillette s'accro­che aux genoux de Benedetta, ses cris réveillent sa mère, qui intervient; on croirait un enlèvement nocturne..., figure dans les Memorie di Benedetta Savio, dactylographie, p. 5. /833/

[18] Voir, sur cette religieuse, l'article de G. Pettinati, «Clarac», Dizionario degli Istituti di Perfezione, t. II, Rome, 1973, col. 113-114; L. da Fara, Maria Luigia Angelica Clarac, Turin, 1987.

[19] Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. I, p. 187-192.

[20] Observation de M.E. Posada, «Alle origini di una scelta», art. cit., p. 157.

[21] C'est ce qui ressort du livre d'Yvonne Turin, Femmes et religieuses au XIX` siècle: le féminisme «en religion», Paris, Nouvelle Cité, 1989, 333 p.

[22] A. Vaudagnotti, Suor Clarac. La serva di Dio madre Maria Luigia Angelica Cla­rac (1817-1887) fondatrice delle Suore di Carità di S. Maria, Turin, 1954, p. 186.

[23] M. Rua, Procès informatif de G. Bosco, ad 17um; POS, p. 323-324.

[24] Domenico Pestarino (1817-1874), originaire de Mornese, prêtre en 1839, ren­tré dans son village en 1847, y oeuvra, sans en être le curé, au renouveau spirituel de la population.

[25] Je suis pour ces lignes M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria ausilia­trice in rapporto a don Bosco», art. cit., p. 219. - Sur sainte Marie-Dominique Mazza­rello (1837-1881), qui eut un rôle capital dans la fondation des filles de Marie auxilia­trice, voir le Summarium (Rome, 1934-1935) de son procès de canonisation, ainsi que les ouvrages du P. Ferdinando Maccono.

[26] M.E. Posada, «Alle origini di una scelta», art. cit., p. 164.

[27] Voir l'annonce du Nuovo manuale pel pratico esercizio della devozione a Maria santissima, sous le titre: «Ai devoti di Maria Santissima», dans l'Unità cattolica, 4 mai 1871­.

[28] Apparizione della Beata Maria Vergine sulla Montagna di La Salette con altri fatti prodigiosi raccolti dai pubblici documenti, pel sacerdote Giovanni Bosco, Turin, tip. dell'Oratorio di S. Franc. di Sales, 1871, 92 p.

[29] D'après le programme des solennités imprimé sur la couverture des Letture cattoliche de mai 1871.

[30] On trouve la chronique romaine de ce jubilé sous les titres «Il giubileo pontifi­cale di Pio IX» et «Cronaca contemporanea», dans la Civiltà Cattolica, ann. XXII, VIIème série, vol. III, fasc. 506, 3 juillet 1871, p. 129-172, 221-231.

[31] Un passage de cette lettre en MB X, 167-168.

[32] G. Bosco à G. Bonetti, Turin, 13 juin 1871; Epistolario II, p. 164. Don Bosco expliquait là ce qu'il prévoyait pour le Valdocco et, indirectement, ce que Bonetti pou­vait faire à Borgo.

[33] Ce détail important d'après la lettre de G. Bosco à T. Uguccioni, 21 juin 1871; Epistolario II, p. 165-166.

[34] Memorandum recopié en Documenti XII, 149, puis en MB X, 1355.

[35] Il a mentionné deux rencontres dans sa lettre à M. Rua, Rome, 1er juillet 1871; Epistolario II, p. 166.

[36] Même lettre de G. Bosco à M. Rua.

[37] Voir MB X, 169 et 425-430.

[38] Dans son histoire de l'«action médiatrice» de don Bosco (L'azione media­trice..., p. 59-60), don Francesco Motto a malencontreusement suivi son confrère, quitte à exprimer en note (p. 60, n. 142) ses «perplexités» devant les invraisemblances de son récit. Voir mon article «L'audience imaginaire du ministre Lanza (Florence, 22 juin 1871)», RSS, XI (1992), p. 9-34.

[39] G. Bosco à M. Rua, s. l., s. d., vers le 20 août 1871, Epistolario II, p. 175-176.

[40] G. Bosco à G. Corsi, S. Ignazio, 12 août 1871; Epistolario II, p. 173. /834/

[41] Voir la lettre de G. Bosco à G. Corsi, 18 août 1871, citée ci-dessus.

[42] Récit relayé par MB X, 439; et aussi, à tort, je crois, par F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 61.

[43] D'après MB X, 439/4-5.

[44] Nous retrouvons le récit de Francesco Motto (L'azione mediatrice... , p. 62-63) rédigé ici sur des pièces officielles irrécusables.

[45] Pie IX à Victor-Emmanuel II, Du Vatican, 21 août 1871; éd. P. Pirri, Pio IX e Vittorio Emanuele II dal loro carteggio privato, t. III, deuxième partie, Rome, Pont. Università Gregoriana, 196 1, p. 316-317.

[46] G. Antonelli à G. Tortone, Rome, 14 août 1871; éd. P. Pirri, op. cit., p. 317-318.

[47] Ces informations dans une lettre de G. Tortone au cardinal Antonelli, 29 août 1871, que F. Motto a résumée dans L'azione mediatrice..., p. 62.

[48] D'après un passage de sa lettre au cardinal Antonelli cité par F. Motto, L'azione mediatrice.... p. 62, n. 155­

[49] Giovanni Lanza, l'un des grands hommes de la Destra storica (1810-1882), fut président du conseil des ministres du 14 décembre 1869 au 10 juillet 1872. Il avait donc commandité Porta Pia le 20 septembre 1870.

[50] D'après les papiers consultés par F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 63.

[51] Les MB X, 439 déterminent avec précision la date (9 septembre) et le texte du télégramme du président au préfet de Turin: «Se Sacerdote Don Bosco si trova costì, lo chiami a sé e lo preghi recarsi al più presto Firenze per conferire con me sopra affare a lui noto. Attendo risposta. G. Lanza. » L'une et l'autre posent problème. La date est peu vraisemblable. Nous savons par une lettre de Tortone au cardinal Antonelli datée du 10 septembre 1871 que don Bosco, la veille (donc le 9), lui avait parlé de ce télé­gramme avant de quitter Turin le soir même pour Florence. Il faudrait donc que, dans la même journée, il ait été rédigé, expédié et reçu; que le préfet ait pu dénicher don Bosco à Lanzo et l'ait convoqué à la préfecture de Turin; que don Bosco se soit rendu de Lanzo à Turin, y ait été informé de l'invitation, puis ait organisé son départ. Il monta dans le train de Florence ce soir-là (9 septembre). Sans téléphone ni automo­bile!... Quant à la formule du télégramme, qui - don Motto l'a remarqué - varie des Documenti XII aux Memorie biografiche X, ce n'est qu'une reconstruction à peine vrai­semblable. Don Bosco ne l'avait pas apprise par coeur et les anciens biographes salé­siens ne l'ont pas recherchée (et trouvée) dans les archives publiques. Ils ont donné une tournure «télégraphique» à une information. Un point demeure obscur: le motif donné de l'invitation: «... per conferire con me sopra affare a lui noto», qui apparaît aussi dans la lettre Tortone-Antonelli, fut certainement cueilli sur les lèvres de don Bosco. Mais nous ignorons si, le répétant, celui-ci faisait ou non l'entendu.

[52] Pour une fois, il ne s'agit pas d'une reconstruction problématique. C'était: «Prefetto Oratorio San Francesco Sales Torino. Continuo viaggio. Ritorno prolun­gato. Scriverò nuovamente. Tutto bene. Bosco. » Dépêche reçue à Turin le 11.9. à 16 h. 45. Original en ACS 131.01, reproduit en FdB 48 A12.

[53] Victor-Emmanuel II à Pie IX, Val Savaranche (Val d'Aoste), 12 septem­bre 1871; éd. P. Pirri, Pio IX e Vittorio Emanuele lI..., op. cit., p. 318-320.

[54] Lettre citée, p. 320.

[55] G. Bosco à G. Lanza, Varazze, 11 février 1872; éd. F. Motto, La mediazione di don Bosco fra Santa Sede e governo per la concessione degli Exequatur ai vescovi d'Italia (1872-1874), coll. PBISS 7, Roma, LAS, 1987, p. 60. /835/

[56] G. Bosco à M. Rua, Rome, 13 septembre 1871; Epistolario II, p. 180.

[57] ASV, Segreteria di Stato, 1872, r. 1, fol. 2. Cette pièce importante a été repro­duite par F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 65-66. La graphie de ces lignes, qui ne furent pas signées, interdit, selon don Motto, de douter qu'elles émanent de don Bosco.

[58] C'est du moins ce que l'on trouve, d'après Mgr Manacorda semble-t-il, en MB X, 442/8. De toutes manières, le nom de don Bosco, qui figure sur une autre liste de nominations dans les papiers Antonelli, témoigne que la liste que nous venons de citer ne fut pas unique. Voir F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 66.

[59] Voir le récit de F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 66-69.

[60] G.B. Lemoyne, Vita del venerabile Servo di Dio Giovanni Bosco..., vol. II, Turin, 1913, p. 117. - On trouve la liste des nominations épiscopales dans l'article «Cose romane», Civiltà cattolica, ann. XXI, VIIIème série, vol. IV, 1871, p. 482-484.

[61] «Sbadigli», Il Fischietto, 7 décembre 1871; cité par G. Tuninetti, «L'imma­gine di don Bosco nella stampa torinese... », in Don Bosco nella storia della cultura popo­lare, cit., p. 224.

[62] Emiliano Manacorda, né à Penango le 4 août 1833, prêtre le 9 avril 1859, cubiculaire d'honneur de S. Sainteté le 7 février 1866, prélat domestique le 26 fé­vrier 1869, prélat abréviateur surnuméraire auprès de la chancellerie apostolique le 2 mai 1870. Il mourra le 29 juillet 1909. Voir Hierarchia catholica, t. VIII, p. 276.

[63] Sut cette élection, voir F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 68-69, à partir d'une documentation inédite repérée dans l'ASV.

[64] F. Motto, L'azione mediatrice..., p. 67, n. 173.

[65] G. Tuninetti, Lorenzo Gastaldi, t. II, p. 15.

[66] Gazzetta del popolo, 27 novembre 1871, n. 331, p. 2. - Ce récit d'après G. Tuninetti, Lorenzo Gastaldi, t. 11, p. 15.

[67] D'après un récit ancien en Documenti XII, 165.

[68] Voir MB X, 230/17-20.

[69] MB X, 230/19-20.

[70] Chronologie vraisemblable, d'après don Amadei, MB X, 230. Noter que les Documenti XII, 168, qui racontaient le voyage (très brièvement), n'en dataient par les étapes. La date la plus sérieuse concerne, le 6, la visite à la bienfaitrice d'Albisola Marina, Susanna Prato, veuve Saettone, sur laquelle nous avons une lettre.

[71] La maladie de Varazze a été racontée avec force détails, pour la plupart empruntés à la correspondance alors échangée entre Varazze et Turin par Pietro Enria, Giuseppe Buzzetti, don Francesia, don Rua..., en MB X, 232-306, soit sur soixante-quatorze grandes pages. Il convient toutefois de n'utiliser qu'avec une grande circonspection les documents cités là par don Amadei et, avant de les répéter, de les vérifier sur les originaux (ACS 112, Malattie di D. Bosco; FdB 430-436) ou, au moins, sur leurs éditions (convenables) en Documenti XII, XIII et surtout XLII, 362-­377 . On observe par exemple que, dans la lettre émouvante d'Enria à Buzzetti, datée du 23 décembre 1871, sur les quatorze lignes de la péricope: «... Ah! caro Buzzetti, io non ho più forza di scrivere (...) ci renderà il nostro caro Padre Don Bosco sano e in perfetta salute, unico nostro pensiero» (MB X, 257/34 à 258/9), les seuls mots figurant à cet endroit dans la lettre éditée des Documenti XLII, 365 (à l'origine de la retrans­cription) sont, au milieu du morceau: «Per carità, dica che si preghi, ma di vero cuore». (Voir MB X, 258/6-7.) Don Amadei a multiplié interpolations et amplifications en cours de récit. /836/

[72] Pietro Enria arriva de Turin à Varazze le 12 décembre 1871 pour soigner don Bosco.

[73] D'après le télégramme expédié de Varazze le 7 décembre.

[74] P. Enria à G. Buzzettí, 19 janvier 1872, in Documenti XLII, 372-373.

[75] G.B. Francesia à M. Rua, 5 janvier 187 2; Documenti XII, 11-12.

[76] Voir G. Soldà, Don Bosco nella fotografia dell'800, Turin, S'EI, 1987, p. 222-223.

[77] La peinture, que l'artiste avait adaptée à son modèle de 1872, dérivait d'une photographie connue de Rondoni en 1869. Les reproductions de don Soldà ne permet­tent pas d'en douter.

[78] Les photographies de 1861, 1867 et 1869 dans G. Soldà, op. cit., p. 80, 106 et 114

[79] D'après G. Berto, Detti e fatti... Cahier non paginé Dalla fanciullezza..., voir FdB 899 E12. Ce trait a été repris en Documenti XII, 174 et MB X, 251/13-20.

[80] «... En attendant, Très Saint Père, je vous suis débiteur de ma santé. Les médecins ne me donnaient plus aucun espoir de guérison. Quand j'eus reçu votre sainte bénédiction je commençai d'aller mieux, si bien qu'au bout de quelques jours j'étais guéri et en mesure de me livrer à mes occupations ordinaires...» (G. Bosco à Pie IX, Turin, 8 avril 1872; éd. dans F. Motto, La mediazione di don Bosco..., p. 62).

[81] D'après une lettre de P. Enria à G. Buzzetti, 7 janvier 1872; Documenti XLII, 369; voir MB X, 276-277.

[82] Memoria di don Domenico Pestarino, éd. C. Romero, Costituzioni..., p. 50.

[83] Voir, sur tout ceci, les observations motivées de C. Romero, Costituzioni..., p. 35-49.

[84] Chap. I, art. 1 et 7; chap. III, art. 37.

[85] Il semble bon de mettre les deux textes en parallèle:

Const. de Ste-Anne

2. Non per questo trascureranno l'accu­rata educazione delle figlie, che riceve­ranno nel loro proprio Monastero, alle quali però non potranno mai insegnare quelle scienze ed arti che sono proprie d'un'educazione più elevata. Solo procu­reranno ad ogni potere di formarle alla pietà, ed a tutto ciò che servir può a ren­derle buone cristiane, e buone madri di famiglia.

Abbozzo FMA

3° Potranno altresì ricevere nella loro casa figlie di mediocre condizioni, alle quali però non insegneranno mai quelle scienze ed arti che sono proprie di nobile e signorile educazione. Tutto l'impegno loro sarà di formarle alla pietà ed a tutto ciò che potrà servire a renderle buone cristiane e buone madri di famiglia.

Ces deux textes en C. Romero, Costituzioni..., p. 43

[86] Paris, Jules Gervais, 1879.

[87] Regole FMA, 1885, titre I, art. 4. Voir C. Romero, Costituzioni.... p. 290. - On aura remarqué la transformation du mediocre condizione (orthographié: condi­zioni) de 1872 en umile condizione, ce qui était aussi plus «salésien».

[88] Traduction de l'ensemble de l'article: «3° Elles pourront aussi recevoir dans leurs maisons des filles de moyenne condition, auxquelles toutefois elles n'enseigne­ront jamais les sciences et les arts qui sont propres à la condition noble et aristocrati­que. Tout leur effort tendra à les former à la piété et à tout ce qui pourra servir à les rendre bonnes chrétiennes, mais en sorte de les mettre aussi en mesure de gagner hon-/837/ ­nêtement leur pain en temps voulu. » (Costituzioni FMA, ms C, titre I, art. 3; éd. C. Romero, Costituzioni..., p. 340.)

[89] Il existait dans l'Italie du temps. Voir F. Pieroni Bortolotti, Alle origini del movimento femminile in Italia (1848-1882), Turin, 1963.

[90] Formule de M.T. Trebiliani, «Modello mariano e immagine della donna nell'esperienza educativa di don Bosco», in Don Bosco nella storia della cultura popo­lare, dir. F. Traniello, Turin, SEI, 1987, p. 201. - Sur l'éducation des femmes dans l'Italie du dix-neuvième siècle, voir Simonetta Soldani, L'educazione delle donne. Scuole e modelli di vita femminile nell'Italia dell'Ottocento, Milan, Franco Angeli libri, 1989.

[91] Il me semble reconnaître une prudente application des principes de don Bosco dans la fondation de l'école normale Nostra Signora delle Grazie de Nizza Monfer­rato, dont l'origine remonte aux premières années de l'Institut. Voir P. Cavaglia, Edu­cazione e cultura per la donna. La scuola «Nostra Signora delle Grazie» di Nizza Mon­ferrato dalle origini alla riforma Gentile (1878-1923), Rome, LAS, 1990. Et le congrès organisé en 1988 à Rome par la Faculté des Sciences de l'éducation Auxilium des filles de Marie Auxiliatrice, sous le titre: Verso l'educazione della donna oggi, a montré qu'en somme il convenait à l'institut de demeurer fidèle à don Bosco. Voir les actes de ce congrès édités par Antonia Colombo, Rome, LAS, 1989, en particulier, dans les pre­mières pages, l'exposé de la mère générale.

[92] Memoria di don Domenico Pestarino, cité, in C. Romero, Costituzioni.... p. 50.

[93] M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rapporto a don Bosco», cité, p. 255.

[94] Giuseppe Maria Sciandra, né à Pamparato (dioc. de Mondovì) le 2 novembre 1808. Docteur en théologie à l'université de Turin le 22 juin 1830, ordonné prêtre à Turin le 28 mai 1831, professeur de théologie puis recteur du séminaire de Susa, cha­noine de la cathédrale de Susa le 13 septembre 1834, élu évêque d'Acqui le 27 octo­bre 1871, consacré évêque à Turin le 30 novembre 1871. Il mourra évêque d'Acqui le 25 mai 1888. D'après Hierarchia catholica, t. VIII, p. 114.

[95] Je reprends à cet endroit les phrases de G. Capetti, Cronistoria. Istituto Figlie di Maria Ausiliatrice, vol. 1 , Rome, p. 297, qui semble, sur ces faits publics, suffisamment bien renseignée.

[96] D'après la note de la Cronistoria, cit., p. 364-365.

[97] Voir G. Capetti, Cronistoria, cit., p. 296-306; et M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rapporto a don Bosco», art. cit., p. 225.

[98] Voir C. Romero, Costituzioni..., p. 212.

[99] Positio 1874, p. 46.

[100] Les historiens contemporains ont tort de se creuser la tête sur les raisons de ce non-recours.

[101] Voir la lettre du curé Carlo Valle à Mgr Sciandra, 2 décembre 1873; et la réponse de l'évêché d'Acqui, 7 décembre 1873, dans C. Romero, Costituzioni..., p. 83-84.

[102] Voir C. Romero, Costituzioni..., p. 77.

[103] «Un buon Istituto per le ragazze», Unità cattolica, 1er octobre 1873.

[104] . «Vicaire» depuis les élections de 1872, quand elle avait refusé le titre de «supérieure», Maria Mazzarello fut reconnue par don Bosco «supérieure» générale à partir de 1874. Voir M.E. Posada, «L'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice in rap­porto a don Bosco», art. Cit., p. 226.


Chapitre XXII.

Faire approuver des constitutions

Le problème du temporel des évêques italiens en 1872

Le 19 février 1869 le pape avait reconnu et confirmé la congréga­tion de don Bosco avec la clause: «... l'approbation de ses constitu­tions étant différée à un temps plus opportun.»[1] Un temps suffisant (congruum) devait en bonne règle s'écouler avant l'approbation défi­nitive de ces constitutions. Rien de vexatoire en cela: la «Méthode à suivre», édictée par le cardinal Bizzarri dans l'approbation des nou­veaux instituts, le réclamait.[2] Trois années parurent suffire à don Bosco. Dès 1872, il entreprit de tâter le terrain de Rome pour une approbation définitive.[3] Cette exploration faisait suite à d'autres démarches au service de l'Eglise d'Italie, qui, dans son esprit, même désintéressées, ne pouvaient manquer de le favoriser dans l'entreprise qui le concernait directement.

En février 1872, pendant ses quelques jours de convalescence à Varazze, la première lettre d'affaires de don Bosco fut adressée au président du conseil Giovanni Lanza.[4] Quand, en septembre précé­dent, il avait eu l'honneur de converser avec cette Excellence, il avait cru que le gouvernement laisserait au pape entière liberté de choix des évêques et que ceux-ci pourraient, une fois nommés, jouir paisible­ment de leur «temporel». Il avait répété ces assurances au souverain pontife et les deux parties s'étaient félicitées de l'accord ainsi inter­venu. Et voici qu'en ce mois de février, don Bosco se demandait si elles s'étaient bien comprises. Les populations avaient été satisfai­tes par les nominations d'évêques, le gouvernement universellement loué par elles. Mais, poursuivait-il avec quelque amertume, quand «on vit les évêques obligés d'aller, les uns dans les séminaires diocésains, les autres dans leurs propres logis, ou en pension, ou en location, il va sans dire que le jugement et l'opinion du public se mirent à évoluer /839/ considérablement. » Il offrait ses services pour le prompt règlement de cette étrange situation.[5] Sa démarche était, selon les formules de l'avant-dernier alinéa de la lettre, celle d'un «prêtre catholique affec­tionné envers le chef de l'Eglise» et, simultanément, «toujours très affectionné - noter le superlatif à la suite du positif du membre symétrique - à l'égard du gouvernement, aux sujets duquel j'ai cons­tamment voué mes faibles ressources et mes forces et ma vie. »

A sa lettre, il joignait, paraît-il, un mémoire intitulé: «Réflexions d'un prêtre piémontais sur le différend entre le Ministère des Cultes et les nouveaux évêques élus par Sa Sainteté en 1871», écrit qu'il n'avait certainement pas rédigé lui-même, mais qui peut nous éclairer sur le curieux problème de ces évêques librement nommés par le Saint-Siège et pourtant dans l'incapacité juridique de vivre de leur charges.[6]

L'exercice de la charge épiscopale était, aux termes de la loi, sus­pendu à une formalité dite exequatur gouvernemental. Exequatur, terme que l'on traduit: «ordre ou permission d'exécuter», servait à désigner, en droit civil ecclésiastique, «la permission d'exécuter ou de promulguer que les pouvoirs civils disaient avoir le droit de donner pour que les décisions pontificales deviennent exécutoires dans les territoires soumis à leur souveraineté. »[7] L'exequatur pouvait être légitimé par un concordat. En 1871 le gouvernement italien le requé­rait. Faute d'exequatur, les évêques nommés cette année-là par le Saint-Siège ne pouvaient entrer en possession de leur temporel, en premier lieu de leurs logements de fonction. Au vrai, ils en étaient empêchés, non pas tellement, comme nous le penserions, par la seule mauvaise volonté d'un pouvoir civil qui aurait refusé de la main gau­che (le temporel) ce qu'il avait consenti de la main droite (la libre nomination); mais plutôt parce que le Saint-Siège interdisait aux évê­ques auprès du gouvernement les démarches traduisant une quelcon­que reconnaissance de sa légitimité. Il leur défendait expressément de présenter aux autorités officielles les bulles de leurs nominations.[8] La question romaine continuait d'empoisonner de cette façon, comme de tant d'autres, la vie de l'Eglise et de la nation en Italie. «Pour la diplo­matie pontificale, tenter un accord avec l'Etat libéral du temps, en vue de concessions ou de reconnaissances, n'était qu'une tentation périlleuse, à laquelle il ne fallait pas céder, même si le coût d'une telle résistance pouvait être très élevé. »[9] En l'occurrence, la résistance coûtait cher. Ainsi, Mgr Gastaldi ne pouvait prendre possession de son logement à l'archevêché de Turin et ne percevait pas le revenu /840/ de sa mense; il allait se réfugier au séminaire et le pape lui octroierait sept cents lires mensuelles.[10]

Tandis que l'un ou l'autre des évêques nommés, tels que le succes­seur de Mgr Gastaldi à Saluzzo, Mgr Alfonso Buglione di Monale, résolvait le problème au risque d'être blâmé par le secrétaire d'Etat Antonelli, don Bosco essayait, quant à lui, d'assouplir les exigences, soit du gouvernement, soit du Saint-Siège. Lanza avait répondu cour­toisement à sa lettre datée du 11   février; mais, confiait-il à Pie IX le 8 avril, la suite montrait que le gouvernement s'évertuait en vain à trouver une issue dans l'impasse.[11] Ne suffisait-il pas d'«une note authentique du Saint-Siège, par laquelle il soit déclaré au gouverne­ment qu'au consistoire du..., N. N. ont été préconisés évêques aux sièges vacants»? Le 20 mai, le rapprochement des positions ne sem­blait pas «tellement difficile» à notre don Bosco.[12] Mais, à cette date, il ne comptait pas encore assez avec la farouche résolution de Pie IX. Elle s'était pourtant dessinée quand, le 1er mai, celui-ci l'avait remer­cié pour son action en lui rappelant que la prière qui change les coeurs devait être préférée à la diplomatie.[13] Six semaines après, en la per­sonne même du pontife, par lettre ouverte adressée le 16 juin 1872 au cardinal Antonelli, le Saint-Siège refusait hautement l'ombre d'une concession.[14] Au cours de l'année 1872, en divers consistoires, des sièges épiscopaux d'Italie furent pourvus, mais sans souci de deman­des d'exequatur royaux.

Probablement dépité par l'intransigeance romaine, qu'il admettait sans la bien comprendre, don Bosco enregistrait alors qu'au moins certaines candidatures à l'épiscopat suggérées par lui étaient retenues par l'autorité. Le 4 avril 1872, il avait fait remettre au cardinal Anto­nelli «deux feuillets», qu'il recommandait à sa «sagesse» (saviezza). Sur le premier des deux, en tête duquel le cardinal écrivit: «Vescovadi vacanti» (Evêchés vacants), don Bosco avait expliqué: «Parmi les ecclésiastiques qui sont réputés zélés, pieux, savants, prudents, affec­tionnés envers le Saint-Siège et qui se dépensent beaucoup dans le saint ministère, qui pourraient figurer parmi les candidats pour les diocèses vacants, par exemple ceux d'Aoste et de Bobbio, il semble bon de ranger. Le chanoine Duc, actuellement vicaire général et capi­tulaire de la cathédrale d'Aoste. Le prévôt Tea Silvestro, recteur de la paroisse principale de la ville d'Ivrea sous le titre du Saint-Sauveur, homme de grand savoir (di molta dottrina). Le chanoine Salvaj, depuis de longues années vicaire général d'Alba. »[15] Le cardinal soumit aus­sitôt ces trois candidatures à l'attention de deux évêques d'Italie du /841/ Nord: Mgr Ghilardi de Mondovì et Mgr Fissore de Vercelli.[16] Et, cette fois, don Bosco eut à peu près gain de cause. Deux des personna­ges préconisés par lui devaient être élus: Auguste-Joseph Duc fut nommé évêque d'Aoste le 29 juillet et Pietro Giocondo Salvaj évêque d'Alessandria le 23 décembre 1872. En février 1873, don Bosco reviendra à la charge en faveur du troisième, Silvestro Tea, qu'il pro­posa avec deux autres candidats malheureux, Giorgio Oreglia et Luigi Nasi, déjà signalés à l'attention du Saint-Siège en 1871. Sans aucun succès cette fois.[17] Il connaissait donc quelques réussites avec un nombre respectable d'échecs. Médiateur privilégié entre l'Eglise et l'Etat, il n'était pas, loin de là, le seul conseiller du Saint-Siège; et ses avis pouvaient bien ne pas être entendus.

La naissance d'un conflit

En 1872, une plume amie non identifiée écrivait et publiait une notice biographique de don Bosco, qu'elle concluait: «A don Bosco, comme à toutes les âmes bien nées et infatigables, les détracteurs ne manquent pas. Telle a été en permanence l'histoire du monde entier et c'est fréquemment la récompense des bienfaiteurs de l'humanité. Mais nulle guerre n'est venue à bout de lui et ne parviendrait à abattre le pieux personnage qui, aussi humble que vénérable, poursuit sans trêve son oeuvre chrétienne et civilisatrice. »[18] Le pronostic s'avèrera exact, puisque don Bosco, après beaucoup de batailles, est mort victo­rieux. Mais, justement à partir de cette année 1872, il allait être obligé de soutenir une guerre aussi longue et aussi dure qu'inattendue, qui le confronta à l'un de ses meilleurs amis des années antérieures. Quand, en septembre 1871 il avait exprimé au Saint-Siège le voeu général des «bons» Turinois de voir Lorenzo Gastaldi sur le siège archiépiscopal de la ville, il avait certainement espéré gagner ainsi sur place un vigou­reux défenseur de son oeuvre dite par son laudateur: «chrétienne et civilisatrice». Ce Turinois d'origine, ce prélat instruit et énergique qui, évêque de Saluzzo, avait chaleureusement recommandé son insti­tut au Saint-Siège, effacerait les litiges curiaux déclenchés par son prédécesseur ligure Riccardi di Netro. Pour faire bonne mesure et mériter sa reconnaissance, don Bosco venait d'accepter dans la seule intention de le satisfaire la charge d'un collège de Valsalice, dont ses disciples ne voulaient pas.

Don Bosco se trompait. Le nouvel archevêque de Turin, pour des raisons qui nous apparaîtront peu à peu, n'allait pas lui faciliter la /842/ tâche. Tout au contraire. La personnalité de don Bosco, sa puissance morale dans la ville et l'Eglise défiaient d'emblée un archevêque qui prétendait à toutes forces y occuper une place prédominante. La presse anticléricale les excita immédiatement l'un contre l'autre. Don Bosco, écrivait Il Fischietto dans une «biographie» de Mgr Gastaldi publiée le 14 septembre 1872, avait fait nommer le prélat à Saluzzo, puis l'avait fait transférer à Turin pour réussir dans ses projets. Gas­taldi était sa créature.[19] C'était son valet, son lustrascarpe. L'archevê­que «Fransoni II» cirait le bottes de don Bosco et de don Margotti, ironisait la Gazzetta del popolo du 2 novembre 1872.[20] Le titre de supérieur général de sa société fut relevé par les caricaturistes de don Bosco. L'image s'ébaucha d'un «maréchal» Bosco, Napoléon piémon­tais et grand patron de l'Eglise de Turin, aux volontés de qui tous et donc aussi l'archevêque devaient se plier. Le 18 mai 1873, Il Pas­quino, hebdomadaire satirique, réserva trois dessins à don Bosco. Sur le premier, il était représenté en soutane, col et ceinture, une croix dans la main droite et la main gauche sur la hanche; pipe en bouche, couvre-chef de général (avec des traits napoléoniens), surmonté d'une croix au sommet d'une coupole. La légende disait: «En attendant à Turin, don Bosco n'est pas seulement général, mais plus que maré­chal. »[21] Ces rumeurs certainement indisposaient et probablement irritaient un archevêque fort imbu de sa sainte dignité. Or, au souve­nir des disputes survenues entre don Bosco et l'archevêque défunt Riccardi di Netro, le milieu proprement ecclésiastique dans lequel il vivait: la curie de l'archevêché et le grand séminaire de Turin, loin de les contredire, les aurait plutôt amplifiées. Ces chanoines et ces prê­tres, parmi lesquels nous voyons poindre le futur recteur du séminaire don Soldati, dénonçaient des situations qu'ils jugeaient désordonnées du Valdocco, encore aggravées depuis le concile avec le développe­ment de la société de S. François de Sales.

Le 24 octobre 1872, au seuil de la première année scolaire complète de son archiépiscopat, Mgr Gastaldi, depuis le séminaire où il avait recueilli des plaintes motivées, saisit sa plume et commença avec la solennité convenable:

«Mon très révérend et très cher monsieur,

Votre Seigneurie sait de longue expérience combien je suis attaché à la con­grégation que vous avez fondée. L'ayant vue naître comme du grain de sénevé, je n'ai pas manqué de la promouvoir selon que les circonstances me l'ont permis, parce que je la jugeais, comme je la juge toujours, oeuvre inspirée par Dieu; et vous savez aussi la protection que, évêque de Saluzzo, j'ai accor-/843/ dée à cette congrégation afin qu'elle obtienne l'assistance et la sanction du Saint Siège apostolique; et maintenant que la Providence m'a placé sur la chaire archiépiscopale de Turin, je suis bien aise de continuer de l'aider, afin qu'elle puisse réussir à obtenir une pleine approbation du Vicaire de Jésus Christ. Pourtant je ne puis en aucune façon manquer à mon devoir, y compris quand il s'agit de promouvoir le bien; au contraire, conscient que le bien doit se faire bien et que bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu, je ne puis que m'en tenir aux règles prescrites, même s'il en coûte aux affections de mon coeur. Or le Décret de la Congrégation des Evêques et Réguliers du 1er mars 1869 donne à Votre Seigneurie la faculté des lettres dimissoriales, mais seulement pour les jeunes, qui sont entrés à l'Oratoire avant l'âge de 14 ans; il est donc absolument indispensable que ma curie reçoive les informa­tions qui l'éclairent sur ce point. En outre, aussi bien le Concile de Trente, session 23, chap. XII, que le Pontifical Romain, De Ord. Conf., prescrivent que Regulares non sine diligenti Episcopi examine ordinentur. (...)»

Cela étant, les ordinands en provenance du Valdocco devraient à l'avenir présenter à l'évêque pour la tonsure un curriculum vitae détaillé; et, pour les ordres, soit mineurs, soit majeurs, deux traités entiers de théologie, ajoutés à l'examen de règle sur l'ordre en ques­tion.[22]

Le coup parut si rude à don Bosco qu'il en perdit le sommeil. Ces mesures, qu'il jugeait vexatoires, n'allaient-elles pas décourager ses clercs et les faire fuir? Il ne craignait rien tant que la débandade de son personnel, qui signifierait la ruine de toute son entreprise.[23] Il se défendit, il se plaignit, mais sans autre résultat que de provoquer un deuxième train de remarques de l'archevêque. Elles concernaient cette fois l'esprit proprement religieux de ses disciples, très déficient selon Mgr Gastaldi, faute d'un noviciat analogue à celui des pères jésuites. Incidemment, Mgr Gastaldi se disait prêt à s'opposer à l'approbation de la société salésienne par Rome tant que ce point de formation ne serait pas régularisé.[24]

La menace était grave: l'archevêque pouvait paralyser l'action que don Bosco pensait entreprendre pour la pleine approbation de sa con­grégation par les autorités romaines. Il essaya donc de prouver à Mgr Gastaldi comme, disait-il, il l'avait démontré au pape en 1869, que, chez lui, s'il n'y avait pas de noviciat en titre, il y en avait un «en fait»; et que, somme toute, la formule donnait de bons résultats, bien meilleurs que ne l'insinuait son archevêque. Il avait expliqué à Pie IX qu'après une sélection rigoureuse en cours d'études secondaires, les jeunes gens qui demandaient à entrer dans sa congrégation et avaient /844/ été admis à la prova, devaient passer deux ans à Turin, où ils avaient «chaque jour, lecture spirituelle, méditation, visite au saint sacre­ment, examen de conscience et, chaque soir, une brève allocution (ser­moncino) » assurée par lui-même, rarement par d'autres; que, «deux fois la semaine», il y avait «conférence expressément pour les aspi­rants, et une fois pour tous les membres de la société». Rassuré par le programme, le pape se serait exclamé selon don Bosco: «Dieu vous bénisse, mon fils, mettez en pratique ce que vous me signalez et votre congrégation réussira (litt.: obtiendra son but)... »[25]

Mais il en eût fallu davantage pour convaincre un archevêque en début de mandat et décidé à mettre en oeuvre un plan de réformes de son diocèse, dont la formation cléricale serait le premier point. Comme don Bosco, fort des bénédictions du souverain pontife, pré­tendait poursuivre ce qu'il estimait avoir été bien commencé, le con­flit était né. Il allait durer dix ans.

L'information négative de Mgr Gastaldi (janvier-février 1873)

A la fin de 1872, le fondateur se disposait à demander au Saint­Siège l'approbation de ses constitutions au terme d'une Brevis notitia qu'il avait composée sur sa société. Le 23 décembre, il remettait à l'archevêque les épreuves de ce document que, disait-il, il avait «l'intention d'envoyer en plusieurs exemplaires à tous les membres de la congrégation des Evêques et Réguliers». Il y joindrait un fascicule de ses constitutions. Avec un sourire en coin (et dans un style détesta­ble), il ajoutait à l'archevêque: « Si vous désirez que, dans la Brevis noti­tia, on imprime votre recommandation, cela facilitera sa lecture avec une plus grande facilité (sic); mais il faudrait que vous l'envoyiez... »[26]

Deux pièces étaient ainsi signalées à l'attention supposée bienveil­lante de Mgr Gastaldi: un livret de constitutions et un feuillet Brevis notitia. A vrai dire, la première ne lui était pas remise.[27] Mais elle existait. Don Bosco avait, durant les dernières semaines, laborieuse­ment mis au point une nouvelle version de ses constitutions qu'il datait de 1873 et intitulait: Regulae Societatis S. Francisci Salesii.[28] Elle répétait, quoique au prix de beaucoup d'amendements,[29] l'édi­tion latine de 1867 qui avait simplement pour titre: Societas Sancti Francisci Salesii.[30] Il consentait à parler, sinon de constitutions, au moins de «règles» de sa société. Le nombre des chapitres n'avait pas /845/ varié, sauf que le dernier De externis (numéro 16 en 1867) était main­tenant dépourvu de numéro d'ordre et simplement donné comme Appendix. Les consulteurs romains, appelés à se prononcer officiel­lement sur ces Regulae, allaient pouvoir juger dans quelle mesure don Bosco avait tenu compte de leurs remarques sur la version de 1864, quand il avait commencé de soumettre ses Regole à la congréga­tion des Evêques et Réguliers.

Le feuillet au long titre: De Societatis S. Francisci Salesii Brevis noti­tia et nonnulla Decreta ad eamdem spectantia (Brève notice sur la Société de S. François de Sales et divers Décrets la concernant), était un imprimé de vingt pages.[31] A son habitude, don Bosco y retraçait l'histoire de son oeuvre depuis 1841. En cours de texte, il recopiait in extenso des pièces (les «décrets» du titre) qu'il jugeait significatives de la confiance de la hiérarchie envers lui: la patente de directeur en chef des oratoires S. François de Sales, S. Ange Gardien et S. Louis de Gonzague à Turin, délivrée par Mgr Fransoni le 31 mars 1852; le decretum laudis de la congrégation des Evêques et Réguliers daté du 23 juillet 1864; la lettre d'approbation diocésaine de sa congréga­tion émanant de l'évêque de Casale, Pietro Maria Ferré, et datée du 13 janvier 1868; le Decretum S. Congregationis Episcoporum et Regula­rium pro Oratorio S. Francisci Salesii du 1er mars 1869;[32] une note du 14 juillet 1871 sur la faculté qui lui était accordée de délivrer des dimis­soriales à un certain nombre de candidats entrés chez lui après l'âge de quatorze ans. Cette liste de «décrets» nous enseigne, avec d'autres documents, que, pour lui, à la différence des canonistes, la Société de S. François de Sales avait commencé d'exister, même officiellement bien avant 1859, date reçue de sa naissance. Puis l'historique reprenait par la nomenclature des oeuvres de la Société salésienne en 1872. Venait enfin la requête, raison d'être des pages précédentes et à laquelle don Bosco, dans sa lettre du 23 décembre, demanda ouverte­ment à l'archevêque de s'associer. Traduite en français, elle disait:

«Pour compléter l'oeuvre il ne manque que l'ultime approbation apostolique des constitutions. Chacun des membres de la société la souhaite très humble­ment, mais du fond du coeur devant Dieu et devant les hommes; de même, plus de vingt-quatre évêques qui ont connu cette société la postulent par leurs lettres de recommandation, entre autres les Eminentissimes Filippo De Angelis, cardinal, archevêque de Fermo, camerlingue, etc.; Giovanni Maria Antonucci, cardinal, archevêque d'Ancône; Cosimo Corsi,[33] cardinal, arche­vêque de Pise, d'heureuse mémoire.»

/846/

Il y a lieu de croire que le tout dernier alinéa du document (p. 19), le plus compromettant pour Mgr Gastaldi: «Maintenant notre Arche­vêque, ainsi que les autres évêques de la province ecclésiastique de Turin, en communion avec beaucoup d'autres, postulent l'appro­bation absolue de la Société Salésienne»,[34] figurait déjà sur les épreuves.

Le document forçait donc la main de l'archevêque (et de ses suffra­gants) dont le silence eût été traduit en accord. La réaction immédiate de Mgr Gastaldi ne nous est pas connue.[35]  Sur le point d'être joué, il prit à contre-pied le trop présomptueux don Bosco. L'action qu'il mena au début de 1873 révèle la tactique particulièrement adroite, dont il ne se départira plus. Il ne se contredirait certes pas: lui-même et les évêques de sa province demanderaient pour la congrégation salésienne l'absoluta approbatio du Saint-Siège, mais à certaines «con­ditions», lesquelles correspondraient exactement aux souhaits et aux regrets qu'il avait précédemment manifestés à don Bosco. L'évêque de Vigevano, ami de celui-ci, reçut bientôt de Mgr Gastaldi une lettre qui alignait les requêtes de l'archevêque préalables à l'approbation: 1) que nul salésien ne puisse accéder aux ordres sacrés avant sa profes­sion perpétuelle, 2) que, sur le noviciat, les constitutions de cette con­grégation soient rendues analogues à celles des jésuites, 3) qu'avant de recevoir les ordres, soit mineurs, soit majeurs, les salésiens se soumet­tent à un examen, 4) que l'évêque ait le droit de visite des églises et oratoires de cette congrégation.[36] Les autres évêques de la province ecclésiastique virent vraisemblablement arriver dans leur courrier un avis identique, dénommé «circulaire» par notre don Bosco.

A la nouvelle de la véritable dimension d'une offensive sur un front qu'il croyait tranquille,[37] don Bosco, subitement désarçonné, songea d'abord à remettre à des temps meilleurs ses démarches auprès du Saint-Siège pour l'absoluta approbatio qu'il convoitait. S'il laissait les choses aller leur train, il risquait de monter lui-même le piège qu'il redoutait: il demanderait à Rome la correction qu'il refusait à Turin; les encouragements des «vingt-quatre» Excellences et Eminences seraient escortés par un chiffre indéterminé d'admonestations plus ou moins voilées, qu'il devrait accepter ou repousser. Que faire? Il pré­para pour Mgr Manacorda, son ami influent à la curie romaine et alors dans la Ville, une longue lettre, qui ne fut peut-être pas expédiée, mais qui témoigne à nos yeux de la violente tempête qui s'élevait en lui. Elle commençait:

/847/

 «Voilà la circulaire de notre archevêque aux évêques piémontais à propos de notre congrégation. Une approbation de cette sorte détruit tout ce que le Saint-Siège a déjà fait. S'il n'avait pas écrit aux autres évêques, j'aurais pu espérer leurs recommandations; mais cette circulaire, que je n'ai certaine­ment pas demandée, démontre qu'il y est opposé et qu'il en dira beaucoup plus verbalement en sens contraire maintenant qu'il est à Rome. - Mainte­nant, je vous prierais d'obtenir une audience de l'éminentlssime Berardi, pour lui demander s'il ne serait peut-être pas le cas de tout différer, d'autant plus que notre congrégation est définitivement approuvée... »

Il ne comprenait pas, écrivait-il, que Mgr Gastaldi hier à Saluzzo pleinement favorable réduisît aujourd'hui, par ses exigences, la «nou­velle institution à un état bien pire que l'actuel. »[38] Interprétons cette formule bizarre. Il craignait qu'un noviciat en règle, au reste jugé par lui inutile pour les siens, n'assimilât sa société à une véritable «congré­gation» religieuse pour le public et ne déclenchât à son encontre dans l'Italie nouvelle une procédure de dissolution. Car il ne pouvait qu'être hanté par la loi du 7 juillet 1866 sur la suppression des corpora­tions religieuses, dont l'article 1, § 2 disait: «Les maisons et les éta­blissements qui appartiennent aux ordres, aux corporations, aux con­grégations ainsi qu'aux "conservatoires" et aux dénommés ritiri, sont supprimés. » La perspective d'une probable suppression pour les «mai­sons» salésiennes mettrait en effet la société de don Bosco dans une situation «bien pire que l'actuelle». Sa tactique, telle qu'il l'avait encore exposée à mère Dominici le 24 avril 1871, ne variait pas: ses salésiens étaient de vrais religieux pour l'Eglise, mais, pour la société, de libres citoyens. Laisser croire le contraire eût été leur mort. Son long entêtement à refuser toute apparence de noviciat prouve que tel était le punctum dolentissimum. Puis, par réflexion ou par le conseil de ses amis, il se ressaisit: il irait à Rome.

Cependant, en Italie du Nord, les évêques directement concernés réagissaient par des «informations» au Saint-Siège sur la Société de S. François de Sales: Mgr Gastaldi le 10 février 1873;[39] Mgr Pietro Maria Ferré, évêque de Casale, le 12 février 1873;[40] Mgr Giovanni Battista Cerruti, évêque de Savone, le 16 février 1873;[41] Mgr Pie­tro Giuseppe De Gaudenzi, évêque de Vigevano, le 21 février 1873;[42] Mgr Anacleto Pietro Siboni, évêque d'Albenga, le 22 fé­vrier 1873;[43] Mgr Emiliano Manacorda, évêque de Fossano, le 2 mars 1873;[44] et Mgr Salvatore Magnasco, archevêque de Gênes, le 6 mars 1873.[45] Ce dernier manifestait bien quelques hésitations à ne dire que du bien de la société de don Bosco. Mais les ovraies réser-/848/ ves émanaient du seul Mgr Gastaldi.[46] L'archevêque, après un histo­rique très louangeur de l'action de don Bosco, poursuivait, comme prévu, en alignant six requêtes (les «condizioni»), qui répétaient ses propos aux évêques de la région. Seule la sixième était neuve: il ne fal­lait concéder à la congrégation salésienne que le minimum d'exemp­tion nécessaire à sa conservation Don Bosco pourrait commencer de proclamer avec quelque raison que, dans tout l'épiscopat, il n'avait qu'un adversaire: son propre archevêque.

Don Bosco à Rome (février-mars 1873)

Le 18 février 1873, don Bosco partit de Turin dans la direction de Rome en la compagnie de Gioachino Berto, alors jeune prêtre de vingt­quatre ans. A chacun son caractère. En d'autres temps, pour des voyages similaires, le secrétaire de don Bosco avait été le calme, mesuré et attentif Michele Rua ou l'enthousiaste et imaginatif Gio­vanni Battista Francesia. Berto, le scrupuleux Berto, le «mélancoli­que» Berto était d'une autre espèce. Moins agréable à vivre certes. (J'ai entendu don Ceria me dire que l'un des signes de la sainteté de don Bosco fut de s'être attaché Berto.} Imperturbable de sérieux et dévoré d'application, en 1873 il parvenait encore à se contenir. Non sans peine. Berto tenait le «journal de voyage», expression d'ailleurs très approximative en cette année 1873.[47]

Le 17, don Bosco, étant allé saluer l'archevêque,[48] avait pris con­naissance de la forme particulière que celui-ci donnait à sa «recom­mandation» au Saint-Siège. Malgré elle, il tenterait, avec l'appui du pape, d'obtenir à Rome l'approbation de ses constitutions telles qu'il venait de les faire imprimer. Il placerait aussi des billets de loterie pour renflouer une caisse toujours gourmande. Envisageait-il par la même occasion de poursuivre son action médiatrice auprès du Saint­Siège? Sans être impossible, ce n'est pas tout à fait certain.[49] Les voyageurs firent étape à Parme le 19, à Bologne le 20 et à Florence du 21 au 24. Ils débarquèrent à Rome dans la soirée du 24 février. De la gare, la voiture de Mgr Manacorda les transporta chez le signor Ste­fano Colonna; à proximité du Panthéon, au 49 via Santa Chiara. Les jésuites du Collège Romain seraient leurs voisins.

Aux premiers jours, don Bosco conféra avec les autorités principa­les du Saint-Siège: les cardinaux Berardi et Antonelli d'abord; puis, le jeudi 27 février, Pie IX lui-même.[50] Les thèmes et surtout les particu­larités des entretiens, que le biographe Amadei essaya de deviner, par-/849/ fois à travers Berto, nous échappent à peu près. Berto, qui nous ren­seigne exactement sur le nombre de ses génuflexions quand il eut été introduit lui-même auprès du pape, nous apprend surtout que don Bosco traita avec succès des onorificenze à décerner à diverses person­nalités. «Vous avez aussi parlé de la Société?», s'enquéra-t-il sur le chemin du retour via Santa Chiara. «Oh oui! S'il ne tenait qu'à lui, il arrangerait tout sur-le-champ.»[51] Tout à fait rassuré par l'audience, don Bosco rédigea immédiatement une supplique latine à Pie IX pré­sentant la double requête qui lui tenait à coeur pour sa congrégation: l'«absoluta constitutionum approbatio» et la «facultas dimissoriales litteras relaxandi absque exceptione». Il joignit à sa lettre trois pièces: 1) la Brevis notitia, dont il avait soumis les épreuves à Mgr Gastaldi à la fin du mois de décembre, 2) l'édition de 1873 de ses constitutions et 3) des Declarationes par lesquelles il essayait de justifier les formula­tions auxquelles il s'était résolu dans ses constitutions revisées.[52] Le problème des constitutions, motif principal de sa présence à Rome, était désormais remis à la diligence des bureaux de la congrégation des Evêques et Réguliers.

Cependant, don Bosco ne quitta pas Rome au début de mars. Il y demeurait happé par des questions de politique d'Eglise qu'il com­mençait à bien connaître. Selon Berto, le président Lanza l'avait in­vité par lettre â son ministère du palazzo Braschi dès qu'il avait con­nu sa présence en ville. Don Bosco se rendit à ce palazzo avec son secrétaire un jour non déterminé.[53] La conversation, d'abord réduite à un tête-à-tête entre don Bosco et Lanza, que flanquait un secrétaire, fut, dans un deuxième temps, élargie par l'entrée en scène du ministre de la Guerre et du ministre de la Justice, l'un et l'autre avec leurs pro­pres secrétaires. A un contre six, don Bosco sortit de la pièce tout étourdi. «Au bout de deux heures, raconta Berto présent dans l'anti­chambre, voilà don Bosco riant, en sueur, le visage rouge, et la pre­mière chose qu'il dit en me voyant fut: -je n'en peux plus, je ne vois plus où je vais... » Il imaginait de quels sarcasmes ses bons amis (cléri­caux) qualifieraient, s'ils les voyaient, ces Excellences. Chemin fai­sant, il disait à Berto: «Parmi cette "canaglia" - c'était sa formule - j'étais comme un poulet (sous-entendu, je crois: dans l'étoupe); j'en avais six autour, tous à chercher à m'embrouiller à force de raisonne­ment. Pauvre Lanza! Ça leur convient le langage de don Bosco, parce que je ne raisonne pas autant, mais que (je préfère montrer) les contra­dictions et les conséquences du principe quand il a été posé! ...»[54] Pendant les entretiens - deux au moins - qu'il eut avec Lanza, don /850/ Bosco parla de l'exequatur et des expropriations de communautés reli­gieuses alors menaçantes à Rome. Il essayait d'en sauver quelques-­unes: la Tor degli Specchi, la Bocca della Verità, la Trinità dei Monti.[55]

Il fut ainsi bientôt en mesure de définir, dans un petit mémoire au cardinal Antonelli, la position du ministère Lanza sur le temporel des évêques.[56] Il y rappela d'abord les quatre procédures possibles dans cette affaire au sentiment du gouvernement et du Conseil d'Etat. C'était: 1° Les évêques, aux termes de la loi, communiquent et pré­sentent la bulle de leur préconisation. 2° Le chapitre ou la curie ou d'autres autorités compétentes présentent un résumé de la bulle en déclarant que rien n'y a été ajouté aux formules habituellement en usage dans ces écrits. 3º On présente une bulle quelconque et on dé­clare que dans l'expédition de celle destinée à N. N., rien n'a été changé. 4° Une note du secrétaire du consistoire est rédigée compre­nant le nom, la date, le diocèse concerné avec une déclaration selon laquelle rien n'a été modifié dans le bulles expédiées. Selon don Bosco, le ministère craignait l'insertion d'ajouts secrets dans les bulles de nomination. Il ne lui avait pas été difficile de le rassurer sur ce point.

La procédure à préférer par l'Eglise lui semblait devoir être la deuxième, qui pouvait recevoir le forme suivante: «Le chapitre, la cu­rie ou une autre autorité compétente envoie au procureur du Roi ou à une autre autorité gouvernementale une déclaration selon laquelle, au consistoire du jour N., le prêtre... fut préconisé évêque de... et que la bulle habituelle lui a été expédiée sous la forme ordinaire (ou simple­ment: la bulle habituelle). » Le ministère, ajoutait-il, envisageait de passer à l'exécution soit durant les vacances de Pâques, soit durant celles de juin. Il terminait sa note en signifiant que Lanza protégerait de toutes ses forces les maisons générales menacées et qu'il étudierait comment dédommager les évêques nommés pour le retard apporté à la concession de leurs temporels.

Les 15 et 16 mars, don Bosco rencontra encore Lanza et Anto­nelli.[57] Le 18, il prit congé de Pie IX et quitta Rome le 22 avec l'impression d'avoir abouti dans son rôle de médiateur sur la question du temporel des évêques. Hélas! le ministère Lanza allait devoir compter avec les soubresauts de l'opinion dans la rue et au parlement. Au mois de mai, Lanza sauva péniblement les supérieurs généraux et les procureurs de congrégations, jésuites exceptés; il fut houspillé par la plèbe anticléricale. Mais les lois de suppression de 1866 et 1867, sur /851/ les corporations religieuses et la liquidation du patrimoine ecclésiasti­que,[58] s'abattirent sur huit mille religieux et religieuses des anciens territoires pontificaux. Et ces mesures entraînèrent un nouveau rai­dissement du Saint-Siège. Enfin Lanza donna sa démission le 25 juin, et son ministère tomba le 5 juillet, sans que le problème de l'exequatur eût reçu une quelconque solution.

Querelles turinoises en 1873

A Turin, tandis que courait l'année 1873, don Bosco était aux pri­ses avec diverses affaires, économiques, juridiques ou ecclésiastiques. La loterie qu'il avait lancée et pour laquelle il s'était dépensé à Rome, fut déclarée illégale, son tirage fut interdit par le préfet; et, le 4 octo­bre, lui-même se trouva condamné par le tribunal à une amende de trois mille cinq cents lires. Les héritages Golzio et bientôt Belletrutti, dont il pensait bénéficier, déclenchaient des polémiques désagréa­bles. Le théologien Felice Golzio, décédé le 27 mars 1873, avait pro­mis à don Bosco une part importante de ses biens; mais son testament - à supposer qu'il ait jamais existé - ne fut pas retrouvé; et sa famille, c'est-à-dire sa soeur Eurosia et son beau-frère Clodoveo Monti, mari d'Eurosia, accusa l'archevêque d'avoir disposé de l'héri­tage à sa guise. Mgr Gastaldi dut même se défendre auprès du cardinal Antonelli. Un fils illégitime du comte Belletrutti, mort le 17 septem­bre 1873 après avoir fait de don Bosco son légataire universel, s'inter­posa grossièrement.[59]

Mais, comme à l'ordinaire, les questions les plus préoccupantes pour don Bosco concernaient sa congrégation. Mgr Gastaldi poursui­vait sa campagne. A la mi-février, au lendemain du départ de don Bosco vers Rome, il avait manifesté ses appréhensions au cardinal Prospero Caterini, préfet de la congrégation du Concile, sur le novi­ciat, les études ecclésiastiques et les ordinations conférées avant les voeux perpétuels dans la congrégation de don Bosco.[60] Quand il eut compris, après son retour à Turin, la nature de l'action que celui-ci avait menée à Rome, il intervint directement auprès du cardinal préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers, Giuseppe Andrea Biz­zarri, chargé d'instruire l'affaire des constitutions salésiennes. Une fois encore, il exprima ses desiderata, que la résistance de l'intéressé aggravait plus ou moins. C'était en particulier: 1) que les constitutions de cette société soient examinées et approuvées par l'archevêque de Turin, 2) que don Bosco ne puisse recevoir dans sa congrégation que /852/ des jeunes gens entrés dans ses maisons avant l'âge de seize ans accom­plis, 3) qu'il ne puisse présenter à l'ordination au sous-diaconat que des profès perpétuels, 4) que les étudiants en théologie fréquentent pendant au moins quatre ans les cours du séminaire de la ville où ils sont établis, 5) que tous les ordinands soient présentés au «diligent examen» de l'évêque, qui vérifiera en particulier s'ils sont arrivés avant seize ans, s'ils ont prononcé leurs voeux perpétuels et s'ils ont fréquenté les cours du séminaire.[61] L'archevêque avait à peine fermé sa lettre qu'un litige spécial l'amenait à exhaler à l'intéressé lui-même son mécontentement devant la médiocre qualité de ses clercs. Deux ex-séminaristes de Turin, Borelli et Angelo Rocca, avaient été recueil­lis dans les maisons salésiennes de Varazze (ou Sampierdarena) et de Lanzo. Le 29 avril, le secrétaire de Mgr Gastaldi mandait à don Bosco:

« ... Mgr a été très peiné que vous les ayez reçus chez vous comme clercs, alors que Borel reconnaît lui-même n'être pas appelé à l'état ecclésiastique et que Rocca n'a pas donné de preuves suffisantes de vocation. En conséquence, si ces jeunes gens veulent accéder aux ordres sacrés dans votre oratoire, Mgr ne vous donnera jamais son consentement, et il attend que vous lui manifestiez vos intentions. »[62]

Au bout d'une semaine, comme le Valdocco semblait faire la sourde oreille, l'archevêque fit savoir à don Bosco qu'il n'ordonnerait plus aucun salésien, tant qu'on ne lui aurait pas attesté que les clercs Borel et Rocca n'étaient plus dans une maison de la société.[63] Don Bosco ne réagit qu'après une quinzaine de jours. Il ouvrit sa réponse avec solennité: «Je me suis rendu dans la maison de Borgo San Mar­tino pour trois jours de retraite spirituelle; après quoi, comme si je devais me présenter au tribunal du Seigneur, je vous manifeste ma pensée à ce sujet... » Elle tenait en quatre points: 1) les clercs expulsés du séminaire doivent être aidés; 2) on ne peut refuser l'ordination à des clercs qui en sont dignes; 3) la congrégation salésienne qui, «de 1848 à aujourd'hui, n'a pas fourni moins des deux tiers au clergé dio­césain, mérite quelques égards»; 4) on fait courir dans Turin des in­formations qui auraient dû rester confidentielles, selon lesquelles Mgr Gastaldi serait devenu évêque de Saluzzo, puis archevêque de Turin sur la proposition de don Bosco.[64] Cette riposte trop énergique sous forme de leçon à un supérieur, fit frémir l'archevêque. Le «retour de crosse» l'irrita violemment. Il était blessé par l'attaque d'un sujet, prêtre de son diocèse, qui osait mettre sa pastorale en cause. Elle tom-/853/ bait d'autant plus mal qu'il exaltait alors son action dans des statuts synodaux qu'il peaufinait.[65] Don Bosco, qui ne mesurait pas encore à quel point ses relations avec l'archevêque s'étaient dégradées depuis Saluzzo, s'étonnait dans un nouvel échange avec lui: «... Si elle n'avait pas été écrite à un évêque, je dirais que (la lettre à son sujet de Mgr Gastaldi à Mgr De Gaudenzi) a été écrite par manière de plaisan­terie... »[66] Il ne pénétrait pas aussi aisément dans la conscience de son Ordinaire que dans celle de ses enfants.

Le sort des constitutions de 1873

A Rome, l'archevêque était compris et entendu. Le consulteur dominicain Raimondo Bianchi [67] avait émis, dès le 9 mai précédent, un votum critique en trente-huit points sur les constitutions de la Société de S. François de Sales.[68] Il y déplorait les fréquentes élu­sions des treize animadversiones Svegliati et regrettait dans le recueil l'absence totale de la «constitution des Noviciats» et de «la constitu­tion des études pour les aspirants au sacerdoce». Une phrase très significative pour nous venait alors: «Au dire de certains Ordinaires qui ont examiné des candidats aux Ordres sacrés, les études ecclésias­tiques seraient très mal ordonnées dans cet Institut... » Le secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers, Mgr Salvatore Nobili Vitelleschi, qui rentre ici en scène, fit part de ce votum à don Bosco le 19 mai suivant.[69] Il se disposait, disait-il, à résumer pour lui les multi­ples remarques du consulteur. Elles diminuèrent en effet alors de trente-huit à vingt-huit points.[70]

L'introduction du condensé apprenait à don Bosco qu'il lui fau­drait absolument tenir compte (souligné dans la pièce) des treize ani­madversiones Svegliati; que la crainte de difficultés avec les autorités civiles donnée par lui (dans ses Declarationes annexes) comme raison de diverses non-modifications, ne justifiait pas ses omissions, puisque les mêmes principes figuraient dans les constitutions d'une foule d'Instituts en Italie et qu'il n'était nullement requis de les imprimer et de les communiquer au gouvernement dans leur intégralité. La leçon générale était sévère.

Entre autres remarques particulières sur le contenu de ses Règles, don Bosco était informé que son préambule et son éloge historiques (ses deux premiers chapitres) étaient hors de propos dans un docu­ment soumis à approbation (n. 1); qu'il faudrait supprimer les multi­ples mentions des droits civils des religieux et de leur soumission aux /854/ lois civiles (n. 3), peut-être parce qu'ils s'accordaient mal avec la pro­fession des trois voeux, dont la pauvreté; que le compte de conscience tel qu'il le prescrivait: «Chaque fois que [le supérieur] le lui demande ou qu'il [le membre de la société] en éprouve la nécessité, qu'il lui ouvre aussi sa conscience dans la mesure jugée propre à la plus grande gloire de Dieu et utile au bien de son âme», n'était pas admissible; qu'il pouvait être tout au plus facultatif et réduit à l'observance exté­rieure des constitutions et au progrès dans la vertu (n. 7); que le chif­fre de deux individus pour ouvrir une maison était trop faible, que trois ou quatre religieux, dont au moins deux soient prêtres, étaient nécessaires pour cela (n. 14); etc. Bien entendu les remarques de Bian­chi sur l'absence de constitutions du noviciat et des études étaient répétées avec soin par Mgr Vitelleschi (n. 16 et 17). La congrégation romaine des Evêques et Réguliers partageait les idées de l'Ordinaire de don Bosco à Turin sur la formation des novices: leur réunion dans la «maison du noviciat», la nécessité de leur complète séparation d'avec les profès, celle de leur unique (souligné) occupation dans les seuls exercices spirituels, sans qu'ils puissent être appliqués aux œuvres de l'Institut (souligné dans l'original). Quant aux études, la congréga­tion voulait que «les aspirants au sacerdoce soient tous appliqués pen­dant quatre années aux études de théologie, soit dans un collège parti­culier de l'Institut, soit dans quelque séminaire, sans être en même temps adonnés aux oeuvres de l'Institut».

Le refus était particulièrement catégorique pour la concession des lettres dimissoriales au supérieur, que l'on sait avoir constitué le deuxième point de la supplique de don Bosco à Pie IX le 1er mars pré­cédent (n. 28). «Les Ordinaires s'opposeraient à pareille concession, qui constituerait une dérogation à la loi générale. » Les obstacles à une éventuelle «dérogation» étaient symétriques aux observations de Mgr Gastaldi. «De rares dérogations accordées par le Saint-Siège ne pourraient être invoquées comme précédents et à titre d'exemples - c'était le grand argument de don Bosco: si eux, pourquoi pas moi? -, surtout si elles n'avaient pas la faveur de tous les Ordinaires. En outre, faute de noviciat régulier et d'un cours régulier d'études, l'un et l'autre défaut constitueraient (par eux-mêmes) un obstacle aux dites dérogations. » Mgr Vitelleschi n'avait heureusement pas recopié l'ultime avis du consulteur: «Il serait peut-être opportun qu'avant d'être approuvées (les constitutions) aient été pendant quelque temps mises au préalable à exécution, principalement dans la partie concer­nant le noviciat et les études» (n. 38), qui, s'il avait été suivi, eût ren-/855/ voyé aux calendes grecques l'approbation définitive des constitutions de don Bosco.

Le synode diocésain de juin 1873

Il suffisait à don Bosco d'écouter vraiment son archevêque au sy­node diocésain, qu'il avait annoncé le 20 avril et qu'il tint du 25 au 27 juin 1873, pour percevoir que les temps de la facilité étaient révo­lus dans l'Eglise de Turin. On allait y vivre une deuxième ère post­tridentine, Lorenzo Gastaldi faisant figure de nouveau Charles Bor­romée. Les précédentes constitutions synodales de l'archidiocèse dataient de 1788.[71] Un aggiornamento était indispensable, la forme qu'il prendrait dépendait de l'archevêque.

Il avait convoqué au synode les chanoines de la cathédrale et ceux de la Très Sainte Trinité, les délégués des autres collégiales, les vicai­res forains et tous les curés du diocèse. Don Bosco avait été nommé «confesseur synodal». Cette assemblée n'avait rien de démocratique. Conformément au droit canonique du temps, tout ce beau monde fut réuni, non pas pour discuter, approuver ou rejeter des projets de lois, mais essentiellement pour entendre promulguer par Mgr l'archevêque les décrets qu'il avait lui-même préparés, aidé de ses conseillers. Mgr Gastaldi avait dûment spécifié à la commission préparatoire que «l'autorité législative, dans le synode, réside entièrement et sans l'ombre d'un doute, dans l'Evêque; (que) le Synode se réunit, en par­tie pour que les Recteurs d'âmes exposent leurs avis, mais spéciale­ment pour promulguer en leur présence des décrets déjà promulgués (sic).» Il continuait non sans brutalité: «Les lois ecclésiastiques ne requièrent nullement que l'Evêque, avant cette promulgation, sou­mette les décrets projetés à l'examen du Chapitre de sa cathédrale pour demander conseil sur chacun d'eux. L'Evêque n'est pas tenu de suivre ce conseil, il n'est qu'obligé de le demander. »[72] On imagine par là le peu de cas que l'archevêque faisait des opinions des curés de ses paroisses en assemblée synodale.

Les constitutions ainsi signifiées au clergé du diocèse de Turin fu­rent réparties en trente-deux titres, couvrant un chiffre variable d'arti­cles. L'ensemble de la construction avait une régularité classique. Nous pouvons ranger ces titres en quatre sections: 1) la foi et son en­seignement (titres I-V), 2) les sacrements et les sacramentaux (titres VI-­XVIII), 3) les personnes: clergé, religieux, confréries (titres XIX­-XXVI), 4) les biens: édifices, cimetières... (titres XXVII-XXXI). En /856/ manière de conclusion, le titre XXXII portait sur l'observance des décrets promulgués. Rigueur, sévérité et autoritarisme inspiraient ces lois réformatrices d'une Eglise tout à fait pyramidale. Au sommet et très haut, l'archevêque, qui avait droit au titre XXI tout entier (18 ar­ticles). Son article 4 disait: «Que les curés et leurs adjoints, les prédi­cateurs et les confesseurs ne perdent aucune occasion d'inculquer aux fidèles combien grande est la dignité et l'excellence de l'ordre et du pouvoir épiscopal; et de quel amour et de quel respect (reverentia) ils doivent entourer leur propre évêque; qu'ils leur apprennent que, cha­que fois que lui les rencontre ou qu'eux s'approchent de lui, ils doi­vent lui demander respectueusement sa bénédiction et la recevoir à genoux en traçant sur eux-mêmes le signe de la croix.» Un article 7, auquel don Bosco serait souvent renvoyé, édictait: «Qu'on ne fasse jamais appel à un évêque d'autre diocèse pour une cérémonie (liturgi­que), sans en avoir au préalable demandé et obtenu la permission de l'archevêque.» Le titre XIV, sur le sacrement de l'ordre, comportait des lignes avec lesquelles don Bosco, à son corps défendant, devait se familiariser de plus en plus: « 11. Aucun clerc n'est autorisé à suivre le cursus clérical autrement que sous la direction des professeurs et des maîtres qui enseignent au séminaire archiépiscopal. » Puis: « 14. Avant de recevoir la tonsure et d'être promu à un ordre, chacun passera un examen sur son progrès dans les études; il portera sur au moins deux traités complets de théologie dogmatique ou morale ou de sainte Ecriture, traités différents chaque fois; ainsi que sur ce qui con­cerne soit la tonsure, soit les différents ordres mineurs ou majeurs auxquels il doit accéder; s'il s'agit du sous-diaconat, l'examen sera étendu au célibat, aux heures canoniques et au titre ecclésiastique; s'il s'agit du presbytérat, à ce qui a trait au sacerdoce et au sacrifice de la messe. » On lit enfin dans ce chapitre un article qui paraît viser direc­tement les clercs du Valdocco: « 20. Tout Régulier, même muni de let­tres dimissoriales de son supérieur, devra, quarante jours avant l'ordi­nation, se présenter à l'archevêque et, aux termes du concile de Trente et du Pontifical Romain, se soumettre à un diligent examen (diligenti examini se submittat, en italiques dans le texte officiel). » Il ne manque même pas le cas particulier du clerc qui se croit dispensé du diligent examen épiscopal par les dimissoriales du père supérieur!

Dans l'archidiocèse de Turin, cette législation allait couvrir de son ombre les années 1873-1883. Car l'archevêque, quand il avait com­mandé, tenait à être obéi. La chronique salésienne fut pourtant extrê­mement discrète sur ce synode. Mais, alors même qu'ils feignaient /857/ de n'être que peu concernés par eux, les décrets pesaient sur les fils de don Bosco. Celui-ci, visiblement, ne se résignait à les subir que con­traint et forcé. Et l'archevêque, atteint dans ses prérogatives, le res­sentait. Il décelait dans l'incurie pour ses règlements un irrespect orgueilleux envers sa personne. Il ne cessera de déplorer le défaut d'humilité chez les salésiens de don Bosco. Qui ignore son arsenal réformateur sera toujours surpris, voire incrédule, à la nouvelle des frictions et des disputes qui, à partir de cette année 1873, surgirent à temps et à contre-temps entre l'archevêque et l'oratoire S. François de Sales.

Les «prophéties» de mai-juin 1873 [73]

L'imagination de don Bosco échappait souvent aux limites de son Piémont natal et même de l'Italie. Mais ces voyages ne laissaient pas de traces. Au contraire, au début de l'été 1873 il fit transcrire trois visions ou révélations. Frappé par la réalisation de ses prophéties de janvier 1870 sur l'avenir de la France de Napoléon III,[74] i1 mit alors par écrit une vision et un avertissement sur l'avenir proche de l'Eglise romaine, ainsi qu'un message destiné à l'empereur d'Autriche, François-Joseph. Les circonstances de ces informations sont restées mystérieuses. Le 5 mars 1874, à Rome, Berto voulut les connaître, Don Bosco, selon le chroniqueur, commença par éluder la question. Mais le secrétaire insistait. «Ah non, lui rétorqua don Bosco. Sur ces choses-là, il ne convient pas d'insister; on ne peut pas! »[75]

Il avait vu une interminable procession conduite par Pie IX sortir du Vatican et marcher loin de Rome. Les jours passant, la frayeur avait saisi tout ce monde, qui se pressait autour du pape. Deux anges lui présentèrent un étendard: «Reçois l'enseigne de Celle qui combat et disperse les armées les plus puissantes de la terre. Tes ennemis ont disparu, tes fils réclament ton retour avec larmes et gémissements. » Les inscriptions de chacune des faces de l'étendard, d'un côté: Regina sine labe concepta, de l'autre: Auxilium christianorum, qualifiaient la Vierge vénérée par don Bosco, tant l'Immaculée de 1854 que l'Auxi­liatrice de 1868. Le pontife saisit l'étendard. Mais l'exiguïté de la troupe de ses fidèles l'affligeait fort. Les deux anges lui conseillèrent: «Va tout de suite consoler tes fils. Ecris à tes frères épars dans les diverses contrées du monde qu'une réforme des moeurs humaines est indispensable. Cela ne se peut obtenir qu'en rompant aux peuples le pain de la parole de Dieu. Catéchisez les enfants, prêchez le détache-/858/ ment des biens de la terre. Le temps est venu, concluaient les deux anges, où les pauvres seront les évangélisateurs des peuples. Les lévi­tes seront pris entre la pioche, la bêche et le marteau, pour que s'accomplissent les paroles de David: Dieu a élevé le pauvre au-dessus de la terre pour le placer sur le trône des princes de ton peuple. » Après quoi, la procession s'était étoffée et avait bientôt regagné Saint-Pierre pour y chanter un Te Deum, auquel le choeur des anges avait répondu par des souhaits de paix: Gloria in excelsis Deo, et in terra pax homini­bus bonae voluntatis. Un soleil éclatant avait percé l'obscurité. Villa­ges et campagnes avaient été désertés; la terre avait été parcourue par un ouragan, qu'accompagnaient de la grêle et une pluie torrentielle; et les nations étonnées s'étaient dit l'une à l'autre ou dans le secret de leurs ceeurs: Est Deus in Israel. L'«exil» (le temps de la procession, si nous comprenons bien) avait duré deux cents «levers de soleil», le tout quatre cents «levers de soleil». En d'autres termes, le temps cou­vert per cette vision pouvait être estimé à quelque treize mois.

Un avertissement complémentaire disait que «la France, l'Espa­gne, l'Autriche et une puissance d'Allemagne seraient choisies par la Divine Providence pour arrêter la désagrégation sociale (sfasciamento sociale) et donneraient la paix à une Eglise combattue si longtemps et de tant de manières.»

Le textus receptus de la «vision» finit pour nous avec l'information: «Les événements commenceraient au printemps de 1874 et s'accom­pliraient en l'espace d'un an et quelques mois, à condition que de nou­velles iniquités ne viennent pas s'opposer aux divins vouloirs. » Cette «condition» surprenante n'aurait-elle pas été ajoutée après 1875 par quelque prudent disciple ou par don Bosco lui-même?

Le message destiné à François Joseph d'Autriche[76] avait reçu une couleur nettement politique. Il attribuait à ce monarque un rôle que Pie IX eût aimé lui voir tenir.

«Le Seigneur dit à l'empereur d'Autriche. Prends courage, pourvois à mes fidèles serviteurs et à toi-même. Ma fureur se déverse sur toutes les nations de la terre, parce que l'on veut faire oublier ma loi, porter en triomphe ceux qui la profanent et opprimer ceux qui l'observent. Veux-tu être la verge de ma puissance? Veux-tu accomplir mes vouloirs cachés et devenir le bienfaiteur du monde? Prends appui sur les puissances du Nord, mais pas sur la Prusse. Noue des relations avec la Russie, mais aucune alliance. Associe-toi avec la France, après la France tu auras l'Espagne. Constituez un seul esprit et une seule nation. - Secret absolu aux ennemis de mon Saint Nom. Avec de la prudence et de l'énergie vous deviendrez invincibles. - Ne crois pas aux /859/ mensonges de ceux qui t'affirment le contraire; abhorre les ennemis du cruci­fié. Espoir et confiance en moi qui donne la victoire aux armées, qui suis le sauveur des peuples et des souverains.»

D'après la finale de notre texte, ce message aurait été remis en juil­let 1873 à l'empereur d'Autriche par les soins d'une «comtesse Lut­zow»; l'empereur l'aurait lu attentivement, aurait remercié de grand coeur celui qui le lui avait expédié et annoncé qu'il en tiendrait compte.[77]

Pour nous familiariser toujours plus avec l'âme de don Bosco, il faut lire ces lignes prophétiques, dont il fut certainement l'auteur et qu'il se permit de propager en 1873 et 1874.[78] Mais on conviendra assez vite que son inspiration avait singulièrement faibli en cette année 1873. Les conseils des anges au pape, qui correspondaient à la pastorale que lui-même cherchait à mettre en oeuvre à Turin et ail­leurs, constituent à nos yeux la partie la plus digne d'intérêt du double message. Les anges réclamaient, avec une profonde réforme morale, une sorte de démocratisation de l'évangélisation, anticipatrice des transformations culturelles du vingtième siècle. Le pauvre évangélise­rait, les ministres de la parole de Dieu seraient choisis parmi les pay­sans et les ouvriers. Mais Pie IX, qui semblait, dans la prophétie, avoir son heure de triomphe, aurait disparu depuis près d'un siècle au temps de Vatican II; et la fin de son pontificat aura été une période de désintérêt progressif des classes dirigeantes à l'égard d'un vieillard trop obstiné. L'Eglise romaine des années '70 n'a guère eu l'occasion de chanter quelque Te Deum victorieux, surtout pas, comme le vou­drait le document, en 1874-1875.

Quant aux nations destinées à arrêter la «désagrégation sociale», qui a quelque idée de l'avenir s'étonne un peu de trouver parmi elles l'Espagne, mais pas la Belgique de l'école de Liège ou même la Suisse de Gaspard Descurtins. N'insistons pas.

Les conseils donnés à François-Joseph prêtent, eux, tout à fait à sourire. A Sadowa (1866), ce qui deviendrait l'année suivante l'Autriche-Hongrie avait définitivement perdu sa puissance anté­rieure. Empêtrée dans ses problèmes de nationalités, hongroises et slaves au premier chef, elle ne pouvait plus guère prétendre à quelque rôle coercitif de «verge de la puissance» divine. L'empire versait même dans un certain libéralisme, dont l'Eglise faisait les frais. Les années 1870-1874, avec la dénonciation du concordat (dès 1870), ont même marqué la «fin d'un rêve» du pape Pie IX, qui avait toujours /860/ pensé trouver un appui conservateur dans la catholique Autriche.[79] L'«alliance des trois empereurs» ne fut, pour l'Autriche, qu'un coup de chapeau à un titre brillant et à une puissance déchue. De bonnes relations avec la Russie du tsar réformateur Alexandre II, l'empereur que les nihilistes assassineront en 1881, lui étaient certes souhaita­bles. Mais dans quel but? Quant à une alliance étroite («un seul esprit et une seule nation») apparemment au service de la religion chré­tienne, avec une France sur le point de passer à la Troisième Républi­que, qui sera au moins au début ostensiblement anticléricale; et avec une Espagne très instable, brusquement devenue république en 1873, elle relevait de la gageure.[80]

Enregistrons donc, puisqu'ils appartiennent à son histoire, les ora­cles mis par écrit de don Bosco et datés de mai-juin 1873, en remar­quant aussi qu'après cette année-là, il ne se hasardera plus à rédiger des messages de prophète pour les grands de la terre, ecclésiastiques ou laïcs.

Le problème du temporel épiscopal au début du ministère Minghetti (1873)

Entre mai-juin 1873, date présumée de la vision sur Pie IX, et avril 1874, terme d'un long combat au service de sa congrégation, don Bosco mena de front, outre l'administration ordinaire des maisons de son oeuvre, deux entreprises difficiles: un travail de médiation dans l'affaire du temporel épiscopal et des démarches compliquées pour tenter de faire approuver ses constitutions telles qu'il les avait con­çues et rédigées.

Le 10 juillet 1873, Marco Minghetti succédait à Giovanni Lanza à la tête du conseil des ministres du royaume d'Italie.[81] Malgré la bonne volonté du gouvernement qui venait de tomber, nulle solution d'ensemble n'avait encore été donnée à l'affaire des évêques nommés et privés de la jouissance de leur temporel. Don Bosco rentra aussi­tôt et de sa propre initiative dans l'écheveau des tractations Eglise­-Etat qui lui devenaient familières. Le 14 juillet, donc seulement qua­tre jours après la mise en place du nouveau ministère, dans une lettre au président Minghetti, il commença par rappeler son action de mars précédent auprès de Lanza à Rome «pour étudier un moyen possible de mettre les évêques en possession de leurs temporels». Les entre­tiens avaient été fructueux quand, écrivait-il, le président avait su /861/ qu'il était dans l'affaire «chargé officieux par le Saint-Siège». Puis il répéta ses conclusions d'alors sur le modus vivendi le plus conforme aux désidérata des autorités ecclésiastiques.[82] Minghetti, qui était droit et réaliste, promit aussitôt une réponse à don Bosco.[83] Et il con­fia ce problème à son garde des sceaux Paolo Onorato Vigliani, qui avait la charge des «cultes».

Mais la question fut bientôt compliquée par la volonté du cardinal Antonelli. Désormais, édictait-il, la demande pour le temporel ne pourrait se faire que par le gouvernement directement au Saint-Siège. Il fallait que ses agents intervinssent auprès du secrétaire de la congré­gation de la Consistoriale pour connaître l'époque des nominations, les noms des évêques et les diocèses qui leur étaient attribués. Or cette démarche ne paraissait pas conforme à la loi, selon laquelle l'évêque nommé devait demander lui-même d'une façon ou d'une autre au gou­vernement l'exécution de sa nomination par le Vatican.[84] Persévé­rant, don Bosco se retourna vers le garde des sceaux Vigliani pour offrir à nouveau ses bons offices au gouvernement et lui suggérer une procédure conforme aux volontés du Saint-Siège.[85] Le ministre lui répondit par retour de courrier et avec beaucoup de confiance et de gentillesse.

«Nul plus que le Président du Conseil et moi-même n'est animé de meilleure volonté de trouver une manière acceptable de faire cesser ou au moins d'atténuer les mauvaises conditions auxquelles l'épiscopat italien se trouve réduit. Il convient toutefois que l'une et l'autre par­ties fassent preuve de bonne volonté et de tolérance chrétienne pour parvenir à un accommodement qui sauve toutes les convenances. Qu'il me soit permis de vous adresser à vous, qui êtes un excellent prê­tre et un bon citoyen, la prière instante de vouloir user des procédés les plus efficaces pour persuader le Saint-Siège de fournir au gouver­nement les moyens indispensables pour concilier l'obéisance à la loi, qui est supérieure à la volonté de tous les ministres, avec les solutions possibles pour la concession de l'exequatur royal. » Le ministre citait les exemples d'Alessandria, Saluzzo et Aoste, pour lesquels l'exequa­tur avait été obtenu sans que, pour autant, les évêques aient jamais fait figure de quémandeurs (postulanti).[86] Vigliani ne s'inquiétait évidem­ment pas de l'opinion du secrétaire d'Etat du Saint-Siège sur les pro­cédés plus ou moins tortueux qui avaient donné ces heureux résultats. En cette mi-octobre, «un sénateur du royaume», Viglíani lui-même, conférait directement avec don Bosco à Turin; et don Bosco rendait aussitôt compte de son entretien au cardinal Antonelli.[87] L'Unità cat-/862/ tolica du 16 octobre suggérait un moyen de sortir de l'impasse par une sorte d'«appel au peuple»,[88] qui ne semblait pas inopportun à don Bosco.[89] Mais, informé du mouvement, le cardinal Antonelli fut intraitable: sa formule et rien d'autre. Selon leur tournure d'esprit, les observateurs suivaient la discussion confiants, inquiets ou narquois. Le 25 novembre, Il Fischietto publiait un article sur les «caporioni» (chefs de quartier) de la sainte baraque de Turin: Mgr Gastaldi, le directeur de l'Unità don Margotti, et notre don Bosco. A ses yeux, celui-ci «représentait le véritable utilitarisme religieux.»[90] Faire de don Bosco un adepte de la morale de Jeremy Bentham et John Stuart Mill était piquant, mais pas entièrement faux.

Cinq mois après sa lettre au président Minghetti, don Bosco pou­vait regretter que les deux parties continuassent de camper sur des positions inconciliables. Il apprenait aussi que, le 17 décembre de cette année 1873, la copie légalisée de la bulle de translation de son archevêque avait été apposée dans la sacristie de sa cathédrale, acte qui pouvait être interprété comne une demande d'exequatur, étant donné que le notaire Pietro Vaccarino l'avait recopiée et expédiée au major général Alberto di Robillant, lequel l'avait transmise au procu­reur de la cour d'appel, avec prière de mener la pratique à bien. L'heure des laïcs avait sonné dans l'Eglíse de Turin! Malheureuse­ment, Mgr Gastaldi, qui n'avait pas été prévenu, le fit savoir, geste trop naturellement interprété comme un désaveu de la manoeuvre.[91]

Méditation sur les remarques aux constitutions de 1873

Au cours des mêmes mois, don Bosco méditait sur les remarques apportées à ses constitutions de 1873 par la congrégation des Evêques et Réguliers. Mgr Vitelleschi l'avait pressé de tenir compte des vingt-­huit observations qu'il lui communiquait. Or, à la réflexion il ne pou­vait s'y résoudre. Le 5 août, il écrivait sans ambages au secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers:

«Excellence Révérendissime. - Au premier coup d'oeil sur les observations faites à nos Règles, il ne me paraissait pas compliqué de m'y plier. Mais, quand je me suis mis à l'oeuvre, j'ai rencontré de graves difficultés. A lire ces remarques et selon elles, je devrais renoncer à plusieurs points qui, de façon générale, ont déjà été approuvés pour d'autres ordres religieux et congréga­tions ecclésiastiques. En effet, j'ai en principe suivi fidèlement d'autres cons­titutions déjà approuvées, comme celles des jésuites, des rédemptoristes, des oblats et des rosminiens. Je devrais en outre transformer radicalement les /863/ bases établies par le Saint-Père, avec qui je me suis employé à coordonner tou­tes les Règles salésiennes. Ces observations n'établissent aucune distinction entre le directoire et les Règles; or l'approbation est demandée pour celles-ci et non pour celui-là, qui est le règlement pratique des constitutions. Cela posé, j'ai accepté ce qui était possible, sans rendre notre congrégation diocé­saine. Comme telle, elle n'existerait pas, parce que, avec des maisons éparses dans des diocèses différents, elle ne doit dépendre des Ordinaires que pour l'exercice extérieur de la religion... »

Don Bosco disait à Mgr Vitelleschí qu'il tenait à préserver les acquis - selon lui - des décrets de 1864 et 1869. Il avait donc com­posé une «note historique» (cenno storico) sur sa société et des éclair­cissements sur les observations qui lui avaient été faites. Et il deman­dait au secrétaire de lui indiquer ce qui, compte tenu de ces écrits, devrait malgré tout figurer dans les constitutions salésiennes. S'il lui fallait absolument s'en tenir aux vingt-huit animadversiones, il préfé­rait renoncer à la «pratique», car une approbation dans ces conditions «détériorerait fortement, assurait-il, la condition actuelle de la So­ciété salésienne. »[92]

Le Cenno istorico qu'il composait en ce mois d'août,[93] témoignait, comme cette lettre, de la persistance de ses principales objections au modèle que la congrégation des Evêques et Réguliers voulait lui impo­ser. A la différence des congrégations contemplatives, sa société était consacrée à la «charité en acte». Il s'agissait, comme il l'avait dit à Pie IX, «de vivre dans le monde sans être connus du monde». Pour autant, les salésiens sont de vrais religieux. «Le but de cette Société est le bien spirituel des membres par l'exercice de la charité envers le prochain et spécialement de la jeunesse pauvre. » Ils ont les trois voeux. Le noviciat existe, mais à sa manière. Les résultats sont très satisfaisants. Dans cette société, les études sont très sérieuses, y com­pris en théologie. Il est donc naturel que le supérieur puisse délivrer les dimissoriales pour les ordres.

Il exprimait des idées analogues ou identiques dans ses Observations sur les Constitutions de la Société de S. François de Sales et leur applica­tion, dont parlait la lettre à Mgr Vitelleschi.[94] Chacun des membres de la société devait être un religieux pour l'Eglise, mais, pour la société civile, «un libre citoyen». Leurs constitutions devaient recon­naître sans ambiguïtés la non-disparition de leurs «droits civils». Ils pouvaient «posséder» des biens. Sans cette clause, la congrégation salésienne ne pourrait exister en Italie. «L'unique moyen de se garan­tir face à la société civile est la possession des biens. Autrement, nous /864/ restons ( = paraissons être) des enti morali (personnes morales) et donc immédiatement sous les coups des lois.» Il maintenait l'idée qu'il avait exposée au pape en 1869 d'un noviciat adapté à des temps diffi­ciles et à une mission exigeante. Il repoussait l'obligation de mener des études ecclésiastiques dans une maison séparée et sans activités parallèles conformes au but de sa congrégation. Enfin, il demeurait convaincu des bons résultats de sa méthode de formation.[95]

C'est dans cet esprit que don Bosco préparait une nouvelle édition de ses constitutions, destinée à être publiée à Rome au début de l'année 1874.[96] Deux titres inconnus jusque-là semblaient devoir satisfaire les principales exigences de ses censeurs. Mais les conces­sions n'étaient qu'apparentes. L'article 8 du nouveau chapitre XIV: De Novitiorum Magistro eorumque regimine (Le maître et la formation des novices)[97] répétait la théorie de don Bosco sur un temps de novi­ciat étroitement semblable à la vie d'apôtres des jeunes, qui serait celle des salésiens. Les quatre articles du chapitre XII: De studio (Les études), ajouté lui aussi, exprimaient des généralités sans un mot sur les institutions correspondantes. Les futurs prêtres devaient s'adonner avec énergie aux études ecclésiastiques (art. 1); pour cela étudier la Bible, l'histoire de l'Eglise, la théologie dogmatique, spéculative et morale, et aussi les traités d'éducation religieuse de la jeunesse (art. 2); leurs maîtres seraient saint Thomas et les auteurs les plus recomman­dés (art. 3); en sus de leurs leçons, ils composeraient une série de médi­tations et d'instructions pour exercices spirituels (art. 4). On aura noté dans ce programme la place dominante des sciences religieuses positives: la Bible et l'histoire, et le silence sur les centres d'études. L'auteur de ces lignes n'éprouvait guère de propension pour les sémi­naires de la tradition sulpicienne. Quant aux deux chapitres histori­ques de tête et à l'annexe De externis, dont le consulteur avait demandé la disparition, ils continuaient de figurer, mais sans numéro d'ordre, dans le fascicule corrigé. C'était le Proemium (p. 3-7) et l'Appendix (p. 40). Don Bosco ne lâchait pas prise sur la question en litige des «droits civïls ». A l'article 2 du chapitre II sur la «forme de la société», il spécifiait clairement que: «Par l'entrée dans la société, on ne perd pas ses droits civils, même après l'émission des voeux. On peut donc validement et licitement acheter, vendre, rédiger un testa­ment et succéder à d'autres dans leurs biens. »[98] Il résistait pied à pied aux observations romaines.

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A Rome, de janvier à avril 1874. Le temporel des évêques

Sitôt passées les fêtes de Noël 1873, don Bosco entreprit dans ces sentiments un voyage à Rome. Il y trouverait un secrétariat d'Etat compréhensif et surtout le pape, qui l'avait toujours soutenu dans ses projets. Don Bosco, que don Berto accompagnait, quitta Turin le 29 décembre 1873.[99] Ayant recouvré une santé suffisante, il ne se permit que l'étape d'une nuit à Florence. Le 30, la famille Sigismondi le recevait déjà, avec son secrétaire, dans son logis romain, au 104 de la via Sistina, longue rue courant de la Trinité des Monts au Quirinal. Don Bosco n'imaginait certainement pas qu'il tarderait dans la Ville jusqu'après la semaine pascale.

Les visites tentées ou réussies du 31 décembre: le matin, à Mgr Vi­telleschi, secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers, et au cardinal Berardi, l'homme du secrétaire d'Etat Antonelli; et, l'après-midi; à l'honorable Vigliani, ministre de la Grâce, de la justice et des Cultes, auprès de qui don Bosco fut aussitôt introduit une heure durant, ainsi qu'au cardinal Antonelli, avec qui il put converser pen­dant un temps presque aussi long, exprimaient à leur manière la dou­ble orientation du voyage: les constitutions salésiennes à faire approu­ver et le temporel des évêques à régler. Durant la première semaine de 1874, don Bosco passa plusieurs fois de l'une à l'autre rive du Tibre pour se rendre au Vatican ou revenir au ministère. Il écrivait aussi aux personnalités, le 2 janvier à Antonelli et à Vigliani, le 6 à Vigliani. Le 5, il vit Pie IX lui-même.[100]

En priorité, il tentait en ce début d'année de rapprocher les parties dans l'affaire du temporel des évêques. Chez Vigliani, don Bosco retouchait les formules, puis il allait les remettre pour avis à Anto­nelli.[101] L'entente paraissait aisée. Le 11 janvier, don Bosco annon­çait à son archevêque: «Je m'empresse de communiquer a Votre Excellence que la pratique sur l'affaire que vous savez progresse bien. Le formulaire adopté par le Saint-Siège a déjà été approuvé par Vigliani, puis par le conseil des ministres. Au cours de la semaine pro­chaine, il sera aussi présenté au conseil d'Etat, que l'on espère égale­ment favorable. Ensuite, si le démon n'y fourre pas la queue, on pas­sera immédiatement à l'exécution. »[102]... Et, le 16, il lui donnait déjà l'affaire comme réglée: «.., il noto affare è ultimato...» (l'affaire que vous savez est terminée).[103]

Hélas! le démon ennemi s'en mêlait à travers les journaux. La fac-/866/ tion anticléricale redoutait les reculades de l'Etat devant les préten­tions estimées illégales de l'Eglise. A partir du 8 janvier, la presse, à commencer par la Gazzetta di Torino, alerta l'opinion sur les menées de don Bosco entre le Vatican et le gouvernement.[104] Le 10, l'Unità cattolica de Turin parlait en faveur d'un accord entre l'Eglise et l’Etat sur le temporel épiscopal. Le 11, quand don Bosco se croyait au terme de ses peines, la Fanfulla de Rome dénonçait le rapprochement en vue; le 12, la Libertà présentait en lui l'agent principal de l'accord, mais excluait sa solution prochaine; et, le 13, la Gazzetta Piemontese l'atta­quait de front dans une «chronique vaticane» sur les longs colloques secrets entre le souverain pontife et «le thaumaturge de Turin». Avec les journaux de Turin et de Rome, les organes de presse de Milan, Bologne, Gênes..., parlaient de l'affaire, souvent avec hostilité. Le 14 janvier, Il Secolo de Milan écrivait: «Le clergé piémontais, chez qui les idées modernes ont notoirement plus progressé qu'ailleurs, en est venu depuis quelque temps à imaginer une réconciliation entre la papauté et l'Italie. On conçoit aisément que le désir des prêtres du Piémont, bien qu'il soit honnête, ne puisse aboutir, une fois réalisé, qu'au détriment de la liberté, étant donné que l'Italie devrait, pour rentrer en grâce auprès de l'Eglise, s'en remettre aux nombreuses exi­gences du Vatican. » On annonçait puis démentait ou confirmait la présence effective de don Bosco au conseil d'Etat.[105] La levée de boucliers rendait maintenant ce conseil incertain. Et le gouvernement se mit lui aussi à tergiverser. On en était là le 24 janvier.[106] Don Bos­co assura qu'une lettre «virulente» de Bismarck aux gouvernants ita­liens décida du revirement. Le chancelier allemand aurait été forte­ment contrarié par les bruits de réconciliation entre l'Eglise et l'Etat en Italie.[107] En plein Kulturkampf, par ses «lois de mai» de 1873 et de 1874, Bismark prétendait alors transformer les évêques et les prê­tres (de l'Empire) en fonctionnaires de l'Etat allemand. Il aurait aussi fait pression sur ses alliés italiens, qui devaient à son pays leurs acquis de 1866 contre l'Autriche. Une rumeur tout au moins le prétendit.[108]

Dans l'Eglise même, à la grande tristesse de don Bosco, des intran­sigeants se déclaraient hostiles à la conciliation ébauchée. La Voce della Verità à Rome et l'Osservatore cattolico à Milan parlaient en leurs noms.[109] Ces catholiques trop zélés espéraient encore déstabiliser l'Etat italien et ainsi le forcer à abandonner la ville de Rome... A lire le journal de Berto, ils firent le plus grand tort aux tractations en cours.

Tant et si bien que, le 5 mars, à l'archevêque Fissore, de Vercelli, /867/ qui l'avait interrogé sur la conduite à tenir, don Bosco ne pouvait que conseiller les combinazioni qui avaient réussi à Saluzzo et à Aoste: exposer les bulles à la population équivaut à demander le temporel.[110] Le 14 suivant, il proposait la même méthode à son propre archevêque de Turin.[111] En effet, aucune solution d'ensemble n'ayant pu être trouvée, il fallait procéder au coup par coup. Le secrétariat d'Etat du Vatican, qui, en 1872 et 1873, avait été hostile à l'exposition des bul­les aux clergés et aux fidèles dans les sacristies des cathédrales, tolé­rait désormais la mânoeuvre.[112] Mgr Gastaldi allait enfin pouvoir ren­trer dans son archevêché, après avoir plus ou moins suivi le système préconisé par don Bosco.[113] Toutefois, si l'Eglise cédait, les représen­tants de l'Etat jugeaient à leur convenance les cas de chacun des évê­ques postulants. Certains parmi eux attendaient en vain. Il reste que les évêques des anciens Etats sardes, pour lesquels don Bosco avait surtout plaidé, étaient privilégiés. A la fin de décembre 1874, Turin, Acqui, Alessandria, Bobbio, Gênes, Albenga, Aoste, Fossano, Pine­rolo, Saluzzo, Susa, Cagliari, Ales et Terralba, Oristano, Galtelli­-Nuovo, Bisaccio, avaient été pourvus.[114] Nombre d'amis de don Bosco: Sciandra, De Gaudenzi, Magnasco, Manacorda, Balma... et Gastaldi, figuraient parmi les bénéficiaires.

L'approbation définitive des constitutions salésiennes

En janvier 1874, au cours de ses visites aux diplomates ecclésiasti­ques ou laïcs, don Bosco avait le plus souvent traité du temporel des évêques. En février, l'approbation de ses constitutions par le Saint­-Siège prit progressivement le pas sur les autres problèmes à régler.[115]

Pour ses constitutions, don Bosco avait principalement affaire au secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers, Mgr Salvatore Nobili Vitelleschi. Quand celui-ci eut connaissance du projet imprimé à la Propaganda Fide, il conseilla très probablement à don Bosco de l'ajuster davantage aux observations reçues. La deuxième version de 1874 sortit de là.[116] Mais les changements apportés demeuraient minimes. Si l'appendice De externis, pour lequel don Bosco avait trouvé un remplaçant,[117] disparaissait, le proemium subsistait; et les quelques modifications stylistiques du chapitre VII (Internum Societa­tis Regimen), ainsi que de la formule de profession, étaient sans grande portée.

Pour parvenir à ses fins, don Bosco cherchait à identifier ses juges. Il en ferait, si possible, des amis. Le cercle littéraire de l'académie de /868/ l'Arcadia, qui, le 15 février, probablement en raison de ses services à la cause de la latinité, lui remettait le diplôme faisant de lui un mem­bre de cette société, l'honorait.[118] Mgr Fratejacci, qui était devenu l'un de ses plus fidèles supporters, le charmait. Toutefois, il lui fallait des juristes. C'est dans les premiers jours de février que Mgr Vitelles­chi annonça à don Bosco la composition de la commission particulière appelée à juger de son affaire. Avec lui, au titre de secrétaire, elle était formée par quatre cardinaux: LL. EE. Costanzo Patrizi, cardinal vicaire et préfet de la congrégation des Rites; Antonino De Luca, pré­fet de la congrégation de l'Index; Giuseppe Andrea Bizzarri, préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers; et Tommaso Martinellì, des Ermites de S. Augustin, qui venait d'être nommé cardinal le 22 décembre 1873.[119] Un dossier imprimé, dit Positio, serait remis à chacun des juges. Pour le constituer, Mgr Vitelleschi mit don Bosco en relation avec le sommista (rédacteur) de sa congrégation Carlo Menghini.[120] Ce document rassemblerait des pièces autorisées favo­rables et moins favorables à l'approbation. Des lettres de Mgr Gas­taldi à la congrégation des Evêques et Réguliers reparurent ainsi pour la plus grande édification de don Bosco. Selon le journal de Berto, le 22 février, celui-ci questionna Mgr Vitelleschi sur les obstacles à l'ap­probation définitive de ses Regole; et Mgr Vitelleschi lui donna à li­re les lettres de l'archevêque au cardinal Bizzarri en date du 26 juil­let 1873 et du 9 janvier 1874.[121]

Le 26 juillet 1873, Mgr Gastaldi avait interrogé le cardinal sur les privilèges dont jouissaient les salésiens et sur l'étendue de leur exemp­tion de la juridiction épiscopale.[122] Puis, le 9 janvier 1874, donc peu après le départ de don Bosco de Turin et en un temps où celui-ci se dépensait pour le temporel des évêques, le sien y compris, il avait, dans une autre lettre, répété ses doutes sur les qualités des membres de la société salésienne. Certes, il admirait don Bosco et se réjouissait qu'il ait pu constituer un corps d'ecclésiastiques pour l'éducation chrétienne de la jeunesse. Mais il croyait de son devoir d'émettre des observations sur la faiblesse de leur formation ascétique. Il citait des cas déplorables, attribuait ces déficiences à l'absence d'un vérita­ble noviciat et, de façon générale, regrettait chez les salésiens le défaut d'humilité et de soumission à l'autorité.[123] Ce document vexa don Bosco. Les deux cas de prêtres scandaleux formés au Valdocco (ivrognerie d'une part, impudicité de l'autre) relevés par Mgr Gas­taldi dans ce message du 9 janvier l'incitèrent à une réplique immé­diate sous forme de lettre anonyme à lui adressée par l'un de ses an-/869/ ciens élèves de Turin. Elle était datée du 15 février 1874.[124] La lettre attribuait les faiblesses, non pas au Valdocco, mais au séminaire de Turin, dont les deux clercs avaient suivi les cours. Elle opposait les menées sournoises de l'archevêque aux services que don Bosco s'efforçait de lui rendre à la même époque pour lui obtenir la jouis­sance de son temporel. D'après Berto, après l'avoir fait recopier par son ancien élève don Giovanni Battista Anfossi, qui, la suite le prou­vera, détestait cordialement l'archevêque, il la montrait au cardinal Berardi dès le 27 février.[125]

Officiellement et comme il se devait, la congrégation des Evêques et Réguliers demeurait neutre dans la discussion. Le 3 mars, Mgr Vi­telleschi aurait affirmé que les allégations de Mgr Gastaldi le lais­saient insensible. Berto écrivit: «... Mais à deux heures nous sommes allés trouver Mgr Vitelleschi, lequel a rassuré don Bosco sur la congré­gation, qu'il n'avait rien à craindre, que tout passait par ses mains et que les lettres de l'archevêque et ses conditions ne lui faisaient ni chaud ni froid. »[126] Ces bonnes paroles ne tranquillisaient que médio­crement don Bosco, qui redoutait par dessus tout les «conditions» de l'archevêque. Il s'efforçait aussi de démontrer à Mgr Vitelleschi le caractère inacceptable d'une partie des modifications exigées par le consulteur Bianchi et résumées par ses soins. Ne reprenaient-elles pas ces «conditions» de Gastaldi?

Le 7 mars, la Positio, fleurs et ronces mélangées, était prête. C'était un fascicule de cinquante pages publié sous le couvert de la congré­gation des Evêques et Réguliers et de son secrétaire Mgr Vitelles­chi.[127] On y trouvait successivement: la supplique de don Bosco au souverain pontife sur l'approbation désirée, supplique datée de «Turin», 1er  mars 1873; le décret de louange du 13 juillet 1864; les treize animadversiones sur les constitutions jointes à ce décret; le décret d'approbation de l'Institut du 1er  mars 1869; l'information de l'archevêque Gastaldi du 10 février 1873; la lettre de cet archevêque au cardinal Bizzarri datée du 20 avril 1873; les informations des évê­ques de Casale, Savona, Vigevano, Albenga, Fossano et Gênes sur la congrégation de S. François de Sales; le votum Bianchi en trente-huit points du 9 mai 1873; le résumé de ce votum en vingt-huit points; enfin une présentation de la société de S. François de Sales à la date du 23 février 1874.

La réunion de la «congrégation particulière», c'est-à-dire de la commission cardinalice, était prévue pour le 24 mars. Son approche /870/ angoissa don Bosco. Le 16, i1 fit expédier une circulaire aux salésiens pour sa préparation spirituelle. Il ordonnait à ses religieux un triduum exigeant de jeûne et de prière à partir du 21 pour obtenir du ciel l'approbation définitive de ses constitutions. Tous les confrères étaient invités à observer pendant trois jours consécutifs un jeûne rigoureux; à associer les élèves à leurs supplications; à passer eux-mêmes chaque jour «le plus de temps possible devant le saint sacre­ment»; à réciter matin et soir en commun le Veni Creator; et à le faire suivre, chaque soir, du «chapelet du Sacré Coeur de Jésus», du chant de l'Ave Maria Stella et de la bénédiction du saint sacrement.[128] En cette mi-mars don Bosco tenait de longues conférences, non seule­ment avec Mgr Vitelleschi, qui était le plus informé, mais avec chacun des cardinaux concernés: le 19 avec le cardinal De Luca, le 20 avec le cardinal Martinelli, le 22 avec le cardinal Bizzarri;[129] et, un jour moins bien déterminé, avec le cardinal Patrizi. Il paraît que celui-ci fut conquis. En effet, selon Berto, le lundi 23, l'avocat Menghini arriva via Sistina tutto giubilante (en grande jubilation). Il s'était rendu chez le cardinal vicaire et l'avait trouvé «très favorable» à don Bosco. Le cardinal lui avait dit: «J'ai posé des questions à don Bosco sur ses difficultés avec l'archevêque et il m'a répondu trionfalmente. Devant don Bosco, les difficultés s'évanouissent. Il ne trouve rien de difficile. Tout est facile, tout disparaît.»[130]

Fort bien! Mais la lenteur des discussions, les remarques même souriantes qu'il recueillait et ses réflexions intimes sur les «obstacles» dressés sur sa route par l'archevêque avaient peu à peu raison de son obstination à maintenir à peu près intact le projet de 1873. Quel qu'en soit le prix, il voulait désormais une approbation qui soit vraiment «définitive» et, pour cela, se risquait à offrir un blanc-seing à la com­mission des cardinaux. La consultazione imprimée de l'avocat Men­ghini qui introduisait le débat contenait au dernier alinéa une phrase tout à fait nouvelle à qui le suit depuis dix ans dans ses méditations: «Enfin, lisons-nous, le prêtre Bosco insiste pour demander l'approba­tion absolue après plusieurs années de tractations; et, pour cela, il déclare expressément, qu'il tiendra désormais compte de toutes les cor­rections, modifications ou conseils que, dans leur sagesse profonde et éclairée, [les cardinaux] daigneront proposer ou simplement conseiller pour la plus grande gloire de Dieu et le bien des âmes.[131] Il espère ainsi se mettre en règle avec les Ordinaires respectifs et poursuivre en paix ses entreprises en faveur des Missions étrangères.» Pareil saint aban-/871/ don aux décisions de l'autorité sur la forme de sa congrégation ne lui était pas coutumier... Le rapport introductif finissait par la question à débattre: «Cela considéré, on opte pour une formule large dans la pro­position du dubbio [la question], afin que Leurs Eminences Révéren­dissimes, avec le grand jugement et la prudence consommée dont ils sont pourvus, puissent apporter, s'ils le jugent nécessaire, toutes les provisions soit temporaires soit définitives, ainsi que toutes les condi­tions qu'ils estimeront devoir y faire entrer. » D'où la formule du dub­bio posé: «Si et comment les récentes constitutions de la Société salé­sienne doivent être approuvéee», où le «comment» importait peut­être autant que le «si».[132]

Comme annoncé, les cardinaux tinrent conseil le 24. Berto avait ménagé des appuis célestes à don Bosco. Sur ses instructions, à partir de six heures du matin, le sacristain de S. Andrea delle Fratte, l'église proche de leur logis de la via Sistina, alluma deux cierges (vingt sous) probablement devant l'autel de la Madonna del Miracolo (Notre Dame du Miracle).[133] Les cardinaux, arrivés au vicariat, lieu de la réunion, à 10 h., ne levèrent la séance qu'à 13 h. 30. Mais sans conclure... Don Bosco fut très contrarié d'apprendre peu après des lèvres de Mgr Ví­telleschi qu'ils tiendraient une autre réunion le 31 mars. Avec don Ber­to, il s'en fut prier quelque temps à S. Andrea delle Fratte, puis, aban­donnant son secrétaire, il marcha seul, traversa la piazza Barberini et, au lieu de rentrer à son logement, entama un circuit sur les hauteurs du Pincio pour méditer à l'aise sur l'évolution de l'affaire et la con­duite à tenir devant ce contre-temps. Quand il revint au 104 de la via Sistína, il trouva un secrétaire au travail et d'assez méchante humeur pour avoir été laissé tomber.[134]

Don Bosco cherchait à déterminer et â surmonter les obstacles qui avaient retardé la décision. Le lendemain, fête de l'Annonciation, Berto et lui relurent les lettres de l'archevêque, de qui, pensaient-ils, venait tout leur malheur. Selon le secrétaire, ils conclurent - avec beaucoup d'exagération - que «leur plus grand ennemi n'aurait pu leur faire plus de mal. »[135] Rageur, Berto inséra à cet endroit de son journal deux ou trois épisodes, d'où il résultait que Gastaldi était pour le moins... «franc-maçon. »[136] Pour résister, don Bosco se rappela à l'attention de Pie IX par quelques demandes de grâces spirituelles.[137] Puis, le 27 en soirée, il rédigea une réfutation en douze points de l'information Quum admodum (10 février 1873) de Mgr Gastaldi, qu'il tenait sans doute pour responsable des hésitations de la congré­gation particulière.

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Ce mémoire illustre crûment ses préoccupations à la veille de la grande décision. Non, il n'était pas vrai que les règles salésiennes n’eussent jamais été approuvées par les prédécesseurs de l'archevêque actuel de Turin; et il citait le... décret du 31 mars 1852 de Mgr Fran­soní sur sa nomination à la tête de trois oratoires de la ville. Non, l'approbation diocésaine de Turin ne s'imposait pas, puisque l'évêque de Casale s'était prononcé; aurait-il fallu une approbation par diocèse concerné? Un noviciat ascétique de deux ans eût été bon en d'autres temps, «mais pas présentement dans nos régions; ce serait l'arrêt de mort de l'Institut salésien, car l'autorité civile, dès qu'elle aurait con­naissance de l'existence d'un noviciat, le supprimerait sur-le-champ et disperserait les novices. En outre, ce noviciat ne pourrait s'accorder avec les constitutions salésiennes basées sur la vie active des confrè­res... »[138] Il niait ensuite purement et simplement divers griefs de l'archevêque. Il était faux de prétendre que des profès perpétuels salé­siens s'étaient mal conduits et avaient dû être chassés, puisque le seul sorti de la congrégation avait été Federico Oreglia, devenu un ho­norable père jésuite. Il était faux de prétendre que la société salé­sienne troublait fortement la discipline du diocèse; que des profès triennaux aient demandé des ordres (mineurs ou majeurs) et soient ensuite sortis de la congrégation; que le clerc de Saluzzo trop ami de la bouteille ait jamais été salésien;[139] qu'un clerc renvoyé du sémi­naire ait été admis dans la congrégation salésienne.[140] Au numéro 9, don Bosco, versant dans un certain chantage, brandissait des menaces: «9. Il est bon aussi de noter que, si l'on admettait les conditions indi­quées, la congrégation salésienne, dépourvue comme elle l'est de sou­tiens matériels, devrait fermer ses maisons, suspendre ses catéchèses, car elle n'aurait plus ni catéchistes, ni maîtres; comme ente morale, elle se signalerait à l'autorité, ses membres seraient immédiatement dispersés, et, par conséquent, finie la Société.»[141] La suite de l'his­toire prouvera que don Bosco dramatisait à l'excès sa situation. Tou­jours est-il que Berto recopia ce texte le lendemain matin 28 mars, et qu'à l'exception, semble-t-il, du cardinal Bizzarri, chacun des juges en reçut bientôt un exemplaire.[142] «C'est un trésor» (È un tesoro), se serait exclamé le cardinal De Luca.[143] Le 29, selon Berto, Mgr Vitel­leschi croyait pouvoir résumer les impressions des quatre Eminences par la question: «Chi sa che cosa abbia quell'Arcivescovo da voler flagel­lare e trattare con tanta durezza Don Bosco?» (Qui sait ce qu'a cet arche­vêque à vouloir flageller et traiter don Bosco avec tant de dureté?).[144]

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Enfin, le mardi 31 arriva. Sitôt après avoir célébré sa messe, Berto se précipita à S. Andrea delle Fratte pour allumer deux cierges à l'autel de la Madonna del Miracolo. Les cardinaux ouvrirent leur réu­nion dès 9 h. et siégèrent jusqu'à 13 h. 30. Après déjeuner, don Bosco retrouva Mgr Vitelleschi avec l'anxiété que l'on devine. Ce fut pour entendre un: «Oui, mais» encore décevant. Oui, les constitutions salésiennes étaient approuvées, mais les cardinaux ne s'étaient pas entendus sur le caractère absolu (ou définitif) de cette appréciation. L'ultime décision revenait au pape. Don Bosco avala cette autre déconvenue. Une approbation provisoire lui laissait présager une autre vague de démarches, de discussions et de dossiers à garnir... Il n'en finirait donc jamais. Le cardinal Berardi lui promit d'intervenir en sa faveur auprès du pape.[145]

Le 1er avril, Mgr Vitelleschi obtenait une audience de Pie IX pour la matinée du vendredi suivant, 3 avril, qui était le vendredi saint. Don Bosco et son secrétaire passaient leurs journées en visites et en copies de documents. Don Bosco distribuait, y compris aux cardi­naux, des exemplaires de ses «trois prophéties» de 1873.[146] Le 3; il leur fallut attendre les dernières heures de la journée pour entendre la réponse tellement désirée. Mgr Vitelleschi n'avait finalement été reçu en audience par Pie IX qu'à six heures du soir. Dès qu'il entrevit don Bosco, le secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers lui dit: «Don Bosco, sortez vos grandes lanternes: les constitutions de votre congrégation sont définitivement approuvées; les dimissoriales obtenues pour dix ans: » La réaction célèbre de don Bosco figure dans la chronique Berto pour ce 3 avril. Il avait - probablement sur lui - un énorme caramel plus large que la main, cadeau reçu le matin même de la signora Eurosia Monti: «Prenez ce caramel», dit-il à Son Excel­lence Vitelleschi.[147]

Il est probable que don Bosco avait eu un haut-le-corps à la lecture du texte des constitutions approuvées que Mgr Vitelïeschi faisait ces jours-là recopier par don Berto. Innombrables étaient les retouches ap­portées à son texte. Le Proemium disparaissait, ainsi que les articles 2 et 3 du chapitre II: Hujus Societatis forma, sur les «droits civils» des profès salésiens, articles auxquels il tenait tellement; le chapitre IV: De voto paupertatis avait pris un visage qu'il ne lui connaissait pas; et surtout les chapitres XII: De Studio, et XIV: De Novitiorum Magistro eorumque regimine, dessinaient un programme de formation religieuse et cléricale sensiblement conforme aux requêtes de Mgr Gastaldi.[148]

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Mais il se garda de manifester un quelconque mécontentement. Les derniers jours saints et les premiers jours du temps pascal se passè­rent pour lui en visites de remerciements. Les cardinaux le félicitaient de l'heureuse issue de ses démarches, l'un d'eux le pria à déjeuner. Le pape le reçut le mercredi de Pâques, 8 avril. Don Bosco avait inscrit sept questions au programme de l'audience (programme qui a été con­servé). Les numéros 4, 5 et 6 concernaient sa congrégation et certains points des nouvelles constitutions. Les notes qu'il ajouta lui-même sur le document nous renseignent sur les réactions du souverain pontife pendant l'entretien. Après le numéro 4: «Dispensa delle test. dell'Ordinario» (Dispense des testimoniales de l'Ordinaire), il écrivit entre parenthèses: «(non se n'è parlato) » (on n'en a pas parlé), ce qui était de pure sagesse. Après le numéro 5: «Occupazione dei Novizi e degli studenti» (Occupation des novices et des étudiants), on lit: «(in üs quae sunt ad M. D. G. conf.)» (en ce qui est conforme à la plus grande gloire de Dieu), formule qui sera à l'origine d'une note très souvent commentée d'une future édition des constitutions. Il n'y avait rien à la suite de: «6. Consiglieri di anni 35 » (Conseillers âgés de 35 ans), ce qui signifiait peut-être que la question de l'âge minimum des membres du chapitre supérieur n'avait pas été soulevée.[149]

Don Bosco estimait avoir reçu ce qu'il désirait. Sa tâche était accomplie. Le 5 avril, c'est-à-dire le jour de Pâques, un télégramme signé par Berto, mais rédigé par lui, était parti de Rome à l'adresse de chacune de ses maisons. Il était libellé: «Affari ottimamente termi­nati. Ringraziate Padrone, riceverete lettera. Buone feste. Berto. » (Affaires parfaitement bien terminées. Remerciez Padrone, recevrez lettre. Bonnes fêtes. Berto.) Le «Padrone» (patron, terme de curie) à remercier n'était pas le Père céleste, comme le voudraient peut-être des âmes naturellement dévotes. C'était lui, don Bosco, qui pensait avoir bien mérité des siens.[150] Le 3 avril 1874, il avait gagné une bataille diplomatique de dix ans.