SPIRITUALITÉ SALÉSIENNE
V. La pleine maturité (1867-1874)
Chapitre XVIII.
Au temps de l'archevêque Riccardi di Netro
Jours incertains à Rome
Don Bosco à Rome au temps de la mission Tonello
A Turin en mars et avril 1867
L'avis de l'Index sur l'opuscule du Centenaire de S.Pierre
L'achèvement de l'église Marie auxiliatrice
La dévotion à Marie auxiliatrice
La fonction de la religion ainsi propagée
Le panégyrique de saint Philippe Néri (mai 1868)
L'archevêque Riccardi di Netro et la société de S. François de Sales
L'approbation par Rome de la société de S. François de Sales
Notes
Chapitre XIX.
Le nouveau visage de la société de S. François de Sales
Un nouveau visage
Une ascétique «religieuse»
Le Valdocco, centre d'édition
Le collège de Cherasco (1869)
Les comédies latines du Valdocco
Les publications scolaires de l'Oratoire
Les collèges de la Riviera (1870- 1871)
L'ospizio de Marassi (1871)
Une acceptation controversée: le collège de Valsalice (1872)
Don Bosco dans les nouvelles entreprises scolaires
Notes
Chapitre XX.
Le concile Vatican I
Le convocation du concile
La préparation de l'opinion
Campagne pour la définition de l'infaillibilité
La participation au concile
La vision du 5 janvier 1870
A Rome pendant le concile (janvier-février 1870)
Don Bosco et Pie IX en février 1870
La définition de l'infaillibilité pontificale par le concile
La réception du concile par don Bosco
Jours inquiets, jours sanglants (juillet 1870-mai 1871)
Notes
Chapitre XXI.
Au temps des premières filles de Marie auxiliatrice
Le projet de constitutions d'avril 1871
Le cheminement d'une idée créatrice
Le temps du jubilé pontifical de Pie IX (juin 1871)
La question des diocèses vacants
La maladie de Varazze (décembre 1871-février 1872)
Le projet de don Bosco sur les filles de Marie auxiliatrice
Les élections du 29 janvier 1872
La cérémonie du 5 août 1872
Notes
Chapitre XXII.
Faire approuver des constitutions
Le problème du temporel des évêques italiens en 1872
La naissance d'un conflit
L'information négative de Mgr Gastaldi (janvier-février 1873)
Don Bosco à Rome (février-mars 1873)
Querelles turinoises en 1873
Le sort des constitutions de 1873
Le synode diocésain de juin 1873
Les «prophéties» de mai-juin 1873
Le problème du temporel épiscopal au début du ministère Minghetti (1873)
Méditation sur les remarques aux constitutions de 1873
A Rome, de janvier à avril 1874. Le temporel des évêques
Notes
Chapitre XVIII.
Au temps de l'archevêque Riccardi di Netro
Jours incertains à Rome [1]
Le 6 décembre 1866, à midi, Pie IX recevait en
audience le général français comte de Montebello entouré de son état-major et
des officiers du reste du corps d'occupation, qui venaient prendre congé de
lui. Depuis six ans déjà, la souveraineté du pape était réduite, autour de
Rome, à un étroit territoire guère plus grand que la moitié de la Sicile. L'Italie ressuscitée l'assiégeait au nord, à l'est et au sud. Et elle voulait à toute
force Rome pour capitale: Florence ne serait qu'une étape. Pour accroître la
détresse du pontife, en vertu de la convention passée en septembre 1864 entre
le roi d'Italie et l'empereur des Français Napoléon III,[2] les
Français l'abandonnaient après l'avoir protégé pendant quelque dix-sept ans.
Dans son discours, le général exprimait l'espoir que le temps calmerait les
passions et inspirerait à tous un esprit de conciliation propre à assurer au
souverain pontife l'indépendance et la sécurité nécessaires à sa mission. Pie
IX l'écoutait attentivement. Mais il ne nourrissait pas d'illusion sur un
avenir qu'il entrevoyait bien noir. Les temps avaient changé, remarquait-il
dans sa réponse. La peur avait pénétré dans les coeurs catholiques. L'hydre
révolutionnaire allait planter ses griffes dans Rome même, qui était devenue
pour lui le dernier carré de liberté d'Italie.[3] Comme saint Augustin dans Hippone assiégée
par les Vandales, le vieux pape eût souhaité mourir avant que sa ville ne
tombât aux mains de l'ennemi. Un ambassadeur de France, à qui, quelques années
auparavant, il avait demandé de rapporter ce genre de propos à Napoléon III,
lui avait alors rétorqué: «Saint-Père, rassurez-vous, les barbares n'entreront
pas. » Amer, le pape redisait cet échange au comte de Montebello et concluait:
«Ce n'était pas un prophète, mais c'était un honnête homme. »[4]
/712/
Les derniers régiments du corps
expéditionnaire français embarquèrent dans les jours suivants. Après le 17
décembre, il ne resta à Rome que des malades et quelques soldats des services
administratifs. Désormais, le pape ne pouvait compter que sur les petites
troupes pontificales, à peine renforcées par la «légion d'Antibes», constituée
de volontaires, français ou non.
Le petit peuple envisageait l'avenir avec
fatalisme. Quant aux nobles, aux religieux et aux clercs, l'anxiété leur
serrait le coeur. Les Piémontais de 1866 n'avaient rien des jacobins de 1799,
mais ils redoutaient l'absorption de leur ville avec ses conséquences imprévisibles.
Don Bosco était consulté. Dans les derniers mois de 1866, il ne partageait pas
les pressentiments de Pie IX. Selon lui, les révolutionnaires n'entreraient
pas dans Rome. Ses prévisions aux allures prophétiques étaient donc
rassurantes. L'Eglise triompherait sous peu. Pour parler ainsi, il se fondait
probablement sur sa lecture de l'histoire des deux cités depuis la
résurrection de Jésus. Le comte Scipione Conestabile
della Staffa pouvait écrire de
Rome: «Grâce aux assurances reçues de don Bosco, on demeure tranquilles et on
se dispose sans s'inquiéter à prolonger le séjour à Rome. Grâce à Dieu, ce
calme et cette paix sur l'instant présent nous pénètrent entièrement; de façon
générale, ils ont repris vie en tous. On attend avec confiance en ces jours le
triomphe de l'Eglise et un avenir miraculeux qui glorifiera le Pontife de
l'Immaculée... »[5] L'incertitude est propice aux oracles. Don
Bosco, qui avait pris l'habitude d'annoncer l'avenir dans son almanach Il Galantuomo et dans ses discours d'étrennes de fin d'année
à ses garçons, tenait une place marquée parmi les prophètes de temps meilleurs.
Toutefois ce prophète rassurant ne somnolait
pas. L'attente béate ne convient pas aux hommes d'action. La société civile le
tranquillisait. Le président Bettino Ricasoli[6] eût
sincèrement aimé apaiser les gens d'Eglise. La situation de la hiérarchie était
préoccupante un peu partout sur les territoires relevant du roi d'Italie.
Durant les derniers mois de 1866, Florence venait de permettre aux évêques (et
aux curés) déplacés pour raisons politiques de retrouver leurs postes. En novembre,
l'Oratoire eut ainsi l'occasion de saluer Mgr Pietro Rota, en résidence
forcée à Turin, quand il rejoignait son siège de Guastalla; et, quelques jours
après, Mgr Filippo De Angelis y rendait visite avant de regagner celui de Fermo.[7]
/713/
Don Bosco à Rome au temps de la mission Tonello
Cependant beaucoup de diocèses étaient
orphelins parce que leurs évêques n'avaient pas été remplacés après leur décès.
Le Saint-Siège ne désignait personne en nouvelle Italie; il refusait de traiter
avec un Etat usurpateur qui, de surcroît, émettait des prétentions jugées
insupportables par lui: exequatur, serment de fidélité. Le gouvernement
de Florence cherchait une issue. La mission Vegezzi avait échoué en 1865. En
décembre 1866, le gouvernement Ricasoli amorça une autre tentative.[8] Le 1er décembre le professeur de Turin Michelangelo Tonello recevait des
instructions pour de nouvelles négociations avec le Saint-Siège, l'affaire des
diocèses vacants entre autres.[9] Le 10 décembre, cet émissaire arrivait
à Rome; et, le 15, alors que les troupes françaises finissaient de vider
les lieux, le pape le recevait en audience. Tonello, qui évitait de se perdre
dans les principes, comme l'avait fait Vegezzi, ne cherchait qu'à résoudre des
cas, y compris les plus épineux comme ceux de Milan et de Turin.[10] Il abandonna bientôt les questions variées, telles
que les postes, les chemins de fer, le système monétaire, la situation des
condamnés politiques... A partir du 6 janvier 1867, celle des
candidats aux évêchés vacants prit le pas sur les autres. C'est alors que, de
quelque manière, il trouva don Bosco sur son chemin.
Pendant les quatre premières semaines de la
mission Tonello, don Bosco avait, à Turin, continué de vaquer à ses occupations
coutumières, en tête desquelles il plaçait la construction de l'église Marie
auxiliatrice. Toutefois, à la mi-décembre, on l'avait vu à Florence, y compris
dans certains bureaux ministériels. Arrivé dans cette ville le 11 ou le 12, il
y résidait certainement encore le 18 quand il écrivait de là à mère Maddalena Galeffi et se disposait à rejoindre Turin
via Bologne, où il passait le 19.[11] S'il suivit le programme qu'il s'était tracé
au départ de Turin, il se rendit ces jours-là dans les ministères de l'Intérieur,
des Finances, des Travaux publics et de la justice.[12] A Florence, une ancienne tradition, qui a
été recueillie dans les marges des Documenti pour 1866,[13] l'envoie
aussi chez le président Ricasoli. Le fait lui-même, encore qu'appuyé sur des
témoignages moins assurés qu'on l'a récemment affirmé,[14] paraît au moins probable. Mais nous ignorons
le contenu de l'entretien, en particulier dans quelle mesure la mission Tonello
fut alors évoquée.[15] Quant au logion souvent répété de don
Bosco dans sa conversation avec Ricasoli: «Sachez que /714/ don Bosco est prêtre à
l'autel, prêtre au confessionnal, prêtre au milieu de ses jeunes; et, comme il
est prêtre à Turin, il est prêtre à Florence, prêtre dans la maison du pauvre,
prêtre dans le palais du Roi et de ses ministres»,[16] s'il énonce une grande vérité, il a aussi
toutes chances d'être légendaire, au moins dans sa forme reçue.[17] Du reste, don Bosco, qui ne provoquait jamais les
autorités civiles en place, évitait les rodomontades du genre de celles qu'on
lui prête ici.[18] Un récit parallèle le fait insister sur sa
qualité, non pas de prêtre, mais de catholique: «... Sachez
qu'avant tout je suis catholique. - Oh, nous le savons, répondit le ministre,
que don Bosco est plus catholique que le pape lui-même... »[19] Ce fragment de dialogue a au moins le mérite d'être
vraisemblable.
Après les fêtes de Noël et de capo d'anno, le 7 janvier 1867, don Bosco partit de Turin dans la direction de Rome
en la compagnie de don Giovanni Battista Francesia, qui devait lui tenir lieu de secrétaire et qui, par ses
facilités de plume, serait le mémorialiste du voyage.[20] Il s'y rendait pour les affaires de sa
congrégation, qu'il voulait faire approuver au plus vite. L'une de ses valises
contenait aussi quelques gros paquets de billets de la loterie qu'il organisait
pour payer ses dettes. Tomba-t-il immédiatement, comme la tradition le
prétend, sur un Tonello qu'une dépêche du président Ricasolí aurait invité « à
s'entendre avec lui»? Elle aurait eu la forme: «Vedete di intendervi con Don
Bosco. Ricasoli» (Voyez à vous entendre avec don Bosco. Ricasoli) et aurait été
expédiée le 8 janvier.[21] Non, très vraisemblablement, car cette
dépêche bizarre, encore ignorée des biographes au temps de la mort de don
Bosco,[22] ne
fut, dans les années qui suivirent, qu'une reconstruction dramatisée de
l'auteur des Memorie biografiche .[23] Mais il s'entretint dès que possible avec le
secrétaire d'Etat Antonelli, le sous-secrétaire d'Etat Berardi et le pape Pie
IX en personne.
Pendant les sept semaines de son séjour à
Rome, il traita surtout de ses propres «affaires». Le 6 février, don Francesia annonçait
à son confrère don Rua que, «contre toute attente, les affaires de notre congrégation
semblent bien aller» et que, «pour les faire davantage progresser, don Bosco
devra rester encore quelques jours à Rome. »[24] De nombreuses familles l'attendaient parce
qu'elles l'aimaient ou souhaitaient recevoir sa bénédiction. Lui se déplaçait
systématiquement pour bénir les malades ou placer des billets de loterie. On le
voyait donc passer d'un logis à l'autre, gravir et descendre des escaliers,
assister à des repas et remplir ainsi ses journées.[25] Les couvents cherchaient à obtenir de lui
une messe dans leurs chapelles. De nobles /715/ personnages: le prince Torlonia, le prince Ruspoli,
l'ex-roi de Naples, l'ex-grand-duc de Toscane... se le disputaient. Au bout
d'un mois, Francesia qui, certes, ne répugnait pas à l'hyperbole, notait: «E una vera frenesia ne' Romani per D. Bosco. (Les Romains sont vraiment fous de don Bosco).
Il y en a déjà qui pleurent à l'idée de le perdre... »[26] Un autre témoin, qui était plus rassis,
tenait un langage identique: «... La vie du pauvre don Bosco n'est certainement
pas plus tranquille qu'à Turin au milieu de ses protégés et dans les
occupations entraînées par son zèle dans l'exercice de son ministère. Il est
assiégé du matin au soir par une immense quantité de gens de tout grade, sexe
et condition, qui désirent le voir et lui parler; en conséquence, il n'a jamais
d'horaire fixe pour déjeuner, pour dormir, pour se reposer... »[27] Son contact rassérénait les coeurs inquiets, sa
bénédiction apaisait et, peut-être, guérissait les corps malades. On raffolait
de le voir et de l'entendre.
Le contenu des entretiens qu'il eut alors avec
le pape et le cardinal Antonelli nous demeure problématique. Nous comprenons
qu'il était reçu par eux avec une extrême affabilité, que son livre sur II
centenario de saint Pierre était agréé par Pie IX et aussi qu'il proposait
des candidats pour les évêchés vacants en Italie du Nord. Ce dernier point est
assuré. Le 1er février, Tonello dépêchait à son gouvernement: «Cependant
[le cardinal Antonelli] m'a communiqué une note que je vous joins après en avoir
pris copie, de personnes qui, au jugement du Saint-Siège, peuvent être
proposées pour des sièges épiscopaux et sur lesquelles j'invite le gouvernement
à s'informer. J'ai des raisons de penser que la partie de cette note concernant
le Piémont a été suggérée par le prêtre de Turin don Bosco, qui, je crois, est
arrivé ici tout exprès. »[28] Tonello, pour le moins, était donc informé de
la présence de don Bosco à Rome et de certaines de ses démarches; il
s'entretenait peut-être aussi avec lui. La liste inspirée par don Bosco
comportait treize numéros, l'ecclésiastique étant souvent désigné par son seul
titre. On trouvait là: Ortalda, Gastaldi, Galletti,
Carlo Savio, Formica, Antonio Colli, De
Gaudenzi. Le chanoine Gastaldi de Turin figurait en effet parmi les candidats
préconisés par don Bosco. Le secrétaire Francesia le savait: «Ces jours-ci, don
Bosco a ourdi et il est en train d'ourdir un complot contre le chanoine Gastaldi,
notre vénéré professeur de morale. Quand il ira en classe, tu pourras lui en
faire part; et, s'il te demande de quel complot il s'agit, tu lui diras que,
pour l'instant, on ne peut le dévoiler. Silence et mystère ... »[29] Le clergé piémontais avait été lui aussi alerté: «...
Les lettres à don Bosco /716/ pleuvent du Piémont, parce que l'on veut faire élire
ceux-ci ou ceux-là évêques et archevêques ...»[30] Au bout de trois semaines, les tractations
débouchaient enfin. Le 22 février, Pie IX annonça en consistoire la nomination
ou la translation de divers évêques, dont dix-sept pour l'Italie: quatre en
Piémont, trois en Sardaigne, quatre en Sicile, quatre en Toscane et deux dans
les Marches. Parmi eux, se détachait Mgr Alessandro Riccardi di Netro, transféré de Savone à Turin, et
donc devenu l'archevêque de don Bosco.[31] Un mois passait, et le consistoire du 27
mars donnait ample satisfaction à celui-ci, qui avait plaidé pour plusieurs
nouveaux élus. Deux évêques amis gagnaient en dignité: Mgr Nazari di Calabiana était transféré de Casale à
Milan; Mgr Pietro Maria Ferré, de Pavie à Casale. Puis, Andrea Formica devenait évêque de Cuneo; Carlo Savio, évêque
d'Asti; Roberto Galletti, évêque d'Alba; Antonio Colli, évêque d'Alessandria; et
surtout le chanoine Lorenzo Gastaldi, évêque de Saluzzo.[32] Quand Michelangelo Tonello rentra à
Florence, Turin et Milan avaient été pourvus; sa mission avait relativement
réussi.[33] Et notre don Bosco avait pour le moins
contribué aux tractations.
A Turin en mars et avril 1867
Le voyage romain de don Bosco avait pris fin
le 1er mars, quand il avait été de retour chez lui, à Turin. Le 3,
il en parlait à ses salésiens et à ses enfants; et il revenait encore sur lui
au mot du soir du 7 mars.[34] Certaines de ses démarches auprès du
Saint-Siège avaient concerné des bienfaiteurs insignes, auxquels il désirait
prouver sa gratitude. L'Unità cattolica du 8 annonça au public les décorations
obtenues du pape pour divers amis de l'oratoire Saint François de Sales,
qu'elle énumérait.[35] Alors que le tirage de la loterie était
imminent, une «quantité notable» de billets n'avaient pas encore été placés.
Une circulaire que don Bosco signa et fit aussitôt imprimer et expédier
signala ce fait regrettable à un certain nombre de correspondants choisis.[36] Puis le tirage eut lieu (le 1er avril
apparemment) et une nouvelle circulaire (datée du 15 avril) communiqua aux
diffuseurs la liste des numéros gagnants.[37] Il est vrai que, deux mois après ce tirage,
tous les lots ne seraient pas encore remis aux intéressés, et qu'une note de l'Unità cattolica du 1er juin
devrait leur demander de prendre patience.[38]
Simultanément, don Bosco suivait l'affaire des
nominations épiscopales. Le 4 avril, il rédigeait pour le cardinal Antonelli une
«recom-/717/ mandation» en faveur du
diocèse de Fossano, qui, probablement parce que trop exigu, craignait de
disparaître.[39] Et il datait du lendemain 5 avril une lettre
au même cardinal sur les échos des nominations en Italie du Nord. Les
populations, assurait-il, avaient bien réagi aux nominations de Saluzzo, Alba et
Asti (pour les titulaires desquels nous le savons s'être dépensé). Il croyait à
un accueil favorable pour Mgr Colli à Alessandria, Mgr Calabiana à Milan et Mgr
Ferré à Casale. Il demandait au secrétaire d'Etat de prendre en
considération le cas de Mgr Balma, «digne prélat», qui «jouit à bon droit d'une
réputation de saint», et qui demeurait simple évêque in partibus. Et il
avançait, pour des postes encore à pourvoir, les noms de plusieurs
ecclésiastiques, «qui jouissent par ici d'une réputation de vertu», «qui
seraient bien accueillis par toutes les autorités» et, enfin, «qui sont très
attachés au Saint-Siège. »[40] Il proposait donc pour l'épiscopat des hommes
intègres, agréés par l'autorité civile et, en même temps, tout à fait dévoués
au souverain pontife. Le 8 avril, il avait la joie de voir le chanoine Gastaldi,
destiné à Saluzzo, célébrer la messe de communion de l'Oratoire .[41]
Le mois d'avril s'écoulait. Don Bosco
surveillait l'affaire épineuse des Letture
cattoliche, qu'il avait
confiée au comte Carlo Cays. Puis, brutalement, au début de mai, une lettre des plus désagréables
lui arriva de l'archevêché de Turin. Elle émanait de Rome et lui apportait le
verdict de la congrégation de l'Index sur son livre: Il Centenario di S. Pietro (Le centenaire de saint
Pierre).[42]
L'avis de l'Index sur l'opuscule du Centenaire de S. Pierre
Don Bosco avait voulu marquer à sa façon le
dix-huitième centenaire du martyre du premier des papes, sous Néron en 67,
célébration qui tournerait nécessairement à l'honneur de Pie IX, son lointain
successeur. Celui-ci tenait à une solennité maximale, propre à faire réfléchir
peuples et gouvernants sur la puissance morale de l'Eglise romaine. Les fêtes
devaient culminer le 29 juin, solennité des saints Pierre et Paul, avec le
rassemblement autour du souverain pontife d'évêques accourus du monde entier.
Don Bosco s'y associa par la réédition amplifiée et adaptée de la biographie
de saint Pierre, qu'il avait publiée dix ans auparavant dans les Letture cattoliche .[43] Le livret serait pourvu d'un formulaire de
célébrations pour le tríduum préparatoire à la solennité du 29 juin.
Il parut au début du séjour romain de don
Bosco, sous le titre signe /718/ de son actualité: «Le centenaire de S. Pierre
apôtre, avec sa vie et un triduum préparatoire à la fête des saints apôtres
Pierre et Paul. »[44] Les pages d'introduction, entièrement
refaites, comprenaient une nouvelle préface (p. III-V), le texte de la
circulaire du Saint-Siège aux évêques sur leur participation au centenaire (p. VI-XII)
et une note assez longue (p. XIII-XVI) sur l'année du martyre de Pierre, dont
on sait que la date est controversée. A l'autre extrémité du livre, don Bosco
avait recopié une petite dissertation de son ouvrage de 1857 relative à la
venue de Pierre à Rome (p. 191-201) et ajouté un schéma de célébrations
religieuses pour le triduum préparatoire et la fête même du 29 juin (p. 202-219).
L'ensemble avait un air de vulgarisation sérieuse et même quelque allure
scientifique. Les pages du triduum résumaient l'ecclésiologie de notre saint,
avec quatre «considérations», analogues à celles du mois de Marie et destinées
à être lues en public lors des cérémonies de la fin juin. Elles portaient sur «l'Eglise
de Jésus Christ» (26 juin), «sur le chef de l'Eglise» (27 juin), «sur les
pasteurs de l'Eglise» (28 juin) et enfin «sur la foi» (29 juin). Don Bosco
répétait ses convictions sur la chaîne mystique qui va de Jésus au pape, du
pape aux pasteurs et des pasteurs aux fidèles, avec la conséquence nécessaire
qu'une authentique foi chrétienne doit suivre le même chemin. A l'approche de
Vatican I, il se disposait à défendre cette théorie, qui l'avait guidé depuis
au moins la fin des années 1840.
Les Romains accueillirent favorablement le
livre de don Bosco. Le 5 février, Francesia annonçait à Federico Oreglia:
«... Le Centenario di S. Pietro vogue a vele gonfie (à pleines voiles). Il a été présenté au pape, qui en a lu aussitôt
quelques pages, en a approuvé l'opportunité et en a hautement loué l'auteur....
»[45] Mais, déjà à cette date, un passage gênait
l'un ou l'autre de ses lecteurs théologiens. La rumeur enfla et don Bosco
lui-même fut alerté: la congrégation de l'Index s'intéressait à son humble
ouvrage. Tant qu'il demeura à Rome, il ignora toutefois la nature des
reproches qu'il suscitait.
La dénonciation avait-elle été le fruit d'une
cabale (maneggio) d'ecclésiastiques du Mezzogiorno contre
les Letture cattoliche et leur directeur, comme l'insinueraient les Memorie biografiche? [46] Pas nécessairement, car l'affaire fut enclenchée dès
la sortie du livre dans le cercle des jésuites romains amis de don Bosco par
une phrase sur le caractère non véritablement religieux (mais historique) du
problème de la venue de Pierre à Rome. Le consulteur de l'Index Pio Delicati, invité à émettre un avis, le formula sur l'ensemble du livret. Sa critique
tint compte, comme il arrive toujours, du climat de l'heure. Or, /719/ en ces années '60, l'Index n'était pas porté à l'indulgence à l'égard des récits légendaires sur l'Eglise primitive.
Il surveillait de très près les ouvrages d'Ernest Renan et s'inquiétait de leur
immense retentissement. Dès leur publication, la Vie de jésus (1863) et la longue étude Les Apôtres (1866) avaient
fait l'objet d'inscriptions sur son catalogue, la première par le décret du 24
août 1863, la deuxième par celui du 1er juin 1866. Autrement
dit, la congrégation de l'Index avait réfléchi sur la vie de saint Pierre
commentée par Renan durant les mois qui précédèrent la publication du Centenario à l'aube de 1867. Non seulement Renan prétendait que tout dans
l'histoire a une explication humaine et qu'en conséquence, les faits
merveilleux sont imaginaires ou, pour le moins, naturellement explicables;
mais, dans son livre sur Les Apôtres, il venait d'instruire le
procès de l'exploitation chrétienne de la légende de Simon le Magicien à Rome.
«On prétendit que les prodiges étaient l'oeuvre du diable (...) Toute la
légende chrétienne de Simon fut empreinte d'une colère concentrée. »[47] Les ecclésiastiques de l'Index savaient lire et
n'étaient pas obtus.
Le 21 mars 1867, le consulteur Pio Delicati produisit son Votum sur le livret de don Bosco.[48] Il convient d'analyser son examen, qui fut, dans
l'ensemble, prudent. C'était une liste de remarques (rilievi) sur un ouvrage dont le consulteur commençait par reconnaitre les
mérites. Le prêtre Bosco, écrivait-il, se propose par cet opuscule d'inviter
ses lecteurs à méditer la «geste» du prince des apôtres; il veut, par une
pieuse préparation, disposer leurs esprits aux solennités sur le point d'être célébrées.
«Toutefois, observait-il aussitôt, il semble que son travail ne puisse être
exempt de censure pour les remarques qu'il suscite. »
On a trop négligé la première série de ses
«remarques», qui étaient d'ordre historique et concernaient la documentation de
don Bosco. Le consulteur y distinguait des sources bibliques et d'autres
étrangères à la Bible. L'historicité des premières lui paraissant
incontestable, il ne pouvait que suivre l'auteur quand il démarquait les
évangiles et les Actes des apôtres. Il s'agissait de «fatti inconcussi per l'autorità
stessa della Divina Scrittura» (faits
incontestables par l'autorité même de la Sainte Ecriture). Les sciences bibliques n'étant pas encore nées dans la Rome de 1867, nous ne pouvons qu'enregistrer la pieuse créance du consulteur. Mais il
y avait, dans le petit livre de don Bosco, d'autres «récits, tirés soit de
traditions incertaines, soit de documents apocryphes, sans aucune distinction
ou avertissement, comme si les uns et les autres avaient le même poids et
entraînaient le même degré /720/ de certitude. » Il épinglait à la p. 102 une péricope
sur Pierre à Antioche: pour le ridiculiser, le gouverneur lui aurait fait
raser le sommet du crâne, événement qui aurait été à l'origine de la tonsure.
«Ce qui advint alors à saint Pierre par mépris, avait écrit don Bosco, est
aujourd'hui imité avec honneur par les ecclésiastiques, se dénomme chierica ou
tonsure et rappelle la couronne d'épines sur la tête du divin sauveur. » A la
p. 126, la dramatisation de la sortie miraculeuse de prison de Pierre enchaîné
et de la surprise incrédule des fidèles avertis par une certaine Rosa, qui,
de porte en porte, les informe en pleine nuit, lui paraissait gratuite. A la p.
152, «on donne pour certain que Tibère avait décidé de classer Jésus parmi les
dieux romains», qu'il fit part de son intention au Sénat, lequel, toutefois,
«repoussa sa proposition». «A la p. 152, on affirme que S. Pierre ressuscita
un mort, sur lequel Simon le Magicien avait antérieurement essayé, mais en vaint,
d'opérer ce prodige. » «A la p. 157, on présente comme indubitables le vol et
la chute du même Simon le Magicien en des circonstances tout à fait
merveilleuses, qui ne sont pas reconnues par les critiques comme on voudrait le
faire croire.» Enfin, p. 164, le consulteur regimbait devant l'anecdote du Quo vadis?,
présentée elle aussi comme assurée. En fait, ces trois derniers épisodes
soulignés en rouge par Pio Delicati provenaient - lointainement, on le conçoit -
des Actes de Pierre, oeuvre d'édification qui, au début du troisième siècle,
semble-t-il, fut composée pour un milieu orthodoxe populaire et qui faisait la
part trop belle aux aventures romaines de Simon le Magicien.[49] Il ne
nous est pas indifférent que le consulteur se soit référé ici aux «critiques»,
au premier rang desquels il plaçait assurément l'auteur maudit du livre sur Les
Apôtres.
Ses trois autres remarques étaient d'ordre
plus directement théologique. Par la première, assurément inconsistante, il
reprochait à don Bosco d'avoir (p. 17) fait prêcher les apôtres du vivant de Jésus,
donc avant le «Euntes docete omnes gentes», consécutif à la résurrection du Christ. A la p. 217,
c'est-à-dire au cours du triduum de juin, l'auteur semblait transformer en
péchés contre la foi toutes les violations de la loi divine.[50] Enfin, venait le grief «meritevole di specialissimo rimarco» (qui méritait une observation toute particulière) sur
le fait du séjour de Pierre à Rome. A la p. 192, don Bosco s'était hasardé à
émettre cet avis: «Par ailleurs, je crois bon d'avertir ici à cette occasion
tous ceux qui entreprennent d'écrire ou de parler sur cette venue, de ne la pas
considérer comme une question dogmatique et religieuse; et cela vaut aussi bien
pour les catholiques que pour les protestants. » /721/ Ce conseil à la forme doctorale, qui tentait
de laisser à la seule histoire un fait aussi évidemment «dogmatique» pour les
défenseurs catholiques de l'origine pétrinienne du siège de Rome, semble bien
avoir été la cause originelle des ennuis de don Bosco avec la congrégation de
l'Index. De proche en proche, l'examen a gagné tout le livre. Le consulteur
qui, au reste, ne doutait pas le moins du monde de l'orthodoxie de don Bosco,
lui opposait là le docte Pietro Ballerini dans son ouvrage alors très
connu: De vi et ratione primatus... [51]
En conclusion, le sourcilleux chanoine Delicati jugeait
que le livret de don Bosco devait être proscribendum donec corrigatur (proscrit
jusqu'à correction). Son auteur pourrait être exhorté à «corriger ou mieux à
refondre entièrement son petit travail».
La congrégation même de l'Index ne suivit pas
le consulteur dans la sentence excessive qu'il proposait. Il Centenario ne fut pas «proscrit », ce qui eût été vraiment énorme. La lettre de Vincenzo Modena, secrétaire de l'institution, à l'archevêque de Turin,
ne demanda à l'auteur que de rééditer son ouvrage avec une préface indiquant
qu'il rétractait «tout ce qui avait paru digne de censure à la S. Congrégation conformément à la note» de son consulteur. La lettre de l'Index contenait,
dans l'esprit des remarques d'ordre historique du consulteur, un deuxième
alinéa, qui mettait en cause les historiettes des Letture cattoliche, lesquelles, à son sens, au lieu d'édifier le public,
excitaient plutôt sa risée et ses moqueries «en un siècle où la critique se
déchaîne tellement pour discréditer la religion, notamment à propos d'oeuvres ascétiques
et mystiques». Peu auparavant, il avait fallu, disait le document, condamner La Vita di Gesù Cristo publiée à Turin par les héritiers du défunt
curé Cuniberti.[52] Apparemment,
le Centenario de don Bosco et ses Letture cattoliche pâtissaient de l'émotion suscitée par les remarques
d'Ernest Renan, de ses collègues rationalistes et de leurs admirateurs. Il
faut «examiner les écrits à sujet religieux, prescrivait encore la lettre de Vincenzo Modena à l'archevêque de Turin, pour ne pas exposer l'autorité ecclésiastique
à l'insulte et à la dérision. » Contrairement à ce que la suite des événements
et l'historiographie de don Bosco feront croire, l'Index attachait donc probablement
plus d'importance à l'introduction d'anecdotes apocryphes dans l'histoire des
apôtres qu'à son «avis» maladroit sur le caractère purement historique du récit
de la venue de saint Pierre à Rome.
Au début de mai 1867, la lettre de la
congrégation de l'Index désarçonna don Bosco. L'orage venait de Rome, au
service de laquelle /722/ il se dépensait depuis vingt années. Sa méthode de
travail, ses publications et jusqu'à son orthodoxie étaient critiquées. La
sentence l'atteignait, remarquait-il, comme prêtre, comme directeur d'oeuvres de
bienfaisance et comme directeur de maison d'éditions. Il réagit à la censure
avec force quoique dans la soumission désirable. L'obéissance silencieuse aux
mesures contraires de l'autorité, tant ecclésiastique que civile, ne lui était
pas naturelle. Probablement après avoir pris avis (de Gastaldi?), il composa
dans les jours qui suivirent et à l'intention du consulteur de la
congrégation, une mise au point sur les accusations dont il était l'objet.[53] A sa demande, le clerc Chiappale la calligraphia
au cours d'une nuit pénible, que, devenu prêtre, ce copiste devait raconter en
détail après la mort de don Bosco.[54]
Son système de défense, révélateur d'une
mentalité devenue obsolète, ne peut que nous surprendre aujourd'hui. Il
cherchait, par ses arguments, non pas tellement à soutenir la validité des
passages contestés, qu'à mettre ses juges romains de 1867 en contradiction
avec leurs prédécesseurs dans cette ville. En traditionnaliste plus ou moins
disciple de Joseph de Maistre, il invoquait l'autorité d'une «tradition»,
contestant le jugement qui le frappait par appel à une position plus ancienne
et donc théoriquement meilleure et plus solide. Don Bosco produisait des
garants romains du meilleur teint pour l'ensemble de sa biographie de saint
Pierre d'abord, pour chacun des passages incriminés ensuite.
De façon générale, outre la Bible italienne annotée par Martini, autorité alors incontestée, il avait eu recours,
disait-il avec des répétitions intentionnelles, à des sources «empruntées à
des auteurs Romains, qui avaient écrit à Rome, imprimé à Rome, avec l'approbation
de l'Eglise (litt.: ecclésiastique) en général et celle du Maître du Sacré
Palais», c'est-à-dire du Saint-Office, en particulier. Parmi ces dignes
historiens, auprès de Baronius et des «Bollandistes» (dont il était à craindre
que les informations n'eussent été reprises que par très lointain ouï-dire), se
détachait un «savant» écrivain, l'abbé Luigi Cuccagni, «recteur du séminaire irlandais à Rome», auteur d'une
vie de saint Pierre en trois volumes qu'il avait dédiée à Pie VI [55] et fait imprimer à Rome en 1777, après qu'elle eut
été revisée par le P. Ag. Racchini, maître du Sacré Palais, et par le docte P. Ximenes, supérieur
général des Carmes et consulteur de la congrégation des Rites, lequel avait
placé l'auteur de l'ouvrage «parmi les savants les plus exacts et les plus
catholiques». En foi de quoi, le maître cité du Sacré Palais l'avait approuvé
et le souverain pontife en avait accepté la dédi-/723/ cace. Et don Bosco d'ajouter là avec une assurance qui, aujourd'hui, peut
faire sourire, mais qui, apparemment, était propre à fermer la bouche de
l'audacieux consulteur Delicati: «Ce livre, ainsi recommandé, dédié au
Souverain pontife, je l'ai eu pour guide au point que je ne crois pas que l'on
puisse trouver une phrase de mon petit livre qui n'ait été fidèlement empruntée
à cette source.» Outre ces anciennes et illustres protections, il avait eu soin
de soumettre sa première édition à l'évêque d'Ivrea, mandé à cette
charge par Mgr Fransoni; elle avait été ensuite approuvée, louée et encouragée,
non seulement par la presse catholique, mais par le cardinal Vicaire et le Saint-Père
eux-mêmes. Au vrai, à y regarder de près, ces dernières recommandations, qui
couvraient des séries entières de Letture
cattoliche, avaient été plutôt
lointaines... Mais la conclusion de la plaidoirie tombait: «Je ne pouvais
qu'être assuré que ce livre ne contenait rien de répréhensible; et, sa première
édition étant épuisée, je la fis imprimer au début de l'année. »
Après cette apologie d'ensemble, don Bosco
recourait, sur les points précis en contestation, au même système de défense
par appel aux «autorités». C'était, en gros, celles que Cuccagni avait lui-même
invoquées dans son ouvrage. Il arrivait que les énumérations fussent
généreuses. Ainsi pour l'épisode particulièrement critiqué de Simon le
Magicien: «On blâme le récit donné comme certain du vol et de la chute de Simon
le Magicien; et pourtant S. Cyrille de Jérusalem, Sulpice Sévère, S. Epiphane,
S. Ambroise, S. Augustin, S. Maxime et d'autres célèbres saints docteurs ou
écrivains ecclésiastiques le présentent comme historiquement reconnu.»[56] Les critiques d'ordre théologique étaient écartées de
la même façon. Don Bosco cherchait et trouvait des preuves que les apôtres
avaient prêché avant la résurrection de Jésus;[57] que la violation de chaque commandement de
Dieu constituait une transgression d'article de foi...[58] Il n'était embarrassé que par le problème de
la venue de saint Pierre à Rome: «Je voulais seulement dire que ce point
d'histoire n'appartient pas à la liste (cerchia) des articles définis comme
points dogmatiques. »
Il terminait son rapport par une demande de
précisions pour la nouvelle édition qui lui était réclamée. La préface dans
laquelle il renierait tout ce qui, dans son livre, pouvait être objet de
censure, n'était pas compatible avec une reproduction de l'édition censurée.
Que retrancher exactement? Au milieu du mois de mai 1867, tel était devenu son
problème principal.
La lettre soumise, qu'il écrivit ensuite au
secrétaire de la congréga-/724/ tion de l'Index, était digne et adroite.[59] Il y demandait au «très révérend» consulteur
d'avoir la bonté de lire «les éclaircissements joints qui serviront à éclairer
certains faits sur l'exactitude desquels des doutes avaient été émis».
Dans les jours qui suivirent, don Bosco
retrouva peu à peu sa sérénité coutumière. Ses amis romains l'y aidaient. Ils
voulaient peut-être réparer le tort qu'ils lui avaient involontairement causé.
Don Bosco recevait du P. Giuseppe Oreglia des lettres de plus en plus rassurantes. Le pape lui-même l'affirmait:
l'Index ne condamnera pas don Bosco. Finalement, la censure réclamée ne porta
que sur deux points, qui intéressaient la théologie: celui sur la foi et les
commandements et celui sur la venue de saint Pierre à Rome. Et Pie IX, par une
ligne consolante sur la question dans la lettre qu'il adressa à don Bosco le 22
juillet 1867, apaisa tout à fait celui-ci .[60]
L'édition revue et corrigée du petit livre
controversé parut, durant l'été 1867, sous un titre modifié et privé
d'allusion au Centenario. C'était la Vie de S. Pierre Prince des Apôtres, avec un triduum en préparation à la
fête des saints Apôtres Pierre et Paul.[61] L'alinéa sur le caractère purement historique
du problème de la venue de S. Pierre à Rome avait disparu; de même, l'assertion
équivoque, selon laquelle, «qui transgresse un article de foi se rend coupable
de tous les autres. »[62] Dans une nouvelle préface beaucoup plus
étoffée que l'ancienne, don Bosco avait remplacé la parénèse de janvier par
l'exposé de ses sources. A Cuccagni, auquel, de son aveu dans ses Schiarimenti, il devait toutes les phrases de son opuscule, il
joignait, pour bien impressionner le lecteur, les sources du savant homme: Baronius...,
ainsi que les ouvrages parallèles: Gaetano Moroni et surtout un nouveau venu dénommé Paolo Emilio Santorio (1560-1535), archevêque de Cosenza puis d'Urbino, auteur d'Acta s. Petri Apostoli ex sacris Scripturis, imprimés à Rome en 1597 après
revision et approbation du P. Giovanni Saragosa, maître du Sacré Palais. Les historiettes issues des
apocryphes persistaient dans la nouvelle édition. Le char de Simon le Magicien
continuait de voler et Pierre de s'exclamer devant Jésus sur la via Appia: «Quo
vadis, Domine?» L'hagiographie populaire, dont les publications de l'oratoire
S. François de Sales à Turin constituaient l'un des réseaux dans l'Italie du
temps, n'évoluait pas.
L'achèvement de l'église Marie auxiliatrice
En 1867, don Bosco achevait d'aménager l'église
Marie auxiliatrice, destinée à être le point d'appui de la religion mariale
qu'il diffu-/725/ sera durant ses vingt dernières années. Le gros oeuvre
de l'édifice avait été terminé durant l'été de 1866.[63] L'aménagement intérieur progressa vivement durant
l'année 1867. Le 18 novembre, Giov. Battista Francesia écrivait au chevalier Oreglia: «... Le maître-autel
est en place et fait vraiment belle figure. Le pavement progresse vite et
semble devoir être très beau, près de la moitié est déjà fait. L'intérieur de
la coupole est entièrement coloré et la Madone de la coupole est dorée. »[64] Cette statue de Marie avait été hissée là-haut
quelques mois auparavant.[65] C'était l'oeuvre réussie du sculpteur Boggio à
partir d'un modèle de Giosuè Argenti.[66] Selon don Francesia,[67] le paratonnerre destiné à la garantir de la
foudre fut installé le 18 novembre; et la statue elle-même fut bénite trois
jours après, pour la fête de la Présentation (21 novembre).
Au mois de mai 1868, l'église était prête pour le culte. A la frontière d'une ville de Turin beaucoup moins étendue
qu'aujourd'hui, le monument de don Bosco à la gloire de Marie s'élevait
impressionnant sur un fond de campagne encore semée de bosquets et de cultures.[68] Un siècle après, les commentateurs hésitaient à définir
son style: classique?, palladien?[69] ou
renaissance plus ou moins tardive? [70] L'intérêt est mince. Pour don Bosco, le style
était «moderne» et donnait grand air à l'édifice. Quatre puissantes colonnes
corinthiennes barraient la façade et soutenaient le tympan du fronton. La
grande et encore unique coupole conférait à l'ensemble une heureuse unité. A
l'intérieur, l'unique nef - que ne déformait pas encore l'énorme transept
d'aujourd'hui, - était déjà somptueuse avec ses marbres polychromes .[71]
Les sentiments de don Bosco face à ce monument
ne furent pas consignés par lui dans quelque journal intime, mais dans un écrit
dûment publié en cette année 1868.[72] Cette église qui, depuis quatre ans, lui
avait causé tant de soucis, le remplissait d'admiration. Ce sentiment était
plus religieux que purement esthétique. Son émerveillement naissait moins en
lui de l'harmonie des lignes et de la splendeur de la décoration que de la
puissance de la Vierge Marie, sans laquelle, estimait-il, il eût été bien en
peine de faire bâtir sa grande église du Valdocco. Il accompagnait son lecteur
depuis le parvis.
«Lecteur, situ regardes cette église à
l'extérieur, tu vois une façade de style moderne, dont la largeur et la hauteur
sont proportionnées. La grand-porte est un chef d'oeuvre de l'artiste Ottone de
Turin, à partir d'un dessin du chevalier Spezia. - Deux
clochers, qui seront sous peu surmontés [l'un et l'autre] d'un ange haut
d'environ deux /726/ mètres en cuivre battu, travail exquis des frères Brogi
de Milan, font face à la coupole. Dans l'un d'eux, un carillon de cinq cloches
en mi bémol, qui permet de jouer des morceaux de musique chantée et même des
marches militaires (...) Derrière les clochers s'élève la coupole recouverte
de cuivre étamé et protégée par une couche de biacca [carbonate de
plomb ou de zinc] (...) Une statue de cuivre battu se dresse majestueusement au
dessus de la coupole; elle est dorée et mesure environ quatre mètres de hauteur
(...) La sainte Vierge est en train de bénir ses fidèles qui disent: Nos cum prole
pia benedicat virgo Maria ![73] - Si ensuite tu entres par la porte principale à l'intérieur de l'église,
tu verras deux colonnes de marbre qui soutiennent la tribune; elles comportent
deux piédestaux ouvragés, qui servent aussi de bénitiers (...) L'orchestre est
à deux niveaux: orchestre et contre-orchestre avec écho et double pavement. Sa
capacité est d'environ trois cents musiciens. - Le pavement de l'église est à
la vénitienne.[74] Le sol des chapelles ressemble à
d'authentiques mosaïques. Celui du maître-autel n'a nul besoin de tapis pour
faire bonne figure aux plus grandes solennités. Les balustrades et les autels,
tout en marbre, sont l'oeuvre du chevalier Gussano, de Turin, le premier à
droite excepté, qui est celle d'un Romain, Luigi
Medici, réalisée aux frais d'un
patricien de Bologne; il l'emporte sur tous les autres par la qualité de ses
marbres. Si, parvenu au centre de l'église, vous regardez à droite du
maître-autel, vous trouvez une chaire qui est l'un des plus beaux ornements du
sanctuaire. »
Soucieux de sécurité, don Bosco faisait aussi
remarquer que les deux bras du transept disposaient chacun de deux portes pour
l'évacuation rapide du public; que les corniches des murs de l'église et celles
de la coupole étaient munies de balustrades pour la protection de ceux qui, en
certaines circonstances exceptionnelles, devraient travailler ou chanter
là-haut.[75]
II avait donné à son centre de dévotion à la
gloire de Marie «le charisme d'une exceptionnelle splendeur de marbres, de
stucs et de statues.»[76] La décoration de l'édifice serait encore
enrichie pendant les années suivantes. Peu à peu, a-t-on remarqué non sans
emphase, «par l'entassement des motifs et la surabondance décorative, la Basilique prendrait de quelque manière l'impétueuse monumentalité et la sauvage beauté d'un
authentique monument de la culture populaire.»[77] Don Bosco le savait d'instinct: la profusion
ornementale, la variété des couleurs et la richesse du matériau convenaient
tout à fait à la religion dite populaire de son siècle. Comme celle du peuple
qui l'entou-/727/ rait, sa religion était festive et démonstrative,
elle séduisait par le ravissement des yeux et de l'ouïe.
La dévotion à Marie auxiliatrice
Le nouveau sanctuaire devint, du jour au
lendemain, en 1868, la plus importante médiation de la religion diffusée par le
prêtre éducateur du Valdocco. Il le valorisa admirablement. L'église Marie
auxiliatrice constituait pour lui un signe magnifique de la puissance salvatrice
de Marie. Le livret destiné à préparer les esprits aux fêtes de juin le
célébrait déjà: «On pourrait avancer que chaque coin, chaque pierre de ce saint
édifice rappelle un bienfait, une grâce obtenue de l'auguste reine du ciel... »[78] Les grâces auxquelles il pensait - et dont, nous le
verrons de mieux en mieux, il faisait état - pouvaient en majeure partie être
qualifiées de «thérapeutiques». L'Auxiliatrice guérissait les malades. Par
exemple, la chaire, ce bijou, avait été donnée par «une personne gravement
malade, qui la promit à Marie auxiliatrice, guérit et s'acquitta de son voeu.»[79] L'épidémie de choléra, qui avait à nouveau sévi en
Italie du Nord, avait effrayé les coeurs les plus insensibles et les plus
détachés de la religion. Eh bien, observait don Bosco, «entre autres, une mère,
à la vue de son fils unique brisé par la violence du mal, l'invita à recourir
à Marie secours des chrétiens. Dans l'excès de sa douleur, le malade proféra
ces mots: Maria Auxilium Christianorum, ora pro nobis (Marie, secours des
chrétiens, priez pour nous). De toute la force de son coeur, la mère répéta
cette oraison jaculatoire. A l'instant la violence du mal faiblit, le malade
transpira abondamment et, en quelques heures, se trouva hors de danger et presque
complètement guéri. La nouvelle se répandit, d'autres et d'autres encore se
recommandèrent avec foi à Dieu tout puissant et à la puissance de Marie
auxiliatrice en promettant une offrande pour la poursuite de la construction
de son église. »[80] On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait
eu ainsi recours à Marie sans avoir été exaucé, affirmait audacieusement don
Bosco en concentrant sur un titre les formules du Memorare. Tandis que
j'écris, poursuivait-il (en mai 1868), je reçois «une offrande accompagnée
provenant d'une personne très autorisée, qui m'annonce qu'un village a été
délivré de l'épidémie du choléra par les médailles, le recours et les prières à
Marie auxiliatrice.»[81] Lui-même
avait singulièrement favorisé le flux d'offrandes pour échapper au fléau. Il
est en effet probable que la florentine Eufrosina Covoni avait
parfaitement compris ses paroles, quand elle /728/ l'interrogeait dans une lettre du début de 1866: «Pardonnez la hardiesse que je prends à vous écrire, mais je me trouve
terriblement inquiète dans le doute où je suis d'avoir mal entendu vos paroles.
Sur le fait de donner un peu ou beaucoup pour la construction de votre
nouvelle église, j'ai entendu certaines dames avancer que vous avez dit et
assuré pouvoir dire avec certitude que ne mourra certainement pas du choléra
celui qui aura donné ne serait-ce qu'un centime pour cette ceuvre. - C'est
bien ce qu'il m'avait semblé entendre, moi aussi... »[82] Beaucoup,
un peu, un seul centime pour l'église, il n'importe; à l'estime commune, dont
on dira peut-être qu'elle n'est pas celle des saints, pareille assurance
frôlait la présomption. Quoi qu'il en soit, don Bosco, en 1868, calculait
que son église avait été payée aux cinq sixièmes en reconnaissance de grâces
obtenues par l'intercession de Marie. Nulle quête n'avait dû être organisée,
quelques offrandes lui étaient parvenues, et tout le reste provenait de cette
source merveilleuse.[83]
La Vierge de miséricorde de don Bosco portait un vaste manteau
protecteur, qui reparaissait à l'occasion dans ses rêves. L'analogie entre
l'Auxiliatrice du Valdocco et la Vierge protectrice de saint Thomas de Villeneuve
(1488-1555) était évidente.[84]
Nous sommes là devant un phénomène de religion
de guérison, variété probablement la plus répandue de la religion populaire. En
ce dix-neuvième siècle, dans le sud de la France, lors des épidémies de choléra on invoquait de préférence saint Roch; et le Saint-Siège encourageait cette
forme de dévotion.[85] Depuis ses apparitions à Bernadette Soubirous
(1858), la Vierge de Lourdes guérissait les maladies les plus variées
par simple contact avec l'eau d'une source miraculeuse. Comme saint Roch et Notre-Dame
de Lourdes, Marie auxiliatrice, par ses médailles et des prières appropriées,
opérait des prodiges analogues à partir de Turin. Et don Bosco, convaincu de
cette puissance, ne se lassait pas de l'admirer et de la proclamer. Il créait
ainsi un mouvement populaire qui, après un siècle et plus, continuerait de
drainer vers son église - en beaucoup moins grand nombre, il est vrai, que vers
la grotte de Massabielle - des foules de pèlerins en quête du secours
bienveillant de Marie dans les épreuves d'ici-bas. L'information, d'abord de
bouche à oreille, puis portée par la presse, fut déterminante. La nouvelle des
premières guérisons fut comme une «étincelle électrique» embrasant une meule de
paille sèche, remarquait don Bosco dès 1868. «Mal de tête disparu,
fièvres vaincues, plaies et ulcères gangréneux guéris, rhumatismes disparus, convul-/729/ sions calmées, mal d'yeux, d'oreilles, de dents ou
de reins instantanément guéri, tels sont les instruments dont se servit la
miséricorde du Seigneur pour nous donner les moyens de terminer cette église. -
Turin, Gênes, Bologne, Naples, mais, plus que toute autre ville, Milan,
Florence et Rome, ont été les endroits qui, pour avoir éprouvé de manière
spéciale la bienfaisante influence de la mère de toutes grâces invoquée sous
le titre de secours des chrétiens, ont aussi démontré leur gratitude par des
offrandes. Les cités les plus lointaines, telles que Palerme, Vienne, Paris,
Londres et Berlin, ont eu recours à Marie auxiliatrice avec la prière et la
promesse habituelles... »[86] La présence de don Bosco augmentait encore
l'attrait du pèlerinage. Car l'opinion courante attribuait les guérisons dites
de Marie auxiliatrice à la force de la prière de don Bosco lui-même à la Vierge secourable. Don Rua en témoignait à partir d'un cas précis dès avant la consécration,
dans sa chronique du 30 avril 1868.[87]
Les fêtes grandioses de la consécration de
l'église le 9 juin 1868 et de l'octave qui suivit furent à la mesure de
l'émotion religieuse qui avait permis de la construire. L'archevêque Riccardi di Netro assuma lui-même la fonction
principale. De toute la vie de don Bosco, nulle festivité ne l'emporta sur
cette inauguration, qu'il s'empressa de relater dans un fascicule particulier.[88] Rien n'avait gâché «l'allégresse de ces saintes
journées», écrivit don Rua dans sa chronique de juin 1868.[89] La célébration
allait avoir désormais un écho d'année en année dans la fête liturgique du 24
mai, que précédait une neuvaine appropriée. Des dizaines de milliers de
pèlerins seraient ainsi attirés tous les ans vers le sanctuaire de Marie
auxiliatrice.[90] Nombre de ces gens se confesseraient,
communieraient et rentreraient dans leur logis heureux de s'être placés sous la
protection de la Vierge. Attentif à la qualité de la vie religieuse des
populations, don Bosco s'efforça de structurer ce mouvement de dévotion par la
mise en place dès 1869 d'une association qui en regroupait les membres; elle
était «canoniquement érigée dans l'église de Turin dédiée à Marie
auxiliatrice». Le fascicule annonçant la nouvelle association comportait une
notice historique sur le titre d'auxiliatrice.[91]
La fonction de la religion ainsi propagée
La religion mariale désormais propagée par don
Bosco avait pour fonctions premières de rassurer et de protéger.[92] La destinée éternelle des personnes demeurait certes
en permanence à l'horizon men-/730/ tal de
notre saint. La Vierge secourable attendait ses enfants «à l'heure de leur
mort». Mais, guidés par le prêtre du Valdocco, les dévots de Marie espéraient
toujours d'elle la préservation des maux d'ici-bas, si possible par une
complète guérison en cas de maladie. On sait l'importance de la guérison dans
les diverses religions. «Parmi les fonctions attribuées à la religion, la
guérison a toujours figuré en bonne place, y compris dans les comportements du
Christ tels qu'ils sont rapportés par les évangiles canoniques.»[93] Les malades qui, acculés à la souffrance, refusent de
désespérer, se tournent vers la religion pour y chercher des remèdes. La
«religion de salut» de don Bosco attachait une importance éminente, faut-il le
redire?, au «salut éternel», sans quoi toute la vie terrestre eût été perdue.
En avril 1868, au cours d'un sermon à ses jeunes sur le jugement particulier,
l'émotion le gagna tellement qu'il dut interrompre son discours.[94] Mais, dès l'aube de son apostolat, parce qu'il
désirait aussi le bonheur des gens en ce bas monde, cette «religion de salut»
avait inclu le salut temporel, par conséquent la guérison des malades, qu'il
fallait rassurer et protéger. La dévotion à la Vierge auxiliatrice, avec ses images, ses médailles, ses voeux, ses neuvaines et ses
offrandes, avait pour lui une vertu «thérapeutique».
Même dans l'Occident sécularisé des
dix-neuvième et vingtième siècles, la religion populaire a continué
d'attribuer, comme elle l'avait toujours fait, une puissance de cette sorte aux
sources, aux reliques, aux images et aux objets sacrés. On sait que certains
lieux ou sites y étaient particulièrement réservés; que les catholiques
attendaient beaucoup de démarches telles que les pèlerinages, neuvaines,
messes, voeux, jeûnes, privations alimentaires, offrandes, récitations de chapelets,
ports de scapulaires, invocations, litanies ou prières. Dans la détresse et
l'abattement, des croyants - même non pratiquants - mettaient leurs espoirs en
certains rites tels que: offrande d'un cierge, attouchement d'une statue ou
d'un autel, bénédiction ou imposition des mains d'un prêtre, aumônes ou signes
de croix.[95] Le dix-neuvième siècle fut, en France, le
temps de Catherine Labouré (1806-1876) et de sa médaille miraculeuse de la rue
du Bac à Paris. Don Bosco adhérait à ces croyances et les encourageait tant
parmi ses jeunes que parmi les adultes. Il avait foi en la force de guérison
des âmes et des corps par le contact de la médaille ou la bénédiction de Marie
auxiliatrice avec prière adaptée; il était convaincu de l'efficacité des voeux
prononcés pour invoquer le secours de celle dite précisément l'Auxiliatrice.
Les «merveilles» obtenues par son intercession l'ébahissaient /731/ littéralement.
Le mot de merveilles apparut, non sans raison, dès le titre du premier
livre de «grâces» de Marie auxiliatrice. Les conditions devaient toutefois
être scrupuleusement remplies. Les auteurs de voeux, qui ne tenaient pas leurs
promesses jusqu'au bout, pouvaient en payer les conséquences. Dans les effets
attribués à l'action ou intercession mariale, don Bosco ne distinguait pas le
«naturel» et le «surnaturel». Les résultats d'une cause extraordinaire
n'étaient à ses yeux qu'extraordinaires. De graves désastres consécutifs à des
«grâces» ne pouvaient s'expliquer, selon lui, que par la légèreté, l'inconséquence
ou l'avarice des bénéficiaires. Deux foyers stériles, qui avaient eu un enfant
à la suite d'un voeu à Marie auxiliatrice, avaient l'un et l'autre perdu leur
bébé au bout de quelques mois. «On chercha pourquoi, écrivit sans ambages don
Bosco en 1868, et on s'aperçut que les obligations assumées avaient été négligées.
»[96] La conclusion induite était très téméraire.
Dans ce commerce problématique, la rupture du contrat par le bénéficiaire
suspendait l'aide miraculeuse de la Vierge secourable. Conséquence fâcheuse,
les «obligations assumées» par le fidèle étant le plus souvent financières, la
dévotion payante à Marie auxiliatrice sera bientôt ridiculisée par Il Fischietto: «Con donne e Madonne Don
Bosco fa denari» (Avec des femmes et des Madones Don Bosco fait de
l'argent!), annoncera-t-il.[97]
Le péché attire la maladie et la mort,
estimait-il. Dans un récit de songe au terme de 1867, après avoir annoncé le
choléra pour l'année qui s'ouvrait, il demandait à l'interlocuteur du rêve: «...
et n'y auraitil pas un moyen pour éloigner des hommes tous ces maux?» On lui
répondait: «Eh si qu'il y en aurait, à condition que tous les hommes se mettent
d'accord pour faire cesser le blasphème et honorer jésus au saint sacrement et
la bienheureuse Vierge. »[98] Heureusement celle qui brisa la tête du
serpent est capable de délivrer du péché et de la mort. Le 8 septembre 1867,
son mot du soir aux garçons pour un temps d'épidémie fut parfaitement
explicite. «On peut dire que le choléra est allé visiter presque tous les
villages du Piémont, bien peu exceptés; il s'y fait plus ou moins sentir. Et
ici, parmi nous, il commence à se manifester. Rappelons-nous que propter
peccata veniunt adversa, stimulus mortis peccatum est. (L'adversité provient du péché, le stimulus de la
mort, c'est le péché). Par conséquent, je voudrais que nous priions, non
seulement pour nous, mais aussi pour nos parents, bienfaiteurs, camarades, amis
et frères. - Quant à moi, pendant toutes ces semaines, je vous ai recommandés
au Seigneur et à la Madone, avec tous ceux /732/ qui se trouvent dans nos autres collèges et
tous ceux qui se trouvent en vacances chez leurs parents, afin que la sainte
Vierge nous délivre tous de cette fatale maladie. Mais il faut que vous
m'aidiez et que l'on fasse disparaître ce stimulus qu'est le péché.[99] Qui l'a
sur la conscience s'en débarrasse par une bonne confession et qui ne l'a pas
veille à en être préservé. Pour que je puisse vous mettre tous sous la
protection de Marie auxiliatrice, attention particulièrement à la vertu de
modestie. Et, pour cela, je vous ferai remettre demain à chacun une médaille de
Marie auxiliatrice bénite aussi à cette fin, pour qu'elle nous libère du
choléra; et que chacun se la mette au cou. Il faudra aussi réciter tous les
jours un Pater, Ave et Gloria à jésus au très saint sacrement, un Salve Regina et la prière: Auxilium Christianorum, ora pro
nobis (Secours des Chrétiens,
priez pour nous) à Marie auxiliatrice. »[100]
La médaille de Marie auxiliatrice possédait en
effet des vertus particulières, qui, assurait-on, étaient confirmées de mille
manières. Une lettre de Francesia à Federico Oreglia pendant le séjour à Rome de 1867 racontait déjà qu'un
enfant, dont le bras devait être amputé, avait été guéri par la médaille de
Marie auxiliatrice.[101]
La propagande que don Bosco entamait en 1868
autour du nouveau sanctuaire allait attribuer à celui-ci le même rôle
protecteur. La guérison des corps par la médaille, l'image et la bénédiction y
serait associée à la guérison des âmes par la confession et la communion
eucharistique. Don Bosco créait ainsi en Italie du Nord un foyer de religion,
qui sera l'une des grandes ceuvres de sa vie. Car, durant ses vingt dernières
années, un pays tel que la France reconnaissait plus en don Bosco un apôtre de
l'Auxiliatrice qu'un génial éducateur partisan du système préventif.
Le panégyrique de saint Philippe Néri (mai 1868)
Dans la religion de don Bosco, les relents
superstitieux de la dévotion à Marie et de diverses conduites purement dévotionnelles
étaient neutralisés par une spiritualité vigoureuse fondée sur «la pratique de
la vertu». Le terme de vertu doit être pris ici dans son acception cornélienne
et pascalienne du dix-septième siècle, malheureusement vieillie et ternie
aujourd'hui.
Tandis qu'il préparait l'édition des Maraviglie de Marie, il prononçait à Alba, en mai 1868, devant un auditoire
d'ecclésiastiques, un panégyrique soigné à la gloire de l'action
sanctificatrice dans la vie de Philippe Néri.[102] Ce discours exprimait, l'exemple du saint à
l'appui, /733/ son intéressante théorie du progrès vers le salut et
la sainteté par l'action vertueuse au service de Dieu et d'autrui. Plus ou
moins consciemment, don Bosco se décrivait lui-même à Turin vers 1841 dans son
portrait de Philippe découvrant Rome trois siècles auparavant (vers 1530). Il
présentait dans le Florentin Philippe Néri l'apôtre zélé idéal, que la vertu du
zèle avait transfiguré. Suivons-le dans son développement.
La vertu couronne l'existence. Don Bosco
assimilait l'Eglise à une reine parée d'un manteau multicolore, symbole des
vertus de ses membres. Il y découvrait la vertu des solitaires, la vertu des
martyrs, la vertu des missionnaires, la vertu des prédicateurs de l'Evangile, ainsi
que la vertu d'êtres d'exception par leur science, leur courage ou leurs oeuvres
héroïques. Le seizième siècle, disait-il, avait connu l'un de ceux-ci en la
personne de Philippe Néri. Et Philippe avait, de la sorte, contribué à la plus
grande gloire de Dieu. Le discours de don Bosco ne mentionnait pour ainsi dire
jamais une «pratique». Au contraire, chez Philippe décrit par don Bosco, le
zèle pour les âmes avait repoussé le «sacrifice» à une place seconde. Et ce
zèle, remplissant la vie de Philippe, l'avait mené à la justice, c'est-à-dire,
en l'occurrence, à la sainteté. Don Bosco avait écrit textuellement: «Devenu
prêtre, Philippe se persuade avec saint Ambroise que la foi s'acquiert par le
zèle et que, par le zèle, l'homme arrive à posséder la justice. Zelo fides acquiritur, zelo iustitia possidetur (S. Ambroise, Sur le psaume 118).[103] Philippe est convaincu que nul sacrifice
n'est aussi agréable à Dieu que le zèle pour le salut des âmes. Nullum Deo gratius sacri f icium o f f erri potest quam
zelus animarum (Grégoire le
Grand, Sur Ezéchiel). »[104]
La grande vertu, le plus bel ornement de
l'âme, est ici sans l'ombre d'un doute la charité active pour le salut des
gens. Philippe, épouvanté par la corruption romaine, comprend que l'ignorance
en est la cause principale. «... alors les plaintes d'Osée lui revinrent à
l'esprit, continuait don Bosco. Parce que le peuple ne connaît pas le chemin du
salut éternel, les crimes les plus grands et les plus abominables ont envahi la
terre (4, 1-2).» Et l'apôtre Philippe de se lancer à corps perdu au service des
hommes. «Philippe se fait tout à tous dans les rues, sur les places, dans les
ateliers; il pénètre dans les établissements publics et privés et, par les
procédés agréables, doux, amènes, que la véritable charité inspire envers le
prochain, il commence à parler de vertu et de religion à qui ne voulait
entendre parler ni de l'une ni de l'autre. » Pour inciter au zèle son auditoire
de prêtres, don Bosco recourait à la menace et à la promesse. Le bonheur
éternel est assuré /734/ aux ecclésiastiques qui auront fait leur devoir; mais
malheur à ceux qui, par peur ou paresse, y auront manqué!
Le sermon d'Alba, auquel il faudrait associer
l'histoire contemporaine d'Angelina,[105] à la louange des vertus de pauvreté et de
détachement dans le monde laïc chrétien, rétablit une juste idée de la
spiritualité de don Bosco en ces dernières années '60. Au centre certes,
confiance en Dieu et en Marie, manifestée et soutenue par d'humbles
instruments, comme le port de médailles ou la récitation du chapelet. Mais la
volonté de Dieu qui est, selon une citation familière à don Bosco, sanctificatio
vestra, c'est-à-dire la sainteté de chacun à l'intérieur de son état de
vie, réclame des vertus proportionnées à cette sainteté. La vertu est le moteur
de la vie, la vertu majeure est la charité active, le zèle est le signe le plus
évident d'une authentique charité.
Nous voici loin d'une religion individualiste,
surchargée de dévotions, à la piété mièvre, efféminée, étroite, confinée en
pratiques dévotes et qu'écraserait un moralisme minutieux, celle que des
réflexions isolées de don Bosco pourraient à tort lui faire attribuer. Son
christianisme n'était pas, comme celui, paraît-il, du petit bourgeois
commerçant de son époque: dénué d'envol, replié sur soi, anémique et à ras de
terre. Il participait d'un humus populaire italien générateur, non seulement de
folklore et de magie, tissés de foi irraisonnée, mais de saints à
l'authentique «virtù» évangélique. Au dixneuvième siècle, l'un des
saints du terroir s'est appelé don Bosco; au vingtième, il eut pour nom Jean XXIII.[106]
L'archevêque Riccardi di Netro et la société de S. François de Sales
A la fin avril 1867, la lettre que nous
connaissons du secrétaire de l'Index avait été adressée au nouvel archevêque de
Turin, Alessandro (dei conti) Riccardi di Netro, qui venait d'être transféré du siège de Savone, occupé
par lui pendant vingt-cinq ans, à celui de Turin. A Savone, ce prélat de
cinquante-neuf ans avait fait preuve de grande piété et de sollicitude
pastorale marquée.[107] Pénétré des droits et des devoirs de sa
charge épiscopale, les progrès contemporains de la centralisation romaine au
détriment des évêques ne l'enchantaient certainement pas.[108] Il fit, le 26 mai, une entrée solennelle à Turin
«selon l'antique cérémonial, avec un grand concours de fidèles, qui honorèrent
ainsi la dignité épiscopale, qui avait été tellement outragée en la /735/ personne de son
prédécesseur, Mgr Fransoni», nous apprend l'historien de l'Eglise du Piémont
au dix-neuvième siècle.[109] Les «libéraux» eux-mêmes semblent l'avoir vu
venir d'un bon oeil.[110]
Pendant ses trois années d'épiscopat, Mgr Riccardi di Netro allait exercer une
pression de plus en plus vigoureuse sur don Bosco et son entreprise. Don Bosco
ne connaissait pas ce personnage qui avait quitté Turin quand lui-même y était
entré. Il n'avait certainement pas fait campagne pour lui auprès du cardinal Antonelli.
Sa lettre du 5 avril 1867 à ce cardinal sur les sentiments des populations
envers les évêques récemment promus en Italie du Nord ne le mentionna pas.
Milan était, selon don Bosco, satisfait de la nomination de Calabiana; de
Turin, cependant pourvu depuis peu, il ne disait rien. Don Bosco avait des
silences éloquents. D'autres noms que Riccardi di Netro avaient été certainement avancés par lui pour
le siège de S. Maxime. Il vit probablement paraître le nouvel élu non sans
appréhension.
Une parfaite entente entre eux deux était en
effet peu probable. Mgr Riccardi trouvait un diocèse, non pas désorganisé, mais
privé depuis dix-sept ans de véritable direction pastorale. De 1850 à 1862, il
avait été gouverné de loin par Mgr Fransoni; ensuite, après la mort de
celui-ci, le vicaire capitulaire Zappata n'avait pourvu qu'aux affaires courantes. La
formation du clergé avait plus ou moins échappé aux normes ordinaires depuis la
fermeture des séminaires diocésains à Turin même. Dans cette ville, les clercs
séminaristes s'étaient souvent réfugiés chez don Bosco, lequel nourrissait, sur
le style de vie et les études qui leur convenaient, des conceptions peu
sulpiciennes. Des prêtres de la ville, parfois don Bosco lui-même (pour la
morale) les avaient instruits. Ces clercs rendaient en même temps service à l'oeuvre
pour l'éducation des jeunes. «J'en ai cinquante», apprenait don Bosco lui-même
au recteur du séminaire Alessandro Vogliotti en juin 1866. Et, non sans naïveté, il ajoutait: «Ils
passent toute leur vie à assister, catéchiser et instruire de pauvres enfants,
spécialement ceux qui fréquentent les oratoires masculins de cette ville.»[111] Que pouvait penser la curie diocésaine de cette
formule qui lui agréait tellement? Durant les vacances d'été de 1866, don Bosco
venait de si bien tirer la couverture à soi que les autorités capitulaires,
c'est-à-dire le vicaire capitulaire et le recteur du séminaire, avaient
purement et simplement exigé que les clercs étudiants en résidence chez lui
suivent tous les cours au séminaire même. Or, certains demeuraient à Lanzo; et
surtout, don Bosco avait prévu pour tous un corps professoral complet au Valdocco
même.[112] On estimait donc qu'il exagérait.
/736/
L'approbation par Rome de la société de S. François de
Sales
Dès janvier 1867, à Rome, don Bosco
avait amorcé des démarches en vue de l'approbation de sa société par le
Saint-Siège, étape à franchir nécessairement à la suite du decretum
laudis de 1864.[113] Et, pour les raisons que l'on devine, la curie de Turin avait aussitôt
commencé de soulever des objections à cette approbation.[114] Quand, le 8 avril 1867, il eut pris contact
avec son nouveau diocèse, Mgr Riccardi se mit à abonder dans le sens de
la curie turinoise. Il appréciait peu des études cléricales menées dans la
presse d'une école, qui tenait de la fabrique et du patronage. Or cette
formation qu'il jugeait dérisoire le concernait, puisque les ordinations des
clercs de don Bosco lui incombaient.
Le désaccord sur ce point prit immédiatement
des proportions imprévues. Le fondateur des salésiens, qui avait flairé
l'obstacle, avait commencé de demander à Rome le droit de délivrer lui-même les
lettres dimìssoriales indispensables à l'ordination des clercs salésiens.[115] Mais ce privilège ne lui était pas encore octroyé, et
il devait s'en remettre à la bonne volonté de son ordinaire. Toutefois, il
agissait toujours dans la perspective d'un renversement de situation sous la
pression espérée du Saint-Siège.
Un mois avant la rentrée scolaire de 1867-1868,
la première lettre de l'archevêque dans sa correspondance conservée avec don
Bosco fut sans équivoque: à l'avenir, il n'ordonnerait que les élèves
des séminaires diocésains et demandait au supérieur de l'Oratoire de
réorganiser son oeuvre en conséquence.[116] Don Bosco se débattit, tenta de dialoguer,
mais dut admettre que l'archevêque ne plierait pas. Il se tourna donc à nouveau
vers Rome, genre de démarche qui ne pouvait qu'irriter Mgr Riccardí. L'archevêque
utilisa la campagne de don Bosco auprès de l'épiscopat pour obtenir des recommandations
de son institut. Sa propre recommandation partie, il expédia le 14 mars 1868 une
lettre particulièrement cinglante au cardinal préfet de la congrégation des Evêques
et Réguliers. Il connaissait la faveur de don Bosco auprès de Pie IX et de son
secrétaire d'Etat Antonelli. Tant pis, écrivait-il, mais j'accomplirai mon
devoir. «... vraiment, si je n'étais convaincu que cette sainte Congrégation
modifiera essentiellement les constitutions présentées, je ne me serais jamais
aventuré à poser cette demande [sa lettre de recommandation du 7 précédent],
même si mon opposition avait pu m'attirer de graves ennuis. Car je croirais
trahir mon /737/ devoir d'évêque si je patronnais une congrégation qui,
si elle était approuvée telle qu'elle est, ne pourrait que causer de graves
dommages à l'Eglise, au diocèse et au clergé (...) Le collège de Turin est
déjà actuellement un chaos, où se mêlent artisans, étudiants, laïcs, clercs et
prêtres. Il le deviendrait toujours plus si sa sphère d'action s'élargissait...
»[117] Trois mois après, un membre de sa province
ecclésiastique, Mgr Lorenzo Renaldi, évêque de Pinerolo, adoptait une position voisine.[118] Perplexe, la congrégation des Evêques et Réguliers,
invitée à statuer sur les constitutions de la société de S. François de Sales,
fit enquêter sur les clercs de don Bosco.[119] Les conclusions de Mgr Tortone, chargé
des affaires ecclésiastiques à Turin, ne ménagèrent pas le Valdocco. Elles
déplorèrent la mauvaise qualité des études des clercs, leur défaut d'esprit
ecclésiastique et leur formation équivoque parmi les enfants de l'Oratoire.
Quelques mois après, don Margotti, interrogé à son tour, critiqua le principe
d'indépendance de don Bosco dans la formation de ses clercs.[120]
Face à pareille coalition, don Bosco, peu
enclin à céder aux mesures qu'il jugeait vexatoires, chercha plus que jamais
des alliés à Rome. Le 9 septembre 1868, il exposait au cardinal ami, Mgr Filippo De
Angelis, ses problèmes avec Mgr Riccardi di Netro, qui prétendait n'ordonner que les clercs passés par
les séminaires diocésains. A quoi il objectait: «... si j'envoie les clercs au
séminaire, où sera l'esprit de discipline de la Société? Où prendrai-je cent catéchistes et plus pour un nombre égal de classes d'enfants?
Celui qui passe cinq ans au séminaire voudra-t-il revenir s'enfermer à
l'Oratoire?... »[121] Le
recrutement de son personnel, sa formation adéquate, sa persévérance et le
fonctionnement de toute son entreprise éducative lui paraissaient donc devoir
être troublés par les ordres de l'archevêque.
Cependant, celui-ci semblait l'emporter. Le votum du consulteur A. Savini (22 septembre 1868) fut contraire à don Bosco.[122] Les
autorités romaines donnaient gain de cause à l'archevêque. Le 2 octobre, le
secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers informait don Bosco du
vote négatif de cette congrégation sur sa demande d'approbation de la société
de saint François de Sales. La lettre commençait: «Je regrette de vous
signifier que les constitutions de votre Institut ne peuvent pas être
actuellement approuvées, parce qu'il conviendrait de les modifier dans deux de
ses principaux articles. Le premier est celui des lettres dimissoriales pour
les clercs qui doivent accéder aux ordres, soit mineurs soit majeurs (litt.: sacrés).
Le second concerne les études de ces clercs, l'archevêque exige qu'elles soient /738/ assurées
à l'intérieur (litt.: dans les classes) du séminaire diocésain... »[123] Don Bosco voulait deux choses alors incompatibles:
l'approbation romaine de sa congrégation et le maintien de son système de
formation cléricale. Pour l'heure, l'impasse était totale.
Mais sa manoeuvre finirait par aboutir. A
Turin, Mgr Riccardi demeurait irréductible. Une lettre de don Bosco à l'évêque
de Mondovì, Tommaso Ghilardi, rapporte sous forme assez humoristique un dialogue
qu'il avait eu avec son archevêque un jour de novembre 1868. L'archevêque, écrivait-il, «s'offrit comme protecteur de la maison et de la congrégation, et
puis bonsoir. »[124] Décidément, la seule issue était dans un
appel direct à Pie IX en personne. L'évêque ami, Lorenzo Gastaldi, qu'il avait fait nommer à Saluzzo, appuya
chaleureusement sa requête, au moment où il se disposait à la soutenir lui-même.
L'éloge qu'il fit de la société de saint François de Sales dans sa lettre au
cardinal Quaglia, préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers,
toucha beaucoup don Bosco.[125]
Le 15 janvier 1869, don Bosco était à Rome,
bien décidé à résoudre enfin l'affaire de l'approbation de sa société. Il allait
y passer un mois et demi.[126] Il faisait le siège des responsables. Le 19,
le pape le recevait déjà en audience.[127] C'était la phase préliminaire de l'assaut.
Don Bosco entreprit d'expliquer aux diverses autorités sa méthode de formation
des jeunes religieux. «Le Saint-Père, dira-t-il dans son discours aux
salésiens le 7 mars suivant, était favorable (à l'approbation), mais il ne
pouvait rien conclure seul. » Lors d'une audience, le 23 janvier, il lui avait
seulement observé que les dimissoriales d'évêques n'étaient pas indispensables
pour les jeunes entrés dans son Oratoire avant l'âge de quatorze ans.[128] Cependant, au long des semaines l'affaire
progressait silencieusement. En février, don Bosco eut deux très longs
entretiens avec le pape. Lors du deuxième, il apprit que la congrégation des Evêques
et Réguliers approuvait désormais la société de S. François de Sales. Le décret
d'approbation fut daté du 1er mars 1869; il comportait pour le
supérieur la faculté, pendant une période de dix ans, de délivrer des dimissoriales
aux jeunes entrés chez lui avant quatorze ans accomplis.[129] Don Bosco avait conscience d'avoir franchi une
deuxième étape. Quatre jours après le décret, il rentrait à Turin avec la
certitude d'une victoire complète. Il y fut amplement fêté par les siens.
Toutefois, il allait vite comprendre que, pour
autant, ses constitutions n'avaient pas du tout été approuvées et qu'il ne lui
suffirait pas /739/ de présenter des lettres dimissoriales à un évêque
pour faire ordonner un clerc.
Les salésiens eux-mêmes connaissaient le
désaccord entre don Bosco et Mgr Riccardí. Paolo
Albera, prêtre depuis le 2 août 1868, rapporta que l'archevêque l'avait apostrophé à la suite d'un banquet, un
jour de confirmation dans son village natal de None. D'après un récit ancien,
il lui aurait dit: «Vous, vous ne l'aimez pas, votre archevêque; vous n'aimez
que don Bosco. Don Bosco est tout pour vous. Quelle sainteté est la sienne? Un
prêtre qui écrit à son évêque: Je m'étonne! C'est un orgueilleux, don
Bosco, qui ne veut pas être le sujet de son évêque... »[130]
L'altercation la plus grave entre les deux
personnages dégénéra en affrontement caractérisé à la fin de cette année 1869. Elle suivit l'ordination sacerdotale conférée le 14 novembre au salésien Giuseppe Cagliero par l'évêque de Casale, Mgr
Ferrè, apparemment peu soucieux des règles canoniques. Giuseppe Cagliero relevait du diocèse de Turin. Le 27
novembre, don Bosco reçut de son archevêque une lettre aussi indignée que
menaçante:
«... A ma très profonde surprise, j'ai appris que le diacre Giuseppe Cagliero, agrégé à la congrégation
salésienne érigée dans cette cité et placée sous votre gouvernement, a été
ordonné tout à fait à mon insu, le 14 courant, par M. l'Evêque de Casale, D. Pietro Maria Ferrè.» Aux yeux de l'archevêque, rien ne
justifiait cet acte gravement illicite, qui constituait donc une faute
appelant des censures proportionnées pour les trois personnes concernées. Il
continuait: «... je vous avertis, ainsi que D. Cagliero et M. Ferrè, évêque de Casale, que,
pour avoir eu part à ladite ordination illicite et en vertu du décret du pape
Clément VIII, 15 mars 1596, et de la bulle de Benoît XIV, 27
février 1747, vous encourez les peines dont vous êtes menacés par ces
documents, c'est-à-dire que vous-même encourez la peine de la perte de votre
office et dignité avec voix active et passive; que D. Cagliero encourt la peine
de suspense et même d'irrégularité, s'il a rempli le ministère de son ordre; et
que M. l'évêque de Casale risque fort les peines canoniques prévues pour
ceux qui se permettent d'ordonner un sujet étranger sans les pièces dimissoriales
suffisantes... »[131]
Cette avalanche assomma don Bosco. Toutefois,
il se ressaisit promptement. Par retour de courrier, il demanda pardon à
l'archevêque: son ignorance expliquait tout. La permission de délivrer des dimissoriales
l'avait abusé. Loin de lui l'idée d'avoir voulu léser le moins du monde les
droits sacrés de son supérieur. Il se déclarait de /740/ bonne foi et le suppliait
«par la miséricorde du Seigneur et par la charité du Saint-Esprit, qui unit chacun
(de nous) dans l'unité de la foi pour la culture de la vigne du Seigneur, de
bien vouloir passer l'éponge sur ce qui peut vous avoir déplu dans cette
affaire. » Et il invoquait ses trente années déjà passées au service de
l'archidiocèse.[132] Sa lettre longue et sincère apaisa quelque
peu l'archevêque, mais ne suffit pas à lui faire retirer ses menaces de peines
canoniques.[133]
Puis l'affaire s'éteignit. Le concile absorba
l'attention, la santé de Mgr Riccardi chancela. Il dut abandonner Rome peu
avant la fête de Pâques en avril 1870.[134] Enfin il mourut le 16 octobre 1870, sans que
le litige eût, que nous sachions, évolué. Mais la curie de Turin ne l'oublia
pas. La lettre de l'archevêque à don Bosco datée du 8 décembre 1869 par
laquelle il lui précisait ses griefs reparaîtra en annexe du réquisitoire de
son successeur Lorenzo Gastaldi, imprimé à Rome en 1881 sur l'affaire de la suspense de Giovanni Bonetti.[135]
Il n'est donc pas vrai d'imaginer que le
conflit entre don Bosco et l'archevêché de Turin ait commencé au temps de Mgr Gastaldi.
Il avait déjà pris un tour violent sous son prédécesseur Riccardi di Netro; et la formation cléricale en
était déjà la cause principale. Don Bosco privilégiait l'expérience pastorale;
l'étude des thèses scolastiques lui paraissait depuis longtemps non
indispensable aux futurs prêtres. Lui-même avait dû attendre, prétendait-il,
son entrée au Convitto après
l'ordination sacerdotale pour enfin apprendre «à être prêtre»,[136] au reste à l'aide de cours et de conférences, non par
la seule action pastorale. Malheureusement pour lui, les gens d'Eglise du temps
de la réforme post-tridentine ne partageaient pas cette opinion. Nous
laisserons à d'éventuels commentateurs du décret Optatam totius de Vatican II
sur la formation des prêtres le soin et la peine de dire si et jusqu'à quel
point l'Eglise déjà moderne du dix-neuvième siècle avait, en cela, tort ou
raison.
Chapitre XIX.
Le nouveau visage de la société de S. François de Sales
Un nouveau visage
Les traits du visage de la société de S.
François de Sales s'étaient affermis depuis sa naissance de 1859. Elle
était alors cantonnée dans la seule «maison de l'oratoire de S. François de
Sales» de Turin et constituée de jeunes gens nullement soucieux de mener une
quelconque vie de frati, qu'ils croyaient être celle des religieux à
proprement parler. Son fondateur la destinait à l'éducation de garçons abandonnés
ou quasi-abandonnés, auxquels il associait des camarades de cours secondaires
plus ou moins appelés à une carrière ecclésiastique. Elle ne franchissait ces
étroites frontières que dans deux autres petites oratoires festifs de la ville.
Le dynamisme de son supérieur, à la tête d'une revue mensuelle qui portait sa
voix à travers la péninsule, la faisait éclater à la fin des années '60. Quand,
le 1er mars 1869, don Bosco obtint de Rome la reconnaissance
de sa société, les choses avaient beaucoup changé dans son minuscule univers.
On dénombre; à l'automne de cette année, trente profès perpétuels, trente-trois
profès triennaux et quarante-deux ascritti.[1] La
mentalité proprement «religieuse» de ce groupe commençait d'être structurée
par les instructions d'un fondateur qui se familiarisait peu à peu avec une
ascétique longtemps inconnue de lui. En 1869 aussi, il acceptait le collège de Cherasco,
annonce d'autres collèges en Italie du Nord, où les enfants abandonnés seraient
tout à fait l'exception. Enfin, la maison d'édition du Valdocco, d'autonomie
reconnue depuis le règlement de l'affaire des Letture cattoliche, amorçait
une politique de publications scolaires, qui en ferait une puissance modeste,
mais réelle.
/750/
Une ascétique «religieuse»
Le 15 août 1869, une circulaire de don Bosco
instaurait dans sa petite société le compte rendu mensuel au supérieur local,
compte rendu dont la pointe était formellement spirituelle.[2] Le supérieur, écrivait - assez mal - don Bosco, «veillera à encourager
(le religieux lors de son compte rendu) et à l'aider effectivement ou par ses
conseils à se mettre en état de pouvoir jouir de la paix du coeur et de la
tranquillité de la conscience, qui doivent être le but principal de ceux qui
font partie de cette Pieuse Société. » Cette pratique rapprochait la congrégation
de don Bosco, sinon des pères du désert, au moins de la Compagnie de Jésus. Elle institutionnalisait une direction spirituelle plutôt stricte par
l'ouverture du «coeur» qu'elle réclamait et qui, au reste, paraîtra bientôt
trop exigeante aux consulteurs romains.[3]
Jusqu'en 1865, les profès et aspirants que
nous appelons «salésiens» n'avaient jamais été rassemblés pour des exercices
spirituels adaptés à leur vocation de religieux. Don Bosco invitait seulement
de temps à autre quelques unités à l'accompagner dans la maison de retraite de
S. Ignazio sopra Lanzo. De façon générale, les membres de la société
de S. François de Sales suivaient, sans plus, les exercices spirituels des
garçons de leurs maisons. Puis, en 1866, don Bosco entreprit de les réunir pour
des exercices spirituels spéciaux, en deux groupes successifs, à Trofarello, dans
une villa dont il disposait à proximité de Turin. Il s'agissait plus, il est
vrai, de journées de pieuse détente que d'exercices spirituels selon les
règles ignatiennes. Quatre entretiens, récitation commune de l'office de la
sainte Vierge, quelques minutes pour une visite au saint sacrement, quelques
autres pour la récitation des litanies des saints; le reste de la journée était
libre et probablement assez dissipé, car ces jeunes gens prenaient aussi des vacances.[4] Ce fut toutefois dans ce
cadre cool que les caractères principaux de l'ascétique du religieux salésien
apparurent entre 1866 et 1870. Un prédicateur étranger avait la charge des
deux méditations, le fondateur assurait en personne les deux instructions
quotidiennes. D'après les notes que nous possédons, en 1866 et 1867 il ne
traita pas directement de la vie religieuse.[5] Puis, en 1869, probablement parce que, après
le décret du 1er mars, don Bosco se sentait davantage responsable
de la vie religieuse de ses fils vis-à-vis de l'Eglise et du Saint-Siège,
toutes ses instructions portèrent sur la vie religieuse comme telle dans sa
société de S. François de Sales.[6]
/751/
La première série d'exercices spirituels de 1869 (sur laquelle la deuxième, la semaine suivante, fut certainement calquée)
commença le lundi soir 13 septembre par une instruction de don Bosco et fut conclue
par lui le samedi matin 18 septembre. La conférence d'introduction retraça
l'itinéraire de la congrégation de S. François de Sales entre le 8 décembre
1841 et l'approbation pontificale du 1er mars 1869. Don
Bosco entrait dans le détail de ses difficultés au temps de l'oratoire
ambulant, l'aventure de don Tesio y compris. Chaque jour plein de la retraite
suivait un schéma très classique: le mardi, les avantages de la vie
religieuse; le mercredi, l'obéissance; le jeudi, la pauvreté; et, le vendredi,
la chasteté. L'orateur des instructions empruntait globalement sa doctrine à la Monaca santa de saint Alphonse. Sa
méthode d'exposition était simple: le principe posé, il l'illustrait à l'aide
de phrases tirées soit de la Bible, soit des Pères de l'Eglise, ainsi que d'exemples, parfois pris dans l'histoire même de son oeuvre.
Les deux conférences du premier jour (les
avantages de la vie religieuse) peuvent surprendre aujourd'hui. Elles
décrivaient les congrégations de religieux tels des havres de paix entourés de
hauts murs protecteurs, qui séparent le religieux d'un monde pervers et rempli
de périls. Entrer en religion, c'est, y apprenons-nous, pour la traversée de la
mer préférer un navire (bastimento) à une barquette; pour un voyage à pied, un
carrosse à ses seules jambes; pour être à l'abri dans une bataille, une
forteresse à un terrain découvert. On voit qu'en 1869-1870 don Bosco
n'envisageait apparemment pas de créer une congrégation d'aventuriers, fussent-ils
missionnaires. Quelques années passeront, il se ravisera et, sans au reste
renier ses formules, lancera ses disciples de l'autre côté de l'Atlantique dans
un monde plutôt dépourvu de «forteresses gardées par le Seigneur». Mais, pour
l'heure, il vantait la vie religieuse à partir d'une série de propositions
attribuées à saint Bernard, encore que lues presque certainement dans saint
Alphonse. C’était, en religion «homo vivit purius - cadit rarius - surgit velocius
- incedit cautius - irroratur frequentius - quiescit securius - moritur
confidentius - purgatur citius - remuneratur copiosius. »
Dans l'interprétation de don Bosco, la pureté
du vivit purius n'était pas celle que nous pensons peut-être, mais une
pureté d'intention découlant du renoncement à soi pour l'accomplissement de la
seule volonté de Dieu. Si les chutes du religieux sont plus rares (cadit rarius), c'est qu'il échappe à un monde mauvais et couvert de pièges. En religion
les secours sont multiples et le relèvement après la faute (surgit /752/ velocius) facilité
par la vie commune, les règlements de la congrégation et les instructions
communautaires. Grâce à ces mêmes soutiens, le religieux progresse paisiblement
(incedit cautius) sur la route de la vie, il sait sa place forte
défendue par un mur et un avant-mur. Les bénédictions de Dieu imprègnent mieux
(irroratur frequentius) ceux qui ont tout abandonné pour son
service, qui bénéficient des sacrements et de l'aide de leurs supérieurs. Ils
reposent aussi en meilleure sécurité (quiescit securius), puisque les
embarras (guai) du monde leur sont épargnés. On objectera, remarquait
ici don Bosco, que des religieux sont mécontents de leur sort. Il répliquait.
C'est, 1) parce qu'ils n'observent pas leurs règles, 2) parce qu'ils oublient
que les «nombreuses tribulations» de la religion sont les croix quotidiennes
qui mènent à la «gloire». (Nous pouvons penser que cette nuance au quiescit
securius, qui n'est pas une maxime d'homme d'action, appartenait à la
spiritualité profonde de notre don Bosco.) La mort du religieux est sereine (moritur confidentius), son purgatoire allégé (purgatur
citius) par le mérite de ses voeux et les suffrages de ses frères. Enfin,
grande est sa céleste récompense (remuneratur copiosius), don ineffable
d'un Dieu qui paie avec générosité un simple verre d'eau. «Toutes les actions
de la vie religieuse, les mortifications, les abstinences, les actes
d'obéissance, combien tout cela sera rétribué au ciel!» Don Bosco avait
parfaitement assimilé le deuxième chapitre de la Monaca santa de
saint Alphonse, sur les «avantages de l'état religieux».
Pour don Bosco, l'obéissance du religieux -
thème de la deuxième journée - impliquait avant tout le renoncement à sa
volonté propre. Il citait une phrase attribuée à saint Bonaventure: «Tota
religionis perfectio in voluntatis nostrae subtractione consistit. »[7] Le moyen du renoncement était la soumission aux supérieurs, qui «nous
assure d'obéir à Dieu». Ladite obéissance devait être prompte et joyeuse, entre
autres pour faciliter la tâche des responsables, «afin qu'ils s'en acquittent
dans la joie, non pas en gémissant». Don Bosco alignait quatre avis pratiques
pour une exacte obéissance religieuse: 1° Recevoir toute charge comme si jésus
Christ la confiait. 2° Ne pas fréquenter les trascurati, c'est-à-dire
les insouciants, dans un sens fort de «je m'en foutisme». 3° Recevoir
volontiers les avis et les réprimandes, sans invoquer des excuses. 4° Eviter les
exceptions. La première personne du pluriel (Recevons, Evitons...) l'impliquait
lui-même dans cette série de remarques.
La pauvreté du religieux (troisième journée)
devait être réelle. Si les constitutions de la société permettaient de posséder
des biens, /753/ elles interdisaient de les administrer. L'apôtre se
contente du minimum, comme Jésus et ses premiers disciples. Don Bosco se
méfiait des pauvretés en titre, nominales et sans conséquences pratiques. Que
le religieux soit pauvre «dans sa cellule, dans ses vêtements, à table, dans
ses livres, dans ses voyages, etc. » A la suite de saint Bernard, il ironisait:
«Pauperes esse volunt, eo tamen pacto ut nihil eis deest. » (Ils veulent être pauvres, à condition que
rien ne leur manque.) Il consacrait au problème des parents du religieux toute
sa deuxième conférence sur la pauvreté. Le souci des parents - à cette époque,
toujours très proches des religieux de don Bosco - amenait ceux-ci à leur chercher
des ressources comme s'ils étaient restés dans le siècle. Don Bosco détestait
les situations hybrides: il fallait choisir et trancher. Il s'appuyait sur
l'évangile, selon lequel le disciple a tout quitté, père, mère, etc. pour
suivre le Christ. Le religieux ne se mêle donc plus d'affaires séculières, y
compris de sa propre famille.
Jusqu'au terme de sa vie, don Bosco conçut
l'homme chaste tel un ange idéalement sans désirs, qui, en tout cas, amortit
systématiquement ses désirs et ne les assouvit jamais (sauf dans le mariage
légitime). Après un éloge de la vertu de chasteté (quatrième jour), il exposait
les moyens négatifs, puis positifs de la conserver. Négativement, il fallait
clore yeux et oreilles, éviter les occasions de rentrer dans un monde prudemment
quitté et ne pas se laisser séduire par les garçons les plus avenants. Que nul
ne se repose sur un passé sans faiblesses, recommandait-il, nous «portons des
trésors dans des vases d'argile». Positivement, il conseillait la prière,
surtout à la Vierge Marie, la fuite de l'oisiveté, la confession fréquente, la
vigilance jusque dans les détails de l'existence: vêtements, démarche, repos,
plaisanteries...
Courage et confiance, concluait-il le samedi
18 septembre au terme d'une série d'exposés qu'il croyait complète sur
l'ascétique du religieux. Son programme était simple et pratique, comme celui
de son maître et modèle, Alphonse de Liguori. On observera qu'il ne ramenait
pas la vie religieuse de sa congrégation à la seule action apostolique. Sa
spiritualité, fondée sur la charité active (laquelle est sanctificatrice, et
donc conforme à l'idéal de «perfection», but de toute vie religieuse) faisait
loyalement place aux trois voeux, que le pape lui avait demandés pour ses
religieux. Ils vivraient ainsi en meilleure sécurité, à l'abri des dangers
mondains et mieux assurés de réussir la grande entreprise de leur salut
éternel. Pendant un siècle au moins, cette ascétique religieuse, dont la
cohérence avec la «mission» (pour /754/ reprendre un mot absent de son vocabulaire)
paraîtra quelquefois problématique, sera enseignée aux fils spirituels de don
Bosco.[8]
Le Valdocco, centre d'édition
La société de S. François de Sales de 1869
disposait d'un centre éditorial relativement important. La diffusion de bons
livres, tels que les brochures des Letture
cattoliche, avait été dès
l'origine l'une des tâches assignées par don Bosco à sa congrégation naissante.
Il avait progressivement affermi sa situation de ce point de vue. Depuis 1862,
il disposait, non seulement d'un atelier de reliure, mais d'une imprimerie. Le
litige, né cette année-là entre lui et l'évêque d'Ivrea, Mgr Moreno, sur
la propriété de la revue des Letture
cattoliche, avait finalement
été résolu à l'automne de 1867.
L'affaire, qui avait pris un tour grave en 1864,
peut être résumée ainsi.[9] En 1864, la maison Paravia, qui avait
habituellement imprimé les Letture
cattoliche durant leur
première décennie, intenta un procès en justice à la revue et le notifia à Mgr Moreno
qui, avec don Bosco, avait été à l'origine de la publication. La dette Paravia,
apprenons-nous, s'élevait à 4.265 lires. Les parties concernées préférèrent un
arrangement à l'amiable. L'arbitrage du comte Cays, qu'assistait l'avocat De Amicis,
conseiller légal du théologien Valinotti, secrétaire de la revue, fut accepté.
Il en résulta que Mgr Moreno était créditeur de 9.428 lires vis-à-vis des Letture cattoliche, qu'il en avait
retiré un bénéfice de 8.264 lires, et, que, en d'autres termes, la dette des Letture cattoliche à son égard s'élevait à 1.164 lires.[10] L'arbitrage aboutit à une proposition alternative: ou
bien Mgr Moreno assumait la propriété légale exclusive des Letture cattoliche et payait la dette Paravia; ou bien la propriété était
consolidée en faveur de don Bosco, auquel cas celui-ci paierait aussi bien Mgr Moreno
que la maison Paravia. Don Bosco demanda alors d'évaluer avec plus de soin
l'importance de ses propres prestations et de diminuer d'autant la somme qui
lui était réclamée. L'affaire ne fut résolue qu'à l'automne de 1867. Comme il
avait été convenu en avril précédent, Mgr Moreno céda tous ses droits à don
Bosco et celui-ci accepta de verser 4.265 lires à Paravia (le montant de la somme
due à cet imprimeur) et 1.500 lires en trois échéances à l'évêque d'Ivrea. L'affaire
réglée, don Bosco était reconnu seul propriétaire des Letture cattoliche. Mais cet heureux résultat était compensé par une
brouille définitive avec Mgr Moreno. «Mgr Moreno acceptait la cession qu'on lui
proposait, mais don Bosco perdait un /755/ ami», concluait don Lemoyne. Il en souffrirait
jusqu'à la fin de la vie de ce digne évêque.[11]
Par cette solution, don Bosco gagnait
toutefois de rester seul maître des publications de la «tipografia dell'Oratorio di S. Francesco di Sales» à Turin, tant des Letture cattoliche que des ouvrages d'édification ou des livres
scolaires, qui sortaient de ses presses. La puissance capillaire des Letture cattoliche, qu'il distribuait désormais de plus en plus hors des
provinces septentrionales de la péninsule à travers l'Italie en voie
d'unification, impressionne aujourd'hui l'un ou l'autre historien de la
culture populaire au dix-neuvième siècle.[12]
Le collège de Cherasco (1869)
Tandis qu'en septembre 1869 se déroulaient les
exercices spirituels de Trofarello, avec délicatesse don Bosco proposait à
l'un de ses jeunes prêtres une interversion de charges: lui, Provera, jusque-là
préfet à Mirabello, deviendrait préfet, non pas à Cherasco comme envisagé,
mais à Lanzo; tandis que Francesco Bodratto serait préfet, non pas à Lanzo, mais
à Cherasco.[13] Ce
mouvement de personnel nous apprend qu'au début de l'année scolaire 1869-1870,
don Bosco n'assumait plus, en sus du Valdocco, la responsabilité de deux, mais
de trois institutions.[14]
De la sorte, il réparait un échec récent. En
1867, il avait essayé de prendre à San Benigno
Canavese une école que lui
proposait le théologien Benone. Mais l'ordinaire de ce curé, l'évêque d'Ivrea, que
nous savons être Mgr Moreno, avec qui don Bosco était désormais en délicatesse,
s'y était opposé.[15] Les seuls élèves de Mirabello et de Lanzo, quasi
satellites de Turin, participèrent en corps aux fêtes de Marie auxiliatrice en
juin 1868. A cette époque, diverses municipalités parfois éloignées de Turin
manifestaient le désir d'être elles aussi pourvues de maîtres formés par don
Bosco.[16] Leurs demandes s'accordaient avec sa
politique d'expansion d'année en année plus évidente. Avec Cherasco, il sortait
de l'orbite turinoise proprement dite pour progresser vers la mer au sud-ouest
dans la région de Cuneo.
Cherasco était une petite ville d'environ neuf mille habitants,
juchée sur une colline, aux ressources presque exclusivement agricoles, mais,
comme il arrive fréquemment pour les cités italiennes, dotée d'une ancienne
tradition culturelle. Durant les années '50, par suite des lois anticongrégationnelles,
son école publique avait été abandonnée par les pères somasques qui s'en
étaient occupés pendant la pre-/756/ mière partie du siècle. En 1869, après quelques tentatives sans lendemain,
le vicaire forain et le maire de la commune, qui étaient deux frères,
demandèrent à don Bosco de les remplacer. Il ne se fit pas prier et signa
aussitôt (18 août 1869) avec la municipalité un contrat d'acceptation
du collège de la ville. La commune lui offrait le couvent de la Madonna del popolo, où les somasques
avaient résidé et où l'école était installée. Don Bosco s'engageait,
«pour lui-même et pour ses héritiers», à y faire fonctionner les classes
élémentaires et gymnasiales existantes, à leur fournir des enseignants idoines
et à suivre les programmes gouvernementaux. De son côté, la municipalité
rétribuerait le personnel enseignant (dix mille lires annuelles). Elle
s'engageait aussi à verser douze mille lires pour les frais d'installation et
de fonctionnement. Toutefois, les transformations de l'édifice seraient à la
charge de don Bosco. La convention était quinquennale, des indemnités étaient
prévues en cas de rupture du contrat par le fait de l'une ou de l'autre des
parties.
Le 26 septembre 1869, l'Unità cattolica, certainement
inspirée par le Valdocco, annonçait: «Collegio-Convitto [17] de
Cherasco. - Cette prochaine année scolaire, dans la cité de Cherasco, un collège
et pensionnat, comprenant les quatre classes élémentaires et les cinq classes gymnasiales,
sera ouvert à la jeunesse studieuse. L'enseignement est reconnu: les
enseignants, la discipline et les programmes sont donc conformes à ceux des
institutions du gouvernement. La direction et l'administration sont confiées au
prêtre Giovanni Bosco, représenté par le prêtre Francesia, docteur ès
lettres et directeur local. Les bons succès obtenus dans les autres écoles
dirigées par don Bosco garantissent largement qu'au nouveau collège rien ne
manquera qui puisse contribuer à la moralité, à la santé et au progrès
scientifique des élèves. Il y a deux tarifs de pension: l'un à 24 lires,
l'autre à 35. La gare la plus proche est celle de Bra, d'où un service public
transporte les voyageurs au collège en moins d'une demi-heure. Les demandes
sont adressées au directeur du collège ou au délégué scolaire du district de Cherasco.
»[18] Le
financement de cet institut était autonome. A la différence du Valdocco, le
collège de Cherasco ne faisait nul appel à la charité publique.
Don Bosco avait désigné pour cette fondation,
qu'il jugeait importante, cinq profès en qui il avait confiance: les prêtres Giovanni Battista Francesia, directeur; Francesco Provera, préfet; Francesco Cuffia et Giuseppe Monateri; et le clerc Matteo Ottonello. Il leur avait adjoint quatre ascritti certainement destinés à l'enseignement et à /757/ l'assistance des
élèves: les clercs Angelo Bordino et Giovanni Tamietti, les étudiants Francesco Ferreri et Luigi Pesce.[19]
Les comédies latines du Valdocco
Les «bons succès» des élèves de don Bosco
étaient donc tels en 1869 qu'un collège relativement réputé pût être
confié à une équipe de leurs maîtres. Qui ignore l'évolution de l'ceuvre du Valdocco
depuis une vingtaine d'années ne peut qu'en être surpris. La clientèle de don
Bosco s'était diversifiée pendant les années '60. Hors du Valdocco, le
«Petit séminaire» de Mirabello (qui affichait aussi le titre de collegio-convitto) et le collège de Lanzo offraient aux jeunes un cursus complet
d'études: quatre classes élémentaires et cinq classes gymnasiales. Avant Cherasco,
eux aussi proposaient deux tarifs de pension, l'un à 35 francs, l'autre
à 24 francs seulement.[20] Selon la publicité de 1868, Mirabello avait
de bons résultats scolaires, sans plus.[21] Mais celle de 1869 démontrait combien les
études étaient sérieuses (bene cultivati) à Lanzo, grâce
au «zèle (impegno) des maîtres, qui, au cours de la dernière
année scolaire, avaient eu, aux examens de licenza ginnasiale passés
au collège Cavour, autant de reçus que de présentés, et plusieurs avec
félicitations.»[22]
La bonne réputation des écoles de don Bosco ne
provenait cependant pas des seules réussites de leur élèves aux examens. Le
prêtre Giovanni Battista Francesia, qui, en ce mois d'octobre 1869, atteignait
tout juste trente-et-un ans, avait déjà acquis de la notoriété dans le cercle
des humanistes piémontais. Le professeur Francesco Vallauri faisait grand état de son savoir. Les comédies
latines, qu'il avait montées depuis 1861 à peu près chaque année au Valdocco,
donnaient une idée flatteuse de l'enseignement des belles lettres dans cette
maison. L'honneur rejaillissait sur don Bosco, qui, au reste, était le
promoteur de ces spectacles. On en jugera par une correspondance de 1865. Le 18
mai 1865, une pièce de Mgr Carlo Maria Rosini,[23] intitulée Larvarum victor (Le vainqueur des fantômes ou des spectres), dont le
style avait été retouché par le jésuite napolitain Luigi Palumbo, avait remporté grand succès au Valdocco
devant un public très sélectionné: les invitations avaient été envoyées à des
personnalités du monde de la culture, de la politique et de l'Eglise, nous
apprend la publicité. Trois semaines après, une lettre élogieuse de
l'adaptateur lui-même parvint à don Bosco. Il le remerciait d'avoir fait
représenter sa pièce dans son reputatissimo collegio (collège très réputé) et le félicitait de «savoir si /758/ bien, vous don
Bosco, former la jeunesse à la vertu et à la littérature classique». Et encore:
«... Plus qu'un divertissement pour les Turinois, vous avez rendu service à la
jeunesse studieuse et, après un demi-siècle et davantage, réalisé les voeux mêmes
de mon excellent Mgr Rosini. D'autant plus que vous avez non seulement tenu à
produire la comédie sur scène, mais encore à la faire imprimer pour devenir
matière d'étude de plus durable utilité pour les jeunes; sans oublier que,
grâce à cet imprimé, les jeunes en question, notamment les acteurs,
conserveront un souvenir pérenne de leurs études et des applaudissements
recueillis lors de la représentation au collège. En conséquence, je vous remercie
de tout cela en mon nom et en celui des quelques déjà vieux disciples de
l'école rosinienne, survivants du lamentable massacre des lettres latines, qui
a été entrepris et poursuivi de nos jours, oeuvre de gens qui disent aimer
leur patrie et haïssent ses gloires. Quel bonheur, mon très vénéré monsieur le
directeur, si la société moderne, qui a de bien autres préoccupations
aujourd'hui, peut un jour vous féliciter ou, du moins, se souvenir de votre
action pour avoir maintenu vivant dans votre collège le feu sacré de la latinité!
Voilà qui témoignerait éloquemment aux laïcs que l'Eglise n'a jamais gâté, mais
quelle a sauvegardé le Beau et le Bien! » Le P. Palumbo terminait sa lettre
par des remerciements particuliers à son «illustre ami Vallauri», qui l'avait
encouragé à mettre au point, puis à donner son travail à Turin; ainsi qu'à
l'actif don Francesia, «dont, plus que quiconque, (il) pouvait imaginer la
peine dans la préparation des jeunes à la représentation. »[24] Les superlatifs coûtent peu au marché de Naples,
estimera-t-on. Mais, de nos jours, combien d'admirateurs de don Bosco,
accoutumés à ne voir en lui que le chef d'une bande de gamins ou l'entrepreneur
d'ateliers pour jeunes apprentis, l'imaginent à la tête d'un «collège très
réputé» et maintenant le «feu sacré de la latinité» dans un monde en voie de barbarisation?
En 1866, 1867 et 1868, un jour de mai
ou de juin, une comédie latine fut encore représentée au Valdocco sous la
direction de don Francesia et avec les encouragements de don Bosco. Le 27 juin
1866, c'était l'Alearia de Palumbo lui-même devant «multos
doctiores spectatores» (de nombreux et doctes spectateurs) ;[25] le 16 mai 1867, le Deceptores delusi (Les
trompeurs trompés) de Carlo Maria Rosini, qu'admira un parterre d'évêques,
de professeurs d'université, de séminaires, de lycées et de gymnases; enfin, le
15 juin 1868, à nouveau le Larvarum victor de 1865, que
les garçons de l'Oratoire produisirent un soir de l'octave des fêtes de
l'église Marie auxiliatrice. Don Bosco /759/ tint à consacrer à cette dernière
manifestation deux pages de son livre-souvenir Rimembranza di una solennità: «Depuis plusieurs années, nous avons pris
l'habitude de représenter des compositions de cette sorte [les comédies
latines] pour exercer nos élèves à la prononciation, à la lecture et à
l'intelligence de cette ancienne et belle langue.» L'assistance avait été
«noble et respectable», «ce qui encourageait les acteurs et leur infusait le désir
de bien tenir leur rôle». Des intermèdes musicaux avaient accru le plaisir des
spectateurs. «Tous les assistants applaudirent la comédie représentée et
l'aisance, la vivacité et la spontanéité avec laquelle les acteurs l'ont
jouée.»[26]
Les représentations de comédies latines furent
brusquement interrompues en 1869. La vague anticléricale et antilatine que le
P. Palumbo avait stigmatisée en 1865 1'emporta provisoirement. En février, un
article grossier du Fischietto ridiculisa, avec les comédies latines du Valdocco,
don Bosco (dit: Dominus Lignus), le professeur Vallauri et l'un ou l'autre spectateur
attendri. Il éditait une correspondance datée de Turin, le 8 février 1869,
annonçant: «Pour maintenir ses enfants loin de la corruption du monde et les
guider sur le chemin du sacerdoce, le prêtre D. Bosco est resté dans son Oratoire,
où, hier, on a joué une comédie latine, dont voici une scène:
Gerundius et Supinus
Gerundius Italia haec est quae in nundinis vinum smerciat et tot peccata
mortalia committit, quot sunt feminae vestitae cum pantalonibus et sine cotino...?
Supinus Ah si fuissent Borbonici, vel Lorenenses, omnesque quos
laudat Dominus Lignus... (...)
Je regrette de ne pas pouvoir te raconter
toute l'intrigue de la comédie, après laquelle on chanta avec accompagnement
d'orgue le chant: Fa lo nanno bel bambin!- Un important personnage, qui était présent, se mit à
pleurer à chaudes larmes, et Marco Accio Tullio Vallauri se leva pour recevoir les applaudissements.»[27]
La coutume, qui, en 1868, semblait encore bien
ancrée à l'Oratoire, ne reprit qu'en 1876, avec, pour la troisième fois, la
comédie Larvarum victor de Rosini.[28] L'interruption importait assez peu, car le
public lettré avait été conquis. Selon don Lemoyne,[29] en
1867, avec «les brillants succès aux examens», la comédie latine apprenait
«avec quel soin les lettres classiques étaient cultivées au gymnase de
l'Oratoire.» «C'est pourquoi, continuait-il, de temps en temps on priait don
Bosco d'accepter la direction d'un collège mu-/760/ nicipal.» Si rien n'avait pu être conclu pour Chieri cette
année-là, l'idée cheminait en Piémont et au-delà, comme on l'a vu pour Cherasco
en 1869.
Les publications scolaires de l'Oratoire
Au cours des mêmes années '60, le valeureux Francesia
méritait bien lui aussi des lettres latines par une collection de textes, dont
il dirigeait la publication. Vingt-quatre petits volumes de Selecta ex latinis
scriptoribus in usum scholarum (Oeuvres choisies
d'écrivains latins à l'usage des classes), présentés par lui, parurent en 1866
et 1867. La liste de leurs titres (ici traduits en français) est, à elle seule,
instructive. C'était le premier livre des Histoires de Tite Live; le
premier et le deuxième livre des Commentaires de la Guerre des Gaules de César; la Conjuration de Catilina de Salluste;
la Guerre de Jugurta de Salluste; le premier et le deuxième
livre des Fables de Phèdre; Sur la vieillesse et le Songe de Scipion de Cicéron; un premier livre de Lettres choisies de Cicéron; un
deuxième livre de Lettres choisies de Cicéron; la troisième Philippique et le discours Pour le Poète Archias de Cicéron; la Vie d'Agricola de Tacite; les Vies des empereurs de Cornelius
Nepos; l'Epitome d'histoire sainte de Lhomond; une sélection
des écrits d'Ovide; un premier livre de Lettres choisies de Pline le
jeune; des Satires et Lettres choisies d'Horace; les Bucoliques et
les Géorgiques de Virgile; l'Enéide de Virgile; le Trinumnus (l'homme
aux trois écus) et l'Aulularia de Plaute; enfin la comédie Larvarum
victor de Rosini, dont on a parlé plus haut. Guidé par Vallauri et
probablement par don Bosco, Francesia choisissait les auteurs et les extraits à
préférer. Il présentait sommairement les écrivains au début des volumes. Les
textes destinés aux plus jeunes n'étaient pas commentés. Les plus complexes,
pour les classes supérieures, avaient droit en bas de page à de courtes notes
latines de caractère historique et parfois littéraire.[30]
En 1869, les éditions de l'oratoire de Turin
se distinguaient à nouveau par l'inauguration d'une importante Bibliothèque
de la jeunesse italienne, «destinée - selon le prospectus initial - à
recueillir en une centaine de volumes les meilleurs classiques italiens,
reproduits avec une orthographe modernisée et expurgés à l'intention de la
jeunesse. » La publication serait mensuelle; chaque volume aurait «deux cent
cinquante pages» et coûterait cinquante centimes aux souscripteurs, la
souscription annuelle étant obligatoire.[31] Don Bosco ne sacrifiait pas ainsi à quelque
nécessité financière. Il aimait les classiques italiens, /761/ Dante en particulier, dont, selon la chronique de
don Rua, il récitait, en ces dernières années '60, «des chants entiers, comme
pour se distraire ou réjouir la compagnie. »[32] L'entreprise ne fut pas un feu de paille. Il
avait placé la collection en de jeunes mais excellentes mains. Celestino Durando, nouvelle lumière salésienne du Valdocco, avait
commencé de se faire connaître en 1866 [33] par deux manuels complémentaires
d'initiation à la grammaire latine: le Nouveau Donat et un Précis de
syntaxe, publiés comme de juste par l'oratoire S. François de Sales.[34] Sous sa conduite, les volumes de la Biblioteca tombèrent régulièrement,
mois par mois, avec des caractères nets, sur beau papier et en format de poche (tascabile).
La Storia della letteratura italiana (Histoire de la littérature italienne) de Giuseppe Maffei
(1775-1858), dont la dernière
édition revue par l'auteur avait paru à Florence en 1853, ouvrit correctement
la collection. Bien entendu, cette histoire, dite «connue et très louée» par
l'article publicitaire de l'Unità
cattolica du 9 janvier 1869,
n'était, au sentiment des historiens du vingtième siècle, qu'un ouvrage scolaire
assez prude et très imparfait, surtout pour la période ancienne; mais ils
reconnaissaient que ses exposés relativement bien informés coulaient avec simplicité.[35] La jeunesse italienne de l'époque ne pouvait que
s'en satisfaire. Le livre répondait aussi tout à fait au but assigné par don
Bosco à la collection, tel que l'Unità
cattolica le formulera en
mars suivant, à l'occasion de la sortie de la Storia dell'Europa (Histoire
de l'Europe) de Pierfrancesco Giambullari, «oeuvre si estimée du public
intelligent pour l'excellence inégalable de la langue et du style». Il
s'agissait, nous y explique-t-on, de «mettre entre les mains de la jeunesse
studieuse (ou: étudiante) toutes les oeuvres classiques italiennes, après les
avoir expurgées de cela seulement qui peut offenser les bonnes moeurs et les
croyances religieuses, en sorte que les jeunes y prennent contact avec le beau
style et le bon langage sans courir le risque de se gâter l'esprit et le coeur.
»[36] En septembre, le recenseur du livre du mois,
à savoir les Vies de saint Paul et de saint Antoine vulgarisées par Domenico Cavalca au Moyen Age, faisait l'éloge de son éditeur, notre Celestino Durando: «Le professeur D. Durando, qui a enrichi de notes ce
précieux livret, s'y est montré jeune savant du meilleur goût. Ses remarques
seront précieuses aux gens d'étude, et nous estimons de notre devoir de l'en
féliciter très largement. » Ce lecteur ne regrettait que la transformation à
son avis injustifiée du mot demonia de l'original de Cavalca en demoni dans la Biblioteca... [37] L'année 1870 commença par un beau volume de 291 pages, qui était /762/ un choix des
Vies des plus grands peintres et sculpteurs, chef d'oeuvre de l'auteur remarquable
que fut Giorgio Vasari. Il
y eut ensuite, en février, des Drammi
scelti (Drames choisis) de Pietro Metastasio, un écrivain que don Bosco
connaissait et admirait; en avril et en mai des Novelle (Nouvelles) choisies de Giovanni
Boccaccio, annotées - et
judicieusement expurgées, comme bien on pense - par Celestino Durando; en août, des Rime (Poèmes) de Francesco Petrarca et d'autres poètes du Quattrocento, annotées
cette fois par Francesia; en septembre, les Bellezze dell'Orlando Furioso (Les beautés du Roland furieux) du Tasse,
présentées par le professeur Vincenzo Lanfranchi; en novembre, les Captivi de Plaute... Après les Selecta de Francesia et en l'absence des comédies latines du Valdocco, la Biblioteca maintenait la renommée
d'humanistes des maîtres des collèges salésiens.
Ils se mirent à ajouter des dictionnaires de
langue à leurs différents ouvrages scolaires. En 1872, le Lexicon
latino-italicum in usum scholarum concinnatum par Celestino
Durando,[38] vint tenir compagnie aux petits volumes latins
de Francesia. La Civiltà cattolica en fit aussitôt un éloge très suffisant: «Un nouveau lexique latin-italien
nous arrive de Turin, d'où, il y a quelque temps, nous parvenait aussi le
fameux Lexique de Vallauri. Le rédacteur de celui que nous annonçons est
également un disciple de Vallauri; et Vallauri l'a encouragé à entreprendre
cette tâche. L'oeuvre est principalement destinée à fournir aux jeunes des
gymnases et des lycées un lexique latin qui suffise amplement à leurs
recherches et qui leur offre aussi les fruits les mieux choisis des travaux des
philologues modernes. Le but a été atteint. Le Lexique de Durando, aussi
riche que les meilleurs, n'est jamais ni prolixe ni rempli d'inutilités
étrangères aux siècles d'or de la latinité ...»[39] Grâce à Francesia et à Durando, la
renommée des collèges de don Bosco, déjà bien établie en Piémont, s'étendait
désormais jusqu'à Rome.
Les collèges de la Riviera (1870- 1871)
Alassio était
une petite ville (quelque cinq mille habitants) de la Riviera, sur le golfe de Gênes et à proximité de Savone.
Elle jouissait d'un site et d'un climat tout à fait privilégiés, qui lui
conféraient grand agrément. A la fin de 1869, sur la proposition de la municipalité,
don Bosco accepta d'y installer un ospizio (foyer) pour enfants pauvres et
une école publique. Il acquit dans cette intention l'ancien couvent Notre Dame
des Anges, dont l'achat fut signé le 20 septem-/763/ bre 1870.[40] Mais
quand, un mois après, ses fils conduits par Francesco Cerruti prirent possession des locaux, ils n'y créèrent nul ospizio pour
enfants pauvres. Sous la pression des familles, nous apprend-on, ils optèrent,
à l'avantage d'une toute autre catégorie sociale, pour un liceo, c'est-à-dire
pour un collège à enseignement long. Ce liceo allait être réputé, mais les
enfants pauvres n'y auraient que rarement accès au dix-neuvième siècle.
Quand douze mois se furent écoulés, les
lecteurs du journal catholique de Turin apprirent ceci: «Collegio-Convitto municipal d'Alassio. - Située au centre de l'agréable Riviera occidentale
entre Gênes et Nice, ce collège et pensionnat, ouvert l'an dernier par le
prêtre méritant qu'est Don Bosco Giovanni, a déjà donné de remarquables preuves
aussi bien de solide instruction classique que d'éducation éminemment
religieuse. Les témoignages d'estime exprimés par les parents des élèves, les
excellents résultats obtenus aussi bien dans les classes élémentaires qu'aux
examens finaux des classes de gymnase, ceux-ci reconnus et publiquement
proclamés avec félicitations par d'éminents professeurs lors de la
distribution solennelle des prix, enfin les succès également satisfaisants des
élèves de cinquième gymnasiale à leurs examens [d'entrée au liceo] passés
au gymnase royal Monviso de Turin, témoignent de la véracité de ce que nous avançons.
Si l'on y ajoute l'aménité et la rare salubrité du climat, la délicieuse
situation de l'établissement et la modicité de la pension, nous ne pouvons que
le recommander vivement à tous les parents désireux de voir leurs fils à la
fois instruits et pourvus d'une solide éducation religieuse et civile. Il y a
deux tarifs de pension, le premier à 35 francs mensuels, le deuxième à 24
francs. On accède à Alassio par le chemin de fer Gênes-Savone-Menton, dont
l'inauguration est attendue d'un jour à l'autre. La gare d'Alassio est
à quelques pas du collège. - Pour les inscriptions, s'adresser au prêtre Francesco Cerruti, directeur du collège. »[41] Don Bosco, certainement à l'origine de ce papier, y
signifiait le double but de son système d'éducation: il voulait former à Alassio de
«bons chrétiens» (par «une solide éducation religieuse») et d'«honnêtes citoyens»
(par une «solide éducation civile»). Quelques jours après, l'Unità annonçait officiellement que le prêtre Giovanni Bosco avait
décidé l'ouverture, au collège d'Alassio, d'un lycée en bonne forme,
c'est-à-dire des classes préparatoires à la licenza liceale, diplôme
analogue au baccalauréat français, «pour satisfaire aux nombreuses demandes
des familles qui désirent placer leurs fils dans des lycées où leur /764/ soient assurés
le savoir et la moralité.»[42] Voilà qui ressemblait beaucoup à une
capitulation face aux requêtes de la bourgeoisie.
En ce début d'année scolaire 1871-1872, l'Unità signalait aussi l'ouverture de
deux autres collèges par ce «prêtre zélé» qu'était notre don Bosco. Mais ces
fondations avaient été précédées par deux affaires sur lesquelles le journal
avait sagement gardé le silence.
Les maisons de Mirabello et de Cherasco ne
donnaient plus satisfaction à don Bosco.[43] A la différence du Valdocco, d'Alassio et
même de Lanzo, elles n'étaient pas d'accès commode; en outre, elles
laissaient à désirer du point de vue sanitaire et paraissaient sans avenir.
Inquiètes, les familles des élèves de Mirabello retiraient leurs enfants. Le
chiffre des pensionnaires était passé de 180 environ à 115 «pour cause de
maladies, et ces 115 (étaient) épouvantés à l'idée de tomber malades», expliquait
don Bosco à la comtesse Callori au début d'août 1870.[44] Quant à Cherasco, d'après l'avocat de don
Bosco dans sa plaidoirie contre la municipalité de l'endroit, «en 1870 et 1871,
des fièvres intermittentes sévirent au collège de façon persistante et tenace.
Elles étaient dues à la disposition du collège, sans autre dortoir qu'une
longue salle exposée au nord le long de la Stura, avec un unique puits creusé lui
aussi au nord. » De ce fait, «la première année, plus de vingt élèves furent
atteints de fièvres et plus de trente-cinq la deuxième année, au point qu'il
fallut parfois renoncer à faire classe. »[45] Il est vrai que le médecin de la municipalité
accusait plutôt la qualité de la nourriture et une aération déficiente:
fenêtres fermées, sorties au grand air insuffisantes...[46] Toujours est-il qu'en 1870, don Bosco
abandonna Mirabello pour Borgo San Martino, autre petite cité proche de
Turin; et, en 1871, Cherasco pour Varazze, sur la Riviera comme Alassio.
Le 16 juin 1870, il annonçait à la comtesse Carlotta Callori qui avait parrainé Mirabello: «J'ai
une étrange nouvelle à vous donner: il est question de transférer le séminaire
de Mirabello à Borgo San Martino dans le palazzo du
marquis Scarampi. Les raisons seraient: terrains adaptés aux récréations,
jardin potager, proximité du chemin de fer, vastes expaces à acheter. A Mirabello,
froidure glaciale du village; bâtisses à peu près dépourvues de terrains de
jeu, en conséquence pas très salubres; éloignement du chemin de fer.» Don Bosco
calculait que, tous comptes faits, il ne perdrait pas au transfert. «Pour
compléter les locaux actuels et continuer (à Mirabello), y compris pour la chapelle,
nous devrions débourser plus de 120.000 francs. Pour la nouvelle acquisition,
la dépense serait de 114.000 francs. Mais il faudrait /765/ compter avec
quinze journées de terrain, où la coupe des arbres nous rapporterait
éventuellement pas moins da 20.000 francs. » Diplomatiquement (car les jeux
étaient faits), il terminait: «Comme Mirabello a commencé sous vos auspices, je
ne veux rien conclure sans votre avis. »[47] La comtesse émit quelques objections, puis se
résigna .[48] Un mois et demi après la nouvelle initiale,
don Bosco lui mandait: «Le contrat sur Borgo San Martino a
été conclu samedi après de nombreuses modifications en notre faveur. Ce qui
l'emporta sur toutes les objections, ce fut la venue de don Bonetti [directeur
de Mirabello], selon qui ses élèves étaient passés de 180 à 115 pour cause de
maladie. »[49] Le nouveau collège de Borgo, dit
encore (provisoirement) «petit séminaire» comme Mirabello, put être ouvert dès
octobre 1870.[50] L'Unità annonça
le 20 de ce mois: «Le petit séminaire San Carlo de Mirabello, où il existait
depuis sept ans, a été transféré près de Casale, à Borgo San Martino.» Lisons
son article de l'année suivante, fidèle reflet des sentiments de don Bosco
(auteur probable) sur la nouvelle fondation. «L'un des besoins les plus
évidents des familles et de la société moderne est de former une jeunesse à la
fois moralement saine (morigerata) et intellectuellement cultivée (studiosa). C'est donc avec plaisir que nous annonçons et
proposons un Institut, qui a pour but de donner aux enfants une instruction
élémentaire et gymnasiale conforme aux programmes gouvernementaux et nullement
séparée d'une éducation morale et religieuse. C'est le Collegio-Convitto ou Petit séminaire de Borgo San Martino, gare située sur la ligne de
chemin de fer Alessandria-Casale. Le prix modique de la pension (24 lires mensuelles
pour la pension ordinaire et 32 lires pour qui désirerait un régime spécial),
la salubrité et l'aménité du site, l'arrêt du chemin de fer près du collège, et
surtout la direction confiée au zélé don Giovanni Bosco, l'ami et le père très
affectionné de la jeunesse, c'est bien là tout ce que peut désirer un bon père
de famille. - Pour les inscriptions s'adresser au directeur du collège. »[51] La nouvelle du départ de don Bonetti et de ses
confrères n'avait pas enchanté la municipalité de Mirabello, qui, toutefois, ne
réclama nul dédommagement à notre don Bosco.[52]
Il en alla autrement à Cherasco, collège pour
lequel il avait signé un contrat de cinq ans. Quand, le 29 juillet 1871, il eut
définitivement retiré ses religieux de l'établissement, la municipalité porta
plainte et lui intenta un procès. Elle lui reprochait entre autres d'avoir déménagé
un mobilier acquis par elle au prix de 12.000 lires et à lui fourni en vertu de
la convention. Le tribunal civil de Turin lui donna raison /766/ et condamna don
Bosco le 12 octobre 1871 - Celui-ci fit appel, et, le 13 février 1874, la
cour de Turin consentira à diminuer la dette. La municipalité eut surtout la
satisfaction de voir son bon droit reconnu. On aboutit à une transaction: don
Bosco versa 4.500 lires et Cherasco se déclara satisfait.[53]
Au cours de l'été de 1871, don Bosco
avait donc transféré l'encadrement - et une partie du mobilier! - de Cherasco dans
un nouveau collège. Il était situé à Varazze, à quelque treize kilomètres de Savone,
sur la Riviera comme Alassio. Les
deux localités se ressemblaient au reste beaucoup. L'Unità du 20 octobre 1871 publia - avec
quelque retard, comme on le voit par la date de la rentrée des élèves - le prospectus
de début d'année scolaire du nouveau collège. Son contenu nous éclairera sur la
dualité des tarifs de pension, détail pour nous énigmatique des prospectus
cités de Cherasco, Lanzo ou Alassio. «Le long du littoral, entre Gênes
et Savone, dans la cité de Varazze, un collegio-convitto est ouvert à la
jeunesse étudiante après approbation des autorités scolaires. L'édifice est
situé à proximité de la gare du chemin de fer, à l'endroit le plus salubre, le
plus élevé et le mieux aéré de la cité; et il offre une vue agréable sur la
mer. L'enseignement, qui comprend les quatre classes élémentaires, le cours
technique et les cinq classes du gymnase, est approuvé; en d'autres termes, les
enseignants seront diplômés, les matières et les disciplines enseignées
seront, dans toutes les branches, analogues aux programmes et aux règlements
gouvernementaux. Les plus grandes précautions sont prises pour que rien ne
manque aux élèves de ce qui peut contribuer à leur progrès moral, sanitaire et
scientifique. - Deux tarifs de pension sont proposés. Au premier, de 35 lires
mensuelles, le régime comporte au déjeuner (pranzo) pain à volonté, vin, soupe (minestra) et deux plats (pietanze); au dîner (cena) pain
comme ci-dessus, soupe, vin et un plat; au petit déjeuner (colazione) café, lait ou fruit; au goûter (merenda) pain. Pour le deuxième tarif
de pension, de 24 lires mensuelles, pain au petit déjeuner et au goûter; pain à
volonté, soupe, un plat et du vin au déjeuner; pain comme ci-dessus, soupe, vin
ou fruit au dîner. Celui qui, dans cette deuxième catégorie, désirerait du café
au lait le matin, en recevrait au collège pour 3,50 lires mensuelles.
Afin d'éviter toute perte de temps et tout retard préjudiciable aux classes,
l'entrée au collège est fixée entre le 15 et le 18 octobre. La pension
commence de courir le 18, y compris pour ceux qui arriveraient dans les
jours suivants. Les inscriptions se font auprès du chanoine Bonora, prévôt et
vicaire forain de Varazze ou auprès du directeur local du collège, le /767/ prêtre Giovanni Francesia, docteur ès lettres.»[54] En 1871-1872, don Bosco affectait à ce collège
quatorze profès et six ascritti. Les
prêtres Francesia directeur, Francesco
Cuffia préfet, Giuseppe Cagliero catéchiste et le clerc (donc non
prêtre) Carlo Cipriano conseiller,
constituaient le «chapitre» de l'établissement. Les autres profès et ascritti étaient soit clercs (Francesco Borgatello était diacre), soit coadjuteurs.
Le personnel, que don Bosco présenta le 8 août 1871 au proviseur scolaire de
Gênes, était donc en majorité très jeune.[55]
L'ospizio de Marassi (1871)
Les prix de pension de ces collèges laissent
rêveur. Assurément, ils n'enrichissaient pas leurs administrateurs, qui les
disaient véridiquement «modiques». Mais le tarif mensuel de la pension la
moins chère n'était pas loin d'égaler la paie mensuelle de beaucoup d'ouvriers
du textile du Piémont d'alors. La paie journalière moyenne - par jour ouvrable -
des ouvriers-hommes de la lainière M. Sella de Biella n'avoisinait-elle
pas 0,90 lire vers 1850? Et elle dépassait de loin la paie mensuelle des
ouvrières de la région. En 1861, chez Antogini, la paie journalière moyenne des
ouvrières allait de 0,40 à 0,68 lire.[56] Don Bosco destinait évidemment ces
établissements à la classe moyenne et à la bourgeoisie plus ou moins fortunée.
Le problème ainsi posé ne pouvait lui échapper, à lui qui, dans ses
constitutions, réservait en priorité ses religieux aux pauperiores.
De fait, peu après son échec d'Alassio, il
créa en 1871 à Marassi, près de Gênes, une réplique de son ospizio du Valdocco. La conférence génoise de S.
Vincent de Paul patronna aussitôt une ceuvre, qui cadrait tellement avec ses
options sociales. L'ospizio, confié à l'origine à don Paolo Albera, assisté par deux clercs, fut installé dans une villa du sénateur Giuseppe Cataldi au mois d'octobre 1871.[57] Mais la solution de Marassi, avec ses locaux trop
exigus, ne pouvait être que provisoire. Grâce à l'archevêque de Gênes, le
sévère et généreux Mgr Salvatore Magnasco,[58] don
Bosco put acquérir en 1873, à Sampierdarena, dans la banlieue de cette ville,
une antique maison de théatins et l'église correspondante dédiée naturellement
à S. Gaëtan. Avec cette oeuvre populaire, promise à un bel avenir, la Pieuse Société de S. François de Sales prenait enfin en Ligurie quelques traits du Valdocco.
Sampierdarena, quartier très peuplé d'une zone en expansion industrielle, avec
un clergé submergé par le nombre et oeuvrant dans des conditions que
l'immigration ouvrière et artisanale rendait /768/ difficiles, ne pouvait que
convenir aux fils de don Bosco. Les deux premiers alinéas d'une circulaire que
celui-ci rédigeait alors pour se faire aider dans sa nouvelle entreprise le
disaient de façon très claire, quoique dans un très mauvais style: «Parmi les
villes qui méritent d'être aidées pour la moralité et la religion il y a
certainement S. Pierdarena. La population y est de près de vingt mille âmes,
avec une seule paroisse et un clergé très réduit, un rien en comparaison des
besoins. Ce besoin est ressenti chez tous les citoyens, spécialement chez les
enfants pauvres, qui errent dans les rues et sur les places abandonnés aux
dangers de perversion auxquels les expose un âge sans expérience. - Afin de
pourvoir à cette grave nécessité S. E. Révérendissime Mgr Magnasco a décidé
d'acquérir l'église et le couvent de S. Gaëtan, l'église pour la mettre au
service de tous, le couvent pour des cours du soir et du dimanche, ainsi que
pour un foyer (ospizio) destiné aux enfants particulièrement pauvres
et abandonnés. L'acquisition a été faite au nom du prêtre Giovanni Bosco
qui s'oblige à y envoyer des prêtres et des assistants de sa congrégation en
nombre correspondant au besoin ...»[59] En Italie du Nord, Sampierdarena était,
auprès des collèges de la Riviera, un
deuxième oratoire de don Bosco.
Une acceptation controversée: le collège de Valsalice (1872)
Les disciples consciencieux de don Bosco
retrouvaient, avec Sampierdarena, leur vocation initiale que, quelques mois
auparavant, l'acceptation d'un collège aristocratique près de Turin avait,
après Cherasco, Alassio et Varazze, contribué à édulcorer .[60] En mars 1872, sur les instances de Mgr Gastaldí, depuis
quelques mois archevêque de Turin, don Bosco avait assumé la responsabilité du
collège de Valsalice. L'immeuble et le terrain appartenaient aux frères des Ecoles
chrétiennes qui, toutefois, pour des raisons qui leur étaient propres, ne
pouvaient y assurer l'instruction des jeunes. De ce fait, en 1863,[61] ils avaient loué le complexe à une association de
quelques prêtres de Turin, instituée le 25 juillet de cette année-là pour
«promouvoir l'instruction et l'éducation religieuse, morale et civile de la
jeunesse par des instituts d'éducation à créer selon les nécessités». Le collegioconvitto de Valsalice, fondé le 19 octobre 1863, était destiné, selon un historien local
du temps, à «former les jeunes des classes aisées et de condition civile à la
religion, aux sciences et aux carrières civiles, militaires et commerciales. »[62] Les tarifs élevés des pensions s'expliquaient
probablement par un très nombreux personnel de service. /769/ Cependant, le
collège de Valsalice ne prospérait pas. En 1867-1868, il ne comptait, nous
apprend-on, que 80 élèves, soit 11 pour le lycée, 44 pour le gymnase, 12 pour
le cours technique et 13 pour les cours élémentaires. En janvier 1873, lors du
passage à don Bosco, le chiffre total était tombé à 22.
En mars 1872, don Bosco dut certainement
batailler pour convaincre son conseil, nullement enchanté par le cadeau de
l'archevêque.[63] D'autant plus qu'il était assorti de charges
financières, qu'au reste don Bosco finit par refuser, en grande partie,
d'assumer. Le 22 mai 1872, don Bosco écrivait à Mgr Gastaldi: «... Ce qui
décourage mes confrères, ce sont deux choses: 1° Notre but est de nous en tenir
à la classe moyenne, non pas à la noblesse. 2° Si des personnages aussi respectables
que les administrateurs actuels ne peuvent faire face, nous nous en tirerons,
nous, pauvres pygmées?»[64] Mais
il se résigna. La pension des élèves, d'abord fixée, selon les tarifs jusque-là
en vigueur, à 90 francs mensuels pour le cours élémentaire; à 100 francs pour
le cours du gymnase et à 110 francs pour le lycée,[65] fut, en janvier 1873, uniformisé à 90 francs
mensuels pour tous les cours.[66] C'était pourtant trois et quatre fois plus
que dans les collèges de la Riviera. La trop bonne
réputation des maîtres des écoles salésiennes entraînait une dérive sensible de
l'institution. Car l'article de l'Unità
cattolica paru après l'acceptation de Valsalice liait leur
renommée et leur entrée au collège: «Les preuves qu'ont données et que
continuent à donner en Piémont et en Ligurie les collèges de don Bosco
constituent des garanties suffisantes pour tranquilliser les parents désireux
de confier leurs fils au collège de Valsalice. Quant à nous, nous croyons
pouvoir dire en toute vérité que, dans ce collège, rien ne manque qui puisse
contribuer au bien sanitaire, moral et littéraire des élèves. En ce qui
regarde les études, nous ne voulons pas omettre d'informer le public qu'elles
seront dirigées par le valeureux professeur don Celestino Durando, auteur
du Nuovo Donato (principes
de grammaire latine)... »[67] En fait, le «valeureux professeur» Durando n'abandonna
pas le Valdocco pour Valsalice. Mais, sous la direction avisée d'un autre
disciple instruit de don Bosco, Francesco Dalmazzo, ce collège prospéra bientôt à son tour.[68] Cependant, pour don Bosco, il demeurait une épine.
Don Bosco dans les nouvelles entreprises scolaires
L'éclat des disciples n'offusquait pas la
réputation du maître. Cléricaux et anticléricaux reconnaissaient son empreinte
dans toutes les /770/ institutions. C'était lui qui avait établi les
contrats des nouveaux collèges, distribué leurs personnels et inspiré les
auteurs des ouvrages scolaires récemment édités. La presse le répétait. A
l'origine des publications de l'oratoire S. François de Sales on imaginait la
figure paternelle du prêtre Giovanni Bosco, qui, à lui seul, représentait toute
l'institution. Et les résultats littéraires, «scientifiques» et surtout religieux
et moraux des divers collèges étaient imputés à sa judicieuse direction.
«Ce collège, écrivait l'Unità à propos d'Alassio en septembre 1872, a donné en quelques années les plus heureux résultats. C'était naturel, puisqu'il vit sous la
direction du si méritant don Bosco. Le chiffre des élèves a notablement
augmenté. Le collège n'a pas moins grandi dans la satisfaction des parents, qui
se félicitent de ce que, en assurant en tous points l'instruction scientifique
et littéraire [des élèves], on y cultive de façon spéciale la moralité et la
religion... »[69] Trois mois après, dans une notice sur Lanzo, le
quotidien imprimait: «Les parents, qui désirent assurer à leurs fils une solide
instruction religieuse, morale et littéraire, n'ont qu'à les placer dans ce
collège qui, voici quelques années, fut ouvert par l'infatigable don Bosco dans
une cité des plus salubres, au pied des Alpes, pour le plus grand bien de la
jeunesse qui y est éduquée et instruite...»[70] Dix jours passaient, venait le tour de Varazze:
«Ce collège, qui compte aujourd'hui quelque cent pensionnaires, a été ouvert
il y a un an à peine sous la haute direction du prêtre si méritant qu'est don
Bosco, lequel, avec l'aide d'une phalange choisie de jeunes maîtres et
professeurs, formés dans son esprit, s'emploie à instiller dans le coeur de la
jeunesse les principes d'une éducation chrétienne... »[71] Presque
simultanément, le journal spécifiait que l'aimable collège de Borgo San Martino, parfois encore appelé «Petit séminaire San Carlo », était, bien que dirigé et
administré par le prêtre professeur Giovanni Bonetti, «sous la dépendance du prêtre don Bosco.»[72]
Plusieurs traits de la petite société à
laquelle il donnait l'impulsion avaient changé. Le caractère «religieux » des
communautés de maîtres s'était accusé. Les garçons recueillis n'appartenaient
plus, dans la plupart des nouvelles créations, à la classe populaire des
origines. L'observateur des fondations de collèges par le prêtre du Valdocco ne
peut qu'être surpris par sa remarque de 1872 à son archevêque: «Nous nous en
tenons à la classe moyenne». La clientèle des années '70 n'était plus celle de
1848. Moins par calcul que sous des pressions conjoncturelles, par le jeu de
l'offre et de la demande sur le marché de /771/ l'éducation, il s'adressait désormais à la
jeunesse masculine en général. Et il pourvoyait à son éducation, non plus par
un système d'instructions et de distractions ou loisirs dans l'oeuvre ouverte
qu'était l'oratoire primitif, mais par des écoles structurées et entre les murs
d'internats aux contacts très surveillés avec le monde extérieur. Les livres
classiques eux-mêmes n'y pénétraient qu'expurgés de toute inconvenance. Don
Bosco entendait mettre les jeunes à l'abri des influences néfastes d'une
réalité sociale qu'il redoutait de plus en plus depuis la promulgation du Statuto. L'Etat laïcisé pactisait
avec le mal. Les collèges-pensionnats qu'il fondait ou dont il acceptait la
direction, non seulement en Piémont, mais sur la Riviera ligure, devaient protéger la jeunesse
contre la malfaisance d'une société délétère, qui menaçait l'intégrité de la
vie morale et religieuse de jeunes gens sans force de caractère ni solidité de
convictions.[73] La casa annessa de l'oratoire S. François de Sales avait été transformée, par aménagements
successifs, en un authentique collège, où les garçons, toujours étroitement
surveillés, pouvaient dormir, manger, travailler et s'instruire. Le lieu de
l'éducation de don Bosco était la casa, c'est-à-dire l'internat, dénommé
selon les catégories sociales soit ospizio, soit collegio-convitto. Les murs de la casa garantissaient le garçon des dangers du «monde».
Cette maison avait heureusement aussi et surtout une fonction positive
d'éducation morale et religieuse, à laquelle la lecture des classiques latins
et italiens devait concourir. «Avant tout, on veille à infuser dans le coeur des
enfants une sainte crainte de Dieu, on leur inspire l'amour de la vertu et
l'horreur du vice par l'enseignement du catéchisme et par des instructions
morales appropriées; on les dirige et on les aide sur la route du bien par des
avis opportuns et bienveillants, et spécialement par la pratique de la piété et
de la religion. »[74] Ces
phrases, attribuées à don Bosco dans une conversation de 1854 avec Urbano Rattazzi, ne furent certainement pas
prononcées telles quelles à cette occasion. Mais, forgées dans les années '80,
elles disaient fort bien son intention éducative quand il distribuait ses
collèges sur la côte ligure. Sa société religieuse, elle-même imaginée
telle une oasis salubre dans un monde mauvais, visait à éduquer humainement,
moralement et religieusement des jeunes, dont une société dangereuse perturbait
la croissance.
Ses contemporains anticléricaux l'ont déploré
non sans perspicacité. «Nous savons tous ce qu'est l'éducation donnée par don
Bosco à ses élèves, assurait Il Fischietto du 19 décembre 1874. Il en
fait autant d'enfants de choeur (chierichetti). Belle perspective pour une popula-/772/ tion qui a fait et qui fait toutes sortes de
sacrifices pour s'élever au meilleur degré possible de civilisation... »[75] Selon Il Pasquino, son confrère, don Bosco
fabriquait des «ignorantins.»[76] Deux
façons de laisser entendre qu'il leur refusait la culture authentique (moderne)
de l'esprit. Ses fondations répétées de collèges témoignaient cependant qu'une
part au moins de l'opinion éclairée était d'avis différent.
Le système clos d'éducation de don Bosco en
ces années '70, système au reste en harmonie avec l'idéologie moyenne d'une Eglise
obsédée par le mal du monde, doit être regardé dans sa totalité. Si la méthode
de «serre chaude» qu'il privilégiait pouvait ne pas convenir à tous les
tempéraments et, moins encore, à tous les temps (elle semble n'être plus guère
imaginable dans la société de libre communication de l'Occident de la fin du
vingtième siècle), elle tenait au moins compte de la fragilité du jeune de
toujours et de partout; elle faisait à juste titre grand cas de son
affectivité; et elle lui offrait, aux années décisives de l'adolescence, une
tranche de vie saine, à laquelle il se référerait ensuite avec bonheur, parfois
avec nostalgie. A la condition toutefois que le système de don Bosco, où, avec
la religion, la musique et la fête tenaient une place essentielle, ait été
intégralement appliqué dans les instituts se réclamant de lui.[77] Si vous enlevez une pièce à ce mécanisme, ne soyez
pas surpris qu'il marche mal.
On mesure ainsi la distance entre l'oeuvre des
oratoires des origines et la société de S. François de Sales au temps d'Alassio et
dé Valsalice. L'institution autrefois ouverte du Valdocco prenait des airs de
forteresse monastique au sein d'un monde hostile. Les jeunes «abandonnés»,
écartés des collèges qui surgissaient l'un après l'autre, ne trouvaient refuge
que dans les deux ospizi du Valdocco
et de Sampierdarena. Et la société de don Bosco présentait désormais plusieurs
visages. Au reste, nombre de ses admirateurs d'autrefois, singulièrement les
Français et les Belges jusqu'à la première guerre mondiale, ne
s'intéresseraient qu'à celui des origines, qu'ils lisaient dans les deux
«oratoires» pour la jeunesse pauvre et abandonnée. Ils ignoreraient les
collèges de la Riviera lors des
fondations des oeuvres de Nice, Marseille, Paris, Lille, Montpellier, Liège, Dinan
ou Tournai. Jamais ils n'ouvriraient de «collèges». Le seul don Bosco des
années '50 les séduisait. /773/
Chapitre XX.
Le concile Vatican I
Le convocation du concile[1]
La bulle Aeterni Patris, par laquelle Pie IX
convoquait «les patriarches, archevêques, évêques, abbés et tous les autres
ayant droit» à participer au concile qui s'ouvrirait dans la basilique
Saint-Pierre au Vatican le 8 décembre 1869, fut datée du 29 juin 1868.[2] A
la fin de l'année précedente, le retour du corps expéditionnaire français, provoqué
par les menaces des garibaldiens du côté de Monte Rotondo, avait
rendu un peu de calme à la ville de Rome. (La défaite sanglante des
garibaldiens à Mentana eut lieu le 3 novembre 1867; le 6 novembre, les
troupes franco-pontificales étaient rentrées dans la ville.) L'assemblée
projetée paraissait ne devoir pas être troublée.
La préparation de l'opinion
Au cours de l'année 1869, l'opinion catholique fut préparée à l'événement. Don Bosco y contribua de son mieux
depuis Turin par ses écrits et par sa revue les Letture cattoliche.
On pensait que le problème du rôle du pape dans l'Eglise
serait nécessairement posé par le concile. Le premier fascicule des Letture cattoliche pour l'année 1869: «Du pouvoir temporel du
pape», soustitré: «Conversations entre un étudiant et un professeur», par le
prêtre Pietro Boccalandro [3] traita
d'un aspect de la question. Les raisons du pouvoir temporel si controversé du
souverain pontife étaient, y lisait-on, d'opportunité. C'était ce qu'exposait
le professeur mis en scène à l'étudiant «réellement scandalisé par le Pape»,
qui «veut être souverain temporel, et qui défend cette souveraineté par les
armes. »[4] Les
chassepots de Mentana fumaient encore.
La question de fond de l'autorité dans l'Eglise fut
abordée par don /779/ Bosco lui-même (en tout cas sous sa signature, car il
ne rédigeait plus nécessairement lui-même toutes ses publications) dans le
fascicule du mois suivant, intitulé: «L'Eglise catholique et sa hiérarchie.»[5] Le titre pouvait abuser: il s'agissait de notes assez hétéroclites sur
la religion, l'Eglise, sa constitution et ses schismes historiques, etc., etc.
Des paragraphes très regrettables sur les schismatiques répétaient les clichés
trop habituels des catholiques du temps. Celui sur la Russie ridiculisait son clergé et accusait ce pays «orthodoxe» de maintenir l'esclavage,
reproche particulièrement mal venu huit ans après l'abolition du servage. De
plus d'intérêt pour nous, les chapitres IV et V traitaient de la hiérarchie
ecclésiastique et donc de l'autorité comme telle, en s'empressant d'ailleurs de
la concentrer dans le pape, vicaire visible du Christ invisible.
Le caractère infaillible de l'autorité doctrinale du
souverain pontife y était naturellement souligné. Disciple de Joseph de Maistre,
don Bosco était acquis à l'infaillibilité personnelle du pape. Dans l'édition
de 1866 de son Histoire d'Italie, il avait cité le célèbre passage du livre Du
pape sur l'équivalence entre l'infaillibilité du pontife et la souveraineté
politique dans l'ordre temporel, à la seule différence que, «dans la
souveraineté temporelle l'infaillibilité est humainement supposée, tandis que,
dans la souveraineté spirituelle du pape, elle est divinement promise. »[6] Au chapitre IV de son livre de 1869, don Bosco assimilait, comme le Pseudo
Denys l'Aréopagite, la hiérarchie ecclésiastique à la hiérarchie céleste. La
hiérarchie terrestre était patronnée par le pape à son titre de vicaire de Jésus
Christ, fils de Dieu. Le chef visible de l'Eglise occupait sur terre la place
de son chef suprême devenu invisible après sa résurrection et son ascension. Au
ciel, le Christ régnait sur un monde hiérarchisé d'anges, d'archanges... et de
saints; sur terre, son représentant régnait sur les cardinaux, les évêques,
les prêtres... et les fidèles. Don Bosco comparait longuement la sainte Eglise à
une armée ordonnée, commandée par un roi depuis son palais, mais, sur le champ
de bataille, par un généralissime qu'assiste une multitude d'officiers de
différents grades. Le palais était le ciel, le champ de bataille la terre.
Il faut méditer cette image pour se familiariser avec
la conception qu'avait don Bosco du pouvoir dans l'Eglise, clef de son ecclésiologie
à la veille de Vatican I.[7] Il écrivait: «Chef invisible et chef
visible dans l'Eglise. - Dans une armée régulière il existe aussi une
parfaite hiérarchie à la tête de laquelle se trouve le roi. A l'heure des
combats, celuici est, soit à la tête de ses troupes soit dans son palais, où
il dresse ses /780/ plans et ses projets et d'où il expédie au champ de
bataille les ordres opportuns. Dans ce cas, le roi s'en remet à celui qui tient
sa place, un général en chef.[8] Sous les ordres de celui-ci, il y a les
autres généraux, les colonels, les majors, les capitaines, les lieutenants, les
officiers, les sergents et les caporaux, qui constituent autant de grades de
supériorité soumis les uns aux autres, mais qui dépendent tous du généralissime
et du roi lui-même. Par l'intermédiaire de ces différents grades, les soldats
reçoivent les ordres du chef, connaissent sa volonté, sont menés au combat
contre les ennemis, à la défense de la patrie et à la protection de la justice
et de la religion. Ce que l'on voit dans la hiérarchie militaire se retrouve
aussi et de façon beaucoup plus admirable dans la hiérarchie ecclésiastique.
Jésus Christ, tel un roi puissant, est le chef suprême tant de l'ensemble de l'Eglise
que de sa hiérarchie. Mais, après s'être manifesté personnellement pendant
trois ans à la tête des siens, parce qu'il devait abandonner cette terre pour
retourner à son Père céleste, il choisit un homme, saint Pierre, pour tenir sa
place [9] en
ce monde, qui est le grand champ de bataille. Il lui donna l'ordre de guider,
aidé par d'autres, l'armée des siens contre le prince des ténèbres, contre les
ennemis des âmes, pour les mener à la conquête du royaume céleste. De son
palais éternel il expédie ses ordres à son vicaire, l'inspire, l'assiste et le
réconforte par l'espérance de la victoire et de la couronne qui ne se flétrit
pas. Le chef invisible de la hiérarchie ecclésiastique est donc Jésus Christ.
Son chef visible est le pape, qui peut aussi être appelé hiérarque suprême et,
selon saint Jean Chrysostome (hom. LVIII, in Matt.), hiérarque des hiérarques.
A lui en conséquence, non seulement les simples fidèles, mais tous les membres
de la hiérarchie doivent être soumis, prêter obéissance et vénération comme à
Jésus Christ en personne... »[10]
La fonction de vicaire du Christ, entendue dans son
sens le plus fort de représentant personnel, assure au pape une supériorité
absolue sur toute l'Eglise, enseignante et enseignée. (Don Bosco tenait à cette
distinction.) Dans l'Eglise, il possède, à son sentiment, la plénitude des
pouvoirs aussi bien sur les évêques que sur les simples fidèles. Son titre
d'évêque de Rome disparaît sous d'autres infiniment plus prestigieux. Il est
«le chef de toute l'Eglise, le primat, le prince, le maître des apôtres
eux-mêmes, le pasteur des pasteurs ». Pour le démontrer, don Bosco invoquait
les références évangéliques habituelles chez les controversistes catholiques:
Matthieu XVI, 18, Luc XXII, 32, Jean XXI,
11 et suivants. Parce qu'il
attribuait au pape la plénitude des pouvoirs, il était amené à concentrer en
lui tout pouvoir de juridic-/781/ tion et à prendre rang parmi les « médiatistes » dans le débat sur l'origine
de la juridiction épiscopale.[11] Cette juridiction n'était, selon lui, dévolue
aux évêques que par l'intermédiaire (medium) du souverain pontife et dans
la seule mesure qu'il leur consentait. Don Bosco n'ignorait pas qu'il
attribuait ainsi au pape un pouvoir que de nombreux défenseurs des pouvoirs
épiscopaux, dits «philogallicans», lui contestaient et lui déniaient. Il
l'expliquait, quoique sans assez de nuances, par la distinction classique
entre pouvoir d'ordre et pouvoir de juridiction. «En tout évêque on distingue
deux espèces de pouvoirs, le pouvoir d'ordre et le pouvoir de juridiction. Le
pouvoir d'ordre est la faculté d'exercer dans l'Eglise certaines fonctions,
telles que confirmer, consacrer validement d'autres prêtres et évêques, et ce
pouvoir l'évêque le reçoit immédiatement de Jésus Christ dans l'acte de son
ordination, c'est-à-dire quand il est consacré par le moyen du sacrement de
l'ordre et de l'épiscopat. Quant au pouvoir de juridiction, c'est la faculté de
gouverner des sujets, qui sont les fidèles, de faire des lois, de décréter des
peines et choses semblables pour le bien des âmes, ou encore la faculté
d'exercer non seulement validement mais aussi licitement le pouvoir d'ordre.
Cela étant, il convient de savoir que cette deuxième faculté ne réside pas dans
l'évêque; il ne l'a que du pape, à qui est subordonné le pouvoir d'ordre
lui-même, qui ne peut être exercé que par sa concession. »
Don Bosco insistait, préparant ainsi le terrain à la
reconnaissance de la primauté la plus absolue du pape sur les évêques,
présentés comme ses lieutenants. «Ce pouvoir de juridiction ne réside pleinement
que dans le seul pape, de qui le reçoivent, comme d'une source unique, tous les
autres évêques. Il le donne, le supprime, l'étend, le restreint, selon son bon
plaisir.» La raison lui paraissait obvie: tout pouvoir ne vient-il pas d'En-Haut?
«Lui seul (le pape) le reçoit directement de Jésus Christ pour lui-même et
pour toute l'Eglise, pour luimême et pour tous les évêques, à l'instant même
où il est légitimement élu souverain pontife; mais tous les autres le reçoivent
de lui, quand ils sont préconisés évêques, et le reçoivent seulement dans la
mesure nécessaire à l'administration de leur diocèse ou pour remplir les offices
qui leur sont assignés, non certes pour toute l'Eglise.»[12]
Comme l'avait fait quelques années auparavant - très maladoitement
- un canoniste français auquel il lui est arrivé de se référer, don Bosco,
comme Marie-Dominique Bouix, isolait donc complètement le pape de l'épiscopat.[13] Il ignorait la distinction souvent reconnue en son
siècle (auprès d'autres illustres, par Mauro
Capellari, futur Gré-/782/ goíre XVI)
entre la juridiction particulière
et la juridiction universelle des évêques, cette dernière étant donnée par la
consécration. Or la nécessité d'une telle distinction était dûment marquée, à
l'époque de son livre, par une assemblée très autorisée préparatoire à Vatican
I.[14] Effet de sa conception exclusivement
individualiste de l'épiscopat, il ne disait mot du collège épiscopal successeur
du collège apostolique et n'imaginait pas que la cura de l'Eglise universelle
ait pu être commise par le Christ à l'épiscopat dans son ensemble et qu'en
conséquence elle puisse dériver, pour le membre de l'épiscopat, non pas du
pape, mais de l'acte consécrateur qui avait fait de lui un évêque. A la différence
de la théologie qui a prévalu avec Vatican II, il optait avec enthousiasme pour
l'origine médiate de toute juridiction épiscopale.[15]
L'autorité (c'est-à-dire le pouvoir) du pape, vicaire
de Jésus Christ, est spirituelle et temporelle, expliquait encore don Bosco. Il
ne dissertait heureusement pas, comme l'avaient fait divers théoriciens médiévaux,
sur l'hégémonie politique oecuménique du représentant visible du roi des cieux,
à ses titres de roi des rois et de seigneur des seigneurs. Son paragraphe intitulé:
«Autorité temporelle du pape», disait simplement que «le vicaire de Jésus
Christ, non seulement jouit d'une pleine autorité spirituelle sur le monde
comme chef de l'Eglise, mais que, comme roi, il jouit et exerce directement une
autorité temporelle sur un petit territoire d'Italie, comme n'importe quel
autre souverain dans ses propres états. »[16] En revanche, il était abondant sur l'autorité spirituelle du pape, son
objet et son étendue, précédant ainsi le débat qui diviserait le concile à
venir. Le pape, disait-il, gouverne et organise l'Eglise comme il l'entend. Il
crée des diocèses à sa guise partout où il le croit bon, il convoque des
assemblées[17]... Mieux encore, le pape définit le vrai et
le faux en matière religieuse, il dit où est le bien et où est le mal en
morale. «Par cette autorité, dans l'Eglise catholique, le pape régit, gouverne,
dispose comme il croit bon dans le Seigneur, et, de façon générale, omnia potest, il peut tout,
sauf contre la foi ou contre la morale. Par conséquent, il déclare ce qui est
vrai, ce qui est faux, définit si une doctrine ou un enseignement est conforme
ou contraire à la foi, il juge si une pratique est selon ou contre la saine
morale, approuvant ceci, condamnant cela... »[18] Don Bosco pénétrait ainsi dans le domaine dit
de l'infaillibilité.
Dans le petit livre de 1869, la question de
l'infaillibilité à proprement parler du pape était introduite par le biais de
l'infaillibilité du concile général, qui allait de soi dans l'Eglise de ce
temps. Prenons-y garde, c'était, dans la vision de don Bosco, le pape qui
conférait au /783/ concile une infaillibilité, dont, sans lui, il eût été
dépourvu. «Un concile, même général et oecuménique, ne fait autorité, ses
décisions ne peuvent être tenues pour infaillibles, tant que le pape, par sa
suprême autorité, ne lui a pas donné son approbation ou sa confirmation; car
seul le pape est infaillible par lui-même; pour lui seul le Christ a engagé sa
parole, qu'il ne le laisserait pas tomber dans l'erreur: J'ai prié pour toi,
afin que ta foi ne défaille pas. Le corps des évêques est infaillible, mais par
le moyen du pape. »[19] Dans cette vision des choses, comme le
pouvoir, le savoir des évêques n'était jamais que médiat. Le pape
omnipotent et omniscient de don Bosco était un peu «Dieu en terre». Organe
vivant de celui dont il était le vicaire, son pouvoir doctrinal personnel était
de source divine et donc sans appel. Paraissant même oublier dans l'expression
de sa pensée la médiation du Christ Jésus, don Bosco se risquait à conclure son
chapitre sur l'autorité spirituelle du pape: «A tout cela et autre chose encore
s'étend l'autorité du pape, parce qu'il est le vice-gérant de Dieu sur terre
pour tout ce qui regarde la gloire de Dieu même et le salut des âmes. »[20]
Bien que l'on ne s'attende pas à trouver un traité de
théologie dans une brochure des Letture
cattoliche, le peu de cas que
don Bosco faisait du pouvoir épiscopal sous le titre L'Eglise catholique et
sa hiérarchie ne laisse pas de surprendre. Fasciné à l'excès par ce qu'il
croyait être l'unique source et l'unique canal visible du pouvoir ecclésial, il
imaginait, face à l'Eglise enseignée, les indispensables corps intermédiaires
tels de pures courroies de transmission des volontés et même des idées d'un
pape à qui ces corps devaient tout, savoir et pouvoir. Il semblait confondre
subordination (certaine) et dérivation (qui l'était beaucoup moins).[21]
Campagne pour la définition de l'infaillibilité
Dans ces conditions, don Bosco ne pouvait qu'applaudir
à la Correspondance de France sur le futur concile, que la Civiltà cattolica publia à Rome en
février 1869, au temps où lui-même diffusait à Turin son livret sur l'Eglise catholique
et sa hiérarchie.[22] D'après le numéro 5 de cette
«correspondance», les «bons catholiques» de France désiraient «la proclamation
par le futur concile oecuménique des doctrines du Syllabus». Ils
«accueilleraient avec bonheur la proclamation par le futur Concile de
l'infaillibilité dogmatique du Souverain Pon-/784/ tife.» L'article indiquait benoîtement la
modalité de cette proclamation: «On ne dissimule pas cependant que le Souverain
Pontife, par un sentiment d'auguste réserve, ne voudra peut-être pas prendre
lui-même l'initiative d'une proposition qui semble le toucher personnellement.
Mais on espère que l'explosion unanime de l'Esprit Saint, par la bouche des
Pères du futur Concile oecuménique, [la] définira par acclamation. » La note
de la Civiltà cattolica déclencha
une violente polémique. Quelle étendue allait-on attribuer à cette «infaillibilité
dogmatique» du pape, définie sans débat, par acclamation et sous l'impulsion du
Saint-Esprit? Donnerait-on raison aux extrémistes tels que William George Ward
(1812-1882) - personnage très sympathique au demeurant -, qui revendiquaient
pour le souverain pontife une infaillibilité à peu près sans limites,
s'étendant à toutes les paroles, aux moindres directives du pape et accusant de
déloyauté ceux qui, ne partageant pas leurs opinions, minaient à leur sens, le
dogme catholique?[23] Car la Civiltà cattolica de 1865
s'était aventurée à ranger le Syllabus parmi les paroles «infaillibles» de Pie
IX, quand, à la suite de Quanta cura, elle avait écrit: «Que la
révolution renonce à ses erreurs; et ce qu'elles sont, elle le sait désormais
par l'infaillible parole du Vicaire de la Vérité subsistante. »[24]
Quelques mois passèrent, et don Bosco publia en août
un fascicule des Letture cattoliche, signé par lui, qui était tout entier consacré
aux conciles oecuméniques: «Les conciles généraux et l'Eglise catholique.
Conversations entre un curé et un jeune paroissien. »[25] Ce devait être sa plus importante
contribution à la préparation des esprits à l'assemblée sur le point de
s'ouvrir. Ce fascicule, sur lequel il avait fait travailler Giovanni Bonetti,
était un modèle d'information
populaire adaptée, sérieuse, claire et vivante. Le Valdocco résumait sous forme
dialoguée ce qu'il savait des conciles. Tommaso,
garçon de dix-huit ans
intelligent mais peu instruit, que désorientaient les objections d'un frère
bourré de lectures anticléricales, s'entretenait sur les conciles avec un curé
patient et bien informé. Il désirait savoir, 1) ce qu'était un concile, en
particulier un concile dit oecuménique, 2) la place que le pape y tenait, 3)
l'histoire des conciles antérieurs, enfin 4) en quoi consisterait le concile
annoncé par Pie IX. Le curé lui répondait en quatre soirées. Dans leur
majorité, les notes des conversations I et III, sur le sens des termes et
l'histoire des assemblées, nous renseignent assez peu nous-mêmes sur la
mentalité de l'auteur, c'està-dire de don Bosco, objet de notre recherche. En
revanche, les conversations II et IV sur la place du pape dans le concile et
sur Vatican I nous instruisent abondamment sur sa pensée à ces sujets, tandis
que le concile était à la veille de s'ouvrir.
/785/
Par la bouche du curé mis en scène, don Bosco
exprimait les objectifs du concile à venir, comme, au reste, Pie IX les avait
lui-même présentés: la répression des idées fausses, la réunion du peuple
chrétien et la réforme des moeurs. La suite des événements nous pousse à examiner
avec une attention particulière les pages sur la primauté du pape dans le corps
épiscopal et dans l'assemblée conciliaire. Nous le savons, la supériorité du
pape ne faisait aucun doute à notre auteur. Le pontife aurait donc pu se
dispenser de pareilles réunions et définir seul la vérité en doctrine et en
morale. Toutefois, remarquait le curé, un concile permettait d'approfondir les
problèmes soulevés et les réponses à y donner.
Don Bosco répétait ici que le pape seul conférait un
caractère infaillible aux options conciliaires. Car «le pape en matière de foi
et de morale est infaillible même quand il est seul. » «Aucun pape comme pape
n'a jamais erré. » On perçoit dans la brochure combien l'infaillibilité
personnelle du pontife était devenue le grand problème de l'Eglise en cet été
de 1869. Conformément au voeu de la Civiltà cattolica de
février, don Bosco souhaitait en toutes lettres que le concile la définisse
clairement. Tommaso demandait à son curé: «Et puis est-ce une vérité de
foi que le pape est infaillible même quand il définit seul?» Le prévôt ne
ménageait pas sa peine pour lui répondre: «C'est une vérité de foi que l'Eglise
enseignante, c'est-à-dire les évêques unis au pape, est infaillible dans ses
décisions touchant la religion et les moeurs. C'est aussi vérité de foi que le
pape est le successeur de saint Pierre, le vicaire de Jésus Christ, le chef
visible de toute l'Eglise, le père et le maître de tous les chrétiens, et qu'en
la personne de Pierre lui a été donné par Notre Seigneur Jésus Christ plein
pouvoir de paître, de régir et de gouverner l'Eglise universelle. C'est ce qui
a été défini par le concile général de Florence en l'année 1439. Par conséquent
le négateur quand ce ne serait que d'une seule de ces vérités serait hérétique.
» Au fil des phrases du curé de Tommaso, don Bosco s'adressait à l'Eglise contemporaine:
«Pour ce qui est de l'infaillibilité doctrinale du souverain pontife, cette
vérité, bien que certaine et très certaine, n'a pas encore été déclarée dogme
de foi. Mais l'on espère, et tous les bons catholiques en forment des voeux ardents,
que le prochain concile oecuménique la définira comme telle; et que, pour la
gloire de Dieu et de son Eglise, pour la sécurité et la consolation des bons,
en soit orné d'une nouvelle et magnifique perle le front vénérable du
successeur de Pierre. »[26]
Don Bosco prenait parti avec le maximum d'éloquence.
Hors con-/786/ versation, une note de son livret l'associait même à une
invitation adressée aux catholiques en 1867, «de faire voeu de croire,
professer et défendre et par leurs paroles et par leurs écrits, et, si
nécessaire, même par leur vie, l'infaillibilité individuelle du pape, bien
qu'elle n'ait pas encore été déclarée vérité de foi (...) Nous encourageons cordialement
[nos lecteurs!] à faire ce voeu pour l'honneur de Jésus Christ et de son
vicaire sur terre, et pour acquérir de plus grands mérites au ciel; et à prier
le Dieu de miséricorde de faire que cette si belle vérité soit vite
solennellement déclarée dogme de foi par la sainte Eglise. »[27] En ce
mois d'août 1869, don Bosco menait donc ardemment et par écrit une campagne
pour la définition de l'infaillibilité «individuelle» du pape par le futur
concile; il allait jusqu'à encourager une sorte de «voeu sanguinaire» («même
par leur vie») pour la défense de ce dogme, voeu analogue a celui pour la
défense de l'immaculée conception de Marie, contre lequel Muratori avait
cru bon de s'insurger en 1714.[28]
Fidèle à lui-même, il appliquait à la primauté pontificale
les principes ecclésiologiques qui avaient sous-tendu ses polémiques antivaudoises
des années '50. Jamais il n'envisageait l'Eglise telle une koinonia animée par
l'Esprit Saint. Il ne voyait en elle qu'une institution hiérarchisée, masse
d'individus subordonnés les uns aux autres, dépendant d'une unique source de
vie dans le Christ Jésus, mais aussi reliés à cette source par l'unique et
nécessaire canal du pape, son vicaire. Primauté, infaillibilité, pouvoir unique
de juridiction... provenaient de la même sainte fontaine. Plutôt que de juger
cette idéologie assurément contestable, il convient de chercher à la
comprendre dans sa naïve cohérence. Ne donne-t-elle pas une clef de certains
comportements de don Bosco vis-à-vis de son archevêque, qu'il pensait ne
devoir être que le fidèle exécutant des volontés du pape, volontés que lui-même
croyait bien connaître?
La participation au concile
Don Bosco suivait donc avec attention les préparatifs
du concile. Il caressa même l'espoir de participer à ses travaux au titre de
supérieur général de la société de S. François de Sales. Le récent décret
d'approbation de sa congrégation (1er mars 1869) impressionnait
plusieurs de ses amis; lui-même aussi et plus encore, à n'en pas douter. Les Acta SS. Concilii Vaticani conservés
aux archives vaticanes renferment à ce /787/ sujet une requête longtemps ignorée que, dans
les derniers jours de novembre 1869, il adressa au secrétaire du concile, Mgr
joseph Fessler. Il convient de la lire tout entière.
Turin, 22 novembre 1869
Excellence Révérendissime,
Ayant besoin d'éclaircissement sur l'intervention au prochain concile oecuménique,
je me permets d'adresser à V. E. R.me une humble prière sur ce point. En
quelques mots voici ce dont il s'agit.
Aux termes de quelques lettres et informations privées provenant
d'amis, il m'est assuré que les Supérieurs généraux des Ordres religieux
définitivement approuvés et ayant juridiction sont admis au prochain concile;
mais je n'ai pu savoir si les congrégations ecclésiastiques étaient comprises
dans cette catégorie. -je me trouve être Supérieur général de la congrégation
dite Société de S. François de Sales, définitivement approuvée avec
juridiction, congrégation à voeux simples mais perpétuels et réservés au
Saint-Siège. - Si, dans sa grande bonté, Votre Excellence voulait me faire
écrire un mot qui m'indique si cette société doit être rangée parmi celles qui
sont admises ou non, elle me ferait une véritable faveur. Je voudrais ne rien
omettre qui marque mon respect envers le Saint-Siège, comme je ne voudrais non
plus risquer un seul mot dans un domaine où je ne devrais pas m'immiscer. -
Persuadé que vous voudrez bien pardonner le dérangement que je vous cause, je
vous souhaite du ciel santé et vie heureuse, tandis que je me professe, avec
une profonde gratitude, de V. Exc. R.me. - Le très obligé serviteur, Giovanni Bosco,
prêtre.[29]
La réponse de Mgr Fessler fut négative. Les voeux perpétuels
prononcés dans la société de don Bosco n'étaient jamais que des voeux simples.
La participation au concile des supérieurs généraux de ces sortes de
congrégations était exclue.[30] Au début de décembre, don Bosco ne fit donc
pas le voyage de Rome pour assister aux cérémonies grandioses de l'ouverture du
concile le 8 décembre 1869.
La vision du 5 janvier 1870
Aux yeux de don Bosco, le concile devait ajouter une
merveilleuse auréole à la gloire du pape. Ce faisant, il dompterait les
puissances maléfiques ameutées contre lui. Au sein de l'Eglise romaine, cité
assiégée par la vague moderne, le pape régnant, lui-même dans l'oeil d'un
cyclone infernal, demeurait l'unique rempart du bien contre le mal.
Aussi les courants divers qui traversaient l'assemblée
conciliaire préoccupaient notre saint. Si, dès avant l'ouverture, des pères
s'étaient affichés favorables à la proclamation de l'infaillibilité du /788/ pape et, de
façon générale, à l'affirmation vigoureuse des principes chrétiens, d'autres se
disaient à Rome hostiles à la définition de l'infaillibilité et à tout ce qui
aggraverait l'isolement du corps ecclésial. Rares étaient les évêques
contraires à une infaillibilité du pape en lien avec l'Eglise; mais le problème
de l'opportunité d'une définition inquiétait beaucoup d'entre eux. «Dès avant
l'ouverture du concile, a écrit le meilleur historien de Vatican I, on pouvait
voir au sein de plusieurs épiscopats nationaux s'affirmer deux tendances bien
nettes: ceux qui faisaient confiance aux préparateurs romains de l'assemblée et
ceux qui redoutaient au contraire d'être mis devant un fait accompli. Les
positions se cristallisaient surtout autour de deux problèmes brûlants: il y
avait d'une part les évêques qui souhaitaient que le concile définît
l'infaillibilité du pape et ne redoutaient pas de voir rappeler les principes
qui devaient régir la société chrétienne idéale; d'autre part, ceux qui
croyaient que, par de pareils projets, l'Eglise et la société étaient menacées,
l'une dans sa constitution intime et l'autre dans ses institutions et ses
aspirations les plus légitimes. »[31]
Dans ce contexte mouvant, don Bosco, qui avait choisi
son camp, eut à Turin le 5 janvier 1870, sur Paris, l'Eglise et l'Italie, une
vision apocalyptique destinée à un long retentissement.[32] A Paris, cité brillante, mais idolâtre et
pécheresse, étaient annoncés de terribles fléaux: l'occupation étrangère et
d'effroyables dévastations. L'Italie, pourtant terre de bénédictions, serait
l'objet de grands malheurs: «La disette, la peste, la guerre feront que les
mères devront pleurer le sang de leurs fils et de leurs époux morts sur une
terre ennemie. » Rome serait durement frappée. Au sein de l'Eglise, Pie IX
était exhorté avec feu à mener à bien, malgré les désordres, l'oeuvre de la
«Grande Conférence». Heureusement, l'aube de la victoire se lèverait un jour
proche et le pape recouvrerait sa splendeur. «Le Grand Ministre verra l'Epouse
de son Roi en habits de fête. » «L'Auguste Reine du Ciel est présente, la
puissance du Seigneur est entre ses mains. Elle disperse ses ennemis comme une
nuée, elle revêt le vénérable vieillard de tous ses anciens atours. »
La section sur Vatican I figurait au centre de
l'oracle. Une addition de la main de don Bosco sur la copie la plus ancienne
que nous possédions la donnait comme destinée «à Pie IX». Elle disait: «La
voix du Ciel est maintenant pour le Pasteur des Pasteurs. Tu es dans la Grande Conférence avec tes Assesseurs; mais l'ennemi du bien ne demeure pas un instant en
repos. Il étudie et pratique tous les artifices contre toi. Il sèmera la
discorde parmi tes Assesseurs, il suscitera des /789/ ennemis parmi tes enfants. Les Puissances du
siècle vomiront du feu; elles voudraient que les paroles soient étouffées dans
la gorge des Gardiens de ma loi. Cela ne sera pas. Ils feront mal, ils se
feront mal à eux-mêmes. Quant à toi, accélère; si les difficultés ne sont pas
résolues, qu'elles soient tranchées. Si l'angoisse te saisit, ne t'arrête pas,
mais poursuis jusqu'à ce que soit tranché le Chef de l'Hydre de l'erreur. Ce
coup fera trembler la terre et l'enfer; mais le monde sera rassuré et tous les
bons exulteront. - Réunis donc autour de toi quand ce ne serait que deux
Assesseurs, mais, où que tu ailles, continue et achève l'oeuvre qui t'a été
confiée. - Les jours fuient rapidement, tes années progressent vers le terme
fixé. Mais la Grande Reine sera toujours ton secours; comme elle le fut dans
les temps écoulés, elle sera aussi toujours à l'avenir Magnum et singulare
Ecclesiae praesidium. »[33]
Ce texte a toutes chances d'avoir été écrit sous cette
forme entre le 5 janvier, date de la vision, et le 12 février 1870, puisque, ce
12 février, don Bosco le communiqua à une personnalité de Rome, vraisemblablement
à un jésuite lié à la Civiltà cattolica.[34] Son interprétation, destinée à être notée,
probablement selon les indications de don Bosco lui-même, sur le document de
Turin, est moins problématique pour la section sur Pie IX que pour les autres
concernant Rome et l'Italie. La «grande conférence» ne pouvait être que Vatican
I, et les «assesseurs» les pères du concile. Certains d'entre eux, lisons-nous,
deviennent ennemis du pontife. On tentera d'étouffer les déclarations sur les
vérités de la foi. Le pape, alors même qu'il devrait abandonner provisoirement
la ville de Rome, était fermement invité à faire preuve d'énergie et à dirimer d'autorité
les difficultés. Nouvel Hercule face au monstre de Lerne, il s'agissait pour
lui de décapiter l'«hydre de l'erreur». Quelques doutes étaient peut-être
permis sur l'identité de cette «hydre». Souvenons-nous que, selon don Bosco,
les «bons catholiques» auraient volontiers souhaité la définition du contenu
du Syllabus. Mais, au cours d'un mois de janvier 1870, où commençaient de
circuler des pétitions pour et contre la définition de l'infaillibilité du
pape, cette définition pouvait bien être donnée comme le moyen radical de
venir à bout de toutes les faussetés répandues à la surface de la terre.[35]
Ces avertissements célestes prendraient pour nous un
relief particulier, même du point de vue de l'histoire générale de l'Eglise, si,
comme une tradition reçue l'a affirmé depuis 1917, ils avaient été transmis à
Pie IX au cours des semaines de février 1870, c'est-à-dire avant la définition
de juillet, l'interruption du concile, la prise de /790/ Rome par les Italiens, la
guerre franco-prussienne, etc., etc. Don Bosco aurait été l'agent décisif de la
décision de Pie IX d'introduire en priorité le débat conciliaire sur la
primauté et l'infaillibilité du souverain pontife. Le tome IX des Memorie biografiche a relaté avec force détails les entretiens que don
Bosco aurait eus avec le pape, le 12 février d'abord sur le déroulement
du concile; puis, le 21 février, sur les malheurs de la France et de Paris.[36] Il ne lui remettait pas son texte, mais lui en expliquait le contenu.
En vérité, ces deux récits d'audiences ont été forgés par don Lemoyne à partir
d'un faux renseignement qui s'était glissé dans sa documentation. A l'aide de
traits isolés et disparates, le mémorialiste s'est cru tenu de fabriquer un
entretien du 12 février 1870 au cours duquel don Bosco aurait «communiqué» au
souverain pontife le mystérieux oracle sur le concile; et un entretien du 22
février suivant pour le reste du message, qu'il lui aurait commenté à la
veille de son retour à Turin. Ces deux audiences sont entièrement imaginaires.
En février, don Bosco demeura très discret sur ses révélations dans les
entretiens qu'il eut - d'autres jours, comme nous verrons - avec Pie IX.[37]
A Rome pendant le concile (janvier-février 1870)
Car don Bosco a passé près d'un mois à Rome pendant le
concile Vatican I. En 1870, des raisons impératives ne l'obligeaient pas à se
rendre dans cette ville. En 1869, sa congrégation avait été approuvée,
le problème des dimissoriales semblait provisoirement résolu.[38] Mais il voulait répondre à l'appel de diverses
personnalités qui l'invitaient là-bas; présenter en personne au cardinal Quaglia, préfet
de la congrégation des Evêques et Réguliers, son rapport triennal sur l'état
de sa société; enfin, et peut-être surtout, profiter du rassemblement exceptionnel
de l'épiscopat à Rome pour lier d'utiles connaissances et favoriser ainsi le
rayonnement de son oeuvre.[39] On
observe ainsi qu'il cimenta alors ses relations avec le P. Daniele Comboni
(1832-1881), qui venait de
fonder un institut missionnaire pour l'évangélisation des Noirs et qui présenta
au concile un postulatum pour l'Afrique le 15 mars 1870. Le 3 juillet
suivant, Daniele Comboni assurait
don Bosco qu'il avait été pour lui «très cher» dès le premier instant, et qu'il
pouvait s'adresser à lui, certain qu'ils s'accorderaient parfaitement.[40]
Le 20 janvier, don Bosco partit de Turin vers Rome,
via Florence.[41] La date précise de son arrivée - qui n'est pas indifférente /791/ aux biographes
de Mgr Gastaldi - ne nous est pas connue; ce fut, au plus tôt, le 24 et, au
plus tard, le 27 janvier.
Il tombait dans un monde ecclésiastique agité par les
discussions sur le sens et l'opportunité de la définition de l'infaillibilité
pontificale. L'affrontement avait pris un caractère violent. Aux pétitions des
uns répondaient les contrepétitions des autres. Les propos excessifs de
certains infaillibilistes, selon qui toutes les paroles religieuses du pape
pouvaient être qualifiées d'infaillibles, indignaient les gens avertis,
historiens au premier chef, qui protestaient. On flairait dans la définition qui
se dessinait une séparation indue entre le pape et l'épiscopat. Les pétitions
partageaient les évêques du Piémont et de l'Italie du Nord.[42] Le premier évêque piémontais à signer la pétition
pour la définition avait été, le 6 janvier, Mgr Tommaso Ghilardi, évêque de Mondovì,
un esprit indépendant, qui
traversa plusieurs fois la vie de don Bosco. Le même jour, Jacques-Joseph Jans,
évêque d'Aoste, avait signé la pétition infaillibiliste en la compagnie d'un
groupe d'évêques savoyards. La riposte de leurs frères dans l'épiscopat, qui
étaient d'opinion différente, n'avait pas beaucoup tardé. Le 18 janvier, les antiinfaillibilistes
dits «piémontais», avec, à leur tête, l'archevêque de Turin Alessandro Riccardi
di Netro en personne, à qui
s'étaient associés Luigi Giuseppe Nazari di
Calabiana, que nous savons avoir été transféré de Casale à
Milan; Giovanni Pietro Losana, évêque de Biella; Lorenzo
Guglielmo Renaldi, évêque de Pinerolo; Luigi Moreno,
évêque d'Ivrea; Raffaele Biale, évêque
d'Albenga; et Giovanni Battista
Montexí, évêque d'Iglesias
en Sardaigne, signaient à leur
tour une pétition particulière au pape, mais contre la définition de
l'infaillibilité. Les sept signataires s'étonnaient que la définition eût été
demandée avant d'avoir été discutée. Ils acceptaient certes le primat de
l'évêque de Rome, mais estimaient que les conciles de Florence et de Trente
s'étaient suffisamment exprimés à son sujet. Enfin la définition ne leur
paraissait nullement nécessaire, alors que des problèmes plus urgents devaient
être abordés par le concile. D'autant qu'elle induirait des effets nuisibles:
elle provoquerait des réactions hostiles à l'Eglise et entraînerait peut-être
des schismes dans son sein. En conséquence, les signataires demandaient que la
définition réclamée par certains ne soit pas soumise à débat.[43] Le groupe d'évêques d'Italie du Nord favorables à la
définition prit alors quelque consistance par adhésions particulières. Le 23
janvier, l'évêque de Casale, Pietro Maria Ferré - bon ami de don Bosco et en difficultés
avec l'arehevêque Riccardi - la demandait avez d'autres évê-/792/ ques italiens; et l'évêque d'Alba, Eugenio Roberto Galletti, entreprenait individuellement une démarche
identique. Il n'empêche, le carré central des Piémontais s'affichait antiinfaillibiliste
et donc contraire à la campagne de don Bosco dans ses Letture cattoliche de 1869.
A Rome, les antiinfaillibilistes piémontais étaient
confortés par les déclarations d'un savant historien compatriote, Mgr Guglielmo Audisio,
installé dans la ville depuis son
expulsion du Piémont en 1853. On lui devait des travaux sur le droit et
l'éducation[44] et surtout des études d'histoire politique
et religieuse: la Storia religiosa
e civile dei papi (Histoire religieuse et civile des papes) (Rome, 1860,
5 vol.), Sistema politico e religioso
di Federico II e di Pietro della Vigna (Système politique et religieux de Frédéric II et de
Pierre de la Vigne) (Rome, 1866).[45]
Dans l'affaire, un évêque piémontais, lui aussi très
lié à don Bosco, tenait une position originale et prétendait ne s'engager qu'à
bon escient. Il résistait aux options philogallicanes de ses collègues formés à
l'université de Turin, mais ne se résolvait pas à épouser les théories
simplificatrices des amis de Mgr Henry-Edward Manning. L'évêque de Saluzzo, Lorenzo Gastaldi,
qui n'avait signé ni dans un sens
ni dans un autre, remit le 23 janvier au cardinal De Angelis une lettre
officielle, dans laquelle il exprimait ses perplexités face au problème de
l'infaillibilité pontificale. Favorable à la définition de l'infaillibilité
personnelle du pape par le concile et même prêt à soutenir publiquement en
assemblée son opportunité, il refusait d'isoler en cela le pontife de Rome du
reste du corps épiscopal. En somme, parce que l'infaillibilité avait été promise
à l'Eglise avec ses colonnes qui sont les apôtres et leurs successeurs, les
évêques, en même temps qu'à Pierre et aux papes, ses propres successeurs, il
niait une infaillibilité du pape supposée séparée de l'infaillibilité du corps
épiscopal héritier du collège apostolique. Sa vision de I'Eglise et de sa
hiérarchie relevait de la plus ancienne tradition. Il écrivait: «... Je pense
toutefois que, dans l'exposé de la définition, il faut soigneusement éviter la
plupart des seorsim, separatim ab episcopis, personaliter, inconsultis
episcopis, mais qu'il faut simplement dire: la définition que le souverain
pontife formule ex cathedra, par laquelle il condamne sous peine
d'anathème ceux qui ne professent pas de bouche et d'esprit la proposition
qu'il avance; ou qui adhèrent de bouche ou seulement d'esprit à l'erreur qu'il
proscrit; que cela doit être tenu comme dogme de foi. » Il avait soin de
préciser les conditions - qui finiront par s'imposer - d'une parole prononcée
authentiquement ex cathedra: «On doit ajouter que /793/ le pontife
parle ex cathedra quand: 1° il s'adresse à l'Eglise universelle;
2° quand il menace d'anathème celui qui, à la fois de bouche et d'esprit, ou
seulement d'esprit, ne se soumet pas à sa définition. »[46] Ces conceptions différaient profondément de
celles de don Bosco, qui faisait du pape, vicaire du Christ, l'unique autorité
médiatrice de l'Esprit saint entre le monde des évêques et des fidèles d'une
part et le Christ ressuscité d'autre part. Et l'on voit qu'il est inexact d'avancer
que Mgr Gastaldi ait été contraire à l'infaillibilité jusqu'à sa conversion
par don Bosco au cours du concile.[47]
Sur place, don Bosco, qui n'ignorait pas ses limites,
tenta d'éviter une discussion avec le savant Mgr Audisio. Mais il n'y parvint
pas. Audisio qui, apparemment, eût aimé le convaincre, lui fit montre de son
érudition sur les papes, leurs hésitations et leurs faux pas. Ebloui, mais bon manoeuvrier,
don Bosco se tira d'affaire, assura-t-il ensuite, par le recours à l'un de ses
ouvrages, probablement l'Histoire religieuse et civile des papes, où il
s'était montré moins sévère à leur égard.[48]
Il rencontra aussi Mgr Gastaldi, qui, après sa lettre
au cardinal De Angelis, était resté quelque temps indécis sur la conduite à
préférer. Le 15 février, deux évêques piémontais, silencieux jusque là, Formica
de Cuneo et Savio d'Asti, adhéraient à la requête de définition.
Que faire? L'entretien entre le prêtre, zélé partisan d'une prompte définition,
et l'évêque, très informé, bon théologien, rendu inquiet par les retombées dans
le peuple chrétien d'une polémique nocive à la vérité et au bien de l'Eglise, fut
long et cordial; mais, tout compte fait et quoi qu'en aient dit les Memorie biografiche, nous en ignorons le détail de l'argumentation.[49] Sa pointe ressort toutefois de la conversation que
don Bosco eut à ce sujet avec don Giacomelli le 18 avril 1879: don Bosco
encouragea vivement Mgr Gastaldi à rédiger un mémoire - qu'il méditait
probablement déjà - en faveur de l'opportunité d'une rapide définition.[50] Il n'y avait plus de raisons de tergiverser devant la
tournure prise par le débat. De fait, le 19 février, à la veille du départ de
don Bosco vers Turin, Mgr Gastaldi remettra au cardinal Patrizi sa
lettre remarquable Si adhuc tempestive, par laquelle il demandait son
inscription parmi les signataires des pétitions en faveur de la définition de
l'infaillibilité et développait des arguments sur l'opportunité et même la nécessité
d'une telle définition.[51] Apparemment tranquillisé sur le sens que la
commission responsable donnerait à cette infaillibilité pontificale nullement
séparée de celle du corps épiscopal, il réclamait une «définition explicite de l'inerrance
du souverain pontife quand il parle ex cathedra » en donnant à
ces deux /794/ derniers mots un sens précis, comme il l'avait fait
dans sa lettre au cardinal De Angelis. Un zèle impétueux l'emportait
désormais, les dangers du silence l'effrayaient pour l'Eglise: il fallait agir
et sans délai. «Qui plus est, je demande instamment et je prie fortement (vehementer
obsecro) Votre Eminence d'introduire le plus tôt possible au concile la
proposition d'une définition explicite sur ce point, en sorte que, après une
libre discussion, on mette enfin un terme à cette très grave question et que la
paix et la tranquillité soient rendues aux esprits. » Il pensait que le climat
créé par les débats pour ou contre l'infaillibilité du pape avait désormais rendu
la clarification nécessaire, la définition étant le seul moyen de sortir du
désordre intellectuel qui s'était instauré. «Au vrai, écrivait-il, il n'existe
pas d'autre voie pour faire rapidement cesser les scandales et rendre la paix
aux catholiques que de définir au plus vite l'inerrance du souverain pontife. »
Il souhaitait l'introduction dans un prochain ordre du jour du canon: «Si
quelqu'un dit que le souverain pontife, quand il parle ex cathedra, peut
errer, qu'il soit anathème. » Et il revenait sur sa proposition du 23 janvier
d'argumenter publiquement en ce sens: «Quant à moi, je suis prêt à défendre et à
soutenir ce canon, pour que la paix qui nous est si nécessaire ne nous soit pas
ôtée et que, la cognée une fois mise à la racine du mauvais arbre, le germe de
tous les schismes et de tous les scandales soit extirpé du sein de l'Eglise. »[52]
Avec l'adhésion de Mgr Gastaldi à la cause de
l'infaillibilité, la division de l'épiscopat piémontais devenait un peu plus
manifeste. Et le bloc infaillibiliste de l'assemblée, celui pour lequel don
Bosco prenait ouvertement parti, gagnait l'un de ses plus savants orateurs.
Don Bosco et Pie IX en février 1870
Le mois de février 1870, que don Bosco passa aux trois
quarts à Rome, fut pour le concile celui de l'attente fiévreuse d'une décision
de Pie IX sur le problème de la mise en débat du problème de l'infaillibilité.
Le schéma sur l'Eglise distribué le 21 janvier après celui De fide catholica ne
comportait pas de texte sur l'infaillibilité du pape. Mais le 9 février, la
commission chargée de donner un avis sur les pétitions des pères, se prononça à
la quasi-unanimité pour la transmisssion au souverain pontife, assortie d'une
opinion favorable, de la pétition des infaillibilistes.[53] L'ultime décision revenait à Pie IX: il ne
décida que le 1er mars de l'inscription du paragraphe dans le projet
de constitution.
/795/
Or don Bosco rencontra le pape durant ce mois. Il
avait eu quelque peine à obtenir une audience particulière, tous les évêques
présents au concile n'ayant pas encore été reçus en privé par le souverain
pontife. Mais il put lui parler longuement dans son bureau durant l'après-midi
du 8 février, et lui dire ensuite quelques mots lors d'une audience
semi-publique le 15 février.[54] L'une et l'autre fois, Pie IX se montra très
affable envers don Bosco, qu'il traitait depuis toujours avec une extrême
cordialité. Le développement de la société de S. François de Sales le
surprenait. Il goûta beaucoup le cadeau d'une collection bien reliée des Letture cattoliche, dont il lut quelques lignes sous les yeux de son
visiteur et qu'il disposa ensuite lui-même sur les rayons de sa bibliothèque.
Il proposa à don Bosco, qui désirait s'installer à Rome, l'église S. Giovanni della Pigna avec les locaux attenants. La question de
l'infaillibilité surgit durant la conversation du 8. Don Bosco se dit
infaillibiliste. Je croirais volontiers qu'il désigna du doigt le passage des Letture cattoliche où il avait exprimé l'ardent souhait de sa définition
par le concile. En tout cas, Pie IX lui demanda un avis sur la question alors
controversée de l'attitude du pape Honorius dans l'affaire monothélite. Don
Bosco répondit brièvement, probablement - comme il le dit à son retour à Turin -
en remarquant que ce pape n'avait pas pris parti, qu'il avait «temporisé»,
comme avait fait le Fabius cunctator des anciens Romains.[55] Mais il ne pressa pas Pie IX au nom du ciel en faveur
de la définition de l'infaillibilité pour trancher définitivement le chef de l'«hydre
de l'erreur» à la joie des bons et à la fureur de l'enfer. Le document du 5
janvier, y compris le passage destiné au «pasteur des pasteurs», resta dans sa
poche, comme il le fit savoir a un cardinal (Bilio? Antonelli?) le 29 octobre
suivant.[56] De son propre aveu, ses allusions en
conversation furent lointaines. Traduisons qu'il ne transmit pas l'oracle à Pie
IX.
La définition de l'infaillibilité pontificale par le
concile
Les débats sur le schéma De Romano Pontifice distribué aux pères le 9 mai et discuté en
assemblée à partir du 13 mai, permirent à Mgr Gastaldi de se distinguer
par sa science et son éloquence en faveur de l'autorité du pape dans l'Eglise. Son
long discours du 30 mai fit impression.[57] Le 1er juin, il revint à la charge
pour défendre dans la formulation les adjectifs: supremam, immediatam,
ordinariam, episcopalem potestatem;[58] et encore, quoique plus brièvement, le 2
juillet, pour conclure dans le sens du mémoire qu'il avait composé après son /796/ entretien avec
don Bosco: «Definiatur itaque quam citius, definiatur et omnes concordes
simus. » (Que ce soit donc défini au plus vite, que ce soit défini et que nous
soyons tous d'accord).[59] Les interventions des antiinfaillibilistes piémontais,
en particulier de l'évêque Losana de Biella,
qui, un jour, attaqua ouvertement
Gastaldi, étaient pâles auprès des siennes.
Le vote préliminaire sur la constitution De Romano Pontifice eut enfin
lieu le 13 juillet. Les Piémontais restèrent divisés jusqu'au bout. Sur 601
votants, 88 pères votèrent non placet, 62 placet juxta modum et
451 placet. On sait que l'archevêque antiinfaillibiliste Riccardi di Netro
avait quitté le concile depuis
Pâques. Les «Piémontais» encore présents Calabiana, Losana, Moreno, Montexi et Sola (celui-ci,
évêque de Nice) votèrent non placet; Ghilardi, Ferré, Jans, Formica, Savio, Gastaldi,
Galletti et Colli, placet. Le 17 juillet, les résistants annoncèrent au pape
qu'ils quitteraient Rome avant le vote solennel de Pastor aeternus prévu
pour le lendemain 18 juillet. Parmi les cinquante-cinq signataires de cette
pièce, on trouvait, en la compagnie des leaders Darboy, Schwarzenberg et Dupanloup,
les évêques Calabiana, Moreno, Sola et Montexi. Mgr Losana, l'antiinfaillibiliste le
plus acharné du groupe piémontais, s'en était allé dès le 15 juillet, laissant
à l'archevêque (antiinfaillibiliste) de Milan une déclaration selon laquelle il
demeurait fidèle à son vote du 13.
Des raisons d'opportunité, plus que de pure doctrine,
expliquaient ce tumulte de dernière heure. Car le document final, qui fut
accepté en session solennelle à la quasi-unanimité des votants et auquel les
évêques antiinfaillibilistes se rallièrent une fois rentrés chez eux, présentait
la primauté du pape et son infaillibilité en termes modérés. Il restreignait
l'infaillibilité dans son sujet, son objet et son mode d'exercice (actus), comme
l'avait fort bien remarqué Mgr Gasser, rapporteur du projet, dans son discours
du 11 juillet.[60] Selon Vatican I, étaient garanties
«infaillibles» les seules définitions émises par le souverain pontife,
le terme de définition traduisant une prise de position arrêtée avec exclusion
de tout retour en arrière. Ces définitions devaient concerner la foi et les moeurs
et avoir été prononcées par le pape ex cathedra, c'est-à-dire en tant
que pasteur et docteur de l'Eglise universelle. Intentionnellement, la raison
de l'infaillibilité personnelle du pape était exprimée dans la formule même de
la définition. Elle résidait, non pas dans sa fonction de vicaire du Christ, à
qui celuici aurait fait part d'un charisme qui lui était connaturel, mais dans
l'Eglise, à laquelle le Christ avait promis l'infaillibilité. Cette infailli-/797/ bilité du pape était dite «qua divinus Redemptor
Ecclesiam suam in definienda doctrina de fide
vel moribus instructam esse voluit » (dont le divin Rédempteur voulut
que son Eglise fût pourvue dans la définition de la doctrine sur la foi et les
moeurs). L'Eglise étant indissociable du corps des évêques, successeurs des
apôtres, qui en sont les fondements, les appréhensions de Mgr Gastaldi et de
ceux qui pensaient comme lui en janvier précédent, devaient s'évanouir.[61]
La réception du concile par don Bosco
Don Bosco était lui aussi comblé. Son voeu du mois
d'août 1869 avait été exaucé. Comme il avait préparé les esprits au
concile, il s'employa à les instruire de ses résultats. Trois fascicules des Letture cattoliche en parlèrent, celui d'octobre 1870 intitulé:
«Histoire et Actes du Concile aecuménique du Vatican jusqu'à sa quatrième session»;[62] le
fascicule double de novembre et décembre 1870, qui était une nouvelle
édition de l'Histoire ecclésiastique de don Bosco prolongée jusqu'au
concile; enfin celui d'avril 1871, brochure du jésuite Secondo Franco
intitulée: «L'infaillibilité pontificale proposée aux fidèles. »[63]
Dans les pages sur Vatican I de la nouvelle édition de
son Histoire ecclésiastique, don Bosco justifiait longuement la
convocation du concile par la nécessité de dresser un rempart contre la
propagande dite impie de son siècle. «Les troubles de ces derniers temps et les
erreurs que l'on tente insidieusement de mêler à la religion; les philosophes
soi-disant modernes, les mauvais livres et les mauvais journaux, les maximes
politiques jusque là inouïes, les diverses formes de sociétés secrètes, la
franc-maçonnerie, le socialisme, les libres penseurs, les spiritistes et
consorts ont tellement envahi le coeur et l'esprit des hommes que le pontife
romain Pie IX jugea nécessaire de convoquer un concile oecuménique pour
maintenir la pureté de la foi et conserver à l'Eglise toute sa puissance. »[64] Sous la plume de don Bosco, cette accumulation
prouvait au moins que le problème du pape et de sa suprématie ne monopolisait
pas sa vision de Vatican I et qu'il n'oubliait pas tout à fait l'importante
constitution Dei Filius votée à sa troisième session (24 avril 1870). Mais la quatrième session, qui avait défini la primauté et l'infaillibilité
du pape, le délectait: «Dans les fastes de l'Eglise cette session demeurera
toujours mémorable. Après l'exposé de la doctrine catholique sur l'institution
du primat apostolique dans le bienheureux Pierre, et de sa perpétuité dans les
papes ses /798/ successeurs, dont l'autorité devait s'étendre à tous
les temps, à tous les lieux, à tout ce qui concerne la religion et à tous les
chrétiens, laïcs, prêtres et évêques de la terre, on passa enfin à la grande
question du magistère infaillible du pontife romain. » A cet endroit, il introduisait
solennellement une longue citation de Pastor aeternus en l'attribuant,
remarquons-le, non pas au saint concile, mais à Pie IX en personne: «Après
l'approbation des pères, le glorieux Pie IX proclamait cette sublime vérité
dans les termes suivants. »[65]
Il est toutefois peu probable que notre don Bosco se
soit jamais soucié de contenir l'infaillibilité du pape dans les limites
relativement étroites qu'avait dessinées Mgr Gasser, et donc le concile
lui-même, lors de la définitíon tellement louée. Non sans ingénuité, il
concluait sa citation de Pastor aeternus: «Il était ainsi défini
comme article de foi que le pontife romain est infaillible quand il parle de ce qui concerne la foi ou les moeurs»,[66] ce qui, pris à la lettre, était fort exagéré.
Don Bosco continuait à partager l'idée que les «bons catholiques» de 1869 se
faisaient de l'infaillibilité pontificale. Au reste, le fascicule du jésuite Secondo Franco:
«L'infaillibilité pontificale proposée aux fidèles »,[67] ne tenait pas un langage tellement différent.
Ce père jésuite, qui allait être le consulteur théologique privilégié de notre
saint durant les années '70,[68] expliquait dans son chapitre VII: «Comment
l'infaillibilité pontificale s'étend à tout ce qui a un lien nécessaire avec la
foi et la morale. »[69] II alignait non sans quelque raison: des
«vérités philosophiques», tel l'enseignement contre le transformisme; des
«vérités morales»; des «vérités politiques», telles que les positions du
pontife sur la souveraineté du peuple; des «vérités religieuses», y compris les
canonisations des saints; enfin des «faits dogmatiques». Mais il détaillait aussi [70] les
principaux actes du ministère de Pie IX en avertissant que «tout ce que nous
avons indiqué appartenir à l'infaillibilité de l'Eglise appartient aussi au
souverain pontife même seul.» Or, dans cette énumération d'actes, on découvre,
non seulement le dogme de l'Immaculée conception et les canonisations des
confesseurs et des martyrs, mais encore la condamnation des erreurs contenues
dans le Syllabus et le fait qu'«il ait soustrait au peuple chrétien les Renan, les
Nuytz, les Dumas, les Victor Hugo et, par ses condamnations, une multitude
d'autres livres ou impies ou immoraux...» Certes, mon Révérend Père, nous
sommes là devant de possibles «objets» d'actes infaillibles. Encore fallait-il
qu'il y ait eu sur eux décisions et décisions ex cathedra... Sous Pie
IX, le Saint Esprit en a heureusement préservé l'Eglise du Christ.
/799/
Quand, en 1875, don Bosco présentera ses
constitutions aux salésiens, il croira pouvoir leur assurer que, dans leur
observance, «nous nous appuyons sur des bases stables, sûres et, nous pouvons
dire, infaillibles, parce qu'est infaillible le jugement du chef suprême de l'Eglise
qui les a sanctionnées.»[71] Pareilles affirmations, excusables dans le
climat enthousiaste du concile, ne seront plus répétées par les générations
suivantes, qui veilleront à ne pas qualifier inconsidérément d'infaillibles
les divers actes du magistère pontifical.
Jours inquiets, jours sanglants (juillet 1870-mai
1871)
L'ère qui suivit le triomphe du pape au concile à la mi-juillet
1870 fut, pendant une longue année, pour la France et pour Rome, deux régions sur lesquelles don Bosco gardait les yeux fixés, un temps de désastres.
La France de Napoléon III déclara la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Une bataille décisive, livrée à Sedan du 30 août au 2
septembre, aboutit à une humiliante capitulation et à la capture de l'empereur.
Le 4 septembre, Paris révolté déclara la déchéance de l'Empire et créa un gouvernement
de défense nationale. Le siège de la capitale par les Prussiens commença le 19
septembre. Puis Metz capitula à son tour le 27 octobre. L'insurrection grondait
dans Paris bombardé, soumis au froid et à une disette de plus en plus terrible.
Le 29 janvier 1871, un armistice fut signé entre la Prusse et le gouvernement français. Les résistants à tout prix crièrent à la trahison. Le 1er mars, les troupes allemandes pouvaient défiler dans Paris, mais une partie de
la population de la capitale protestait contre un gouvernement «félon» qui
s'installait à Versailles. Le 18 mars, la révolte jaillit; la troupe
reçut l'ordre de sortir de Paris pour contenir les révoltés, qui se donnaient
leur propre gouvernement. Et ce fut la Commune parisienne, ses désordres et ses assassinats. (L'archevêque Darboy fut fusillé.) Le gouvernement de
Versailles reprit la ville qui se défendait en dressant des barricades. Il y
eut, entre le 21 et le 28 mai 1871, une semaine particulièrement
effrayante, qui recevra dans l'histoire le nom de sanglante. La
répression l'emporta et l'ordre fut rétabli dans une cité ravagée
successivement par les bombardements ennemis, la famine du siège et les folies
destructrices des Communards, lesquels, dans leur rage, avaient brûlé divers
édifices publics (dont les Tuileries, mais pas le Panthéon, qui fut épargné).
Le gouvernement d'Adolphe Thiers /800/ s'imposa, préparant sans trop le savoir
l'avènement de la Troisième République (1875).[72]
A Rome, quoique sans grande effusion de sang, le
trouble avait été analogue: un ordre politico-religieux avait été renversé. La
guerre franco-prussienne entraîna l'interruption du concile du Vatican au
lendemain de la définition du 18 juillet. Le 5 août, le corps expéditionnaire
français fut rapatrié pour défendre le sol national; et Pie IX, une fois de
plus, se retrouva sans défense suffisante. Or, les patriotes italiens étaient
résolus à en finir et à mettre le sceau au Risorgimento en
donnant Rome pour capitale au pays ressuscité; et il se trouvait dans la ville
assez de gens décidés pour y réclamer l'entrée des Piémontais. Le 20 septembre
1870, les troupes de Victor-Emmanuel forcèrent Rome par la brèche de Porta Pia. Le
pape ne s'enfuit pas, comme l'expérience de 1848 aurait pu le laisser craindre.
Le 2 octobre, un plébiscite sanctionna la décision de transférer de Florence à
Rome la capitale du royaume d'Italie. Le pape s'enferma dans son palais du
Vatican. En conséquence, le gouvernement et même le Parlement furent associés
à ce que l'opinion «cléricale» qualifiait de vol sacrilège; et la vie politique
du pays continua d'être marquée par la «question romaine». Dans sa réunion du 8
novembre 1870, la S. Pénitencerie renouvela son avis: Non expedit sur
l'entrée des catholiques au Parlement, pour lequel des élections étaient
proches.[73] Il semblait inconcevable de voir siéger et
légiférer des catholiques loyaux au pape en face du souverain légitime et
contre lui. Cependant les libéraux italiens au pouvoir, loin de se montrer
délibérément hostiles à la religion et au souverain pontife, cherchaient un modus
vivendi avec le Vatican. Par la loi dite des Garanties (13 mai 1871), l’Etat
s'engagea à renoncer à toute ingérence dans la vie interne de l'Eglise, qui
serait donc libre dans son action spirituelle et son organisation hiérarchique.
On reconnut au pape le titre et les honneurs souverains, le droit d'avoir ses
propres représentants à l'étranger et de recevoir chez lui ceux de l'étranger;
d'avoir une garde personnelle armée dans les palais du Vatican, de disposer de
ces palais et de la villa de Castelgandolfo, considérés comme apanages du
Saint-Siège et bénéficiant de l'exterritorialité. La dotation annuelle du
pape, jusque-là inscrite au budget du Saint-Siège, lui serait désormais assurée
par l'Italie. Pie IX protesta immédiatement par l'encyclique Ubi nos arcano
Dei (15 mai 1871) . Il refusait l'argent des prédateurs et
leurs «faits accomplis»; il considérait la loi qui venait d'être votée comme
«un acte unilatéral de l'Etat italien» et se déclarait «sous une domination
hostile». Il allait se con-/801/ sidérer comme
«prisonnier au Vatican» et l'opinion catholique ferait chorus avec lui.[74]
De l'Italie du Nord, qu'il ne quitta pas durant ces
mois troublés, don Bosco suivait avec anxiété le cours des événements. Mais il
se gardait de les commenter de manière irréfléchie. S'il publiait des lignes
sur les malheurs de la France, il demeurait très réservé, même dans sa
correspondance privée (probablement surveillée) sur les affaires romaines.
Autour de lui, l'opinion piémontaise, loyale envers le souverain, estimait
inéluctable et même souhaitable le changement de capitale au profit de Rome.
Dans son coup d'oeil rétrospectif traditionnel sur
l'année écoulée, la préface de l'almanach Galantuomo de 1871, qui parut en décembre 1870, ne dit
rien de la prise de Rome le 20 septembre précédent. Il est vrai que le
personnage dénommé Galantuomo se
présentait à ses lecteurs non rasé et en vêtements de deuil «en raison des
faits qui se sont produits et que vous connaissez tous». Mais ces fatti bien connus ne touchaient nullement le pontife
spolié. Le Galantuomo pleurait
sur le pays d'outre-monts et «ces quantités de malheureux tombés victimes des
horribles mitrailleuses», ces armes nouvelles de l'époque; la préface de
l'almanach ne se lamentait que sur la guerre étrangère. Elle proposait des
moyens plus ou moins guignolesques de prévenir les conflits ou, en tout cas, de
les rendre moins sanglants.[75] Après quoi, durant les premiers mois de 1871,
les échos venus de France apprirent à don Bosco que ses pronostics
apocalyptiques du 5 janvier 1870 continuaient de se réaliser.[76] La Ville des plaisirs, la Babylone moderne, après avoir été en proie à un siège très dur, était victime de la Commune, qui se déchaînait et brûlait ses monuments. Mais les révoltés épargnaient le
Panthéon... Bien informée, la Civiltà cattolica de 1872, qui, sans prononcer son nom, classera
l'oracle de don Bosco parmi les prophéties contemporaines, sautera sa ligne
vengeresse sur le Panthéon parisien.[77] A Lanzo,
où il se trouvait pour les
exercices spirituels de ses religieux, don Bosco accueillit dans un silence
glacé la nouvelle de l'assaut du 20 septembre 1870, nous apprend le
mémorialiste Lemoyne, en l'occurrence témoin direct.[78] Probablement fort de sa vision du 5 janvier
précédent, il attendait un matin de lumière, qui dissiperait la tempête de la
nuit. Ce 20 septembre, il écrivait au commandeur Dupraz, qui remuait des idées
noires: «M. le Commandeur, courage et espérance. Retenez ces mots: un orage,
une bourrasque, un tourbillon, un ouragan recouvrent notre horizon, mais ils
seront de courte durée. Après cela se lèvera un soleil, dont la splendeur sera
sans /802/ équivalent de saint Pierre à Pie IX.»[79] Les
allusions à la situation nouvelle de Rome, de si grandes conséquences pour l'Eglise,
sont rares et lointaines dans la correspondance conservée. Dans une lettre à un
ami romain, le 1 1 octobre, don Bosco disait simplement espérer des temps
meilleurs et demandait des nouvelles du pape et des cardinaux amis Antonelli,
Berardi et Consolini.[80]
Etait-il intervenu
fin septembre auprès de Pie IX pour lui déconseiller d'abandonner Rome? Malgré
l'absence de pièce explicite contemporaine, le fait est peu contestable. Dans
les moments difficiles, Pie IX était, on le sait, porté à demander conseil aux
âmes mystiques. Et la tradition salésienne est ici formelle et suffisamment
étayée. Pie IX aurait interrogé don Bosco par messager direct. Don Bosco aurait
répondu équivalemment: «Que la sentinelle, l'Ange d'Israël demeure à son poste,
à la garde du rocher de Dieu et de l'arche sainte.» Le style biblique n'était,
en la circonstance, pas du tout invraisemblable sous la plume du simple don
Bosco. Don Giovanni Cagliero a
plusieurs fois attesté avoir lui-même mis par écrit cette phrase destinée au
pape.[81] Un rapide voyage aller et retour, de Turin à
Rome, d'un homme sûr envoyé là-bas par don Bosco le 30 septembre en la
compagnie du jésuite Secondo Franco porteur d'un mémoire de telle
importance que notre saint éprouva le besoin de le faire lire à l'archevêché, a
toutes chances d'avoir été lié à cette réponse oraculaire.[82] Il est tout à fait concevable que la pape ait
voulu, à le veille du plébiscite du 2 octobre, prendre une décision sur son
maintien à Rome. En outre, il semble bien que non seulement Pie IX enregistra
l'avis, mais que, par une autre démarche, il réclama des éclaircissements à
don Bosco. On sait en effet, par la lettre de celui-ci à un cardinal, datée du
29 octobre 1870 et déjà signalée plus haut, qu'il attendait de lui un avis
«clair, positif et définitif. »[83]
On ne peut décider si le cardinal en question remit au
pape le texte de la vision oraculaire du 5 janvier. Mais assurément don Bosco
continuait de s'appuyer sur des prévisions de cette sorte durant les mois difficiles
du début de l'année 1871. Ainsi, le 11 avril, il mandait au cardinal Antonelli:
«Je voudrais aussi avoir des nouvelles consolantes à vous écrire,
malheureusement je n'en ai que d'affligeantes. Toutefois celui qui eut en
d'autres occasions des lumières extraordinaires assure que l'état actuel de
Rome ne devra pas dépasser l'année en cours. En mai apparaîtra l'étoile du
matin qui indiquera d'où l'on peut espérer le salut; à l'Assomption de Marie
tous les bons se réjouiront d'un bienfait signalé du ciel; à la fête de
l'Immaculée Conception de /803/ grandes solennités se dérouleront dans la
paix. Mais, à cette époque, de graves événements devront survenir à Rome, comme
je vous l'ai déjà mandé par écrit, si toutefois vous l'avez reçu. Ces graves
événements seront des spoliations en matière sacrée et profane, et des pressions
sur les personnes qui feront des victimes.»[84] Trois jours après, don Bosco s'adressait au
pape lui-même: «... Nous espérons que Dieu répondra à nos voeux, qu'il exaucera
nos prières, et qu'avant la fin de cette année nous aurons la grande
consolation de voir l'Eglise en paix adresser ses hommages au hiérarque suprême
du Vatican, maître de soi et de son Eglise. Mais l'on craint que la période
intermédiaire doive être très difficile pour Rome et pour ses fils; mais Dieu
suggérera à son Vicaire ce qu'il devra faire. Il est en tous cas certain que
V. B. devra sous peu soutenir une terrible bourrasque. Elle en verra la fin par
un triomphe sans analogue dans les temps écoulés.»[85]
Par ses lettres et ses imprimés, par ses avis et ses
objurgations oraculaires, qui étaient toujours des cris d'espérance, don Bosco
vivait immergé dans le monde et dans l'Eglise. Le temps de Vatican I fut
probablement avec 1848 celui où il réagit avec le plus de vigueur aux graves
événements contemporains.
Chapitre XXI.
Au temps des premières filles de Marie auxiliatrice
Le projet de constitutions d'avril 1871[1]
Le 24 avril 1871 quelques jours après ses lettres
encourageantes à Pie IX et au cardinal Antonelli (11 et 14 avril 1871), don
Bosco faisait remettre un pli important à une religieuse de Turin, envers
laquelle il éprouvait assurément une grande confiance. Mère Enrichetta Dominici
était, depuis dix ans, supérieure générale des soeurs de Sainte-Anne de la Providence, congrégation fondée par la marquise de Barolo.[2] Il lui soumettait un exemplaire annoté des
constitutions - dites par lui: Regolamento - de sa société de S. François de Sales, qu'accompagnait une lettre dont
voici la teneur:
«Révérende Mère,
Je remets entre vos mains le règlement de notre congrégation, pour que
vous ayez la bonté de le lire et de voir s'il peut convenir à un institut de
religieuses dans le sens que je vous ai exposé de vive voix. - Il faudra
commencer par le n° 3: Scopo di
questa istituzione Figlie dell'Immacolata. Et ensuite supprimer et ajouter selon que, dans votre
sagesse, vous jugerez bon pour fonder un institut dont les filles soient de
vraies religieuses pour l'Eglise, mais, pour la société civile, de libres
citoyennes. - Les chapitres où les articles des Règles de Sainte-Anne qui
pourraient être adaptés, vous me ferez grand plaisir de le faire. Quand vous
estimerez bon que nous ayons un entretien, vous pourrez me le faire dire par
l'un de nos clercs ou de nos coursiers qui passent souvent chez vous. C'est
assurément un nouveau dérangement, mais je crois qu'il servira à la plus
grande gloire de Dieu. Si nous réussissons à gagner quelques âmes, vous y serez
pour une large part. - Que Dieu vous bénisse avec toute votre famille
religieuse; et, tout en me recommandant, ainsi que mes élèves, à la charité de
vos saintes prières, je me professe avec reconnaissance, de Votre Révérence, le
très obligé serviteur, Gio. Bosco, prêtre. »[3]
En ce 24, jour initial du mois de Marie auxiliatrice,
don Bosco reconnaissait avoir pris plusieurs décisions: 1) il allait fonder un insti-/810/ tut de religieuses, 2) ces religieuses auraient
les mêmes caractéristiques que ses religieux, dont il tenait à faire de vrais
religieux pour l'Eglise et des membres à part entière de la société civile pour
le monde; 3) ce serait des «Filles de l'Immaculée», groupe que nous
allons connaître; et 4) leurs constitutions seraient calquées sur celles
des salésiens, quoique adaptées par les soins de la congrégation de Sainte-Anne.
Il est en outre très probable que le projet déterminait déjà le «but» de cet
institut selon la formulation qu'il recevra en janvier 1872. Don Bosco
soumettait en effet à sa correspondante une version italienne (voir le mot scopo, non pas finis) et manuscrite de ses
constitutions. (En 1871, seule la version latine avait été imprimée.)
Depuis l'origine, le troisième chapitre des Regole de don Bosco,
dûment numéroté: 3° à partir de 1863 environ, était consacré au Scopo di questa società (But de cette société). En 1864, le premier
article de ce chapitre avait été formulé: «Le but de cette société est la perfection
chrétienne de ses membres, toute oeuvre de charité spirituelle et corporelle
envers les jeunes, spécialement s'ils sont pauvres, ainsi que l'éducation du
jeune clergé. Elle se compose d'ecclésiastiques, de clercs et de laïcs. » Or la
lettre nous apprend que le titre de ce numéro 3° était devenu dans
l'exemplaire remis à mère Dominici: Scopo di questa
istituzione Figlie dell'Immacolata. Don Bosco raturait, corrigeait et complétait à plaisir ses manuscrits.
Il n'est pas vraisemblable qu'il ait maintenu, aussitôt après ce nouveau titre,
l'article tel que nous venons de le lire, qui ne pouvait convenir à un institut
féminin. La version du manuscrit A des constitutions de l'Institut, daté du 29
janvier 1872, texte qui semble avoir été celui «remis par don Bosco à
don Pestarino»,[4] devait commencer d'apparaître ici. Soit, pour
ce premier article: «Le but de l'Institut des filles de l'Immaculée ou de Marie
Auxiliatrice est, non seulement de veiller à leur propre perfection, mais
aussi de contribuer au salut de leur prochain en donnant aux fillettes du
peuple une éducation morale et religieuse», formulation évidemment dérivée de
l'article des Regole de don Bosco. Comme il le faisait pour les
siens, d'emblée don Bosco assignait aux nouvelles religieuses une double
finalité: leur propre «perfection» spirituelle, raison d'être de tout «état de
perfection», et un ordre particulier d'action: l'éducation des filles du
peuple. Telle serait à coup sûr son option en janvier 1872, telle elle
fut très probablement dès le mois d'avril 1871. Entre temps, il l'avait
exprimée sensiblement dans les mêmes termes en conversation avec Domenico Pestarino,
un prêtre que nous retrouverons
bientôt.[5]
/811/
Qu'il ait en avril exposé son projet au chapitre
supérieur des salésiens dans les termes qu'une tradition acceptée par les plus
prudents (P. Stella) lui attribue avec générosité de nos jours, est beaucoup
moins assuré. Selon le tome X des Memorie
biografiche, qu'Angelo Amadei
publia en 1939, le 24 avril 1871,
don Bosco, s'adressant aux membres de son chapitre convoqués par ses soins,
«après avoir dit qu'il les avait réunis pour des affaires de grande
importance», poursuivait: «Beaucoup de personnes m'ont exhorté à plusieurs
reprises à faire aussi pour les fillettes le peu de bien que, grâce à Dieu,
nous sommes en train de faire pour les garçons. Si je devais suivre mon
inclination, je ne m'embarquerais pas dans ce genre d'apostolat; mais, comme
on me l'a répété tant de fois et que cela vient de personnes dignes de toute
estime, je craindrais de contrarier un dessein de la Providence si je ne prenais pas la chose en sérieuse considération. Je vous la propose donc à
vous, en vous invitant à y réfléchir devant le Seigneur, à peser le pour et le
contre, afin de pouvoir ensuite prendre la décision conforme à la plus grande
gloire de Dieu et au meilleur avantage des âmes. En conséquence, durant ce
mois, que nos prières communes et privées soient orientées à cette fin pour
obtenir du Seigneur les lumières nécessaires dans cette affaire importante.»
Les Memorie concluaient: «Les membres de la réunion se retirèrent
profondément impressionnés.»[6] Don Amadei se taisait sur l'origine de son
information. Soeur Posada a commencé d'en mettre l'authenticité en doute, en
remarquant que ces propos ne pouvaient provenir d'un procès verbal, comme les
lecteurs l'imaginent instinctivement: aucun cahier de procès verbaux de
chapitres supérieurs salésiens ne subsiste pour l'année 1871 .
Au vrai, il s'agissait d'une (belle et intelligente)
reconstruction en provenance du monde des filles de Marie auxiliatrice.
L'histoire de la péricope de don Amadei nous interdit d'en douter. Il connut
l'information entre la première (1929) et la deuxième édition (1940) de son
ouvrage: Don Bosco e il suo
apostolato (Don Bosco et son
apostolat).[7] Dans l'intervalle, il avait vraisemblablement
eu recours au livre de son confrère Ferdinando
Maccono: Suor Maria Mazzarello, prima superiora
generale delle figlie di Maria ausiliatrice, [8] où l'épisode apparaissait introduit et
conclu à peu près dans les termes de ses Memorie de 1939.[9] Or, don Maccono, en probe historien qu'il était, avait eu la
délicatesse d'indiquer en note la source du petit discours de don Bosco: «Da una Memoria storica, inedita, esistente nell'archivio
delle Figlie di Maria Ausiliatrice. » (D'après un mémoire
historique inédit, /812/ existant
dans les archives des filles de Marie auxiliatrice).[10], Très intéressante pour nous, cette référence
n'est toutefois pas rassurante. Le témoignage, loin d'être de première main,
nous entraîne dans le nuage des mémoires des soeurs salésiennes sur les
origines de leur institut, tous rédigés après coup, à partir de rapports
généralement oraux et avec des intentions plus édifiantes que simplement
documentaires. «Il faut dire que les premières chroniques de l'institut sont
tardives et incomplètes, reconnaissait soeur Posada lors d'un congrès
scientifique tenu à Rome en janvier 1989. La plus ancienne semble
remonter aux alentours de 1887. Les "chroniques" et divers
documents postérieurs, tels que, par exemple, les Schiarimenti sugli inizi dell'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice (Eclaircissements sur les débuts de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice),
sont des synthèses ou des résumés... »[11] Assurément,
don Bosco fit part à ses conseillers de son projet de congrégation féminine. En
1907, don Albera témoignera du fait de la consultation, qu'il
datait au reste de 1870.[12] Mais il le fit probablement après avoir pris
lui-même sa décision, à juger par le contenu de sa lettre à mère Enrichetta
Dominici. Les considérations que lui attribue le prétendu procès verbal, sont
au mieux vraisemblables. Les phrases du discours, qui pourraient éclairer
certains aspects de sa psychologie, nous échappent.
Le cheminement d'une idée créatrice
Car l'idée de créer un institut féminin n'avait pas
brusquement germé dans son esprit durant les semaines ou les mois antérieurs,
par exemple au cours de conversations avec le pape, comme on l'entend parfois
dire. Elle était ancienne. Des raisons prosaïques la lui avaient suggérée à la
suite de la mort de sa mère (25 novembre 1856), nous apprend don Rua: il
souhaitait disposer de lingères à demeure pour sa «nombreuse famille.»[13] Cette sorte de souci ne pouvait que s'aggraver avec
la multiplication de ses collèges autour de 1870. Mais, simultanément,
don Bosco élargissait son projet à l'éducation des fillettes. L'épisode Benedetta Savio, qu'une biographie de don Allamano a tenté d'intégrer à
la vie de notre don Bosco, trouve probablement ici sa place.[14] Benedetta Savio
(1825-1896), native comme don Bosco de Castelnuovo d'Asti,
fut pendant près de quarante ans, de 1857 presque jusqu'à sa mort,
directrice de l'Asile Pescarmona, autrement dit d'une école maternelle de Castelnuovo.
Dotée d'un naturel vif et affectueux, la simplicité de sa vie authentiquement
chrétienne, bien /813/ enracinée
dans une piété eucharistique, son dévouement à sa famille, sa compétence
pédagogique et ses capacités éducatives,[15] toutes
ces belles qualités ne pouvaient que susciter l'intérêt de don Bosco, qui
retrouvait fréquemment son village d'origine. Sur les conseils de son directeur
spirituel, qui avait été rien moins que saint Giuseppe Cafasso, autre compatriote, Benedetta «monaca in casa» (religieuse dans sa maison) vivait chez elle en véritable religieuse.
Or, un mémoire[16] provenant de l'une de ses nièces et que, nous
dit-on, d'autres pièces viennent confirmer, assure que don Bosco, «au temps de
don Pestarino» (dont le nom est estropié, mais peu importe), par conséquent
dans les années '60, envoya deux prêtres salésiens à Castelnuovo pour
faire d'elle la «cofondatrice» et la «supérieure générale» de la congrégation
qu'il souhaitait fonder; mais que la mission des deux envoyés échoua par
l'opposition résolue de l'une de ses nièces, puis de la mère de celle-ci.[17] Les titres pompeux de «cofondatrice» et de
«supérieure générale» résultaient certainement de réflexions postérieures sur
l'épisode; mais il est possible que don Bosco ait essayé de prendre Benedetta Savio pour collaboratrice de son oeuvre apostolique.
Aurait-il songé sérieusement à se faire aider par une
religieuse française, Marie-Louise Angélique Clarac (1817-1887), encore
fille de la Charité en 1870, directrice à Turin d'une oeuvre imposante,
non sans ressemblance avec celle de don Bosco, et qui, séparée de son institut,
finit par fonder une nouvelle congrégation d'assistance sociale?[18] L'hypothèse, avancée par Pietro Stella,[19] repose sur des bases trop faibles: une phrase
énigmatique attribuée à don Bosco devant don Lemoyne en 1866 et le fait
qu'il ait encouragé soeur Clarac à chercher en 1870 auprès de l'évêque Moreno
une issue à sa situation inconfortable, pour qu'on s'y arrête longuement. Si
l'idée lui traversa l'esprit, comme, vraisemblablement, face à d'autres
religieuses à la fois pieuses, fortes et entreprenantes, il ne put qu'y
renoncer bientôt. On a écrit avec raison que la structure d'âme exceptionnelle
de soeur Clarac, «ferme, décidée, intransigeante dans ses vues propres,
l'affermissement de sa personnalité dans l'esprit de saint Vincent de Paul auquel
elle n'entendait pas renoncer, l'ensemble des oeuvres populaires dont elle
s'occupait, dont certaines étaient étrangères à l'apostolat spécifique de don
Bosco», que tout cela rendait improbable une quelconque tentative
d'association entre elle et don Bosco .[20]
Il est préférable de voir en des femmes, telles que Benedetta Savio, Marie-Louise Clarac et Enrichetta Dominici, des
exemples de colla-/814/ boratrices
possibles pour le don Bosco des
années 1870-1871 et donc des modèles anticipés de ses futures religieuses.
Elles s'imposaient dans un monde dominé par l'élément masculin. La vie
religieuse de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle a connu des
personnalités que l'une ou l'autre historienne du siècle suivant a qualifiées
de «féministes» avant la lettre. Ce «féminisme» impliquait chez ses tenantes
la volonté d'association et un solide esprit d'indépendance et d'initiative
vis-à-vis de l'autoritarisme masculin. Au dix-neuvième siècle, des femmes d'Eglise,
religieuses de vie active, ont en effet joué un rôle de pionniers dans une
série de professions qui ne seraient accessibles qu'un siècle plus tard à leurs
soeurs laïques; elles possédèrent le savoir-faire, l'art et l'audace de gérer
de grandes entreprises pour leur propre compte et sans trop se référer aux
autorités ecclésiastiques.[21] Soeur Clarac, «tête de fer», «coeur de
volcan», pour reprendre des images de son archevêque Mgr Gastaldi, à qui elle
se heurta avec violence,[22] appartenait à ce monde résolu et inventif. Ce
type de femme répondait, en théorie tout au moins, à la tâche que don Bosco,
en 1871 assignait à la congrégation nouvelle. «Le but des filles de Marie
auxiliatrice, expliquait très simplement don Rua au procès de canonisation de
don Bosco, consiste, à peu de choses près, à exercer en faveur du sexe féminin l'oeuvre
que les salésiens exercent auprès des jeunes garçons. »[23]
Toujours est-il que les «filles de l'Immaculée»,
auxquelles don Bosco destinait son ébauche de Règle de vie en avril 1871,
étaient les membres d'un groupe déterminé, constitué à Mornese, petite localité
au sud-ouest de Turin, vers Gênes, dans le diocèse d'Acqui. Il était dirigé par
le prêtre Domenico Pestarino, grand
ami de don Bosco, salésien «externe» depuis 1864 et, pour l'heure, très occupé
par la construction d'une école pour garçons au lieu de son ministère, c'està-dire
à Mornese.[24] Une Pieuse union était née dans ce village
vers 1851 sur l'initiative d'une fille de l'endroit, Angela Maccagno
(1832-1891). Ce groupe
apostolique rassemblait des jeunes filles engagées dans la vie chrétienne,
désireuses de s'entraider, de se livrer à des oeuvres de miséricorde envers
les plus besogneux et de préparer les mères à l'éducation de leurs filles. Marie-Dominique
Mazzarello, que nous allons retrouver dans un instant, en fit partie dès
l'origine.[25] En 1869, de fait, «les filles de Marie
Immaculée étaient désormais partagées en deux groupes: les "Nouvelles
Ursulines", qui continuaient à vivre dans leurs familles respectives, et
celles simplement appelées "Figlie"
(Filles), avec à leur tête Marie-Dominique
Mazzarello, qui /815/ habitaient
depuis deux ans dans une maison dite "de l'immaculée", menant vie commune,
consacrées en priorité à l'apostolat parmi les filles du pays et quelques
orphelines ou internes. »[26] Don Bosco leur avait déjà proposé un «horaire-programme».
C'est à ces Figlie de Mornese qu'il destinait les Règles que, ce
24 avril 1871, il déposait, pour additions, suppressions ou corrections, entre
les mains de mère Enrichetta Dominici.
Le temps du jubilé pontifical de Pie IX (juin 1871)
Dans les semaines qui suivirent, le Valdocco solennisa
très fort un mois de mai exceptionnel, qui était celui du troisième centenaire
de Lépante (1571), c'est-à-dire d'une victoire de l'Auxiliatrice. Pour aider
les fidèles à honorer et à prier la Vierge Marie, son imprimerie publia un livre de cinq cents pages: Nouveau manuel pour l'exercice pratique de la dévotion
à Marie très sainte.[27] Don Bosco répandit sous son nom et par le
biais des Letture cattoliche une brochure sur «l'apparition de la
bienheureuse Vierge sur la montagne de la Salette, avec d'autres faits prodigieux
empruntés à des documents publics »,[28] où , du reste, l'apparition ne couvrait que
moins du quart des pages, tandis que les prodiges attribués à l'intercession de
Marie ou de saint Joseph s'arrogeaient près du reste de la surface imprimée. La
neuvaine préparatoire au 24 mai prit un relief spécial pendant les trois
derniers jours (le triduum). Don Giovanni
Cagliero mit au point une cantate extraordinaire Saepe dum Christi avec orchestre et trois cents exécutants, par laquelle la bataille de Lépante
serait commémorée. Les musiciens du collège de Lanzo furent associés à
la célébration du 21; ceux de Cherasco et d'Alassio,
à celle du 22, et ceux de Borgo San
Martino, à celle du 23.[29] La fête grandissime de Marie auxiliatrice,
commencée le 24 par une messe de Giovanni Cagliero, avec orchestre et deux cents
exécutants, continuait encore le dimanche 28, fête de la Pentecôte. La deuxième quinzaine du mois fut donc très mouvementée.
En juin, don Bosco s'occupa surtout du jubilé
pontifical de Pie IX, pape depuis 1846, c'est-à-dire depuis vingt-cinq ans.[30] De Rome, son ami Emiliano
Manacorda lui suggéra, le 1er juin, d'y participer
activement. Dans un recueil commémoratif, l'un des professeurs de don Bosco
composerait un poème sur le pape, par exemple: «Pie IX sauvé à Sainte Agnès
hors les murs. »[31] Le
jour anniversaire tombait le vendredi 16 juin. Quelque quarante-huit heures
auparavant, don Bosco /816/ annonçait
au directeur du collège de Borgo San Martino,
Giovanni Bonetti: «Vendredi, jour solennel, grande fête. Le
matin, communion générale pour le pape. Au repas, un plat (pietanza) supplémentaire. Vacance toute la journée. Le soir, prédication adaptée
et, si possible, un peu d'illumination... »[32] Il voulut être en personne à Rome le 29 pour
la fête des saints Pierre et Paul. Parti de Turin le 22 juin, via Florence -
où il ne s'arrêta que deux heures[33] - il fut vraisemblablement à destination à
l'aube du 23. Le 28, Pie IX le reçut en audience. Don Bosco avait aligné
sur une feuille de papier les différents points qu'il avait l'intention
d'aborder. La liste commençait par la présentation de l'«Album» des membres de
sa Société de S. François de Sales et de leurs élèves de Turin, Lanzo, Borgo San Martino, Cherasco, Alassio,
ainsi que des oratoires turinois
San Luigi, Angelo custode et San Giuseppe;
puis venaient diverses «faveurs»
demandées soit pour luimême, soit pour des amis et bienfaiteurs...[34] Il rencontra le pape une autre fois, peut-être avec
un groupe de pèlerins.[35] Et, le 1er juillet, il entama son
voyage de retour. Cette fois, il séjourna deux jours à Florence «pour récolter
quelques sous, si possible. »[36] Et, le 4 juillet, il était à Turin.
Mais, pas plus à l'aller qu'au retour, il n'avait eu,
à Florence, une quelconque conversation avec le président Lanza sur le problème
des nominations d'évêques; il ne s'était pas non plus rendu à Rome avec lui et
n'avait pas traité là-bas ex officio des diocèses vacants. Le «mémoire» que, selon
son biographe, il aurait préparé en juin pour Pie IX sur cette question n'a
jamais existé. L'histoire officielle salésienne rédigée à cet endroit par don Angelo Amadei
nous abuse. Le récit des
démarches de don Bosco auprès de Lanza en juin 1871[37] est un doublet de l'épisode parallèle de
septembre, dont une version approximative figurait, apparemment localisée en
juin, dans le douzième registre de Documenti. [38]
L'emploi des journées de don Bosco en juillet et août
1871 nous est relativement bien connu par sa correspondance. Au retour de Rome,
sa fête, renvoyée du 24 juin, fut célébrée. Du 13 au 15 juillet, il prit
part aux Quarante Heures en l'église Marie auxiliatrice. Durant ce mois de
juillet, il régla l'acceptation du collège de Varazze et tenta de trouver une
solution convenable pour celui de Cherasco, qu'il abandonnait. Entre le 1er,
et le 3 août, il visita le collège de Borgo
San Martino. Du
6 au 20, il participa activement aux exercices spirituels pour séculiers à S. Ignazio sopra Lanzo. Mais il était las: une maladie des membres inférieurs -
ses pieds refusaient de lui obéir, expliquait-il à /817/ don Rua[39] -, maladie qui le poursuivrait jusqu'à sa
mort, se déclarait. Il accepta donc l'invitation permanente de la comtesse Gabriella Corsi dans sa villa de Nizza
Monferrato;[40] et, entre le 21 et le 30 août, prit une
dizaine de jours de vacances. Il se reposa, écrivit des lettres, reçut des
amis, notamment des gens d'Eglise, et des solliciteurs. Il avait recommandé à
la comtesse de bien traiter les premiers, surtout quand ils apportaient une
offrande ou qu'ils se disposaient à traiter du bien des âmes; quant aux
complimenteurs, il suffisait de les remercier sans plus...[41] Mais, au vrai, seul le récit suspect des Documenti XII
sur les nominations épiscopales[42] prétend que don Bosco s'était retiré à Nizza pour
recevoir alla chetichella (en cachette) divers ecclésiastiques soucieux
de l'avenir de leurs diocèses. Du coup, assure-t-on, «en un seul jour on
trouvait réunis à déjeuner dix-huit vicaires généraux et capitulaires.»[43] Certes, les visiteurs de don Bosco étaient nombreux;
et, surtout s'ils appartenaient à un diocèse privé d'évêque, tel celui de
Turin, ne manquaient pas de le sonder sur d'éventuelles nominations. Don Bosco
réunissait des informations, qui allaient lui servir bientôt. Mais les choses
en restaient là.
La question des diocèses vacants
En ces derniers jours d'août 1871, la question,
longtemps en sommeil, se nouait, mais en dehors de lui, même si son nom y
était sur-le-champ directement mêlé. Le 21 août,[44] Pie IX avait composé à l'intention du roi Victor-Emmanuel
II une lettre personnelle. C'était, pour l'essentiel, une déploration des
méfaits de la «révolution» dans la ville de Rome, devenue, écrivait-il, plus
que «la capitale de l'Italie», celle «du désordre, de la confusion et de
l'impiété». Il y joignait un alinéa capital pour la vie du royaume:
«Cependant, comme je tiens à exercer la mission qui me vient directement de
Dieu, je pense nommer de nouveaux titulaires pour au moins une partie des
nombreux sièges vacants d'Italie. Du reste, je prie Dieu de tout coeur qu'il
vous accorde les lumières nécessaires pour sortir de semblables ténèbres... »[45] Le cardinal Antonelli confia cette lettre à un frère
mineur avec mission de la transmettre au chargé d'affaires ecclésiastiques de
Turin, Gaetano Tortone; celui-ci, aidé par don Bosco, devait la faire
parvenir à son illustre destinataire. Le cardinal écrivait au chargé
d'affaires: «... (Le Frère Mineur) remettra à Votre Seigneurie le pli ci-joint,
dont l'adresse vous signifiera l'importance. Afin qu'il ne courre nul risque,
je vous commets le soin de vous mettre en relation de ma part avec le /818/ prêtre Don Bosco et de concerter
avec lui la façon la plus rapide et la plus convenable pour que le pli
parvienne en toute sûreté entre les mains de l'illustre personnage... »[46] Mgr Tortone fit diligence. Il télégraphia (deux fois, paraît-il)
à don Bosco, qui, nous le savons, se reposait à Nizza, pour le presser de
rentrer à Turin où l'appelait «une affaire urgentissime».
Don Bosco, loin d'imaginer de
quoi il s'agissait, lui répondit que, «pour des raisons de santé et pour
d'autres affaires qui le concernaient», il ne pouvait se déplacer; et que, si
nécessaire, Tortone pouvait recourir à la poste. Le chargé d'affaires
préféra les services d'un ecclésiastique présent à Turin, l'aumônier de cour Gazzelli
di Rossana, grâce à qui la lettre du pape arriva enfin à Victor-Emmanuel.[47] Au reste, Mgr Tortone
ne semble pas avoir beaucoup
regretté l'absence momentanée de don Bosco, envers qui il paraissait
n'éprouver, en la circonstance, qu'une confiance mitigée.[48]
L'affaire des nominations épiscopales était désormais
enclenchée à Florence et à Rome. Le 1er septembre, Tortone pouvait
déjà communiquer à Antonelli que la lettre, lue par le roi, était passée entre
les mains du président Lanza.[49] De son côté, le Vatican expédiait des lettres
aux archevêques et évêques d'Italie pour qu'ils fassent dresser des listes de
candidats à l'épiscopat. Il requérait pour eux des qualités de doctrine solide,
de prudence irréprochable et de fermeté de caractère.[50]
Et le président Lanza intéressa immédiatement don Bosco,
dont le nom avait été très vraisemblablement prononcé par le roi et que le
gouvernement italien savait avoir établi des listes d'épiscopales au cours des
années antérieures. Vers le 8 septembre, un jour où don Bosco était à Lanzo pour
une retraite de salésiens, un télégramme de Lanza au préfet de Turin le fit
inviter à se rendre au plus vite à Florence.[51] Le préfet Vittorio Zoppi ne
perdit pas son temps, en sorte que, le 9 septembre, à 19 h., don Bosco, accouru
de Lanzo dans la journée en la compagnie de don Lemoyne, montait
déjà dans le train de Turin-Florence. L'entretien avec le président Lanza eut
lieu le 11 septembre, jour de l'expédition d'une dépêche de don Bosco à don
Rua, annonçant la prolongation de son voyage jusqu'à Rome.[52] Le prêtre et le président traitèrent certainement des
nominations épiscopales. Le président insista vraisemblablement pour que les
choix du Vatican tombent sur des «personnes qui sachent concilier, avec les
devoirs de leur ministère, le respect dû aux lois de l'Etat», en conformité
avec un passage de la lettre que le roi adressait alors au souverain pontife.[53] Lanza prononça probablement des noms, signe pour les
ecclésiastiques désignés de leur faveur en cour royale. Et il proposa à /819/ don Bosco de servir d'intermédiaire entre
le gouvernement et le Vatican. Car la lettre de Victor-Emmanuel à Pie IX datée
du 12 septembre (et écrite après une entrevue du roi avec Lanza) disait en
propres termes: «... Et si Votre Sainteté, pour éliminer tout risque de
difficultés possibles, avait pour agréable l'envoi même officieux d'un délégué,
mon gouvernement s'empresserait de le faire... »[54] L'allusion du roi à son gouvernement et la
suite du voyage nous interdisent de vraiment douter de l'invitation de Lanza à
don Bosco: il serait au moins l'un des «délégués officieux» de la tractation.
D'après sa correspondance de l'année suivante, Lanza assura don Bosco que le
pape serait libre dans ses choix d'évêques et que le gouvernement n'opposerait
pas d'obstacles à leur jouissance du «temporel.»[55]
De Florence, don Bosco gagna Rome et y fut aussitôt
reçu par le pape et son secrétaire d'Etat, en sorte que, le 13, il pouvait déjà
annoncer sa présence prochaine à Turin.[56] A Pie IX et au cardinal Antonelli, il avait
non seulement manifesté les bonnes dispositions du gouvernement italien dans
l'affaire des nominations épiscopales, mais aussi remis une liste d'épiscopables
pour les sièges vacants du nord de l'Italie, en particulier pour Turin, privé
d'évêque depuis près d'une année. Une découverte récente nous apprend qu'il
proposait surtout trois noms, assortis et suivis d'appréciations positives ou
négatives sur divers autres ecclésiastiques:
«Tout bien pesé devant le Seigneur, après avoir prié dans ce sens, il
me semble pouvoir proposer comme modèles de vie pastorale. 1. Bottino Gio.
Battista, théologien, chanoine de l'église métropolitaine,
célèbre prédicateur. 2. Fissore Celestino,
chanoine de cette même église,
qui fut durant de nombreuses années vicaire général du diocèse de Turin,
docteur agrégé, célèbre canoniste. 3. Oreglia Giorgio, chanoine,
prévôt, vicaire général et capitulaire du diocèse de Fossano. Tous trois sont à
l'aise. - Le chanoine Nasi Luigi est homme de grand, de très grand mérite, mais
de très mauvaise santé. Le chanoine Gazzelli et le chanoine Morozzo conviendraient
parce qu'agréés par le souverain, mais, en l'occurrence, ils seraient moins
indiqués que les chanoines Fissore Celestino,
Bottino Gio. Battista et
Oreglia Giorgio. Moins indiqué serait le prévôt Gaeti, pro-vicaire forain
de Castel Ceriolo. Mais il est très désiré par le roi qui l'aime beaucoup, bien
qu'il soit de faible doctrine. - Mgr Scotton Andrea, chanoine de Bassano Veneto, a prêché cette année avec grand succès à la cathédrale de Turin; il
s'est montré pieux et très savant; ses nombreuses oeuvres et relations semblent
le rendre digne de considération; c'est une personne à l'aise, d'excellente
santé et de grand courage. Beaucoup recommandent le chanoine Siboni, vicaire
général et capitulaire d'Albenga. Mgr Gastaldi, évêque de Saluzzo, est désiré à
Turin par les bons pour sa science et sa /820/ piété. Comme il est docteur agrégé en théologie, il
pourrait beaucoup contribuer à rectifier l'enseignement (litt.: corriger les
études) de l'université de Turin, à laquelle il appartiendrait. »[57]
Au total, au moins dix-huit noms auraient été avancés sans
réserves par don Bosco.[58] Il y avait certainement parmi eux Mgr Giovanni Balma,
nom qui apparaît sur une liste de
nominations, que le cardinal Antonelli a coiffée par celui de don Bosco.
Les échanges épistolaires, les insinuations
journalistiques, les prévisions et les démentis de la presse, circulèrent dans
la péninsule pendant quarante jours après la rentrée de don Bosco à Turin.[59] Les anticléricaux les plus farouches d'un côté, les
catholiques intransigeants jusqu'au-boutistes de l'autre, redoutaient une
ébauche de réconciliation entre le pape et le gouvernement, désormais installé
à Rome. Le consistoire du 27 octobre mit un terme aux pronostics. Pie IX préconisa
une quarantaine d'évêques italiens, parmi lesquels Giovanni Balma
pour Cagliari, Lorenzo Gastaldi
pour Turin, Celestino Fissore
pour Vercelli, Pietro Giuseppe De Gaudenzi pour Vigevano,
Pietro Anacleto Siboni pour Albenga,
personnes dont la candidature
avait été de quelque manière soutenue par don Bosco. Mais son biographe
exagérait sensiblement quand il écrivait: «Il nota qu'à Rome le pape avait
approuvé tout entière la liste des noms qu'il avait présentée. »[60] Sur les trois candidats qu'il avait le plus chaudement
recommandés à Antonelli, si un, Fissore, était bien élu, les deux autres (Bottino et
Oreglia) ne deviendraient jamais évêques. Il reste que, pour l'opinion, il
était à Turin le «grand fabricant d'évêques et d'archevêques». Il Fischietto du 7 décembre 1871 ironisait sur «le très précieux cadeau qu'il nous a
déjà fait avec cette perle de Monsignor Gastaldi...»[61] On
lui rappellera souvent ses bons soins dans le transfert de Mgr Gastaldi de Saluzzo
à Turin.
Cependant, en cette fin d'octobre 1871, l'un de ses amis les plus chers, qui résidait à Rome, demeurait sans mitre. Le diocèse de Fossano
n'étant pas encore pourvu, le chapitre de sa cathédrale exprima à Pie IX, par
l'entremise de don Bosco, son désir d'avoir pour évêque «le non moins savant
que pieux M. Emiliano Manacorda.»[62] Dès
le 6 novembre, le cardinal Antonelli pouvait annoncer la nomination de celui-ci
à Fossano, nouvelle bientôt répetée dans une lettre d'Antonelli à don Bosco et
devenue officielle au consistoire du 27 novembre 1871.[63]
A Turin, Mgr Gastaldi, archevêque tellement «désiré»
par les /821/ «bons» aux
dires de don Bosco, n'était certainement pas persona grata aux
anticléricaux de 1871. Le périodique Il Fischietto se distinguait par une longue campagne de dénigrement. «Quand, le 5
octobre, le nom de l'élu fut rendu public, il ne lui fut pas difficile de
trouver des prétextes pour écraser l'infâme, qui avait osé accepter son
transfert de Saluzzo à Turin: son passé de prêtre diocésain et religieux, sa
prédication, son caractère et jusqu'à ses traits physiques. »[64] Sa prise de possession ne put se dérouler au grand
jour et selon l'antique coutume.[65] «Journée
froide et brumeuse que ce dimanche 26 novembre 1871 racontera son biographe,
quand, à neuf heures, Lorenzo Gastaldi, nouvel archevêque de Turin, se rendit en privé et
presque en cachette (alla chetichella) du sanctuaire de la Consolata à la cathédrale S. Giovanni Battista. Il s'agissait pourtant de l'entrée officielle du
nouveau successeur de saint Maxime dans son diocèse. Signe des temps, dirions-nous
aujourd'hui. De fait, le lendemain, la Gazzetta del popolo, quotidien
influent, démocrate et anticlérical de Turin, annonçait avec une visible
satisfaction le "fiasco" de l'entrée. »[66] Don Bosco était présent à cette solennité
manquée. Avec les divers corps ecclésiastiques, il avait attendu l'évêque dans
l'église S. Filippo, d'où la procession devait gagner la cathédrale
après la traversée de la piazza Castello.
Il fit le trajet, mais sans le
personnage principal qui avait craint les manifestations hostiles. Chemin
faisant dans le brouillard turinois, il ressentait une forte douleur aux
épaules et d'épuisantes palpitations lui rendaient la marche pénible; la
maladie désormais proche s'annonçait ainsi.[67] Dans son discours, l'archevêque déclara avec
force que son élection avait été un trait inattendu de la Divine Providence, et que le Saint-Esprit, non pas quelque faveur humaine, l'avait placé à la
tête de l'archidiocèse de Turin. Les biographes de don Bosco verraient plus
tard dans ces phrases une dénégation de son rôle dans l'élection.[68] Douteux! La «faveur humaine» en cause était d'abord
celle du pape. Pie IX ne récompensait-il pas ainsi Mgr Gastaldi pour son zèle
d'avocat de l'infaillibilité pontificale à Vatican I? Mais, les bavardages
ecclésiastiques allant toujours grand train en pareille manifestation, on
pourra croire à l' authenticité de l'assertion prêtée par don Amadei au
chanoine Sorasio, selon qui on disait alors: «La va male per Don Bosco!... La va male... » (Ça va mal pour don Bosco!... Ça va mal!...) [69]
La maladie de Varazze (décembre 1871-février 1872)
En ce début de décembre, don Bosco visitait ses
maisons de Ligurie. Le 2, il était à Gênes; le 3, il passait à Marassi; et, le
4, il poursui-/822/ vait sa route jusqu'à Varazze.[70] Le 6,
un bref voyage le long de la Riviera, à
Albisola Marina, chez une bienfaitrice, le fatigua beaucoup. Si bien qu'au
retour, à la descente du train en gare de Varazze, il fallut presque le porter
au collège. Là, il fut alité sur-le-champ dans un état semi-comateux
(«apopleptique», selon les salésiens présents). La longue maladie de Varazze avait
commencé.[71]
Elle n'a jamais été déterminée avec précision par les
historiens de don Bosco. Les médecins consultés sur elle semblent n'avoir
diagnostiqué que des «fièvres miliaires», à l'origine d'éruptions répétées sur
le corps de minuscules boutons semblables à des grains de mil (d'où:
miliaires). L'ensemble des symptômes relevés par l'entourage, en particulier
l'infirmier Enria [72] et
le directeur de la maison Francesia, permet de conclure à une série de crises
de «suette miliaire», maladie connue en ce siècle et devenue exceptionnelle
par la suite, d'origine probablement virale, estime-t-on, quoique avec réserve,
car elle est demeurée assez mystérieuse. La suette associe des éruptions
cutanées à d'abondantes sueurs. Le système nerveux est certainement touché. Les
douleurs rhumatismales et la demi-paralysie du bras gauche de don Bosco,
première étape du mal de Varazze,[73] étaient
vraisemblablement provoquées par la suette. Il transpirait abondamment. Six
semaines entières dans la sueur, résumait Enria le 19 janvier; et il était
arrivé à l'infirmier d'écrire que son malade était «in acqua» (en eau). Cette sueur répandait
vraisemblablement une odeur peu ragoûtante de paille mouillée. Les chroniqueurs
n'en parlèrent jamais, mais il y aurait là une certaine explication de la
demande d'un «pot de myrrhe» par le directeur Francesia à son confrère de Turin
don Rua dans une lettre datée du 13 décenbre, au lendemain de l'arrivée d'Enria
à Varazze. La température de don Bosco était souvent élevée, surtout aux
premiers jours du mal. Des vomissements convulsifs doublaient sa fièvre. Don
Bosco délirait et criait. Il eut, entre le 6 décembre et le 14 janvier, au long
de quarante jours de souffrances, une douzaine de crises éruptives. Sur les
taches rouges qui parsemaient sa peau apparaissaient de petites papules
«miliaires». Puis ces boutons miliaires s'affaissaient progressivement et se
transformaient en «furoncles» (terminologie de l'infirmier), qui étaient des
vésicules d'aspect laiteux, dites en médecine «phlyctènes». Les phlyctènes s'ouvraient,
se desséchaient et provoquaient sur la peau de petits cratères, des «volcans
éteints», écrivit un jour (le 9 janvier 1872) le directeur Francesia à don Rua.
La fièvre tombait, des squames se formaient et la peau s'écaillait. Don Bosco a
changé plusieurs fois de peau en six semaines, /823/ prétendit l'infirmier Enria.[74] Fièvres
et éruptions l'affaiblirent extrêmement. Sa maigreur, qui effraya bientôt les
soignants, contribuait à accroître ses souffrances: son dos était pelé, des
escarres ajoutaient à la gêne de la desquamation. La peau desséchée et
écaillée provoquait des démangeaisons un peu partout sur le corps.
L'excitation entraînée par l'explosion des vésicules était parfois violente.
Don Bosco dit un jour avoir l'impression d'«une main plongée dans une marmite
bouillante. »[75] Il souffrit donc durement dans sa chambre de Varazze.
Un portrait dû à un anonyme et demeuré peu connu nous
le restitue à cette époque. Il s'agit d'une peinture à l'huile sur carton de
quarante centimètres sur cinquante-quatre, conservée dans la maison salésienne
de Varazze et comportant au verso le billet: «Don Bosco Giovanni. Anno 1871 - in memoria della sua grave malattia
sofferta in Varazze - Collegio Civico» (Don Bosco Giovanni.
Année 1871 - en souvenir de sa
grave maladie endurée à Varazze, collège civique).[76] Il faut comparer ce buste de prêtre au visage
tendu, aux yeux enfoncés, les joues, le front, le menton et les mains couverts
de plaques rouges, avec l'homme vigoureux photographié parmi ses garçons dix
ans plus tôt ou même avec le «Don Bosco à Rome en 1867», photographie «Achille
de Sanglau». Sur la photo de 1867, les traits sont extrêmement mobiles et les
yeux pénétrants. Sur la peinture,[77] les pommettes sont accusées, les joues
creusées, le front ridé, des poches tombent sous les yeux, le menton ressort,
le cou est plissé et les lèvres serrées.[78] C'est le portrait d'un être «souffrant»,
remarquait Giuseppe Soldà en conclusion d'un examen scrupuleux de l'image.
La vie de don Bosco fut-elle vraiment en danger au
cours de ces pénibles semaines? Ses proches le crurent à la mi-décembre: lui-même
manda un confesseur et on lui apporta le Viatique. A Turin, des garçons
offraient leur vie pour que don Bosco ne meure pas.[79] Les médecins, quant à eux, notamment le
docteur Fissore venu de Turin en consultation, paraissent n'avoir jamais été
aussi pessimistes. La suette, douloureuse et persistante, d'évolution
imprévisible, n'est en effet mortelle que par ses suites possibles, en d'autres
temps très redoutables dans les organismes débilités (pneumonies, etc.)
Don Bosco faisait face de son mieux. Il ne criait que
dans ses cauchemars, sources d'inquiétude pour ceux qui le veillaient. Il s'en
remettait à la volonté de Dieu, affirmait Pietro
Enria. Jamais de véritables plaintes, parfois des
plaisanteries sur son état et les soins qu'il imposait aux infirmiers, toujours
le meilleur accueil possible aux nou-/824/ velles de
ses fils et aux visiteurs, qui ne tardèrent pas à accourir à son chevet.
L'évêque de Savone se déplaça. Après Noël, don Rua passa deux ou trois jours à Varazze.
Don Bosco cherchait à suivre ses affaires de Turin. Le 31 décembre 1871, il
formula depuis son lit les étrennes spirituelles de tradition au dernier jour
de l'année. C'était, d'après le préfet Cuffia: «Praebe teipsum exemplum
bonorum operum» (Sois un
exemple de bonnes oeuvres); et «Oboedite praepositis vestris et subiacete
eis, ipsi enim pervigilant quasi rationem pro animabus vestris
reddituri» (Obéissez à vos
supérieurs et soyez-leur soumis, car ils veillent sur vous comme s'ils
devaient rendre compte de vos âmes). Il redisait là deux principes de sa
pédagogie spirituelle. Les maîtres (première étrenne) valent et forment par
leur action exemplaire; les disciples (deuxième étrenne) doivent se laisser
diriger, car le salut de leurs maîtres est en jeu avec le leur. Le 5 janvier
1872, don Bosco reçut avec une immense gratitude une bénédiction spéciale du
pape Pie IX. C'est à elle qu'il attribuera sa guérison commencée quelques jours
après.[80]
Le 14 janvier, don Bosco put enfin se lever durant
deux heures. Les éruptions miliaires ne se renouvelaient plus. Le 23, Enria annonçait
à Buzzetti que les «furoncles» avaient complètement disparu. La convalescence,
que ses fils avaient plusieurs fois cru voir se dessiner après Noël, débutait
vraiment. Don Bosco descendit un étage de la maison, puis il célébra la messe;
enfin, le 30 janvier, il put partir se reposer à Alassio. On redoutait
pour lui le froid humide de Turin. Il prolongea donc son séjour sur la Riviera (Alassio et Varazze) pendant toute la
première quinzaine de février et ne rentra chez lui que le 15 de ce mois. Sa
mésaventure de santé l'avait enlevé à sa maison pendant une douzaine de
semaines.
Le projet de don Bosco sur les filles de Marie auxiliatrice
A Varazze, le groupe le plus nombreux de visiteurs
étrangers au chevet de don Bosco était arrivé de Mornese. Débarqués du dernier
convoi le 6 janvier 1872, douze «chefs de famille» de la localité furent logés
au collège. Ils y trouvaient don Pestarino, présent à Varazze depuis le 2,
semble-t-il. Le 7, les Mornésiens se disposèrent en cercle respectueux autour
du lit de don Bosco et lui offrirent leurs cadeaux, qui étaient des produits de
leur campagne.[81] Don Pestarino, quant à lui, fut interrogé
séparément sur les Filles de l'Immaculée. Lui-même raconta:
/825/
«... En la circonstance,
comme don Pestarino se trouvait seul près du lit de don Bosco, (celui-ci) lui demanda comment allaient les affaires de Mornese, et s'il y avait (parmi
les filles) quelqu'une apte au scopo (but, à
la rigueur: projet), si les filles étaient réunies en un certain nombre et
quelles étaient leurs dispositions d'esprit. Don Pestarino répondit qu'il
pouvait les garantir prêtes à l'obéissance et à faire n'importe quel sacrifice
pour le bien de leurs âmes et pour aider leurs semblables. - Par conséquent,
répondit don Bosco, on pourrait entamer (litt.: débuter) ce dont nous avons
parlé cet été à Turin; et, si vous le croyez bon, quand vous serez à Mornese,
réunissez-les et faites-les voter pour constituer un chapitre: Supérieure,
Assistantes, etc. selon les règles dont on avait donné (...) une idée et
faites aussi venir du village toutes celles qui sont de la congrégation de
l'Immaculée. »[82]
Don Bosco voulait en effet intéresser à son projet les
filles résidant chez elles. Ce récit de don Pestarino nous signifie que, depuis
le mois d'avril précédent, les constitutions avaient reçu une certaine forme en
ce début de janvier. Les membres du chapitre avaient été définis... En effet,
les soeurs de Sainte-Anne, par les soins de soeur Francesca Garelli,
secrétaire de mère Dominici, avaient
adapté le texte de don Bosco à un institut féminin. Il faut croire que don
Bosco avait ensuite transmis le résultat de leur travail à don Pestarino pour
confrontation avec les Regole des filles de l'Immaculée, puisque l'abbozzo, que nous croyons pouvoir dater de janvier 1872, comportait des articles
qui en dérivaient, ainsi que des traces de l'écriture de Pestarino. Le texte de
soeur Garelli - une bella copia (mise au propre) - a disparu, comme l'a fort bien
remarqué soeur Cecilia Romero. Mais les confrontations sont éloquentes: si la dépendance à l'égard des
constitutions de don Bosco demeure très sensible dans cet abbozzo A, on constate aussi bientôt que nombre de ses articles, dans plusieurs
cas très importants, dérivaient des constitutions de Sainte-Anne.[83] Le premier chapitre lui-même (Scopo, But), décisif pour l'avenir de l'institut, puisqu'il expliquait sa
tâche, son sens propre et sa signification sociale, portait ainsi l'empreinte
d'un esprit qui pouvait n'être pas tout à fait «salésien».
L'article premier de ce chapitre, qui a été recopié
ci-dessus, disait que les membres de l'institut seraient d'authentiques
religieuses, soucieuses de leur «perfection», mais adonnées à un apostolat
auprès des filles de milieu populaire. Il semble avoir été élaboré par don
Bosco lui-même. Le deuxième article, probablement imputable à don Pestarino, présentait
une liste assez hétéroclite d'oeuvres charitables, liste empruntée à divers
articles très identifiables des Regole des Figlie de /826/ Mornese.[84] Après quoi, sur l'instruction des filles «de condition
moyenne», venait un article 3, mieux bâti, mais qui mérite aussi de retenir
l'attention pour son contenu. En dépendance étroite de l'article 2 du titre I (Scopo dell'Istituto) des soeurs de Sainte-Anne, il disait: « 3 ° Elles
pourront par ailleurs recevoir dans leur maison des filles de condition
moyenne, auxquelles toutefois elles n'enseigneront jamais ces sciences et arts
qui sont propres à une éducation noble et seigneuriale. Tout leur soin sera de
les former à la piété et à tout ce qui pourra servir à les rendre bonnes
chrétiennes et bonnes mères de famille.»[85]
Les articles 1 et 2 de l'abbozzo traitaient de l'éducation, soit des «filles du peuple» (fanciulle del popolo) (art. 1º), soit des «fillettes des villages et pays
pauvres» (giovanette dei villaggi e paesi
poveri) (art. 2°). L'article
3 passait donc à une catégorie sociale plus élevée, celle des «filles de
condition moyenne». Il avait deux versants beaucoup plus étudiés que nous le
croirions peut-être, l'un négatif, l'autre positif. Négativement, il disait
quelle instruction il ne fallait pas dispenser à ces filles; et, positivement,
l'instruction qu'il convenait de leur donner. Les «sciences » et «arts » propres
aux filles de noble condition leur seraient épargnés, mais on préparerait en
elles d'authentiques chrétiennes et de bonnes mères de famille. Considérations
religieuses mises à part, une idéologie non démocratique et non féministe, ou,
pour parler plus net, classiste et sexiste - au reste courante au dixneuvième
siècle - avait inspiré ces lignes. Selon l'idéologie classiste, les
membres de chacune des classes de la société: la classe populaire, la classe
moyenne et la classe supérieure, étaient destinés à n'en pas sortir et
recevaient en conséquence une éducation accordée à leur condition de
naissance, dite naturelle: à chaque classe son éducation. Donc pas de
«sciences» à proprement parler et pas d'«arts», sous-entendu habituel:
d'agrément, pour les filles de condition moyenne et, à plus forte raison, pour
celles de milieu populaire. On sait que, dans les années '70 de ce siècle, Mgr Dupanloup,
évêque d'Orléans, répandit, dans ses Lettres sur l'éducation des filles et
sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde, [86] l'idée que les «femmes du monde» elles-mêmes avaient
tout intérêt à faire jusque de la philosophie, mais que l'opinion ne lui était
guère favorable. L'idéologie sexiste de l'époque voulait que, dans la société,
l'homme participe à la vie publique par son travail et son activité, mais que
la femme soit vouée au seul foyer domestique. Nul rôle n'était envisagé pour
elle. Catholique, cette idéologie tenait à donner à la femme une éducation qui
en fasse une /827/ épouse
et surtout une digne mère chrétienne. L'article dérivé des constitutions des soeurs
de Sainte-Anne ne parlait pas autrement.
Nous ignorons si cet article des premières versions
conservées des constitutions des filles de Marie auxiliatrice fut lu, pesé et
accepté par don Bosco. Mais le sort qu'il réserva bientôt à l'un et l'autre de
ses éléments est tout à fait discernable. La première partie de l'article
subsistera, car don Bosco, en cela bien inséré en son siècle, croyait fermement
aux distinctions dans la société et à la nécessité d'éducations différentes
selon les conditions sociales. L'édition de 1885 des constitutions des filles
de Marie auxiliatrice dira encore: «4. Elles pourront en outre ouvrir des
maisons d'éducation (educatori) de préférence pour des filles d'humble
condition. Elles ne leur enseigneront que les sciences et les arts conformes à
leur état et voulus par leurs conditions sociales... »[87] Inutile
de chercher dans la deuxième phrase des ébauches de considérations sur
l'éducation intellectuelle des femmes, qui l'apparenteraient à Mgr Dupanloup. «Les
petites sciences qui peuvent convenir à des filles» devaient être pour lui
celles que nous rassemblons sous le titre d'«économie domestique». Pas plus!
Mais la deuxième partie de l'article, aux résonnances sexistes, fut sérieusement
amendée. Elle était, pour des raisons nullement féministes, profondément
contraire aux idées de don Bosco sur l'éducation des garçons, ou plutôt des
jeunes. Pour lui, le jeune, garçon ou fille, devait être rendu capable de
gagner son pain. Il vivait et pensait dans le peuple travailleur. Il supprima
donc rapidement l'anomalie de l'article 3. Dès le texte de l'abbozzo C (daté des années 1873-1874) des constitutions des filles de Marie
auxiliatrice, on lut dans la deuxième partie de l'article en cause: «... Tout
leur soin sera de les former à la piété et à tout ce qui pourra servir à les
rendre bonnes chrétiennes, mais qu'elles soient aussi en mesure de gagner
honnêtement leur vie» (litt.: en mesure de gagner honnêtement en son
temps le pain de la vie).[88] Le mais de la dernière phrase semble
avoir été signe de l'impatience du correcteur devant une proposition qui le
déconcertait et qu'il raturait soigneusement. Don Bosco n'imaginait certes pas
concéder quoi que ce soit au féminisme naissant.[89] Les yeux ouverts sur un temps où l'individu,
homme ou femme, devait gagner son pain, il tenait simplement à aider les
femmes du peuple à faire face dans l'existence. Que deviendraient-elles à la
sortie de l'école des soeurs? Il prenait acte d'une vie qui, vraisemblablement,
se déroulerait, au moins en partie, hors du foyer familial. La correction
aboutissait même à ne plus rien dire de la formation maternelle de la femme et
donc à contredire invo-/828/ lontairement
la mentalité qui avait dicté la
formule disparue: «... et bonnes mères de famille». L'intervenant, que ce soit
le fondateur ou l'un de ses fidèles disciples, était bien «le don Bosco
cohérent avec son siècle et qui en même temps le contredit. »[90] Le jour où, dans un monde mieux démocratisé, les
conditions de l'homme et de la femme seraient devenues moins inégales, la
simple application de ses principes, qui étaient conformes à l'économie réelle
de la société, permettraient de faire donner aux femmes une instruction
convenable, au moins analogue à celle des hommes. Les filles de Marie
auxiliatrice du vingtième siècle n'auront pas de conversion à opérer en
éducation féminine par rapport à l'idéologie fondatrice de leur institut.[91]
Les élections du 29 janvier 1872
En janvier 1872, le troisième chapitre de l'ébauche
des constitutions des filles de Marie auxiliatrice intitulé: «De la Supérieure et des Assistantes», prévoyait que la supérieure et ses aides immédiates seraient
élues. Don Pestarino, encouragé par don Bosco, malade à Varazze, comme nous
savons, organisa l'élection. L'événement eut lieu le 29 janvier 1872. Le
mémoire Pestarino, que nous retrouvons, manifeste bien la confiance des filles
envers leur compagne MarieDominique Mazzarello. «... Le beau jour de la S. François de Sales, après avoir exposé ce que don Bosco lui avait conseillé (à lui Pestarino)
et après la récitation du Veni Creator Spiritus avec le crucifix exposé sur une tablette entre deux
chandeliers allumés, on passa au vote. [Il y avait 27 présentes.] Les votes
furent lus par don Pestarino et par Angela
Maccagno, institutrice du village et jusqu'alors supérieure de
celles qui vivent dans leurs familles. Le scrutin donna 21 voix à Maria Mazzarello,
fille de Giuseppe, dite de la Valponasca, 3 à Petronilla, 2 à Felicina et 1 à Giovannina. Restava
perciò Superiora Maria Mazzarello.» (Maria Mazzarello restait donc supérieure.)
La volonté de l'humble élue de dépendre absolument de
don Bosco éclata aussitôt. Le rapport Pestarino continuait: «Quand elle
entendit ce résultat, Maria Mazzarello se leva en demandant d'être dispensée;
elle disait clairement qu'elle remerciait toutes (ses compagnes), mais qu'elle
ne se sentait pas capable de tenir sous un tel poids. Quelques-unes lui dirent
que, si elles lui avaient donné leurs voix, elle devait accepter; sinon, les
autres en feraient autant. Elle persista à dire qu'elle ne se sentait pas
(capable) et qu'elle refuserait tant qu'elle n'y serait pas absolument forcée
par obéissance. On fit encore quelques /829/ remarques; et le Directeur (entendez: don Pestarino)
lui-même ajouta qu'il ne se prononcerait pas lui-même tant qu'il n'aurait pas
entendu l'avis de don Bosco. Maria Mazzarello elle-même suggéra de laisser à
don Bosco le soin du choix de la première supérieure, que ce serait bien à tous
égards; et toutes approuvèrent. Alors elles lui dirent qu'elle resterait
première Assistante avec le titre de Vicaire selon les regole; et l'on passa à l'élection de la deuxième Assistante, qui fut Petronilla
(Mazzarello) avec 19 voix. Les deux se retirèrent et on nomma maîtresse des
novices Felicina (Mazzarello), comme économe Giovanna (Ferrettino) et comme vicaire ou vice-supérieure pour
celles du village l'institutrice Maccagno. On les proclama et on conclut
l'assemblée par le Laudate Dominum, après quoi elle fut dissoute... »[92]
La prépondérance de don Bosco dans la fondation des
filles de Marie auxiliatrice (que certains ont parfois voulu attribuer à Pestarino),
déjà manifeste dans l'élaboration de leurs constitutions, était évidente dans
la désignation des membres de leur chapitre supérieur initial.
La cérémonie du 5 août 1872
Fin janvier 1872, tandis que don Bosco amorçait sa
convalescence à Varazze, à Mornese son institut féminin recevait donc quelque
forme à la grande satisfaction du «directeur» Pestarino. Au lendemain de son
retour à Turin, à la mi-février, don Pestarino put présenter - probablement
sous la forme que l'on vient de lire - son rapport d'activité à l'assemblée des
directeurs et confrères de la société de S. François de Sales. Cela se passait
dans l'enthousiasme des retrouvailles du père et de ses fils, le 16 février
1872.
Les premières professions féminines eurent lieu à Mornese
six mois après. Dans l'intervalle, les filles qui adhéraient au projet de don
Bosco - lequel impliquait la vie communautaire - se transportèrent dans
l'immeuble que don Pestarino avait fait construire pour servir de «collège»
dans le village au lieu-dit Borgoalto. Il transformait ainsi en «maison-mère» de
l'institut, dit de plus en plus clairement «des filles de Marie auxiliatrice»,
une école que les Mornésiens avaient cru s'élever pour leurs garçons. Leur
déconvenue fut grande... Puis, pour reprendre les formules de Maria Ester Posada,
le «sceau historique et ecclésial» de la mue du groupe, de simple Pieuse union
paroissiale en Institut religieux, fut apposé par l'évêque d'Acqui; tandis que
le /830/ «sceau historique
et salésien» l'était par le fondateur lors des professions du 5 août 1872.[93]
Il est vrai que don Bosco mit très peu de bonne
volonté pour unir les deux «sceaux» sur le même parchemin. A la fin de juillet,
Mgr Giuseppe Maria Sciandra, évêque d'Acqui,[94] tombé
malade le 30 mai, était depuis plusieurs semaines, à Mornese, l'hôte de don Pestarino,
qui lui avait ménagé un appartement dans le «collège» devenu maison de
religieuses. Pestarino, poussé par ses amis ecclésiastiques, profita de la
présence épiscopale pour organiser au début du mois d'août des exercices
spirituels, qui seraient clôturés par une cérémonie de vêture et de profession
avec apparat pontifical. Don Bosco lui donna certainement son accord. Mais Mornese
apprit bientôt très désappointée, qu'il n'avait pas l'intention d'assister à
la fête. L'évêque, informé, protesta: il voulait don Bosco. Celui-ci répondit à
don Pestarino, porte-parole de Mgr Sciandra, que sa santé était encore
fragile, qu'il avait lui aussi des exercices spirituels à Turin, que
Monseigneur suffisait à la cérémonie de Mornese et que, pour le reste, lui Pestarino
avait toute la compétence désirable. Mgr Sciandra recourut alors à un moyen
énergique. Puisque les lettres n'ébranlaient pas don Bosco dans sa décision de
laisser sa place à d'autres, le 3 août il expédia à Turin son propre secrétaire
don Berta avec mission expresse de revenir le lendemain avec
don Bosco.[95] Celui-ci, enfin arrivé à Mornese dans la
soirée du 4 (les soeurs ne dissertent que sur l'heure exacte de cette arrivée:
7 h., 9 h. ou 11 h. du soir),[96] participa sagement le lendemain 5, fête de Notre-Dame
des Neiges, à la cérémonie de vêture et de profession, au cours de laquelle il
adressa quelques mots aux nouvelles religieuses. Puis, comme pour souligner la
vérité de son refus antérieur, il quitta Mornese non sans quelque
précipitation, omettant même d'apposer sa signature sur le procès verbal de la
manifestation.[97]
Ces réticences imprévues semblent pouvoir être
expliquées. Don Bosco regimbait à l'idée d'abandonner à l'évêque d'Acqui une
place qu'il jugeait être la sienne. Le «supérieur général» du nouvel institut,
entre les mains de qui les voeux étaient prononcés, c'était en principe lui.
Dès l'origine, dans l'ébauche de constitutions, le premier article du titre Sistema generale dell'Istituto (Organisation générale de l'Institut) avait
dit: «L'Institut des filles de Marie est sous la dépendance immédiate du
supérieur général de la société de S. François de Sales, à qui elles donnent le
nom de Supérieur général... »[98] Pour lui, l'institut qui naissait faisait
partie, fût-ce en «appendice», de sa propre société /831/ religieuse de S. François de Sales. En 1874, dans le rapport qu'il présenta à Rome sur sa congrégation, le numéro 16 de
la liste des oeuvres était libellé: «Comme appendice et en dépendance de la Congrégation Salésienne la Maison de Marie Auxiliatrice fondée avec l'approbation de
l'autorité ecclésiastique à Mornese dans le diocèse d'Acqui... »[99] C'est pourquoi, au reste, il ne demanda jamais
d'investiture romaine pour l'institut des filles de Marie auxiliatrice.[100] Certes don Bosco tenait au sigillum ecclésial
de l'évêque du lieu. Comme, en 186o, il avait lui-même soumis à l'archevêque Fransoni
ses propres constitutions, il fera transmettre en 1876 à Mgr Sciandra les
constitutions des filles de Marie auxiliatrice. Mais, à une cérémonie de voeux,
la présence d'un évêque, qui doublait la sienne, ne lui paraissait pas souhaitable.
Depuis le 14 mai 1862, il avait reçu seul les voeux de ses confrères
salésiens, l'autorité diocésaine de Turin n'y avait pas été mêlée. Pourquoi
agir autrement à Mornese?
L'évêque d'Acqui était homme sage et bienveillant. Les
relations entre Mornese et Acqui demeurèrent excellentes sous l'épiscopat de
Mgr Sciandra. L'évêque résolut le problème des filles de l'Immaculée hors
communauté, nullement désireuses d'entrer dans l'orbite de don Bosco, qui
persistait à les inviter: elles devinrent officiellement les Nouvelles
Ursulines.[101] Par
décret du 19 août 1873, l'évêque conféra au directeur - salésien - des soeurs
de Marie auxiliatrice de la maison de Mornese les attributions de curé de cette
maison, ce qui résolvait le problème des confessions de ces religieuses.[102] Et don
Bosco veilla de près sur ce qui était pour lui la branche féminine de sa
congrégation. Les manuscrits primitifs des constitutions des filles de Marie
auxiliatrice portent des traces sensibles de son intervention dans leur mise
au point progressive. Et l'école de Mornese se mit à prospérer. L'Unità cattolica du 1er octobre
1873 célébrait ce «bon institut pour filles», «fondé par don Giovanni Bosco.»[103] Le projet de celui-ci en avril 1871 d'un
institut féminin de vraies religieuses, qui seraient aussi d'authentiques et
utiles membres de la société civile, prenait corps dans un gros village du
diocèse d'Acqui. La sainte «vicaire» Maria Mazzarello, à qui don Bosco
conférera formellement en 1874 le titre de «supérieure générale», le
dirigeait avec doigté.[104]
Chapitre XXII.
Faire approuver des constitutions
Le problème du temporel des évêques italiens en 1872
Le 19 février 1869 le pape avait reconnu et confirmé
la congrégation de don Bosco avec la clause: «... l'approbation de ses
constitutions étant différée à un temps plus opportun.»[1] Un temps suffisant (congruum) devait
en bonne règle s'écouler avant l'approbation définitive de ces constitutions.
Rien de vexatoire en cela: la «Méthode à suivre», édictée par le cardinal Bizzarri dans
l'approbation des nouveaux instituts, le réclamait.[2] Trois années parurent suffire à don Bosco.
Dès 1872, il entreprit de tâter le terrain de Rome pour une approbation
définitive.[3] Cette exploration faisait suite à d'autres
démarches au service de l'Eglise d'Italie, qui, dans son esprit, même
désintéressées, ne pouvaient manquer de le favoriser dans l'entreprise qui le
concernait directement.
En février 1872, pendant ses quelques jours de
convalescence à Varazze, la première lettre d'affaires de don Bosco fut
adressée au président du conseil Giovanni
Lanza.[4] Quand,
en septembre précédent, il avait eu l'honneur de converser avec cette
Excellence, il avait cru que le gouvernement laisserait au pape entière liberté
de choix des évêques et que ceux-ci pourraient, une fois nommés, jouir paisiblement
de leur «temporel». Il avait répété ces assurances au souverain pontife et les
deux parties s'étaient félicitées de l'accord ainsi intervenu. Et voici qu'en
ce mois de février, don Bosco se demandait si elles s'étaient bien comprises.
Les populations avaient été satisfaites par les nominations d'évêques, le
gouvernement universellement loué par elles. Mais, poursuivait-il avec quelque
amertume, quand «on vit les évêques obligés d'aller, les uns dans les
séminaires diocésains, les autres dans leurs propres logis, ou en pension, ou
en location, il va sans dire que le jugement et l'opinion du public se mirent à
évoluer /839/ considérablement. » Il offrait ses services pour le
prompt règlement de cette étrange situation.[5] Sa démarche était, selon les formules de
l'avant-dernier alinéa de la lettre, celle d'un «prêtre catholique affectionné
envers le chef de l'Eglise» et, simultanément, «toujours très affectionné -
noter le superlatif à la suite du positif du membre symétrique - à l'égard du
gouvernement, aux sujets duquel j'ai constamment voué mes faibles ressources
et mes forces et ma vie. »
A sa lettre, il joignait, paraît-il, un mémoire
intitulé: «Réflexions d'un prêtre piémontais sur le différend entre le
Ministère des Cultes et les nouveaux évêques élus par Sa Sainteté en 1871», écrit
qu'il n'avait certainement pas rédigé lui-même, mais qui peut nous éclairer sur
le curieux problème de ces évêques librement nommés par le Saint-Siège et
pourtant dans l'incapacité juridique de vivre de leur charges.[6]
L'exercice de la charge épiscopale était, aux termes
de la loi, suspendu à une formalité dite exequatur gouvernemental. Exequatur, terme que l'on traduit: «ordre ou permission d'exécuter», servait à
désigner, en droit civil ecclésiastique, «la permission d'exécuter ou de
promulguer que les pouvoirs civils disaient avoir le droit de donner pour que
les décisions pontificales deviennent exécutoires dans les territoires soumis à
leur souveraineté. »[7] L'exequatur pouvait
être légitimé par un concordat. En 1871 le gouvernement italien le requérait.
Faute d'exequatur, les évêques nommés cette année-là par le Saint-Siège
ne pouvaient entrer en possession de leur temporel, en premier lieu de leurs
logements de fonction. Au vrai, ils en étaient empêchés, non pas tellement,
comme nous le penserions, par la seule mauvaise volonté d'un pouvoir civil qui
aurait refusé de la main gauche (le temporel) ce qu'il avait consenti de la
main droite (la libre nomination); mais plutôt parce que le Saint-Siège interdisait
aux évêques auprès du gouvernement les démarches traduisant une quelconque
reconnaissance de sa légitimité. Il leur défendait expressément de présenter
aux autorités officielles les bulles de leurs nominations.[8] La question romaine continuait d'empoisonner de cette façon, comme de
tant d'autres, la vie de l'Eglise et de la nation en Italie. «Pour la diplomatie
pontificale, tenter un accord avec l'Etat libéral du temps, en vue de
concessions ou de reconnaissances, n'était qu'une tentation périlleuse, à
laquelle il ne fallait pas céder, même si le coût d'une telle résistance
pouvait être très élevé. »[9] En l'occurrence, la résistance coûtait cher.
Ainsi, Mgr Gastaldi ne pouvait prendre possession de son logement à
l'archevêché de Turin et ne percevait pas le revenu /840/ de sa mense; il allait se
réfugier au séminaire et le pape lui octroierait sept cents lires mensuelles.[10]
Tandis que l'un ou l'autre des évêques nommés, tels
que le successeur de Mgr Gastaldi à Saluzzo, Mgr Alfonso Buglione
di Monale, résolvait le
problème au risque d'être blâmé par le secrétaire d'Etat Antonelli, don Bosco
essayait, quant à lui, d'assouplir les exigences, soit du gouvernement, soit du
Saint-Siège. Lanza avait répondu courtoisement à sa lettre datée du 11
février; mais, confiait-il à Pie IX le 8 avril, la suite montrait que le
gouvernement s'évertuait en vain à trouver une issue dans l'impasse.[11] Ne suffisait-il pas d'«une note authentique du
Saint-Siège, par laquelle il soit déclaré au gouvernement qu'au consistoire
du..., N. N. ont été préconisés évêques aux sièges vacants»? Le 20 mai, le
rapprochement des positions ne semblait pas «tellement difficile» à notre don
Bosco.[12] Mais,
à cette date, il ne comptait pas encore assez avec la farouche résolution de
Pie IX. Elle s'était pourtant dessinée quand, le 1er mai, celui-ci
l'avait remercié pour son action en lui rappelant que la prière qui change les
coeurs devait être préférée à la diplomatie.[13] Six semaines après, en la personne même du
pontife, par lettre ouverte adressée le 16 juin 1872 au cardinal Antonelli, le
Saint-Siège refusait hautement l'ombre d'une concession.[14] Au cours de l'année 1872, en divers
consistoires, des sièges épiscopaux d'Italie furent pourvus, mais sans souci de
demandes d'exequatur royaux.
Probablement dépité par l'intransigeance romaine,
qu'il admettait sans la bien comprendre, don Bosco enregistrait alors qu'au
moins certaines candidatures à l'épiscopat suggérées par lui étaient retenues
par l'autorité. Le 4 avril 1872, il avait fait remettre au cardinal Antonelli «deux
feuillets», qu'il recommandait à sa «sagesse» (saviezza). Sur le
premier des deux, en tête duquel le cardinal écrivit: «Vescovadi vacanti» (Evêchés vacants),
don Bosco avait expliqué: «Parmi les ecclésiastiques qui sont réputés zélés,
pieux, savants, prudents, affectionnés envers le Saint-Siège et qui se
dépensent beaucoup dans le saint ministère, qui pourraient figurer parmi les
candidats pour les diocèses vacants, par exemple ceux d'Aoste et de Bobbio, il
semble bon de ranger. Le chanoine Duc, actuellement vicaire général et capitulaire
de la cathédrale d'Aoste. Le prévôt Tea
Silvestro, recteur de la paroisse
principale de la ville d'Ivrea sous le titre du Saint-Sauveur, homme de grand
savoir (di molta dottrina). Le chanoine Salvaj, depuis de longues années
vicaire général d'Alba. »[15] Le cardinal soumit aussitôt ces trois
candidatures à l'attention de deux évêques d'Italie du /841/ Nord: Mgr Ghilardi de Mondovì et
Mgr Fissore de Vercelli.[16] Et, cette fois, don Bosco eut à peu près gain
de cause. Deux des personnages préconisés par lui devaient être élus: Auguste-Joseph
Duc fut nommé évêque d'Aoste le 29 juillet et Pietro Giocondo Salvaj évêque d'Alessandria
le 23 décembre 1872. En février
1873, don Bosco reviendra à la charge en faveur du troisième, Silvestro Tea, qu'il proposa avec deux autres candidats malheureux, Giorgio Oreglia
et Luigi Nasi, déjà signalés
à l'attention du Saint-Siège en 1871. Sans aucun succès cette fois.[17] Il connaissait donc quelques réussites avec un nombre
respectable d'échecs. Médiateur privilégié entre l'Eglise et l'Etat, il n'était
pas, loin de là, le seul conseiller du Saint-Siège; et ses avis pouvaient bien
ne pas être entendus.
La naissance d'un conflit
En 1872, une plume amie non identifiée écrivait et
publiait une notice biographique de don Bosco, qu'elle concluait: «A don Bosco,
comme à toutes les âmes bien nées et infatigables, les détracteurs ne manquent
pas. Telle a été en permanence l'histoire du monde entier et c'est fréquemment
la récompense des bienfaiteurs de l'humanité. Mais nulle guerre n'est venue à
bout de lui et ne parviendrait à abattre le pieux personnage qui, aussi humble
que vénérable, poursuit sans trêve son oeuvre chrétienne et civilisatrice. »[18] Le pronostic s'avèrera exact, puisque don Bosco,
après beaucoup de batailles, est mort victorieux. Mais, justement à partir de
cette année 1872, il allait être obligé de soutenir une guerre aussi longue et
aussi dure qu'inattendue, qui le confronta à l'un de ses meilleurs amis des années
antérieures. Quand, en septembre 1871 il avait exprimé au Saint-Siège le voeu général
des «bons» Turinois de voir Lorenzo Gastaldi sur le siège archiépiscopal de la ville, il avait
certainement espéré gagner ainsi sur place un vigoureux défenseur de son oeuvre
dite par son laudateur: «chrétienne et civilisatrice». Ce Turinois d'origine,
ce prélat instruit et énergique qui, évêque de Saluzzo, avait chaleureusement
recommandé son institut au Saint-Siège, effacerait les litiges curiaux
déclenchés par son prédécesseur ligure Riccardi di
Netro. Pour faire bonne mesure et mériter sa reconnaissance,
don Bosco venait d'accepter dans la seule intention de le satisfaire la charge
d'un collège de Valsalice, dont ses disciples ne voulaient pas.
Don Bosco se trompait. Le nouvel archevêque de Turin,
pour des raisons qui nous apparaîtront peu à peu, n'allait pas lui faciliter la /842/ tâche.
Tout au contraire. La personnalité de don Bosco, sa puissance morale dans la
ville et l'Eglise défiaient d'emblée un archevêque qui prétendait à toutes
forces y occuper une place prédominante. La presse anticléricale les excita
immédiatement l'un contre l'autre. Don Bosco, écrivait Il Fischietto dans une «biographie» de Mgr Gastaldi publiée le 14 septembre 1872,
avait fait nommer le prélat à Saluzzo, puis l'avait fait transférer à Turin
pour réussir dans ses projets. Gastaldi était sa créature.[19] C'était son valet, son lustrascarpe. L'archevêque «Fransoni II» cirait le bottes de don
Bosco et de don Margotti, ironisait la Gazzetta del popolo du 2
novembre 1872.[20] Le
titre de supérieur général de sa société fut relevé par les
caricaturistes de don Bosco. L'image s'ébaucha d'un «maréchal» Bosco, Napoléon
piémontais et grand patron de l'Eglise de Turin, aux volontés de qui tous et
donc aussi l'archevêque devaient se plier. Le 18 mai 1873, Il Pasquino, hebdomadaire
satirique, réserva trois dessins à don Bosco. Sur le premier, il était
représenté en soutane, col et ceinture, une croix dans la main droite et la
main gauche sur la hanche; pipe en bouche, couvre-chef de général (avec des
traits napoléoniens), surmonté d'une croix au sommet d'une coupole. La légende
disait: «En attendant à Turin, don Bosco n'est pas seulement général, mais plus
que maréchal. »[21] Ces rumeurs certainement indisposaient et
probablement irritaient un archevêque fort imbu de sa sainte dignité. Or, au
souvenir des disputes survenues entre don Bosco et l'archevêque défunt Riccardi
di Netro, le milieu
proprement ecclésiastique dans lequel il vivait: la curie de l'archevêché et le
grand séminaire de Turin, loin de les contredire, les aurait plutôt amplifiées.
Ces chanoines et ces prêtres, parmi lesquels nous voyons poindre le futur
recteur du séminaire don Soldati, dénonçaient des situations qu'ils jugeaient
désordonnées du Valdocco, encore aggravées depuis le concile avec le développement
de la société de S. François de Sales.
Le 24 octobre 1872, au seuil de la première année
scolaire complète de son archiépiscopat, Mgr Gastaldi, depuis le séminaire où
il avait recueilli des plaintes motivées, saisit sa plume et commença avec la
solennité convenable:
«Mon très révérend et très cher monsieur,
Votre Seigneurie sait de longue expérience combien je suis attaché à la
congrégation que vous avez fondée. L'ayant vue naître comme du grain de
sénevé, je n'ai pas manqué de la promouvoir selon que les circonstances me
l'ont permis, parce que je la jugeais, comme je la juge toujours, oeuvre inspirée
par Dieu; et vous savez aussi la protection que, évêque de Saluzzo, j'ai accor-/843/ dée à cette congrégation afin qu'elle obtienne
l'assistance et la sanction du Saint Siège apostolique; et maintenant que la Providence m'a placé sur la chaire archiépiscopale de Turin, je suis bien aise de continuer
de l'aider, afin qu'elle puisse réussir à obtenir une pleine approbation du
Vicaire de Jésus Christ. Pourtant je ne puis en aucune façon manquer à mon
devoir, y compris quand il s'agit de promouvoir le bien; au contraire,
conscient que le bien doit se faire bien et que bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu, je ne puis que m'en tenir aux règles
prescrites, même s'il en coûte aux affections de mon coeur. Or le Décret de la Congrégation des Evêques et Réguliers du 1er mars 1869 donne à Votre
Seigneurie la faculté des lettres dimissoriales, mais seulement pour les
jeunes, qui sont entrés à l'Oratoire avant l'âge de 14 ans; il est donc
absolument indispensable que ma curie reçoive les informations qui l'éclairent
sur ce point. En outre, aussi bien le Concile de Trente, session 23, chap.
XII, que le Pontifical Romain, De Ord. Conf., prescrivent
que Regulares non sine diligenti
Episcopi examine ordinentur.
(...)»
Cela étant, les ordinands en provenance du Valdocco devraient
à l'avenir présenter à l'évêque pour la tonsure un curriculum vitae détaillé;
et, pour les ordres, soit mineurs, soit majeurs, deux traités entiers de
théologie, ajoutés à l'examen de règle sur l'ordre en question.[22]
Le coup parut si rude à don Bosco qu'il en perdit le
sommeil. Ces mesures, qu'il jugeait vexatoires, n'allaient-elles pas décourager
ses clercs et les faire fuir? Il ne craignait rien tant que la débandade de son
personnel, qui signifierait la ruine de toute son entreprise.[23] Il se défendit, il se plaignit, mais sans autre
résultat que de provoquer un deuxième train de remarques de l'archevêque. Elles
concernaient cette fois l'esprit proprement religieux de ses disciples, très
déficient selon Mgr Gastaldi, faute d'un noviciat analogue à celui des pères
jésuites. Incidemment, Mgr Gastaldi se disait prêt à s'opposer à l'approbation
de la société salésienne par Rome tant que ce point de formation ne serait pas régularisé.[24]
La menace était grave: l'archevêque pouvait paralyser
l'action que don Bosco pensait entreprendre pour la pleine approbation de sa
congrégation par les autorités romaines. Il essaya donc de prouver à Mgr Gastaldi
comme, disait-il, il l'avait démontré au pape en 1869, que, chez lui, s'il n'y
avait pas de noviciat en titre, il y en avait un «en fait»; et que, somme
toute, la formule donnait de bons résultats, bien meilleurs que ne l'insinuait
son archevêque. Il avait expliqué à Pie IX qu'après une sélection rigoureuse en
cours d'études secondaires, les jeunes gens qui demandaient à entrer dans sa
congrégation et avaient /844/ été admis à la prova, devaient passer deux ans à
Turin, où ils avaient «chaque jour, lecture spirituelle, méditation, visite au
saint sacrement, examen de conscience et, chaque soir, une brève allocution (sermoncino) » assurée
par lui-même, rarement par d'autres; que, «deux fois la semaine», il y avait
«conférence expressément pour les aspirants, et une fois pour tous les membres
de la société». Rassuré par le programme, le pape se serait exclamé selon don
Bosco: «Dieu vous bénisse, mon fils, mettez en pratique ce que vous me signalez
et votre congrégation réussira (litt.: obtiendra son but)... »[25]
Mais il en eût fallu davantage pour convaincre un
archevêque en début de mandat et décidé à mettre en oeuvre un plan de réformes
de son diocèse, dont la formation cléricale serait le premier point. Comme don
Bosco, fort des bénédictions du souverain pontife, prétendait poursuivre ce
qu'il estimait avoir été bien commencé, le conflit était né. Il allait durer
dix ans.
L'information négative de Mgr Gastaldi
(janvier-février 1873)
A la fin de 1872, le fondateur se disposait à demander
au SaintSiège l'approbation de ses constitutions au terme d'une Brevis notitia qu'il avait
composée sur sa société. Le 23 décembre, il remettait à l'archevêque les
épreuves de ce document que, disait-il, il avait «l'intention d'envoyer en
plusieurs exemplaires à tous les membres de la congrégation des Evêques et
Réguliers». Il y joindrait un fascicule de ses constitutions. Avec un sourire
en coin (et dans un style détestable), il ajoutait à l'archevêque: « Si vous
désirez que, dans la Brevis notitia, on imprime votre recommandation, cela facilitera sa lecture avec une plus
grande facilité (sic); mais il faudrait que vous l'envoyiez... »[26]
Deux pièces étaient ainsi signalées à l'attention
supposée bienveillante de Mgr Gastaldi: un livret de constitutions et un
feuillet Brevis notitia. A vrai dire, la première ne lui était pas remise.[27] Mais elle existait. Don Bosco avait, durant les
dernières semaines, laborieusement mis au point une nouvelle version de ses
constitutions qu'il datait de 1873 et intitulait: Regulae Societatis S. Francisci
Salesii.[28] Elle répétait, quoique au prix de beaucoup d'amendements,[29] l'édition latine de 1867 qui avait simplement pour
titre: Societas Sancti Francisci Salesii.[30] Il consentait à parler, sinon de constitutions, au moins de «règles» de
sa société. Le nombre des chapitres n'avait pas /845/ varié, sauf que le dernier De externis (numéro
16 en 1867) était maintenant dépourvu de numéro d'ordre et simplement donné
comme Appendix. Les consulteurs romains, appelés à se prononcer officiellement
sur ces Regulae, allaient pouvoir juger dans quelle mesure don Bosco
avait tenu compte de leurs remarques sur la version de 1864, quand il avait
commencé de soumettre ses Regole à la congrégation des Evêques et Réguliers.
Le feuillet au long titre: De Societatis S. Francisci
Salesii Brevis notitia et nonnulla Decreta ad eamdem spectantia (Brève notice sur la Société de S. François de Sales et divers Décrets la concernant), était un imprimé de vingt
pages.[31] A son habitude, don Bosco y retraçait
l'histoire de son oeuvre depuis 1841. En cours de texte, il recopiait in extenso des pièces (les «décrets» du titre) qu'il jugeait significatives de la
confiance de la hiérarchie envers lui: la patente de directeur en chef des
oratoires S. François de Sales, S. Ange Gardien et S. Louis de Gonzague à
Turin, délivrée par Mgr Fransoni le 31 mars 1852; le decretum laudis de
la congrégation des Evêques et Réguliers daté du 23 juillet 1864; la lettre d'approbation
diocésaine de sa congrégation émanant de l'évêque de Casale, Pietro
Maria Ferré, et datée du 13 janvier 1868; le Decretum S. Congregationis
Episcoporum et Regularium pro Oratorio S. Francisci Salesii du 1er mars 1869;[32] une note du 14 juillet 1871 sur la faculté
qui lui était accordée de délivrer des dimissoriales à un certain nombre de
candidats entrés chez lui après l'âge de quatorze ans. Cette liste de «décrets»
nous enseigne, avec d'autres documents, que, pour lui, à la différence des
canonistes, la Société de S. François de Sales avait commencé
d'exister, même officiellement bien avant 1859, date reçue de sa naissance.
Puis l'historique reprenait par la nomenclature des oeuvres de la Société salésienne en 1872. Venait enfin la requête, raison d'être des pages précédentes et à
laquelle don Bosco, dans sa lettre du 23 décembre, demanda ouvertement à
l'archevêque de s'associer. Traduite en français, elle disait:
«Pour compléter l'oeuvre il ne manque que l'ultime approbation
apostolique des constitutions. Chacun des membres de la société la souhaite
très humblement, mais du fond du coeur devant Dieu et devant les hommes; de
même, plus de vingt-quatre évêques qui ont connu cette société la postulent par
leurs lettres de recommandation, entre autres les Eminentissimes Filippo De
Angelis, cardinal, archevêque de Fermo, camerlingue, etc.; Giovanni Maria
Antonucci, cardinal, archevêque d'Ancône; Cosimo
Corsi,[33] cardinal,
archevêque de Pise, d'heureuse mémoire.»
/846/
Il y a lieu de croire que le tout dernier alinéa du
document (p. 19), le plus compromettant pour Mgr Gastaldi: «Maintenant notre
Archevêque, ainsi que les autres évêques de la province ecclésiastique de
Turin, en communion avec beaucoup d'autres, postulent l'approbation absolue de
la Société Salésienne»,[34] figurait déjà sur les épreuves.
Le document forçait donc la main de l'archevêque (et
de ses suffragants) dont le silence eût été traduit en accord. La réaction
immédiate de Mgr Gastaldi ne nous est pas connue.[35] Sur le point d'être joué, il prit à
contre-pied le trop présomptueux don Bosco. L'action qu'il mena au début de
1873 révèle la tactique particulièrement adroite, dont il ne se départira plus.
Il ne se contredirait certes pas: lui-même et les évêques de sa province
demanderaient pour la congrégation salésienne l'absoluta approbatio du
Saint-Siège, mais à certaines «conditions», lesquelles correspondraient
exactement aux souhaits et aux regrets qu'il avait précédemment manifestés à
don Bosco. L'évêque de Vigevano, ami de celui-ci, reçut bientôt de Mgr Gastaldi
une lettre qui alignait les requêtes de l'archevêque préalables à
l'approbation: 1) que nul salésien ne puisse accéder aux ordres sacrés avant sa
profession perpétuelle, 2) que, sur le noviciat, les constitutions de cette congrégation
soient rendues analogues à celles des jésuites, 3) qu'avant de recevoir les
ordres, soit mineurs, soit majeurs, les salésiens se soumettent à un examen,
4) que l'évêque ait le droit de visite des églises et oratoires de cette
congrégation.[36] Les autres évêques de la province
ecclésiastique virent vraisemblablement arriver dans leur courrier un avis
identique, dénommé «circulaire» par notre don Bosco.
A la nouvelle de la véritable dimension d'une
offensive sur un front qu'il croyait tranquille,[37] don Bosco, subitement désarçonné, songea
d'abord à remettre à des temps meilleurs ses démarches auprès du Saint-Siège
pour l'absoluta approbatio qu'il convoitait. S'il laissait les choses
aller leur train, il risquait de monter lui-même le piège qu'il redoutait: il
demanderait à Rome la correction qu'il refusait à Turin; les encouragements des
«vingt-quatre» Excellences et Eminences seraient escortés par un chiffre
indéterminé d'admonestations plus ou moins voilées, qu'il devrait accepter ou
repousser. Que faire? Il prépara pour Mgr Manacorda, son ami influent à la
curie romaine et alors dans la Ville, une longue lettre, qui ne fut peut-être
pas expédiée, mais qui témoigne à nos yeux de la violente tempête qui s'élevait
en lui. Elle commençait:
/847/
«Voilà la circulaire de
notre archevêque aux évêques piémontais à propos de notre congrégation. Une
approbation de cette sorte détruit tout ce que le Saint-Siège a déjà fait. S'il
n'avait pas écrit aux autres évêques, j'aurais pu espérer leurs recommandations;
mais cette circulaire, que je n'ai certainement pas demandée, démontre qu'il y
est opposé et qu'il en dira beaucoup plus verbalement en sens contraire
maintenant qu'il est à Rome. - Maintenant, je vous prierais d'obtenir une
audience de l'éminentlssime Berardi, pour lui demander s'il ne serait peut-être
pas le cas de tout différer, d'autant plus que notre congrégation est
définitivement approuvée... »
Il ne comprenait pas, écrivait-il, que Mgr Gastaldi hier
à Saluzzo pleinement favorable réduisît aujourd'hui, par ses exigences, la «nouvelle
institution à un état bien pire que l'actuel. »[38] Interprétons cette formule bizarre. Il
craignait qu'un noviciat en règle, au reste jugé par lui inutile pour les
siens, n'assimilât sa société à une véritable «congrégation» religieuse pour
le public et ne déclenchât à son encontre dans l'Italie nouvelle une procédure
de dissolution. Car il ne pouvait qu'être hanté par la loi du 7 juillet 1866 sur la suppression des corporations religieuses, dont l'article 1, § 2 disait:
«Les maisons et les établissements qui appartiennent aux ordres, aux
corporations, aux congrégations ainsi qu'aux "conservatoires" et aux
dénommés ritiri, sont supprimés. » La perspective d'une probable
suppression pour les «maisons» salésiennes mettrait en effet la société de don
Bosco dans une situation «bien pire que l'actuelle». Sa tactique, telle qu'il
l'avait encore exposée à mère Dominici le 24 avril 1871, ne variait pas:
ses salésiens étaient de vrais religieux pour l'Eglise, mais, pour la société,
de libres citoyens. Laisser croire le contraire eût été leur mort. Son long
entêtement à refuser toute apparence de noviciat prouve que tel était le punctum
dolentissimum. Puis, par réflexion ou par le conseil de ses amis, il se
ressaisit: il irait à Rome.
Cependant, en Italie du Nord, les évêques directement
concernés réagissaient par des «informations» au Saint-Siège sur la Société de S. François de Sales: Mgr Gastaldi le 10 février 1873;[39] Mgr Pietro
Maria Ferré, évêque de Casale, le
12 février 1873;[40] Mgr
Giovanni Battista Cerruti, évêque
de Savone, le 16 février 1873;[41] Mgr Pietro
Giuseppe De Gaudenzi, évêque de Vigevano, le
21 février 1873;[42] Mgr Anacleto
Pietro Siboni, évêque d'Albenga,
le 22 février 1873;[43] Mgr Emiliano Manacorda, évêque de Fossano, le 2 mars 1873;[44] et Mgr Salvatore
Magnasco, archevêque de Gênes, le 6 mars 1873.[45] Ce dernier manifestait bien quelques hésitations à ne
dire que du bien de la société de don Bosco. Mais les ovraies réser-/848/ ves émanaient du seul Mgr Gastaldi.[46] L'archevêque,
après un historique très louangeur de l'action de don Bosco, poursuivait,
comme prévu, en alignant six requêtes (les «condizioni»), qui
répétaient ses propos aux évêques de la région. Seule la sixième était neuve:
il ne fallait concéder à la congrégation salésienne que le minimum d'exemption
nécessaire à sa conservation Don Bosco pourrait commencer de proclamer avec
quelque raison que, dans tout l'épiscopat, il n'avait qu'un adversaire: son
propre archevêque.
Don Bosco à Rome (février-mars 1873)
Le 18 février 1873, don Bosco partit de Turin dans la
direction de Rome en la compagnie de Gioachino Berto, alors jeune prêtre de vingtquatre
ans. A chacun son caractère. En d'autres temps, pour des voyages similaires, le
secrétaire de don Bosco avait été le calme, mesuré et attentif Michele Rua
ou l'enthousiaste et imaginatif Giovanni
Battista Francesia. Berto, le scrupuleux Berto, le «mélancolique» Berto était
d'une autre espèce. Moins agréable à vivre certes. (J'ai entendu don Ceria me
dire que l'un des signes de la sainteté de don Bosco fut de s'être attaché Berto.}
Imperturbable de sérieux et dévoré d'application, en 1873 il parvenait encore à
se contenir. Non sans peine. Berto tenait le «journal de voyage», expression
d'ailleurs très approximative en cette année 1873.[47]
Le 17, don Bosco, étant allé saluer l'archevêque,[48] avait pris connaissance de la forme particulière que
celui-ci donnait à sa «recommandation» au Saint-Siège. Malgré elle, il
tenterait, avec l'appui du pape, d'obtenir à Rome l'approbation de ses
constitutions telles qu'il venait de les faire imprimer. Il placerait aussi des
billets de loterie pour renflouer une caisse toujours gourmande. Envisageait-il
par la même occasion de poursuivre son action médiatrice auprès du SaintSiège?
Sans être impossible, ce n'est pas tout à fait certain.[49] Les voyageurs firent étape à Parme le 19, à
Bologne le 20 et à Florence du 21 au 24. Ils débarquèrent à Rome dans la soirée
du 24 février. De la gare, la voiture de Mgr Manacorda les transporta chez le signor Stefano Colonna; à proximité du Panthéon, au 49 via Santa Chiara. Les
jésuites du Collège Romain seraient leurs voisins.
Aux premiers jours, don Bosco conféra avec les
autorités principales du Saint-Siège: les cardinaux Berardi et Antonelli d'abord;
puis, le jeudi 27 février, Pie IX lui-même.[50] Les thèmes et surtout les particularités des
entretiens, que le biographe Amadei essaya de deviner, par-/849/ fois à travers Berto,
nous échappent à peu près. Berto, qui nous renseigne exactement sur le nombre
de ses génuflexions quand il eut été introduit lui-même auprès du pape, nous
apprend surtout que don Bosco traita avec succès des onorificenze à décerner à diverses personnalités. «Vous avez aussi
parlé de la Société?», s'enquéra-t-il sur le chemin du retour via Santa Chiara. «Oh
oui! S'il ne tenait qu'à lui, il arrangerait tout sur-le-champ.»[51] Tout à fait rassuré par l'audience, don Bosco rédigea
immédiatement une supplique latine à Pie IX présentant la double requête qui
lui tenait à coeur pour sa congrégation: l'«absoluta constitutionum approbatio»
et la «facultas dimissoriales litteras relaxandi absque exceptione». Il joignit à sa lettre trois pièces: 1) la Brevis notitia, dont il avait soumis
les épreuves à Mgr Gastaldi à la fin du mois de décembre, 2) l'édition de 1873
de ses constitutions et 3) des Declarationes par lesquelles il essayait
de justifier les formulations auxquelles il s'était résolu dans ses
constitutions revisées.[52] Le
problème des constitutions, motif principal de sa présence à Rome, était
désormais remis à la diligence des bureaux de la congrégation des Evêques et
Réguliers.
Cependant, don Bosco ne quitta pas Rome au début de
mars. Il y demeurait happé par des questions de politique d'Eglise qu'il commençait
à bien connaître. Selon Berto, le président Lanza l'avait invité par lettre â
son ministère du palazzo Braschi dès qu'il avait connu sa présence en ville. Don Bosco se rendit à ce palazzo avec
son secrétaire un jour non déterminé.[53] La conversation, d'abord réduite à un tête-à-tête
entre don Bosco et Lanza, que flanquait un secrétaire, fut, dans un deuxième
temps, élargie par l'entrée en scène du ministre de la Guerre et du ministre de la Justice, l'un et l'autre avec leurs propres secrétaires. A un
contre six, don Bosco sortit de la pièce tout étourdi. «Au bout de deux heures,
raconta Berto présent dans l'antichambre, voilà don Bosco riant, en sueur, le
visage rouge, et la première chose qu'il dit en me voyant fut: -je n'en peux
plus, je ne vois plus où je vais... » Il imaginait de quels sarcasmes ses bons
amis (cléricaux) qualifieraient, s'ils les voyaient, ces Excellences. Chemin
faisant, il disait à Berto: «Parmi cette "canaglia"
- c'était
sa formule - j'étais comme un poulet (sous-entendu, je crois: dans
l'étoupe); j'en avais six autour, tous à chercher à m'embrouiller à force de
raisonnement. Pauvre Lanza! Ça leur convient le langage de don Bosco, parce
que je ne raisonne pas autant, mais que (je préfère montrer) les contradictions
et les conséquences du principe quand il a été posé! ...»[54] Pendant les entretiens - deux au moins - qu'il eut
avec Lanza, don /850/ Bosco parla de l'exequatur et des
expropriations de communautés religieuses alors menaçantes à Rome. Il essayait
d'en sauver quelques-unes: la Tor degli
Specchi, la Bocca della
Verità, la Trinità dei
Monti.[55]
Il fut ainsi bientôt en mesure de définir, dans un
petit mémoire au cardinal Antonelli, la position du ministère Lanza sur le
temporel des évêques.[56] Il y rappela d'abord les quatre procédures
possibles dans cette affaire au sentiment du gouvernement et du Conseil d'Etat.
C'était: 1° Les évêques, aux termes de la loi, communiquent et présentent la
bulle de leur préconisation. 2° Le chapitre ou la curie ou d'autres autorités
compétentes présentent un résumé de la bulle en déclarant que rien n'y a été
ajouté aux formules habituellement en usage dans ces écrits. 3º On présente une
bulle quelconque et on déclare que dans l'expédition de celle destinée à N.
N., rien n'a été changé. 4° Une note du secrétaire du consistoire est rédigée
comprenant le nom, la date, le diocèse concerné avec une déclaration selon
laquelle rien n'a été modifié dans le bulles expédiées. Selon don Bosco, le
ministère craignait l'insertion d'ajouts secrets dans les bulles de nomination.
Il ne lui avait pas été difficile de le rassurer sur ce point.
La procédure à préférer par l'Eglise lui semblait
devoir être la deuxième, qui pouvait recevoir le forme suivante: «Le chapitre,
la curie ou une autre autorité compétente envoie au procureur du Roi ou à une
autre autorité gouvernementale une déclaration selon laquelle, au consistoire
du jour N., le prêtre... fut préconisé évêque de... et que la bulle habituelle
lui a été expédiée sous la forme ordinaire (ou simplement: la bulle
habituelle). » Le ministère, ajoutait-il, envisageait de passer à l'exécution
soit durant les vacances de Pâques, soit durant celles de juin. Il terminait sa
note en signifiant que Lanza protégerait de toutes ses forces les maisons
générales menacées et qu'il étudierait comment dédommager les évêques nommés
pour le retard apporté à la concession de leurs temporels.
Les 15 et 16 mars, don Bosco rencontra encore Lanza
et Antonelli.[57] Le 18, il prit congé de Pie IX et
quitta Rome le 22 avec l'impression d'avoir abouti dans son rôle de médiateur
sur la question du temporel des évêques. Hélas! le ministère Lanza allait
devoir compter avec les soubresauts de l'opinion dans la rue et au parlement.
Au mois de mai, Lanza sauva péniblement les supérieurs généraux et les procureurs
de congrégations, jésuites exceptés; il fut houspillé par la plèbe
anticléricale. Mais les lois de suppression de 1866 et 1867, sur /851/ les
corporations religieuses et la liquidation du patrimoine ecclésiastique,[58] s'abattirent sur huit mille religieux et religieuses
des anciens territoires pontificaux. Et ces mesures entraînèrent un nouveau raidissement
du Saint-Siège. Enfin Lanza donna sa démission le 25 juin, et son ministère
tomba le 5 juillet, sans que le problème de l'exequatur eût reçu une
quelconque solution.
Querelles turinoises en 1873
A Turin, tandis que courait l'année 1873, don Bosco
était aux prises avec diverses affaires, économiques, juridiques ou
ecclésiastiques. La loterie qu'il avait lancée et pour laquelle il s'était
dépensé à Rome, fut déclarée illégale, son tirage fut interdit par le préfet;
et, le 4 octobre, lui-même se trouva condamné par le tribunal à une amende de
trois mille cinq cents lires. Les héritages Golzio et bientôt Belletrutti, dont
il pensait bénéficier, déclenchaient des polémiques désagréables. Le
théologien Felice Golzio, décédé
le 27 mars 1873, avait promis à don Bosco une part importante de ses biens;
mais son testament - à supposer qu'il ait jamais existé - ne fut pas retrouvé;
et sa famille, c'est-à-dire sa soeur Eurosia et son beau-frère Clodoveo Monti, mari d'Eurosia, accusa l'archevêque d'avoir disposé de l'héritage à sa
guise. Mgr Gastaldi dut même se défendre auprès du cardinal Antonelli. Un fils
illégitime du comte Belletrutti, mort le 17 septembre 1873 après avoir fait de
don Bosco son légataire universel, s'interposa grossièrement.[59]
Mais, comme à l'ordinaire, les questions les plus
préoccupantes pour don Bosco concernaient sa congrégation. Mgr Gastaldi poursuivait
sa campagne. A la mi-février, au lendemain du départ de don Bosco vers Rome, il
avait manifesté ses appréhensions au cardinal Prospero Caterini, préfet de la congrégation du Concile, sur le
noviciat, les études ecclésiastiques et les ordinations conférées avant les voeux
perpétuels dans la congrégation de don Bosco.[60] Quand il eut compris, après son retour à
Turin, la nature de l'action que celui-ci avait menée à Rome, il intervint
directement auprès du cardinal préfet de la congrégation des Evêques et
Réguliers, Giuseppe Andrea Bizzarri, chargé d'instruire l'affaire des constitutions
salésiennes. Une fois encore, il exprima ses desiderata, que la résistance de
l'intéressé aggravait plus ou moins. C'était en particulier: 1) que les
constitutions de cette société soient examinées et approuvées par l'archevêque
de Turin, 2) que don Bosco ne puisse recevoir dans sa congrégation que /852/ des jeunes gens
entrés dans ses maisons avant l'âge de seize ans accomplis, 3) qu'il ne puisse
présenter à l'ordination au sous-diaconat que des profès perpétuels, 4) que les
étudiants en théologie fréquentent pendant au moins quatre ans les cours du
séminaire de la ville où ils sont établis, 5) que tous les ordinands soient
présentés au «diligent examen» de l'évêque, qui vérifiera en particulier s'ils
sont arrivés avant seize ans, s'ils ont prononcé leurs voeux perpétuels et
s'ils ont fréquenté les cours du séminaire.[61] L'archevêque avait à peine fermé sa lettre
qu'un litige spécial l'amenait à exhaler à l'intéressé lui-même son
mécontentement devant la médiocre qualité de ses clercs. Deux ex-séminaristes de
Turin, Borelli et Angelo Rocca, avaient été recueillis dans les maisons
salésiennes de Varazze (ou Sampierdarena) et de Lanzo. Le 29 avril, le
secrétaire de Mgr Gastaldi mandait à don Bosco:
« ... Mgr a été très
peiné que vous les ayez reçus chez vous comme clercs, alors que Borel reconnaît
lui-même n'être pas appelé à l'état ecclésiastique et que Rocca n'a
pas donné de preuves suffisantes de vocation. En conséquence, si ces jeunes
gens veulent accéder aux ordres sacrés dans votre oratoire, Mgr ne vous donnera
jamais son consentement, et il attend que vous lui manifestiez vos intentions. »[62]
Au bout d'une semaine, comme le Valdocco semblait
faire la sourde oreille, l'archevêque fit savoir à don Bosco qu'il
n'ordonnerait plus aucun salésien, tant qu'on ne lui aurait pas attesté que les
clercs Borel et Rocca n'étaient plus dans une maison de la société.[63] Don Bosco ne réagit qu'après une quinzaine de jours.
Il ouvrit sa réponse avec solennité: «Je me suis rendu dans la maison de Borgo San
Martino pour trois jours de retraite spirituelle; après quoi,
comme si je devais me présenter au tribunal du Seigneur, je vous manifeste ma
pensée à ce sujet... » Elle tenait en quatre points: 1) les clercs expulsés du
séminaire doivent être aidés; 2) on ne peut refuser l'ordination à des clercs
qui en sont dignes; 3) la congrégation salésienne qui, «de 1848 à aujourd'hui,
n'a pas fourni moins des deux tiers au clergé diocésain, mérite quelques
égards»; 4) on fait courir dans Turin des informations qui auraient dû rester
confidentielles, selon lesquelles Mgr Gastaldi serait devenu évêque de Saluzzo,
puis archevêque de Turin sur la proposition de don Bosco.[64] Cette riposte trop énergique sous forme de leçon à un
supérieur, fit frémir l'archevêque. Le «retour de crosse» l'irrita violemment.
Il était blessé par l'attaque d'un sujet, prêtre de son diocèse, qui osait
mettre sa pastorale en cause. Elle tom-/853/ bait d'autant plus mal qu'il exaltait alors son action dans des statuts synodaux
qu'il peaufinait.[65] Don Bosco, qui ne mesurait pas encore à quel
point ses relations avec l'archevêque s'étaient dégradées depuis Saluzzo, s'étonnait
dans un nouvel échange avec lui: «... Si elle n'avait pas été écrite à un
évêque, je dirais que (la lettre à son sujet de Mgr Gastaldi à Mgr De Gaudenzi)
a été écrite par manière de plaisanterie... »[66] Il ne pénétrait pas aussi aisément dans la
conscience de son Ordinaire que dans celle de ses enfants.
Le sort des constitutions de 1873
A Rome, l'archevêque était compris et entendu. Le
consulteur dominicain Raimondo Bianchi [67] avait
émis, dès le 9 mai précédent, un votum critique en trente-huit points
sur les constitutions de la Société de S. François de Sales.[68] Il y déplorait les fréquentes élusions des
treize animadversiones Svegliati et regrettait dans le recueil l'absence totale
de la «constitution des Noviciats» et de «la constitution des études pour les
aspirants au sacerdoce». Une phrase très significative pour nous venait alors:
«Au dire de certains Ordinaires qui ont examiné des candidats aux Ordres
sacrés, les études ecclésiastiques seraient très mal ordonnées dans cet
Institut... » Le secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers, Mgr Salvatore Nobili Vitelleschi, qui rentre ici en scène, fit part de ce votum à don Bosco le 19
mai suivant.[69] Il se disposait, disait-il, à résumer pour
lui les multiples remarques du consulteur. Elles diminuèrent en effet alors de
trente-huit à vingt-huit points.[70]
L'introduction du condensé apprenait à don Bosco qu'il
lui faudrait absolument tenir compte (souligné dans la pièce) des
treize animadversiones Svegliati;
que la crainte de difficultés
avec les autorités civiles donnée par lui (dans ses Declarationes annexes)
comme raison de diverses non-modifications, ne justifiait pas ses omissions,
puisque les mêmes principes figuraient dans les constitutions d'une foule
d'Instituts en Italie et qu'il n'était nullement requis de les imprimer et de
les communiquer au gouvernement dans leur intégralité. La leçon générale était
sévère.
Entre autres remarques particulières sur le contenu de
ses Règles, don Bosco était informé que son préambule et son éloge historiques
(ses deux premiers chapitres) étaient hors de propos dans un document soumis à
approbation (n. 1); qu'il faudrait supprimer les multiples mentions des droits
civils des religieux et de leur soumission aux /854/ lois civiles (n. 3), peut-être
parce qu'ils s'accordaient mal avec la profession des trois voeux, dont la
pauvreté; que le compte de conscience tel qu'il le prescrivait: «Chaque fois
que [le supérieur] le lui demande ou qu'il [le membre de la société] en éprouve
la nécessité, qu'il lui ouvre aussi sa conscience dans la mesure jugée propre à
la plus grande gloire de Dieu et utile au bien de son âme», n'était pas
admissible; qu'il pouvait être tout au plus facultatif et réduit à l'observance
extérieure des constitutions et au progrès dans la vertu (n. 7); que le chiffre
de deux individus pour ouvrir une maison était trop faible, que trois ou quatre
religieux, dont au moins deux soient prêtres, étaient nécessaires pour cela (n.
14); etc. Bien entendu les remarques de Bianchi
sur l'absence de constitutions du
noviciat et des études étaient répétées avec soin par Mgr Vitelleschi (n. 16 et
17). La congrégation romaine des Evêques et Réguliers partageait les idées de
l'Ordinaire de don Bosco à Turin sur la formation des novices: leur réunion
dans la «maison du noviciat», la nécessité de leur complète séparation d'avec
les profès, celle de leur unique (souligné) occupation dans les seuls
exercices spirituels, sans qu'ils puissent être appliqués aux œuvres de
l'Institut (souligné dans l'original). Quant aux études, la congrégation
voulait que «les aspirants au sacerdoce soient tous appliqués pendant quatre
années aux études de théologie, soit dans un collège particulier de
l'Institut, soit dans quelque séminaire, sans être en même temps adonnés aux oeuvres
de l'Institut».
Le refus était particulièrement catégorique pour la
concession des lettres dimissoriales au supérieur, que l'on sait avoir
constitué le deuxième point de la supplique de don Bosco à Pie IX le 1er mars précédent (n. 28). «Les Ordinaires s'opposeraient à pareille concession,
qui constituerait une dérogation à la loi générale. » Les obstacles à une
éventuelle «dérogation» étaient symétriques aux observations de Mgr Gastaldi. «De
rares dérogations accordées par le Saint-Siège ne pourraient être invoquées
comme précédents et à titre d'exemples - c'était le grand argument de don
Bosco: si eux, pourquoi pas moi? -, surtout si elles n'avaient pas la faveur de
tous les Ordinaires. En outre, faute de noviciat régulier et d'un cours
régulier d'études, l'un et l'autre défaut constitueraient (par eux-mêmes) un
obstacle aux dites dérogations. » Mgr Vitelleschi n'avait heureusement pas
recopié l'ultime avis du consulteur: «Il serait peut-être opportun qu'avant
d'être approuvées (les constitutions) aient été pendant quelque temps mises au
préalable à exécution, principalement dans la partie concernant le noviciat et
les études» (n. 38), qui, s'il avait été suivi, eût ren-/855/ voyé aux calendes grecques l'approbation définitive
des constitutions de don Bosco.
Le synode diocésain de juin 1873
Il suffisait à don Bosco d'écouter vraiment son
archevêque au synode diocésain, qu'il avait annoncé le 20 avril et qu'il tint
du 25 au 27 juin 1873, pour percevoir que les temps de la facilité
étaient révolus dans l'Eglise de Turin. On allait y vivre une deuxième ère posttridentine,
Lorenzo Gastaldi faisant
figure de nouveau Charles Borromée. Les précédentes constitutions synodales de
l'archidiocèse dataient de 1788.[71] Un aggiornamento était indispensable,
la forme qu'il prendrait dépendait de l'archevêque.
Il avait convoqué au synode les chanoines de la cathédrale
et ceux de la Très Sainte Trinité, les délégués des autres collégiales, les
vicaires forains et tous les curés du diocèse. Don Bosco avait été nommé
«confesseur synodal». Cette assemblée n'avait rien de démocratique.
Conformément au droit canonique du temps, tout ce beau monde fut réuni, non pas
pour discuter, approuver ou rejeter des projets de lois, mais essentiellement
pour entendre promulguer par Mgr l'archevêque les décrets qu'il avait lui-même
préparés, aidé de ses conseillers. Mgr Gastaldi avait dûment spécifié à la
commission préparatoire que «l'autorité législative, dans le synode, réside
entièrement et sans l'ombre d'un doute, dans l'Evêque; (que) le Synode se
réunit, en partie pour que les Recteurs d'âmes exposent leurs avis, mais
spécialement pour promulguer en leur présence des décrets déjà promulgués
(sic).» Il continuait non sans brutalité: «Les lois ecclésiastiques ne
requièrent nullement que l'Evêque, avant cette promulgation, soumette les
décrets projetés à l'examen du Chapitre de sa cathédrale pour demander conseil
sur chacun d'eux. L'Evêque n'est pas tenu de suivre ce conseil, il n'est
qu'obligé de le demander. »[72] On imagine par là le peu de cas que
l'archevêque faisait des opinions des curés de ses paroisses en assemblée
synodale.
Les constitutions ainsi signifiées au clergé du
diocèse de Turin furent réparties en trente-deux titres, couvrant un chiffre
variable d'articles. L'ensemble de la construction avait une régularité
classique. Nous pouvons ranger ces titres en quatre sections: 1) la foi et son
enseignement (titres I-V), 2) les sacrements et les sacramentaux
(titres VI-XVIII), 3) les personnes: clergé, religieux, confréries (titres XIX-XXVI),
4) les biens: édifices, cimetières... (titres XXVII-XXXI). En /856/ manière de
conclusion, le titre XXXII portait sur l'observance des décrets promulgués.
Rigueur, sévérité et autoritarisme inspiraient ces lois réformatrices d'une Eglise
tout à fait pyramidale. Au sommet et très haut, l'archevêque, qui avait droit
au titre XXI tout entier (18 articles). Son article 4 disait: «Que
les curés et leurs adjoints, les prédicateurs et les confesseurs ne perdent
aucune occasion d'inculquer aux fidèles combien grande est la dignité et
l'excellence de l'ordre et du pouvoir épiscopal; et de quel amour et de quel
respect (reverentia) ils doivent entourer leur propre évêque;
qu'ils leur apprennent que, chaque fois que lui les rencontre ou qu'eux
s'approchent de lui, ils doivent lui demander respectueusement sa bénédiction
et la recevoir à genoux en traçant sur eux-mêmes le signe de la croix.» Un
article 7, auquel don Bosco serait souvent renvoyé, édictait: «Qu'on ne fasse
jamais appel à un évêque d'autre diocèse pour une cérémonie (liturgique), sans
en avoir au préalable demandé et obtenu la permission de l'archevêque.» Le
titre XIV, sur le sacrement de l'ordre, comportait des lignes
avec lesquelles don Bosco, à son corps défendant, devait se familiariser de
plus en plus: « 11. Aucun clerc n'est autorisé à suivre le cursus clérical
autrement que sous la direction des professeurs et des maîtres qui enseignent
au séminaire archiépiscopal. » Puis: « 14. Avant de recevoir la tonsure et
d'être promu à un ordre, chacun passera un examen sur son progrès dans les
études; il portera sur au moins deux traités complets de théologie dogmatique
ou morale ou de sainte Ecriture, traités différents chaque fois; ainsi que sur
ce qui concerne soit la tonsure, soit les différents ordres mineurs ou majeurs
auxquels il doit accéder; s'il s'agit du sous-diaconat, l'examen sera étendu au
célibat, aux heures canoniques et au titre ecclésiastique; s'il s'agit du presbytérat,
à ce qui a trait au sacerdoce et au sacrifice de la messe. » On lit enfin dans
ce chapitre un article qui paraît viser directement les clercs du Valdocco: « 20.
Tout Régulier, même muni de lettres dimissoriales de son supérieur, devra,
quarante jours avant l'ordination, se présenter à l'archevêque et, aux termes
du concile de Trente et du Pontifical Romain, se soumettre à un diligent examen (diligenti examini se submittat, en italiques dans le texte officiel). » Il ne manque
même pas le cas particulier du clerc qui se croit dispensé du diligent
examen épiscopal par les dimissoriales du père supérieur!
Dans l'archidiocèse de Turin, cette législation allait
couvrir de son ombre les années 1873-1883. Car l'archevêque, quand il avait commandé,
tenait à être obéi. La chronique salésienne fut pourtant extrêmement discrète
sur ce synode. Mais, alors même qu'ils feignaient /857/ de n'être que peu concernés
par eux, les décrets pesaient sur les fils de don Bosco. Celui-ci, visiblement,
ne se résignait à les subir que contraint et forcé. Et l'archevêque, atteint
dans ses prérogatives, le ressentait. Il décelait dans l'incurie pour ses
règlements un irrespect orgueilleux envers sa personne. Il ne cessera de
déplorer le défaut d'humilité chez les salésiens de don Bosco. Qui ignore son
arsenal réformateur sera toujours surpris, voire incrédule, à la nouvelle des
frictions et des disputes qui, à partir de cette année 1873, surgirent à temps
et à contre-temps entre l'archevêque et l'oratoire S. François de Sales.
Les «prophéties» de mai-juin 1873 [73]
L'imagination de don Bosco échappait souvent aux
limites de son Piémont natal et même de l'Italie. Mais ces voyages ne
laissaient pas de traces. Au contraire, au début de l'été 1873 il fit
transcrire trois visions ou révélations. Frappé par la réalisation de ses
prophéties de janvier 1870 sur l'avenir de la France de Napoléon III,[74] i1 mit
alors par écrit une vision et un avertissement sur l'avenir proche de l'Eglise romaine,
ainsi qu'un message destiné à l'empereur d'Autriche, François-Joseph. Les
circonstances de ces informations sont restées mystérieuses. Le 5 mars 1874, à Rome, Berto voulut les connaître, Don Bosco, selon le chroniqueur,
commença par éluder la question. Mais le secrétaire insistait. «Ah non, lui
rétorqua don Bosco. Sur ces choses-là, il ne convient pas d'insister; on ne
peut pas! »[75]
Il avait vu une interminable procession conduite par
Pie IX sortir du Vatican et marcher loin de Rome. Les jours passant, la frayeur
avait saisi tout ce monde, qui se pressait autour du pape. Deux anges lui
présentèrent un étendard: «Reçois l'enseigne de Celle qui combat et disperse
les armées les plus puissantes de la terre. Tes ennemis ont disparu, tes fils
réclament ton retour avec larmes et gémissements. » Les inscriptions de chacune
des faces de l'étendard, d'un côté: Regina sine labe concepta, de l'autre: Auxilium christianorum, qualifiaient la Vierge vénérée par don Bosco, tant l'Immaculée de 1854 que l'Auxiliatrice de 1868. Le pontife saisit l'étendard. Mais l'exiguïté de la troupe de ses fidèles
l'affligeait fort. Les deux anges lui conseillèrent: «Va tout de suite consoler
tes fils. Ecris à tes frères épars dans les diverses contrées du monde qu'une
réforme des moeurs humaines est indispensable. Cela ne se peut obtenir qu'en
rompant aux peuples le pain de la parole de Dieu. Catéchisez les enfants,
prêchez le détache-/858/ ment des biens de la terre. Le temps est venu,
concluaient les deux anges, où les pauvres seront les évangélisateurs des
peuples. Les lévites seront pris entre la pioche, la bêche et le marteau, pour
que s'accomplissent les paroles de David: Dieu a élevé le pauvre au-dessus de
la terre pour le placer sur le trône des princes de ton peuple. » Après quoi,
la procession s'était étoffée et avait bientôt regagné Saint-Pierre pour y
chanter un Te Deum, auquel le choeur des anges avait répondu par des
souhaits de paix: Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis. Un soleil éclatant avait percé l'obscurité.
Villages et campagnes avaient été désertés; la terre avait été parcourue par
un ouragan, qu'accompagnaient de la grêle et une pluie torrentielle; et les
nations étonnées s'étaient dit l'une à l'autre ou dans le secret de leurs ceeurs: Est Deus in Israel. L'«exil» (le temps de la procession, si nous
comprenons bien) avait duré deux cents «levers de soleil», le tout quatre cents
«levers de soleil». En d'autres termes, le temps couvert per cette vision
pouvait être estimé à quelque treize mois.
Un avertissement complémentaire disait que «la France, l'Espagne, l'Autriche et une puissance d'Allemagne seraient choisies par la Divine Providence pour arrêter la désagrégation sociale (sfasciamento sociale) et
donneraient la paix à une Eglise combattue si longtemps et de tant de
manières.»
Le textus receptus de la «vision» finit pour
nous avec l'information: «Les événements commenceraient au printemps de 1874 et
s'accompliraient en l'espace d'un an et quelques mois, à condition que de nouvelles
iniquités ne viennent pas s'opposer aux divins vouloirs. » Cette «condition»
surprenante n'aurait-elle pas été ajoutée après 1875 par quelque prudent
disciple ou par don Bosco lui-même?
Le message destiné à François Joseph d'Autriche[76] avait
reçu une couleur nettement politique. Il attribuait à ce monarque un rôle que
Pie IX eût aimé lui voir tenir.
«Le Seigneur dit à l'empereur d'Autriche. Prends courage, pourvois à
mes fidèles serviteurs et à toi-même. Ma fureur se déverse sur toutes les
nations de la terre, parce que l'on veut faire oublier ma loi, porter en
triomphe ceux qui la profanent et opprimer ceux qui l'observent. Veux-tu être
la verge de ma puissance? Veux-tu accomplir mes vouloirs cachés et devenir le
bienfaiteur du monde? Prends appui sur les puissances du Nord, mais pas sur la Prusse. Noue des relations avec la Russie, mais aucune alliance. Associe-toi avec la France, après la France tu auras l'Espagne. Constituez un seul esprit et une seule nation. -
Secret absolu aux ennemis de mon Saint Nom. Avec de la prudence et de l'énergie
vous deviendrez invincibles. - Ne crois pas aux /859/ mensonges de ceux qui t'affirment le
contraire; abhorre les ennemis du crucifié. Espoir et confiance en moi qui
donne la victoire aux armées, qui suis le sauveur des peuples et des
souverains.»
D'après la finale de notre texte, ce message aurait
été remis en juillet 1873 à l'empereur d'Autriche par les soins d'une
«comtesse Lutzow»; l'empereur l'aurait lu attentivement, aurait remercié de
grand coeur celui qui le lui avait expédié et annoncé qu'il en tiendrait
compte.[77]
Pour nous familiariser toujours plus avec l'âme de don
Bosco, il faut lire ces lignes prophétiques, dont il fut certainement l'auteur
et qu'il se permit de propager en 1873 et 1874.[78] Mais on conviendra assez vite que son
inspiration avait singulièrement faibli en cette année 1873. Les
conseils des anges au pape, qui correspondaient à la pastorale que lui-même
cherchait à mettre en oeuvre à Turin et ailleurs, constituent à nos yeux la
partie la plus digne d'intérêt du double message. Les anges réclamaient, avec
une profonde réforme morale, une sorte de démocratisation de l'évangélisation, anticipatrice des transformations culturelles du vingtième siècle. Le pauvre
évangéliserait, les ministres de la parole de Dieu seraient choisis parmi les
paysans et les ouvriers. Mais Pie IX, qui semblait, dans la prophétie, avoir
son heure de triomphe, aurait disparu depuis près d'un siècle au temps de Vatican
II; et la fin de son pontificat aura été une période de désintérêt progressif
des classes dirigeantes à l'égard d'un vieillard trop obstiné. L'Eglise romaine
des années '70 n'a guère eu l'occasion de chanter quelque Te Deum victorieux,
surtout pas, comme le voudrait le document, en 1874-1875.
Quant aux nations destinées à arrêter la
«désagrégation sociale», qui a quelque idée de l'avenir s'étonne un peu de
trouver parmi elles l'Espagne, mais pas la Belgique de l'école de Liège ou même la Suisse de Gaspard Descurtins. N'insistons pas.
Les conseils donnés à François-Joseph prêtent, eux,
tout à fait à sourire. A Sadowa (1866), ce qui deviendrait l'année
suivante l'Autriche-Hongrie avait définitivement perdu sa puissance antérieure.
Empêtrée dans ses problèmes de nationalités, hongroises et slaves au premier
chef, elle ne pouvait plus guère prétendre à quelque rôle coercitif de «verge
de la puissance» divine. L'empire versait même dans un certain libéralisme,
dont l'Eglise faisait les frais. Les années 1870-1874, avec la
dénonciation du concordat (dès 1870), ont même marqué la «fin d'un rêve» du
pape Pie IX, qui avait toujours /860/ pensé trouver un appui conservateur dans la
catholique Autriche.[79] L'«alliance des trois empereurs» ne fut, pour
l'Autriche, qu'un coup de chapeau à un titre brillant et à une puissance
déchue. De bonnes relations avec la Russie du tsar réformateur Alexandre II,
l'empereur que les nihilistes assassineront en 1881, lui étaient certes
souhaitables. Mais dans quel but? Quant à une alliance étroite («un seul
esprit et une seule nation») apparemment au service de la religion chrétienne,
avec une France sur le point de passer à la Troisième République, qui sera au moins au début ostensiblement anticléricale; et avec une
Espagne très instable, brusquement devenue république en 1873, elle relevait de
la gageure.[80]
Enregistrons donc, puisqu'ils appartiennent à son
histoire, les oracles mis par écrit de don Bosco et datés de mai-juin 1873, en
remarquant aussi qu'après cette année-là, il ne se hasardera plus à rédiger
des messages de prophète pour les grands de la terre, ecclésiastiques ou laïcs.
Le problème du temporel épiscopal au début du ministère Minghetti (1873)
Entre mai-juin 1873, date présumée de la vision sur
Pie IX, et avril 1874, terme d'un long combat au service de sa congrégation,
don Bosco mena de front, outre l'administration ordinaire des maisons de son oeuvre,
deux entreprises difficiles: un travail de médiation dans l'affaire du temporel
épiscopal et des démarches compliquées pour tenter de faire approuver ses
constitutions telles qu'il les avait conçues et rédigées.
Le 10 juillet 1873, Marco Minghetti succédait à Giovanni Lanza à la tête du conseil des ministres du royaume d'Italie.[81] Malgré
la bonne volonté du gouvernement qui venait de tomber, nulle solution
d'ensemble n'avait encore été donnée à l'affaire des évêques nommés et privés
de la jouissance de leur temporel. Don Bosco rentra aussitôt et de sa propre
initiative dans l'écheveau des tractations Eglise-Etat qui lui devenaient
familières. Le 14 juillet, donc seulement quatre jours après la mise en place
du nouveau ministère, dans une lettre au président Minghetti, il commença par
rappeler son action de mars précédent auprès de Lanza à Rome «pour étudier un
moyen possible de mettre les évêques en possession de leurs temporels». Les
entretiens avaient été fructueux quand, écrivait-il, le président avait su /861/ qu'il était
dans l'affaire «chargé officieux par le Saint-Siège». Puis il répéta ses
conclusions d'alors sur le modus vivendi le plus conforme aux désidérata
des autorités ecclésiastiques.[82] Minghetti, qui était droit et réaliste,
promit aussitôt une réponse à don Bosco.[83] Et il confia ce problème à son garde des
sceaux Paolo Onorato Vigliani, qui avait la charge des «cultes».
Mais la question fut bientôt compliquée par la volonté
du cardinal Antonelli. Désormais, édictait-il, la demande pour le temporel ne
pourrait se faire que par le gouvernement directement au Saint-Siège. Il
fallait que ses agents intervinssent auprès du secrétaire de la congrégation
de la Consistoriale pour connaître l'époque des nominations, les noms des
évêques et les diocèses qui leur étaient attribués. Or cette démarche ne
paraissait pas conforme à la loi, selon laquelle l'évêque nommé devait demander
lui-même d'une façon ou d'une autre au gouvernement l'exécution de sa nomination
par le Vatican.[84] Persévérant, don Bosco se retourna vers le
garde des sceaux Vigliani pour offrir à nouveau ses bons offices au
gouvernement et lui suggérer une procédure conforme aux volontés du
Saint-Siège.[85] Le ministre lui répondit par retour de
courrier et avec beaucoup de confiance et de gentillesse.
«Nul plus que le Président du Conseil et moi-même
n'est animé de meilleure volonté de trouver une manière acceptable de faire
cesser ou au moins d'atténuer les mauvaises conditions auxquelles l'épiscopat
italien se trouve réduit. Il convient toutefois que l'une et l'autre parties
fassent preuve de bonne volonté et de tolérance chrétienne pour parvenir à un accommodement
qui sauve toutes les convenances. Qu'il me soit permis de vous adresser à vous,
qui êtes un excellent prêtre et un bon citoyen, la prière instante de vouloir
user des procédés les plus efficaces pour persuader le Saint-Siège de fournir
au gouvernement les moyens indispensables pour concilier l'obéisance à la loi,
qui est supérieure à la volonté de tous les ministres, avec les solutions
possibles pour la concession de l'exequatur royal. » Le ministre citait
les exemples d'Alessandria, Saluzzo et Aoste, pour lesquels l'exequatur avait été obtenu sans que,
pour autant, les évêques aient jamais fait figure de quémandeurs (postulanti).[86] Vigliani ne
s'inquiétait évidemment pas de l'opinion du secrétaire d'Etat du Saint-Siège
sur les procédés plus ou moins tortueux qui avaient donné ces heureux
résultats. En cette mi-octobre, «un sénateur du royaume», Viglíani lui-même,
conférait directement avec don Bosco à Turin; et don Bosco rendait aussitôt
compte de son entretien au cardinal Antonelli.[87] L'Unità cat-/862/ tolica du 16 octobre suggérait un moyen de sortir de
l'impasse par une sorte d'«appel au peuple»,[88] qui
ne semblait pas inopportun à don Bosco.[89] Mais,
informé du mouvement, le cardinal Antonelli fut intraitable: sa formule et rien
d'autre. Selon leur tournure d'esprit, les observateurs suivaient la discussion
confiants, inquiets ou narquois. Le 25 novembre, Il Fischietto publiait un article sur les «caporioni» (chefs de quartier) de la sainte
baraque de Turin: Mgr Gastaldi, le directeur de l'Unità don Margotti, et notre don Bosco. A ses yeux, celui-ci
«représentait le véritable utilitarisme religieux.»[90] Faire de don Bosco un adepte de la morale de Jeremy
Bentham et John Stuart Mill était piquant, mais pas entièrement faux.
Cinq mois après sa lettre au président Minghetti, don
Bosco pouvait regretter que les deux parties continuassent de camper sur des
positions inconciliables. Il apprenait aussi que, le 17 décembre de cette année
1873, la copie légalisée de la bulle de translation de son archevêque avait été
apposée dans la sacristie de sa cathédrale, acte qui pouvait être interprété comne
une demande d'exequatur, étant donné que le notaire Pietro Vaccarino
l'avait recopiée et expédiée au
major général Alberto di Robillant, lequel l'avait transmise au procureur de la cour
d'appel, avec prière de mener la pratique à bien. L'heure des laïcs avait sonné
dans l'Eglíse de Turin! Malheureusement, Mgr Gastaldi, qui n'avait pas été
prévenu, le fit savoir, geste trop naturellement interprété comme un désaveu de
la manoeuvre.[91]
Méditation sur les remarques aux constitutions de 1873
Au cours des mêmes mois, don Bosco méditait sur les
remarques apportées à ses constitutions de 1873 par la congrégation des Evêques
et Réguliers. Mgr Vitelleschi l'avait pressé de tenir compte des vingt-huit observations
qu'il lui communiquait. Or, à la réflexion il ne pouvait s'y résoudre. Le 5
août, il écrivait sans ambages au secrétaire de la congrégation des Evêques et
Réguliers:
«Excellence Révérendissime. - Au premier coup d'oeil sur les
observations faites à nos Règles, il ne me paraissait pas compliqué de m'y
plier. Mais, quand je me suis mis à l'oeuvre, j'ai rencontré de graves
difficultés. A lire ces remarques et selon elles, je devrais renoncer à
plusieurs points qui, de façon générale, ont déjà été approuvés pour d'autres
ordres religieux et congrégations ecclésiastiques. En effet, j'ai en principe
suivi fidèlement d'autres constitutions déjà approuvées, comme celles des
jésuites, des rédemptoristes, des oblats et des rosminiens. Je devrais en outre
transformer radicalement les /863/ bases établies par le Saint-Père, avec qui je
me suis employé à coordonner toutes les Règles salésiennes. Ces observations
n'établissent aucune distinction entre le directoire et les Règles; or
l'approbation est demandée pour celles-ci et non pour celui-là, qui est le
règlement pratique des constitutions. Cela posé, j'ai accepté ce qui était
possible, sans rendre notre congrégation diocésaine. Comme telle, elle
n'existerait pas, parce que, avec des maisons éparses dans des diocèses
différents, elle ne doit dépendre des Ordinaires que pour l'exercice extérieur
de la religion... »
Don Bosco disait à Mgr Vitelleschí qu'il tenait à
préserver les acquis - selon lui - des décrets de 1864 et 1869. Il avait donc
composé une «note historique» (cenno
storico) sur sa société et
des éclaircissements sur les observations qui lui avaient été faites. Et il
demandait au secrétaire de lui indiquer ce qui, compte tenu de ces écrits,
devrait malgré tout figurer dans les constitutions salésiennes. S'il lui
fallait absolument s'en tenir aux vingt-huit animadversiones, il préférait
renoncer à la «pratique», car une approbation dans ces conditions
«détériorerait fortement, assurait-il, la condition actuelle de la Société salésienne. »[92]
Le Cenno istorico qu'il composait en ce mois d'août,[93] témoignait, comme cette lettre, de la persistance de
ses principales objections au modèle que la congrégation des Evêques et
Réguliers voulait lui imposer. A la différence des congrégations
contemplatives, sa société était consacrée à la «charité en acte». Il
s'agissait, comme il l'avait dit à Pie IX, «de vivre dans le monde sans être
connus du monde». Pour autant, les salésiens sont de vrais religieux. «Le but
de cette Société est le bien spirituel des membres par l'exercice de la charité
envers le prochain et spécialement de la jeunesse pauvre. » Ils ont les trois voeux.
Le noviciat existe, mais à sa manière. Les résultats sont très satisfaisants.
Dans cette société, les études sont très sérieuses, y compris en théologie. Il
est donc naturel que le supérieur puisse délivrer les dimissoriales pour les
ordres.
Il exprimait des idées analogues ou identiques dans
ses Observations sur les Constitutions de la Société de S. François de Sales et leur application, dont parlait la lettre à Mgr Vitelleschi.[94] Chacun des membres de la société devait être un
religieux pour l'Eglise, mais, pour la société civile, «un libre citoyen».
Leurs constitutions devaient reconnaître sans ambiguïtés la non-disparition de
leurs «droits civils». Ils pouvaient «posséder» des biens. Sans cette clause,
la congrégation salésienne ne pourrait exister en Italie. «L'unique moyen de se
garantir face à la société civile est la possession des biens. Autrement, nous /864/ restons
( = paraissons être) des enti morali (personnes morales) et donc immédiatement sous
les coups des lois.» Il maintenait l'idée qu'il avait exposée au pape en 1869 d'un noviciat adapté à des temps difficiles et à une mission exigeante. Il
repoussait l'obligation de mener des études ecclésiastiques dans une maison
séparée et sans activités parallèles conformes au but de sa congrégation.
Enfin, il demeurait convaincu des bons résultats de sa méthode de formation.[95]
C'est dans cet esprit que don Bosco préparait une
nouvelle édition de ses constitutions, destinée à être publiée à Rome au début
de l'année 1874.[96] Deux
titres inconnus jusque-là semblaient devoir satisfaire les principales
exigences de ses censeurs. Mais les concessions n'étaient qu'apparentes.
L'article 8 du nouveau chapitre XIV: De Novitiorum Magistro
eorumque regimine (Le maître
et la formation des novices)[97] répétait la théorie de don Bosco sur un temps
de noviciat étroitement semblable à la vie d'apôtres des jeunes, qui serait
celle des salésiens. Les quatre articles du chapitre XII: De studio (Les
études), ajouté lui aussi, exprimaient des généralités sans un mot sur les
institutions correspondantes. Les futurs prêtres devaient s'adonner avec
énergie aux études ecclésiastiques (art. 1); pour cela étudier la Bible, l'histoire de l'Eglise, la théologie dogmatique, spéculative et morale, et aussi les
traités d'éducation religieuse de la jeunesse (art. 2); leurs maîtres seraient
saint Thomas et les auteurs les plus recommandés (art. 3); en sus de leurs
leçons, ils composeraient une série de méditations et d'instructions pour
exercices spirituels (art. 4). On aura noté dans ce programme la place
dominante des sciences religieuses positives: la Bible et l'histoire, et le silence sur les centres d'études. L'auteur de ces lignes
n'éprouvait guère de propension pour les séminaires de la tradition
sulpicienne. Quant aux deux chapitres historiques de tête et à l'annexe De externis, dont le consulteur avait demandé la disparition, ils continuaient de
figurer, mais sans numéro d'ordre, dans le fascicule corrigé. C'était le Proemium (p. 3-7) et l'Appendix (p. 40). Don Bosco ne lâchait
pas prise sur la question en litige des «droits civïls ». A l'article 2 du
chapitre II sur la «forme de la société», il spécifiait clairement que: «Par
l'entrée dans la société, on ne perd pas ses droits civils, même après
l'émission des voeux. On peut donc validement et licitement acheter, vendre,
rédiger un testament et succéder à d'autres dans leurs biens. »[98] Il résistait pied à pied aux observations romaines.
/865/
A Rome, de janvier à avril 1874. Le temporel des
évêques
Sitôt passées les fêtes de Noël 1873, don Bosco
entreprit dans ces sentiments un voyage à Rome. Il y trouverait un secrétariat d'Etat
compréhensif et surtout le pape, qui l'avait toujours soutenu dans ses projets.
Don Bosco, que don Berto accompagnait, quitta Turin le 29 décembre 1873.[99] Ayant recouvré une santé suffisante, il ne se permit
que l'étape d'une nuit à Florence. Le 30, la famille Sigismondi le
recevait déjà, avec son secrétaire, dans son logis romain, au 104 de la
via Sistina, longue rue courant de la Trinité des Monts au Quirinal. Don Bosco n'imaginait certainement pas qu'il tarderait dans la Ville jusqu'après la semaine pascale.
Les visites tentées ou réussies du 31 décembre: le
matin, à Mgr Vitelleschi, secrétaire de la congrégation des Evêques et
Réguliers, et au cardinal Berardi, l'homme du secrétaire d'Etat Antonelli; et, l'après-midi;
à l'honorable Vigliani, ministre de la Grâce, de la justice et des Cultes, auprès de qui don Bosco fut aussitôt introduit une heure durant, ainsi qu'au cardinal
Antonelli, avec qui il put converser pendant un temps presque aussi long,
exprimaient à leur manière la double orientation du voyage: les constitutions
salésiennes à faire approuver et le temporel des évêques à régler. Durant la
première semaine de 1874, don Bosco passa plusieurs fois de l'une à
l'autre rive du Tibre pour se rendre au Vatican ou revenir au ministère. Il
écrivait aussi aux personnalités, le 2 janvier à Antonelli et à Vigliani, le 6
à Vigliani. Le 5, il vit Pie IX lui-même.[100]
En priorité, il tentait en ce début d'année de
rapprocher les parties dans l'affaire du temporel des évêques. Chez Vigliani, don
Bosco retouchait les formules, puis il allait les remettre pour avis à Antonelli.[101] L'entente
paraissait aisée. Le 11 janvier, don Bosco annonçait à son archevêque: «Je
m'empresse de communiquer a Votre Excellence que la pratique sur l'affaire que
vous savez progresse bien. Le formulaire adopté par le Saint-Siège a déjà été
approuvé par Vigliani, puis par le conseil des ministres. Au cours de la
semaine prochaine, il sera aussi présenté au conseil d'Etat, que l'on espère
également favorable. Ensuite, si le démon n'y fourre pas la queue, on passera
immédiatement à l'exécution. »[102]... Et, le 16, il lui donnait déjà l'affaire comme réglée: «.., il noto affare è ultimato...» (l'affaire que vous savez est
terminée).[103]
Hélas! le démon ennemi s'en mêlait à travers les
journaux. La fac-/866/ tion anticléricale
redoutait les reculades de l'Etat devant les prétentions estimées illégales de
l'Eglise. A partir du 8 janvier, la presse, à commencer par la Gazzetta di Torino, alerta l'opinion
sur les menées de don Bosco entre le Vatican et le gouvernement.[104] Le 10, l'Unità
cattolica de Turin parlait en
faveur d'un accord entre l'Eglise et l’Etat sur le temporel épiscopal. Le 11,
quand don Bosco se croyait au terme de ses peines, la Fanfulla de Rome dénonçait le rapprochement en vue; le 12, la Libertà présentait en lui l'agent
principal de l'accord, mais excluait sa solution prochaine; et, le 13, la Gazzetta Piemontese l'attaquait de
front dans une «chronique vaticane» sur les longs colloques secrets entre le
souverain pontife et «le thaumaturge de Turin». Avec les journaux de Turin et
de Rome, les organes de presse de Milan, Bologne, Gênes..., parlaient de
l'affaire, souvent avec hostilité. Le 14 janvier, Il Secolo de
Milan écrivait: «Le clergé piémontais, chez qui les idées modernes ont notoirement
plus progressé qu'ailleurs, en est venu depuis quelque temps à imaginer une
réconciliation entre la papauté et l'Italie. On conçoit aisément que le désir
des prêtres du Piémont, bien qu'il soit honnête, ne puisse aboutir, une fois
réalisé, qu'au détriment de la liberté, étant donné que l'Italie devrait, pour
rentrer en grâce auprès de l'Eglise, s'en remettre aux nombreuses exigences du
Vatican. » On annonçait puis démentait ou confirmait la présence effective de
don Bosco au conseil d'Etat.[105] La
levée de boucliers rendait maintenant ce conseil incertain. Et le gouvernement
se mit lui aussi à tergiverser. On en était là le 24 janvier.[106] Don Bosco assura qu'une lettre «virulente» de
Bismarck aux gouvernants italiens décida du revirement. Le chancelier allemand
aurait été fortement contrarié par les bruits de réconciliation entre l'Eglise
et l'Etat en Italie.[107] En plein Kulturkampf, par ses «lois de mai»
de 1873 et de 1874, Bismark prétendait alors transformer les évêques et les prêtres
(de l'Empire) en fonctionnaires de l'Etat allemand. Il aurait aussi fait
pression sur ses alliés italiens, qui devaient à son pays leurs acquis de 1866
contre l'Autriche. Une rumeur tout au moins le prétendit.[108]
Dans l'Eglise même, à la grande tristesse de don
Bosco, des intransigeants se déclaraient hostiles à la conciliation ébauchée. La Voce della Verità à Rome et l'Osservatore cattolico à Milan parlaient en leurs noms.[109] Ces catholiques trop zélés espéraient encore
déstabiliser l'Etat italien et ainsi le forcer à abandonner la ville de
Rome... A lire le journal de Berto, ils firent le plus grand tort aux
tractations en cours.
Tant et si bien que, le 5 mars, à l'archevêque Fissore,
de Vercelli, /867/ qui l'avait interrogé sur la
conduite à tenir, don Bosco ne pouvait que conseiller les combinazioni qui avaient réussi à Saluzzo et à Aoste: exposer les
bulles à la population équivaut à demander le temporel.[110] Le
14 suivant, il proposait la même méthode à son propre archevêque de Turin.[111] En effet, aucune solution d'ensemble n'ayant pu être
trouvée, il fallait procéder au coup par coup. Le secrétariat d'Etat du
Vatican, qui, en 1872 et 1873, avait été hostile à l'exposition des bulles aux
clergés et aux fidèles dans les sacristies des cathédrales, tolérait désormais
la mânoeuvre.[112] Mgr
Gastaldi allait enfin pouvoir rentrer dans son archevêché, après avoir plus ou
moins suivi le système préconisé par don Bosco.[113] Toutefois, si l'Eglise cédait, les représentants
de l'Etat jugeaient à leur convenance les cas de chacun des évêques
postulants. Certains parmi eux attendaient en vain. Il reste que les évêques
des anciens Etats sardes, pour lesquels don Bosco avait surtout plaidé, étaient
privilégiés. A la fin de décembre 1874, Turin, Acqui, Alessandria, Bobbio, Gênes, Albenga, Aoste,
Fossano, Pinerolo, Saluzzo, Susa, Cagliari, Ales et Terralba, Oristano, Galtelli-Nuovo,
Bisaccio, avaient été pourvus.[114] Nombre d'amis de don Bosco: Sciandra, De Gaudenzi,
Magnasco, Manacorda, Balma... et Gastaldi, figuraient parmi les bénéficiaires.
L'approbation définitive des constitutions salésiennes
En janvier 1874, au cours de ses visites aux
diplomates ecclésiastiques ou laïcs, don Bosco avait le plus souvent traité du
temporel des évêques. En février, l'approbation de ses constitutions par le Saint-Siège
prit progressivement le pas sur les autres problèmes à régler.[115]
Pour ses constitutions, don Bosco avait principalement
affaire au secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers, Mgr Salvatore Nobili Vitelleschi. Quand celui-ci eut connaissance du projet imprimé à la Propaganda Fide, il conseilla très probablement à
don Bosco de l'ajuster davantage aux observations reçues. La deuxième version
de 1874 sortit de là.[116] Mais les changements apportés demeuraient
minimes. Si l'appendice De externis, pour lequel don Bosco avait trouvé
un remplaçant,[117] disparaissait,
le proemium subsistait; et les quelques modifications stylistiques du
chapitre VII (Internum Societatis Regimen), ainsi que de la formule de
profession, étaient sans grande portée.
Pour parvenir à ses fins, don Bosco cherchait à
identifier ses juges. Il en ferait, si possible, des amis. Le cercle littéraire
de l'académie de /868/ l'Arcadia, qui,
le 15 février, probablement en raison de ses services à la cause de la
latinité, lui remettait le diplôme faisant de lui un membre de cette société,
l'honorait.[118] Mgr Fratejacci, qui était devenu l'un de ses
plus fidèles supporters, le charmait. Toutefois, il lui fallait des juristes.
C'est dans les premiers jours de février que Mgr Vitelleschi annonça à don
Bosco la composition de la commission particulière appelée à juger de son
affaire. Avec lui, au titre de secrétaire, elle était formée par quatre
cardinaux: LL. EE. Costanzo Patrizi, cardinal vicaire et préfet de la congrégation
des Rites; Antonino De Luca, préfet de la congrégation de l'Index; Giuseppe Andrea Bizzarri, préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers; et
Tommaso Martinellì, des Ermites de S. Augustin, qui venait d'être nommé cardinal le 22
décembre 1873.[119] Un dossier imprimé, dit Positio, serait remis à chacun des
juges. Pour le constituer, Mgr Vitelleschi mit don Bosco en relation avec le sommista
(rédacteur) de sa congrégation Carlo Menghini.[120] Ce
document rassemblerait des pièces autorisées favorables et moins favorables à
l'approbation. Des lettres de Mgr Gastaldi à la congrégation des Evêques et
Réguliers reparurent ainsi pour la plus grande édification de don Bosco. Selon
le journal de Berto, le 22 février, celui-ci questionna Mgr Vitelleschi sur les
obstacles à l'approbation définitive de ses Regole; et Mgr Vitelleschi
lui donna à lire les lettres de l'archevêque au cardinal Bizzarri en
date du 26 juillet 1873 et du 9 janvier 1874.[121]
Le 26 juillet 1873, Mgr Gastaldi avait
interrogé le cardinal sur les privilèges dont jouissaient les salésiens et sur
l'étendue de leur exemption de la juridiction épiscopale.[122] Puis,
le 9 janvier 1874, donc peu après le départ de don Bosco de Turin et en
un temps où celui-ci se dépensait pour le temporel des évêques, le sien y
compris, il avait, dans une autre lettre, répété ses doutes sur les qualités
des membres de la société salésienne. Certes, il admirait don Bosco et se
réjouissait qu'il ait pu constituer un corps d'ecclésiastiques pour l'éducation
chrétienne de la jeunesse. Mais il croyait de son devoir d'émettre des
observations sur la faiblesse de leur formation ascétique. Il citait des cas
déplorables, attribuait ces déficiences à l'absence d'un véritable noviciat
et, de façon générale, regrettait chez les salésiens le défaut d'humilité et de
soumission à l'autorité.[123] Ce document vexa don Bosco. Les deux cas de
prêtres scandaleux formés au Valdocco (ivrognerie d'une part, impudicité de
l'autre) relevés par Mgr Gastaldi dans ce message du 9 janvier l'incitèrent à
une réplique immédiate sous forme de lettre anonyme à lui adressée par l'un de
ses an-/869/ ciens élèves de Turin.
Elle était datée du 15 février 1874.[124] La lettre attribuait les faiblesses, non pas
au Valdocco, mais au séminaire de Turin, dont les deux clercs avaient suivi les
cours. Elle opposait les menées sournoises de l'archevêque aux services que don
Bosco s'efforçait de lui rendre à la même époque pour lui obtenir la jouissance
de son temporel. D'après Berto, après l'avoir fait recopier par son ancien
élève don Giovanni Battista Anfossi, qui, la suite le prouvera, détestait cordialement
l'archevêque, il la montrait au cardinal Berardi dès le 27 février.[125]
Officiellement et comme il se devait, la congrégation
des Evêques et Réguliers demeurait neutre dans la discussion. Le 3 mars, Mgr Vitelleschi
aurait affirmé que les allégations de Mgr Gastaldi le laissaient insensible. Berto
écrivit: «... Mais à deux heures nous sommes allés trouver Mgr Vitelleschi, lequel
a rassuré don Bosco sur la congrégation, qu'il n'avait rien à craindre, que
tout passait par ses mains et que les lettres de l'archevêque et ses conditions
ne lui faisaient ni chaud ni froid. »[126] Ces bonnes paroles ne tranquillisaient que
médiocrement don Bosco, qui redoutait par dessus tout les «conditions» de
l'archevêque. Il s'efforçait aussi de démontrer à Mgr Vitelleschi le caractère
inacceptable d'une partie des modifications exigées par le consulteur Bianchi et
résumées par ses soins. Ne reprenaient-elles pas ces «conditions» de Gastaldi?
Le 7 mars, la Positio, fleurs et ronces mélangées, était prête. C'était un fascicule de cinquante
pages publié sous le couvert de la congrégation des Evêques et Réguliers et de
son secrétaire Mgr Vitelleschi.[127] On
y trouvait successivement: la supplique de don Bosco au souverain pontife sur
l'approbation désirée, supplique datée de «Turin», 1er mars 1873; le décret de louange du 13 juillet 1864; les treize animadversiones sur les constitutions jointes à ce décret; le décret d'approbation de
l'Institut du 1er mars 1869; l'information de l'archevêque Gastaldi
du 10 février 1873; la lettre de cet archevêque au cardinal Bizzarri datée
du 20 avril 1873; les informations des évêques de Casale, Savona, Vigevano, Albenga, Fossano et Gênes sur la congrégation de S. François de Sales; le votum Bianchi en
trente-huit points du 9 mai 1873; le résumé de ce votum en vingt-huit
points; enfin une présentation de la société de S. François de Sales à la date
du 23 février 1874.
La réunion de la «congrégation particulière»,
c'est-à-dire de la commission cardinalice, était prévue pour le 24 mars.
Son approche /870/ angoissa don Bosco. Le 16, i1 fit expédier une
circulaire aux salésiens pour sa préparation spirituelle. Il ordonnait à ses
religieux un triduum exigeant de jeûne et de prière à partir du 21 pour obtenir
du ciel l'approbation définitive de ses constitutions. Tous les confrères
étaient invités à observer pendant trois jours consécutifs un jeûne rigoureux;
à associer les élèves à leurs supplications; à passer eux-mêmes chaque jour «le
plus de temps possible devant le saint sacrement»; à réciter matin et soir en
commun le Veni Creator; et à le faire suivre, chaque soir, du «chapelet du
Sacré Coeur de Jésus», du chant de l'Ave Maria Stella et de la bénédiction
du saint sacrement.[128] En cette mi-mars don Bosco tenait de longues
conférences, non seulement avec Mgr Vitelleschi, qui était le plus informé,
mais avec chacun des cardinaux concernés: le 19 avec le cardinal De Luca, le
20 avec le cardinal Martinelli, le 22 avec le cardinal Bizzarri;[129] et, un jour moins bien déterminé, avec le
cardinal Patrizi. Il paraît que celui-ci fut conquis. En effet, selon Berto,
le lundi 23, l'avocat Menghini arriva via Sistina tutto giubilante (en grande jubilation). Il s'était rendu chez le
cardinal vicaire et l'avait trouvé «très favorable» à don Bosco. Le cardinal
lui avait dit: «J'ai posé des questions à don Bosco sur ses difficultés avec
l'archevêque et il m'a répondu trionfalmente. Devant don Bosco, les
difficultés s'évanouissent. Il ne trouve rien de difficile. Tout est facile,
tout disparaît.»[130]
Fort bien! Mais la lenteur des discussions, les
remarques même souriantes qu'il recueillait et ses réflexions intimes sur les
«obstacles» dressés sur sa route par l'archevêque avaient peu à peu raison de
son obstination à maintenir à peu près intact le projet de 1873. Quel qu'en
soit le prix, il voulait désormais une approbation qui soit vraiment
«définitive» et, pour cela, se risquait à offrir un blanc-seing à la commission
des cardinaux. La consultazione imprimée de l'avocat Menghini qui
introduisait le débat contenait au dernier alinéa une phrase tout à fait
nouvelle à qui le suit depuis dix ans dans ses méditations: «Enfin,
lisons-nous, le prêtre Bosco insiste pour demander l'approbation absolue après
plusieurs années de tractations; et, pour cela, il déclare expressément, qu'il tiendra
désormais compte de toutes les corrections, modifications ou conseils que,
dans leur sagesse profonde et éclairée, [les cardinaux] daigneront
proposer ou simplement conseiller pour la plus grande gloire de Dieu et le bien
des âmes.[131] Il espère ainsi se mettre en règle avec les
Ordinaires respectifs et poursuivre en paix ses entreprises en faveur des
Missions étrangères.» Pareil saint aban-/871/ don aux décisions de l'autorité sur la forme
de sa congrégation ne lui était pas coutumier... Le rapport introductif
finissait par la question à débattre: «Cela considéré, on opte pour une formule
large dans la proposition du dubbio [la question], afin que Leurs Eminences Révérendissimes,
avec le grand jugement et la prudence consommée dont ils sont pourvus, puissent
apporter, s'ils le jugent nécessaire, toutes les provisions soit temporaires
soit définitives, ainsi que toutes les conditions qu'ils estimeront devoir y
faire entrer. » D'où la formule du dubbio posé: «Si et comment les
récentes constitutions de la Société salésienne doivent être approuvéee», où le «comment» importait peutêtre autant que le «si».[132]
Comme annoncé, les cardinaux tinrent conseil le 24. Berto
avait ménagé des appuis célestes à don Bosco. Sur ses instructions, à partir de
six heures du matin, le sacristain de S. Andrea
delle Fratte, l'église proche de
leur logis de la via Sistina, alluma deux cierges (vingt sous) probablement
devant l'autel de la Madonna del
Miracolo (Notre Dame du Miracle).[133] Les cardinaux, arrivés au vicariat, lieu de
la réunion, à 10 h., ne levèrent la séance qu'à 13 h. 30. Mais sans
conclure... Don Bosco fut très contrarié d'apprendre peu après des lèvres de
Mgr Vítelleschi qu'ils tiendraient une autre réunion le 31 mars. Avec don Berto,
il s'en fut prier quelque temps à S. Andrea
delle Fratte, puis, abandonnant
son secrétaire, il marcha seul, traversa la piazza Barberini et, au lieu de
rentrer à son logement, entama un circuit sur les hauteurs du Pincio pour
méditer à l'aise sur l'évolution de l'affaire et la conduite à tenir devant ce
contre-temps. Quand il revint au 104 de la via Sistína, il trouva un secrétaire
au travail et d'assez méchante humeur pour avoir été laissé tomber.[134]
Don Bosco cherchait à déterminer et â surmonter les
obstacles qui avaient retardé la décision. Le lendemain, fête de
l'Annonciation, Berto et lui relurent les lettres de l'archevêque, de qui,
pensaient-ils, venait tout leur malheur. Selon le secrétaire, ils conclurent -
avec beaucoup d'exagération - que «leur plus grand ennemi n'aurait pu leur
faire plus de mal. »[135] Rageur, Berto inséra à cet endroit de son
journal deux ou trois épisodes, d'où il résultait que Gastaldi était pour le
moins... «franc-maçon. »[136] Pour résister, don Bosco se rappela à
l'attention de Pie IX par quelques demandes de grâces spirituelles.[137] Puis, le 27 en soirée, il rédigea une réfutation en
douze points de l'information Quum admodum (10 février
1873) de Mgr Gastaldi, qu'il tenait sans doute pour responsable des hésitations
de la congrégation particulière.
/872/
Ce mémoire illustre crûment ses préoccupations à la
veille de la grande décision. Non, il n'était pas vrai que les règles
salésiennes n’eussent jamais été approuvées par les prédécesseurs de
l'archevêque actuel de Turin; et il citait le... décret du 31 mars 1852 de Mgr Fransoní
sur sa nomination à la tête de trois oratoires de la ville. Non, l'approbation
diocésaine de Turin ne s'imposait pas, puisque l'évêque de Casale s'était
prononcé; aurait-il fallu une approbation par diocèse concerné? Un noviciat
ascétique de deux ans eût été bon en d'autres temps, «mais pas présentement
dans nos régions; ce serait l'arrêt de mort de l'Institut salésien, car
l'autorité civile, dès qu'elle aurait connaissance de l'existence d'un
noviciat, le supprimerait sur-le-champ et disperserait les novices. En outre,
ce noviciat ne pourrait s'accorder avec les constitutions salésiennes basées
sur la vie active des confrères... »[138] Il
niait ensuite purement et simplement divers griefs de l'archevêque. Il était
faux de prétendre que des profès perpétuels salésiens s'étaient mal conduits
et avaient dû être chassés, puisque le seul sorti de la congrégation avait été Federico Oreglia,
devenu un honorable père
jésuite. Il était faux de prétendre que la société salésienne troublait
fortement la discipline du diocèse; que des profès triennaux aient demandé des
ordres (mineurs ou majeurs) et soient ensuite sortis de la congrégation; que le
clerc de Saluzzo trop ami de la bouteille ait jamais été salésien;[139] qu'un clerc renvoyé du séminaire ait été admis dans la
congrégation salésienne.[140] Au numéro 9, don Bosco, versant dans un
certain chantage, brandissait des menaces: «9. Il est bon aussi de noter que,
si l'on admettait les conditions indiquées, la congrégation salésienne,
dépourvue comme elle l'est de soutiens matériels, devrait fermer ses maisons,
suspendre ses catéchèses, car elle n'aurait plus ni catéchistes, ni maîtres;
comme ente morale, elle se signalerait à l'autorité, ses membres
seraient immédiatement dispersés, et, par conséquent, finie la Société.»[141] La
suite de l'histoire prouvera que don Bosco dramatisait à l'excès sa situation.
Toujours est-il que Berto recopia ce texte le lendemain matin 28 mars, et qu'à
l'exception, semble-t-il, du cardinal Bizzarri,
chacun des juges en reçut bientôt
un exemplaire.[142] «C'est un trésor» (È un tesoro), se serait exclamé le cardinal De Luca.[143] Le 29, selon Berto, Mgr Vitelleschi croyait
pouvoir résumer les impressions des quatre Eminences par la question: «Chi sa che cosa abbia
quell'Arcivescovo da voler
flagellare e trattare con tanta
durezza Don Bosco?» (Qui sait ce qu'a cet archevêque à vouloir
flageller et traiter don Bosco avec tant de dureté?).[144]
/873/
Enfin, le mardi 31 arriva. Sitôt après avoir célébré
sa messe, Berto se précipita à S. Andrea
delle Fratte pour allumer deux
cierges à l'autel de la Madonna del Miracolo. Les cardinaux ouvrirent leur réunion dès 9 h. et
siégèrent jusqu'à 13 h. 30. Après déjeuner, don Bosco retrouva Mgr Vitelleschi avec
l'anxiété que l'on devine. Ce fut pour entendre un: «Oui, mais» encore
décevant. Oui, les constitutions salésiennes étaient approuvées, mais les
cardinaux ne s'étaient pas entendus sur le caractère absolu (ou définitif)
de cette appréciation. L'ultime décision revenait au pape. Don Bosco avala
cette autre déconvenue. Une approbation provisoire lui laissait présager une
autre vague de démarches, de discussions et de dossiers à garnir... Il n'en
finirait donc jamais. Le cardinal Berardi lui promit d'intervenir en sa faveur
auprès du pape.[145]
Le 1er avril, Mgr Vitelleschi obtenait une
audience de Pie IX pour la matinée du vendredi suivant, 3 avril, qui était le
vendredi saint. Don Bosco et son secrétaire passaient leurs journées en visites
et en copies de documents. Don Bosco distribuait, y compris aux cardinaux, des
exemplaires de ses «trois prophéties» de 1873.[146] Le 3; il leur fallut attendre les dernières
heures de la journée pour entendre la réponse tellement désirée. Mgr Vitelleschi
n'avait finalement été reçu en audience par Pie IX qu'à six heures du soir. Dès
qu'il entrevit don Bosco, le secrétaire de la congrégation des Evêques et
Réguliers lui dit: «Don Bosco, sortez vos grandes lanternes: les constitutions
de votre congrégation sont définitivement approuvées; les dimissoriales obtenues
pour dix ans: » La réaction célèbre de don Bosco figure dans la chronique Berto
pour ce 3 avril. Il avait - probablement sur lui - un énorme caramel plus large
que la main, cadeau reçu le matin même de la signora Eurosia Monti: «Prenez
ce caramel», dit-il à Son Excellence Vitelleschi.[147]
Il est probable que don Bosco avait eu un
haut-le-corps à la lecture du texte des constitutions approuvées que Mgr Vitelïeschi
faisait ces jours-là recopier par don Berto. Innombrables étaient les retouches
apportées à son texte. Le Proemium disparaissait, ainsi que les
articles 2 et 3 du chapitre II: Hujus Societatis forma, sur les «droits
civils» des profès salésiens, articles auxquels il tenait tellement; le
chapitre IV: De voto paupertatis avait pris un visage qu'il ne lui connaissait pas; et
surtout les chapitres XII: De Studio, et XIV: De Novitiorum Magistro eorumque regimine, dessinaient un programme de formation
religieuse et cléricale sensiblement conforme aux requêtes de Mgr Gastaldi.[148]
/874/
Mais il se garda de manifester un quelconque
mécontentement. Les derniers jours saints et les premiers jours du temps pascal
se passèrent pour lui en visites de remerciements. Les cardinaux le
félicitaient de l'heureuse issue de ses démarches, l'un d'eux le pria à
déjeuner. Le pape le reçut le mercredi de Pâques, 8 avril. Don Bosco avait
inscrit sept questions au programme de l'audience (programme qui a été conservé).
Les numéros 4, 5 et 6 concernaient sa congrégation et certains points des
nouvelles constitutions. Les notes qu'il ajouta lui-même sur le document nous
renseignent sur les réactions du souverain pontife pendant l'entretien. Après
le numéro 4: «Dispensa delle test. dell'Ordinario»
(Dispense des testimoniales de
l'Ordinaire), il écrivit entre parenthèses: «(non se n'è parlato) » (on n'en a pas parlé),
ce qui était de pure sagesse. Après le numéro 5: «Occupazione dei Novizi e
degli studenti» (Occupation des novices et des étudiants), on lit:
«(in üs quae sunt ad M. D. G. conf.)» (en ce qui est conforme à la plus grande
gloire de Dieu), formule qui sera à l'origine d'une note très souvent commentée
d'une future édition des constitutions. Il n'y avait rien à la suite de: «6. Consiglieri di anni 35 » (Conseillers âgés de 35 ans), ce qui signifiait
peut-être que la question de l'âge minimum des membres du chapitre supérieur
n'avait pas été soulevée.[149]
Don Bosco estimait avoir reçu ce qu'il désirait. Sa
tâche était accomplie. Le 5 avril, c'est-à-dire le jour de Pâques, un
télégramme signé par Berto, mais rédigé par lui, était parti de Rome à
l'adresse de chacune de ses maisons. Il était libellé: «Affari ottimamente terminati. Ringraziate Padrone,
riceverete lettera. Buone feste. Berto.
» (Affaires parfaitement bien
terminées. Remerciez Padrone, recevrez lettre. Bonnes fêtes. Berto.) Le «Padrone» (patron,
terme de curie) à remercier n'était pas le Père céleste, comme le voudraient
peut-être des âmes naturellement dévotes. C'était lui, don Bosco, qui pensait avoir
bien mérité des siens.[150] Le 3 avril 1874, il avait gagné une bataille
diplomatique de dix ans.