“ET JÉSUS CROISSAIT EN SAGESSE, EN TAILLE ET EN GRÂCE” (Lc 2,52)
Une expérience inoubliable. – L’ÉTRENNE 2006. – 1. Risques et menaces qui pèsent sur la famille aujourd’hui. – Une ambiance culturelle hostile à la famille. – Une ‘solution’ facile : le divorce. – Privatisation du mariage. – Ce qu’à tort on attend du mariage. – Facteurs économiques et facteurs de consommation dans la vie familiale. - 2. La famille, chemin d’humanisation du Fils de Dieu. – 3. Vie de famille et charisme salésien. – 3.1 “Au commencement il y avait la mère”. – 3.1.1 Quelques notes rapides de biographie. a) Jusqu’à son départ pour se fixer à Valdocco (de 1788 à 1846). – b) Dix ans avec Don Bosco (de 1846 à 1856). – 3.1.2 Profil spirituel de Maman Marguerite. – a) Femme forte. – b) Educatrice “salésienne”. – c) Catéchiste efficace. – d) Première coopératrice. – 3.2 Valdocco, “une famille qui éduque”. – 4. La famille comme mission. – 4.1 “ Famille, deviens ce que tu es ! ”. – Cellule de la société. – Sanctuaire de la vie. – Annonciatrice de l’Evangile de la vie. – Ecole d’engagement social. – 4.2 “ Famille, crois en ce que tu es ! ”. – 5. Applications pastorales et pédagogiques. – Voici donc mes indications. – Quelques suggestions pratiques. – Conclusion : une légende qui a la saveur de la sagesse.
1er janvier 2006
Solennité de Sainte Marie Mère de Dieu
Très chers confrères,
Je vous écris au commencement de la Nouvelle Année, en
la solennité de Sainte Marie Mère de Dieu, et je vous souhaite un temps de
grâce qui nous fasse grandir “en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et
devant les hommes”, comme Jésus.
Pour comprendre de façon adéquate
dans toute sa richesse et toute sa profondeur le rôle maternel de Marie vis-à-vis
de son fils Jésus, nous devons partir du mystère central de notre foi :
l’Incarnation du Fils de Dieu qui – selon les paroles de saint Paul – “s’anéantit lui-même, prenant la condition
d’esclave et devenant semblable aux hommes” (Ph 2,7).
Cette humanité radicale de Jésus Christ
l’Emmanuel (Dieu-avec-nous) implique un caractère essentiel de l’homme :
être marqué d’une histoire, du fait que l’être humain est en devenir, qu’
“il se réalise” tout au long de sa vie, et qu’il n’est jamais un être à considérer
comme “fini”. Une telle caractéristique se trouve présente même en Jésus,
au sujet de qui l’évangile selon saint Luc dit qu’ “il croissait en sagesse,
en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes” (Lc 2,52). Cette
perspective projette une lumière merveilleuse sur Marie, qui – avec Joseph
– a eu la mission d’ “éduquer” Jésus, de l’aider à développer les potentialités
de son être humain, exactement comme fait chaque maman avec ses enfants. Certes
le cas de Jésus est unique, car le fait d’être Fils du Père Céleste constitue
le centre le plus profond de son être éternel. Eh bien, cette filiation divine
se développe en lui sur le plan humain grâce à l’action éducative de Marie
et, sans doute, de Joseph, qui tient la place paternelle dans la Sainte Famille
de Nazareth, un rôle indispensable, joint à celui de la mère, pour la pleine
maturation d’un homme.
Voilà, chers confrères, la mission
la plus précieuse de la famille : aider les enfants à atteindre la pleine
dimension humaine, celle du Christ. Malheureusement cette réalité de la famille
se trouve aujourd’hui obligée d’affronter un défi gigantesque, ce qui veut
dire recouvrer sa nature et sa mission. C’est ce qui explique le pourquoi
de l’Etrenne 2006, que je vous présente. Mais je voudrais d’abord partager
avec vous une expérience inoubliable.
Une
expérience inoubliable.
Même si lors de ces trois derniers mois, depuis l’époque
de ma dernière lettre circulaire, il y a eu tant d’événements au sujet desquels
je pourrais partager avec vous, entre autres ceux du Symposium de la
Vie Consacrée et de l’Assemblée pléniaire de la Congrégation pour les
Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie apostolique, auxquels j’ai
participé, ainsi que le Synode des Evêques sur l’Eucharistie, je préfère vous
parler d’un autre événement, qui m’a touché profondément.
Le 12 novembre 2005 j’ai vécu l’une
des expériences les plus belles et les plus significatives non seulement de
ma vie salésienne, mais de toute mon existence humaine. Je m’étais rendu à
Valdocco pour, entre autres choses, la récognition du corps de Don Bosco et,
je dois le dire, tout ce à quoi je pouvais m’attendre a été absolument dépassé.
J’avais demandé au Provincial et au
Recteur de la Basilique de pouvoir, avant la cérémonie officielle effectuée
en présence des autorités compétentes et de quelques SDB et FMA, rester seul
avec Don Bosco, m’arrêter devant son corps, pour prier.
C’est ainsi que je suis descendu dans
la Chapelle des Reliques et dès le premier instant où je contemplai le corps
de mon Père tant aimé placé en dehors de la châsse, qui habituellement le
protège et le présente à la vénération des fidèles, j’ai éprouvé une profonde
émotion.
Avec un profond respect je me suis
approché et me suis mis à ses pieds, de manière à le voir complètement. La
première chose qui me frappa fut une sensation tout à fait spéciale, celle
de me trouver non pas devant la dépouille mortelle d’un être aimé, mais devant
un vivant. C’est ce qui se dégageait de son visage serein et souriant. Il
me semblait l’entendre dire à ses garçons de l’Oratoire de Valdocco :
“Don Bosco ne sera pas complètement mort tant qu’il vivra en vous”.
Je portais en moi tant de personnes
et de situations de la Congrégation, de la Famille Salésienne et des jeunes
qui me tiennent à cœur. Tandis que j’en parlais à Don Bosco et que je les
lui confiais, ma prière est même devenue une longue action de grâces.
Depuis 1929 le corps de Don Bosco
a été placé dans cette châsse que nous connaissons, et jamais elle n’a été
ouverte : tandis que j’y pensais, je me sentais être appelé, en ce moment
historique de grâce, à porter dans ma personne tous les Salésiens, tous les
membres de la Famille Salésienne, les jeunes, les collaborateurs laïcs, en
somme tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’identifient avec Don
Bosco, pour lui dire notre merci du plus profond du cœur pour tout ce qu’il
a été, pour tout ce qu’il a fait, pour tout ce qu’il nous a communiqué.
Nous sommes, en effet, des millions
de personnes, nous qui, dans les cinq continents, avons fait nôtres ses rêves,
ses convictions, son projet apostolique, son dynamisme spirituel.
Quand je contemplais son visage serein
et souriant, en moi-même je disais : “Mais, comment es-tu parvenu à tant
de choses sans que la vie réussît à te voler la joie, la paix, l’énergie ?
Je ne sais pas combien de choses seront passées par ton esprit, mais je suis
certain de ceci : sans cesse Dieu et les jeunes auront été là à l’occuper ;
c’était ainsi : inséparablement Dieu et les jeunes, comme deux pôles
autour desquels a tourné ta vie ; tu le sentais, tu étais envoyé par
Lui vers eux et d’eux vers Lui”.
Plus je le contemplais et plus je
voulais le faire revivre en moi et voulais œuvrer pour permettre à tous les
Salésiens de le faire revivre en eux. Et je voulais avoir son esprit, son
cœur, ses mains, ses pieds, pour contempler la réalité comme il l’a contemplée,
lui qui la considérait à partir de Dieu et des jeunes, pour imaginer avec
créativité et générosité les initiatives à développer, les réponses à donner
aux attentes et aux besoins des jeunes aujourd’hui, pour avoir le dynamisme
et l’audace qui caractérisèrent sa vie dépensée jusqu’au dernier souffle pour
eux ; pour me mettre en chemin – comme missionaire des jeunes – et aller
les trouver dans les rues et les faubourgs de Turin, image de toutes les rues
et tous les faubourgs du monde.
Tout à coup j’entendis les pas des
personnes qui descendaient. Je me rendis compte que le temps s’était envolé.
Je les ai saluées et avec une grande dévotion nous avons commencé la récognition,
au terme de laquelle nous avons pris une décision en vue d’une meilleure conservation
du corps de Don Bosco. Je dois témoigner du soin extrême avec lequel les confrères
avaient aménagé le corps en 1929. En effet, tout avait été finement préparé
et décoré : en partant de la literie brodée et en passant par l’aube
et l’amict tissés, ouvrages des Filles de Marie Auxiliatrice, pour aller jusqu’à
la très riche chasuble dont il fut revêtu, don du Pape Benoît XV à don Paul
Albera. Pour finir, j’ai été invité à prendre entre mes mains sa tête, sur
laquelle j’ai déposé un baiser, au nom de tous, avec gratitude et respect ;
puis je l’ai présentée aux personnes réunies qui, à leur tour, y ont déposé
un baiser.
L’ÉTRENNE 2006.
Maintenant que je vous ai ouvert mon cœur, je vous offre
le commentaire de l’Etrenne de cette année.
“ Dans le même temps,
le défi de la vie – disait le Pape Jean-Paul II, de vénérée mémoire, dans
sa dernière audience au Corps Diplomatique en janvier 2005 – se manifeste
dans ce qui est précisément le sanctuaire de la vie : la famille.
Elle est aujourd’hui souvent menacée par des facteurs sociaux et culturels
qui, faisant pression sur elle, en rendent la stabilité difficile ; mais,
dans certains pays, la famille est aussi menacée par une législation qui porte
atteinte – parfois même directement – à sa structure naturelle, qui est et
qui ne peut être qu’une union entre un homme et une femme, fondée sur le mariage.
La famille – continuait le Pape – est la source féconde de la vie, le présupposé
primordial et imprescriptible du bonheur individuel des époux, de la formation
des enfants et du bien-être social, et même de la prospérité matérielle de
la nation ; on ne peut donc admettre que la famille soit menacée par
des lois dictées par une vision de l’homme restrictive et contre nature. Puisse
prévaloir une conception juste, haute et pure de l’amour humain, qui trouve
dans la famille son expression vraiment fondamentale et exemplaire !”
[1]
Recueillant auprès du Pape l’invitation à défendre la vie, à travers la famille,
et saisissant l’occasion offerte par le 150ème anniversaire de
la mort de Maman Marguerite, mère de la famille éducative créée par Don Bosco
à Valdocco, j’ai pensé inviter la Famille Salésienne à renouveler son engagement
pour
Porter une attention spéciale à la famille,
qui
est le berceau de la vie et de l’amour
et
le premier lieu d’humanisation.
Si l’homme est le passage obligé de l’Eglise,
la famille est “le passage obligé de l’homme”, le milieu naturel dans lequel
l’homme s’ouvre à la vie et à l’existence sociale. Elle est le lieu d’une
forte mobilisation affective, le contexte dans lequel se réalise l’identification
personnelle. Lieu privilégié d’humanisation et moyen de socialisation religieuse,
elle assure la stabilité nécessaire à la croissance harmonique des enfants
et à la mission éducative des parents à leur égard.
Croyant dans son importance
stratégique pour l’avenir de l’humanité et de l’Eglise, Jean-Paul II fit de
la famille l’un des points prioritaires de son programme pastoral pour l’Eglise
aux débuts du troisième millénaire : “Une attention spéciale doit être portée à la pastorale de la famille, d’autant
plus nécessaire dans un moment historique comme le nôtre, où l’on enregistre
une crise diffuse et radicale de cette institution fondamentale. […] Il faut plutôt faire en sorte que,
par une éducation évangélique toujours plus complète, les familles chrétiennes
donnent un exemple convaincant de la possibilité d’un mariage vécu de manière
pleinement conforme au dessein de Dieu et aux vraies exigences de la personne
humaine : de la personne des conjoints et surtout de celle, plus fragile,
des enfants.” [2]
1. Risques et menaces
qui pèsent sur la famille aujourd’hui.
La pensée de Jean-Paul II a été reprise par
la Pape Benoît XVI qui, dans ses interventions, a parlé de la famille comme
d’une “question névralgique, qui demande notre plus grande attention pastorale
[…].” […] “elle est
profondément enracinée dans le cœur des jeunes générations et prend en charge
de multiples problèmes, offrant son soutien et des remèdes à des situations
autrement désespérées. Toutefois, […] la famille est également exposée, dans le
climat culturel actuel, à de nombreux risques et menaces que nous connaissons
tous. A la fragilité et à l’instabilité au sein de nombreuses unions conjugales
s’ajoute, en effet, la tendance diffuse dans la société et dans la culture,
à contester le caractère unique et la mission propre de la famille fondée
sur le mariage.” [3]
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Une ambiance culturelle hostile
à la famille.
De nos jours, avec une certaine facilité
et une certaine superficialité sont proposées et présentées de prétendues
“alternatives” à la famille, qualifiée de “traditionnelle”. L’attention est
ainsi portée du problème du divorce à celui des “couples de fait”, du traitement
de la stérilité de la femme à la procréation médicalement assistée, de l’avortement
à la recherche et à la manipulation des cellules staminales extraites des
embryons, du problème de la pilule contraceptive à celui de la pilule du lendemain,
qui est aussi abortive. La légalisation de l’avortement s’est pratiquement
répandue partout dans le monde. Il arrive même que l’on confère aux couples
éphémères qui ne veulent pas s’engager officiellement dans le mariage, même
civil, les droits et les avantages d’une vraie famille. Tel est le cas de
l’officialisation des “unions de fait”, y compris des couples homosexuels,
qui prétendent parfois même à un droit à l’adoption, en soulevant de cette
façon des problèmes très graves d’ordre psychologique, social et juridique.
Le visage – la réalité – de la famille
a donc changé. A ce qui est dit ci-dessus on doit ajouter la préférence marquée
pour une forme de “privatisation” croissante et la tendance à une réduction
des dimensions de la famille qui, passant du modèle de “famille composée de
plusieurs générations” à celui de “famille nucléaire”, limite cette dernière
à la réalité de papa, maman et un seul fils. Ce qui est plus grave encore,
c’est qu’une grande partie de l’opinion publique ne reconnaît plus dans la
famille, fondée sur le mariage, la cellule fondamentale de la société et un
bien dont on ne peut se passer.
Une ‘solution’ facile :
le divorce.
Tenant compte de ce climat culturel, présent surtout dans
les sociétés occidentales, il me paraît opportun de citer un passage de
l’Evangile où Jésus parle du mariage : “S’approchant, des
pharisiens lui demandèrent : « Est-il permis à un mari de
répudier sa femme ? » C’était pour le mettre à l’épreuve. Il
leur répondit : « Quest-ce que Moïse vous a
prescrit ? » – « Moïse, dirent-ils, a permis de rédiger un acte de divorce et de
répudier. » Alors Jésus leur répliqua : « C’est en raison
de votre caractère intraitable qu’il a écrit pour vous cette prescription.
Mais à l’origine de la création Dieu les fit homme et femme. Ainsi
donc l’homme quittera son père et sa mère, et les deux ne feront qu’une seule
chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Eh bien !
ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer. » ” (Mc 10,2-9).
Il s’agit, à mon avis, d’un texte très éclairant, parce
qu’il se rapporte au thème du mariage en tant que ce dernier est l’origine
et la base de la famille, mais surtout parce qu’il nous fait voir la façon
de raisonner de Jésus. Il ne se laisse pas prendre au piège des filets du
légalisme, sur ce qui est permis et ce qui est défendu, mais il se place devant
le projet originel du Créateur, et personne mieux que Lui ne savait quel était
le dessein originel de Dieu. C’est dans ce projet que nous trouvons la “Bonne
Nouvelle” de la famille.
Tout en reconnaissant qu’il y a aussi beaucoup de familles qui vivent la valeur
d’une union solide et fidèle, nous devons toutefois constater que la précarité
du lien conjugal est l’une des catactéristiques du monde contemporain. Elle
n’épargne aucun continent et peut être constatée dans tous les niveaux sociaux.
Souvent, passée dans la pratique courante, elle rend fragile la famille et
compromet la mission éducative des parents. Cette précarité, si on n’y remédie
pas, bien plus si on l’accepte comme un “fait acquis”, conduit souvent au
choix de la séparation et du divorce, qui sont considérés comme l’unique issue
pour sortir des crises qui se sont produites.
Cette mentalité affaiblit les époux et rend leur fragilité personnelle plus
délicate. “Capituler” sans lutter est trop fréquent. Une juste compréhension
de la valeur du mariage et une fidélité solide pourraient au contraire aider
à surmonter, avec courage et dignité, même les difficultés les plus sérieuses.
Du divorce, en effet, on doit dire qu’il n’est pas seulement une question
de type juridique. Il n’est pas une “crise” qui passe. Il a des conséquences
profondes dans l’expérience humaine. Il est un problème de relations, et de
relations détruites. Il marque pour toujours chaque membre de la communauté
familiale. Il est la cause d’un appauvrissement économique, affectif et humain.
Et cet appauvrissement touche particulièrement la femme et les enfants. A
tout cela s’ajoutent les frais sociaux, qui sont particulièrement élevés.
Je voudrais faire remarquer qu’il y a une diversité dans les éléments qui
concourent à l’augmentation actuelle du nombre des divorces, même si c’est
avec des nuances et des composantes diverses suivant les différents pays.
Il faut tenir compte avant tout de la culture du milieu, de plus en plus sécularisée,
dans laquelle apparaissent, en tant qu’éléments qui la caractérisent, une
fausse conception de la liberté, la peur de l’engagement, la pratique de la
cohabitation, la “banalisation du sexe”, selon l’expression de Jean-Paul II,
ainsi que le manque de ressources économiques, qui sont parfois une cause
concomitante de ces séparations. Des styles de vie, des modes, des spectacles,
des romans-feuilletons télévisés, en mettant en doute la valeur du mariage
et en répandant l’idée que le don réciproque des époux jusqu’à la mort est
quelque chose d’impossible, fragilisent l’institution familiale, en font diminuer
l’estime et arrivent au point de la discréditer à l’avantage d’autres “modèles”
de pseudo-famille.
Privatisation du mariage.
Parmi les phénomènes
auxquels nous assistons, il faut remarquer, en outre, le fait que s’impose
un individualisme radical, qui se manifeste dans de nombreuses sphères de
l’activité humaine : dans la vie économique, dans la concurrence acharnée,
dans la compétition sociale, dans le mépris des marginaux et de multiples
autres domaines. Cet individualisme ne favorise certainement pas le don généreux,
fidèle et permanent de soi. Et il n’est sûrement pas une attitude culturelle
d’esprit qui pourrait favoriser la solution des crises dans le mariage.
Il arrive que les autorités de l’Etat, responsables du bien commun et de
la cohésion sociale, alimentent elles-mêmes cet individualisme, en lui permettant
de s’exprimer pleinement à travers des lois particulières (comme, par exemple,
dans le cas des PACS, “pactes civils de solidarité”,
qui se présentent, du moins implicitement, comme des solutions pour remplacer
le mariage). Pire encore, lorsqu’il s’agit d’unions homosexuelles, avec de
surcroît la prétention d’avoir le droit d’adopter des enfants. Agissant ainsi,
ces législateurs et ces gouvernements précarisent dans la mentalité courante
l’institution du mariage et contribuent en outre à créer des problèmes qu’ils
sont incapables de résoudre. De cette façon, il arrive que, très souvent,
le mariage n’est plus considéré comme un bien pour la société, et sa “privatisation”
contribue à réduire ou même à éliminer sa valeur publique.
Cette idéologie sociale de pseudo-liberté pousse l’individu à agir en premier
lieu selon ses intérêts, son utilité. L’engagement pris vis-à-vis du conjoint
est mené comme un simple contrat, indéfiniment révisable ; la parole
donnée n’a qu’une valeur limitée dans le temps ; on n’a de comptes à
rendre à personne, si ce n’est à soi-même.
q
Ce qu’à tort on attend du
mariage.
Il faut aussi constater
que beaucoup de jeunes se font une conception idéaliste ou même erronée du
couple, en le voyant comme le lieu d’un bonheur sans nuages, de la réalisation
de ses propres désirs sans prix à payer. Ils peuvent arriver ainsi à un conflit
latent entre le désir de fusion avec l’autre et celui de protéger sa propre
liberté.
Une méconnaissance croissante de la beauté du couple humain authentique,
de la richesse de la différence et de la complémentarité homme/femme conduit
à une confusion accrue sur l’identité sexuelle, confusion portée au comble
dans l’idéologie féministe dite du “gender” (genre ; [égalité entre les genres dans la société ;
égalité entre hommes et femmes ; etc.]).
Cette confusion complique la prise en charge des rôles et la répartition des
devoirs à l’intérieur du foyer. Elle conduit à une renégociation de ces rôles,
aussi permanente qu’exténuante. D’autre part, les conditions actuelles de
l’activité professionnelle des deux conjoints réduisent les temps vécus en
commun et la communication dans la famille. Et tout cela appauvrit les capacités
de dialogues entre les époux.
Trop souvent, quand survient la crise, les couples se retrouvent tout seuls
devant l’obligation de la résoudre. Ils n’ont personne qui puisse les écouter
et les éclairer, ce qui sans doute permettrait d’éviter une décision irréversible.
Ce manque d’aide a pour conséquence que le couple se retrouve enfermé dans
son problème, ne voyant plus autre chose que la séparation ou même le divorce
comme solution à sa détresse. Comment ne pas penser au contraire que beaucoup
de ces crises ont un caractère transitoire et pourraient être facilement surmontées,
si le couple était entouré par une communauté humaine ou par une communauté
d’Eglise ?
Facteurs économiques et facteurs
de consommation dans la vie familiale.
Les facteurs économiques, dans leur grande
complexité, ont aussi une forte influence dans la configuration du modèle
familial, dans la détermination de ses valeurs, dans l’organisation de son
fonctionnement, dans la définition du projet familial lui-même. Les recettes
qu’on veut s’assurer, les dépenses qu’on estime indispensables pour répondre
aux besoins ou au niveau de bien-être qu’on prétend atteindre ou maintenir,
le manque de ressources ou même le manque de travail qui frappent autant les
parents que les enfants, tout cela conditionne et, dans une certaine mesure,
détermine pour une large part la vie des familles. Il suffirait de penser
à ceux qu’on appelle “amigados” pour indiquer non pas tant des gens qui cohabitent
que seulement des pauvres qui n’ont pas les ressources pour la célébration
d’un mariage. Une autre situation préoccupante, c’est celle des émigrants,
contraints de s’éloigner du pays et de la famille à la recherche d’un travail
et de moyens de subsistance, situation qui bien souvent, en raison de l’absence
prolongée ou d’autres motivations, est la cause de l’abandon et de l’anéantissement
de la famille dont ils se sont éloignés.
Ont également une origine économique les mécanismes qui créent le climat d’une
utilisation immodérée des biens de consommation dans lequel se trouvent plongées
les familles. C’est sous cette perspective que souvent on définit les paramètres
du bonheur, en engendrant de la frustration et de la marginalisation. Sont
aussi économiques les facteurs qui déterminent une réalité aussi importante
que celle de l’espace familial, c’est-à-dire la dimension des maisons et la
possibilité d’accéder à la propriété. Ce sont enfin les facteurs économiques
qui conditionnent les possibilités d’éduquer et les perspectives d’avenir
des enfants.
Devant cette réalité on ne peut pas ne pas avoir un sentiment profond de compassion
pour ce qui est ou devrait être le berceau de la vie et de l’amour et l’école
d’humanisation.
2. La famille, chemin
d’humanisation du Fils de Dieu.
L’incarnation du Fils de Dieu, né d’une femme,
né sujet de la loi afin de racheter les sujets de la loi et de leur donner
le pouvoir de devenir des fils de Dieu (cf. Ga 4,4-5), n’a pas été seulement
un événement lié au moment de la naissance, mais elle a embrassé tout l’ensemble
des événements de la vie humaine de Jésus, jusqu’à sa mort sur une croix,
ainsi que le proclame l’apôtre Paul (cf. Ph 2,8). Le Concile Vatican
II s’exprime en disant que le Fils de Dieu a travaillé avec des mains d’homme
et a aimé avec un cœur d’homme (cf. GS22). Son humanité n’a donc pas été un
obstacle pour révéler sa divinité, au contraire elle a été le sacrement qui
lui a servi pour manifester Dieu et pour le rendre visible et donner la possibilité
de l’atteindre. Il est beau de contempler un Dieu qui a ainsi aimé l’homme,
au point de le faire devenir le chemin pour arriver à Lui. C’est justement
pour cela que l’homme est le passage obligé de l’Eglise : elle doit l’aimer,
le servir et l’aider à atteindre sa plénitude de vie.
Mais justement parce qu’il voulait s’incarner, Dieu a dû d’abord chercher
pour lui une famille, une mère (cf. Lc 1,26-38) et un père (cf. Mt 1,18-25).
Si dans le sein maternel de la Vierge Marie Dieu s’est fait homme, dans le
sein de la famille de Nazareth le Dieu incarné a appris à devenir homme. Pour
naître, Dieu a eu besoin d’une mère ; pour grandir et devenir homme,
Dieu a eu besoin d’une famille. Marie n’a pas été seulement Celle qui a mis
au monde Jésus ; en vraie maman, à côté de Joseph, elle a réussi à faire
de la maison de Nazareth un foyer d’ “humanisation” du Fils de Dieu (cf. Lc
2,51-52).
L’incarnation du Fils de Dieu, précisément parce qu’elle est authentique,
a revêtu pleinement les modalités du développement naturel de toute créature
humaine, qui a besoin d’une famille qui l’accueille, qui l’accompagne, qui
l’aime et qui collabore avec elle dans le développement de toutes ses dimensions
humaines, celles qui font vraiment d’elle une “personne” humaine. Tout cela
dans la découverte d’un projet de vie, qui permet de comprendre comment développer
ses propres ressources et de trouver un sens et une réussite dans la vie.
Cette fonction éducatrice,
nécessaire et inévitable, que toute famille doit offrir à ses membres, se
trouve, dans le cas de la Famille de Nazareth, attestée dans une page de l’évangile
selon saint Luc. C’est le passage qui rapporte la scène où Jésus est retrouvé
au Temple : “A sa vue, ils furent saisis d’émotion et sa mère lui
dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois !
ton père et moi, nous te cherchions angoissés. » Il leur répondit :
« Et pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je me dois
aux affaires de mon Père ? » Mais eux ne comprirent pas la parole
qu’il venait de leur dire. Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ;
et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement tous ces souvenirs
en son cœur. Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce
devant Dieu et devant les hommes.” (Lc 2,48-52).
Dans cette page nous trouvons trois indications précieuses sur ce que la
famille est appelée à faire vis-à-vis des enfants, afin qu’ils deviennent
“d’honnêtes citoyens et de bons chrétiens”. En ce sens on pourrait considérer
cette expression comme une heureuse relecture salésienne, dans un projet éducatif,
du principe de l’incarnation.
Tout d’abord, et cela n’est pas indifférent, Joseph et Marie conduisent Jésus
au Temple à l’âge où un fils doit apprendre à s’insérer de plein droit dans
la vie de son peuple, en faisant siennes les traditions qui ont alimenté et
soutenu la foi de ses parents : la famille de Jésus l’a mis sur le chemin
de l’obéissance à la loi et de la pratique de la foi, même si ses parents
savaient que leur enfant était Fils de Dieu. L’origine divine de Jésus ne
l’a pas soustrait à l’obligation, universelle en Israël, d’observer la loi
de Dieu ; le Fils de Dieu a appris à être homme en apprenant à obéir
aux hommes.
Il faut, en outre, remarquer l’attitude respectueuse des parents devant leur
fils qui, tout seul, cherche la volonté de Dieu sur sa vie personnelle. La
réponse de Jésus a presque un ton de surprise, comme pour dire : “Mais
comment, vous m’avez enseigné à appeler Dieu Abba, Père, et à rechercher sans
cesse sa volonté, et précisément aujourd’hui et ici, dans Sa maison, le jour
du « Bar Mitzva », le jour où je suis devenu de plein droit « fils
de la Loi » pour vivre désormais en accomplissant le dessein du Père,
vous me demandez où je me trouvais, parce que j’ai agi ainsi ?” (cf.
Lc 2,49). Non encore majeur, Jésus rappelle à ses parents que ce sont eux
qui lui ont enseigné que Dieu et ses affaires passent avant même la famille
et la préoccupation qu’on peut en avoir.
Enfin, observons ceci : le fait que les parents n’ont pas compris ne
constitue pas un obstacle à l’obéissance du fils, qui revient avec eux à Nazareth ;
Jésus se soumet à l’autorité des parents qui ne réussissent plus à le comprendre.
Et ainsi, conclut l’évangéliste, tandis que Marie “gardait tous ces événements
dans son cœur” (Lc 2,51), Jésus “croissait en sagesse, en taille et en grâce
devant Dieu et devant les hommes” (Lc 2,52). Voilà l’éloge le plus grand de
la capacité éducative de Joseph et de Marie. Voilà ce que signifie en pratique
faire qu’une famille, une maison, une école deviennent “berceau de la vie
et de l’amour et premier lieu d’humanisation”.
C’est en famille que Jésus a appris l’obéissance à la loi et s’est laissé
imprégner par la culture d’un peuple ; c’est en famille que Jésus a montré
qu’il voulait donner à Dieu la première place et qu’il s’occupait en premier
lieu des affaires de Dieu ; c’est à la vie de famille que Jésus, conscient
d’être fils de Dieu, est revenu pour grandir, en tant qu’homme, devant les
hommes, “en âge, en sagesse et en grâce”. Le fils de Dieu put naître d’une
mère vierge, sans compter pour cela sur une famille, mais sans elle il ne
put grandir et mûrir en tant qu’homme ! Une vierge conçut le fils de
Dieu ; une famille l’humanisa.
Je me demande si on pourrait dire quelque chose de plus sur la valeur sacrée
et sainte de la famille !
3. Vie de famille et
charisme salésien.
Pour nous, fils de Don Bosco, la famille
ne peut pas sembler un thème étranger à notre vie et à notre mission. Comme
éducateurs nous connaissons bien l’importance d’établir un climat de famille
pour l’éducation d’enfants et de garçons, d’adolescents et de jeunes gens.
Dans ce but le meilleur milieu est celui qui s’inspire du modèle de base de
la famille : celui qui reproduit “l’expérience de la maison”, où la communication
des sentiments, des attitudes, des idéaux, des valeurs s’effectue à partir
du vécu, souvent sans paroles pour l’exprimer, surtout de façon non systématique,
mais pas moins efficacement et constamment. L’expression célèbre de Don Bosco
“l’éducation est une affaire de cœur” [4] a sa traduction
au niveau de l’action dans le devoir d’ouvrir les portes du cœur de nos jeunes
afin qu’ils puissent accueillir et garder nos propositions éducatives.
Pour nous, Famille salésienne, vivre en famille n’est pas simplement un choix
pastoral stratégique, de nos jours si urgent, mais une manière de réaliser
notre charisme et un objectif à privilégier dans notre mission apostolique.
Comme trait charismatique caractéristique, nous Salésiens et Membres de la
Famille Salésienne, nous vivons l’esprit de famille ; comme mission prioritaire,
nous partageons avec les familles qui nous confient leurs enfants le devoir
de les éduquer et de les évangéliser ; comme option dans notre méthode
éducative, nous travaillons en faisant exister dans nos milieux l’esprit de
famille.
3.1 “Au commencement il y avait la mère”. [5]
Marguerite Occhiena a été “ la première éducatrice et
la première maîtresse de ‘pédagogie’ ” [6] de
Don Bosco. “Tout le monde – disait Jean-Paul II aux éducateurs engagés dans
le monde scolaire réunis à Turin en 1988 – sait l’importance qu’a eue Maman
Marguerite dans la vie de Saint Jean Bosco. Non seulement elle a laissé à
l’Oratoire du Valdocco ce caractéristique ‘esprit de famille’ qui y subsiste
encore aujourd’hui, mais elle a su former le cœur de Giovannino à cette bonté
et à cette ‘amorevolezza’ qui firent de lui l’ami et le père de ses pauvres
garçons”. [7]
3.1.1 Quelques notes rapides de biographie.
Convaincu, moi
aussi, du rôle décisif joué par Maman Marguerite dans la formation humaine
et chrétienne de Don Bosco, comme aussi pour faire exister le milieu éducatif,
‘familial’, de Valdocco, il me semble de mon devoir de rappeler ici, même
si c’est rapidement, sa vie et d’esquisser son profil spirituel.
a) Jusqu’à son départ pour se fixer à Valdocco (de 1788 à 1846).
Marguerite est née, dans le hameau Serra, à Capriglio,
petit village de la province d’Asti, le 1er avril 1788, de Melchiorre
Occhiena et de Domenica Bassone ; elle fut baptisée le jour même de sa
naissance ; ses parents étaient des paysans qui vivaient dans une petite
aisance, propriétaires de leur maison et des terrains adjacents.
Capriglio n’avait pas d’école, c’est pourquoi Marguerite n’apprit pas à lire
et à écrire. Illettrée, cependant, ne signifie pas ignorante : elle sut
acquérir une sagesse éminente en écoutant d’un cœur éveillé, dans l’église
paroissiale, les sermons, les catéchismes et, plus encore, en y conformant
son expérience quotidienne, qui ne fut pas toujours belle et sereine. Auteur
en 1886 de la première ‘biographie’ présentée sur Maman Marguerite, don
Lemoyne écrit entre autres choses : “Elle avait reçu en don de la nature
une volonté ferme et décidée qui, avec l’aide d’un bon sens exquis et de la
grâce divine, devait la faire sortir victorieuse de tous les obstacles spirituels
et matériels qu’elle rencontrerait au cours de sa vie … D’une droiture dans
sa conscience, dans ses affections, dans ses pensées, d’une sûreté dans ses
jugements sur les hommes et sur les choses, d’une aisance dans ses manières,
d’une franchise dans son parler, elle ne savait pas ce qu’est hésiter … Cette
franchise fut une sauvegarde pour sa vertu, car elle était jointe à une prudence
qui ne la laissait pas faire un faux pas”. [8]
A deux kilomètres de Capriglio, sur la colline en face, aux ‘Becchi’, un écart
de Morialdo, hameau de Castelnuovo d’Asti, vivait François Bosco ; jeune
paysan de 27 ans, veuf qui avait la charge d’un petit garçon de trois ans,
Antoine, il la demanda pour épouse. Mariée le 6 juin 1812, Marguerite Bosco
s’établit à la ferme Biglione. La petite famille ne tarda pas à s’agrandir.
Le 8 avril 1813 naquit un premier fils, qui fut appelé Joseph, et deux ans
après, le 16 août 1815, un second, qui fut appelé Jean-Melchior : le
futur Saint Jean Bosco.
Lorsque François, âgé de 33 ans, mourut soudainement, Marguerite devint à
29 ans chef de la famille – trois fils et la grand-mère paternelle - et responsable
de la gestion agricole. Elle était restée veuve depuis peu, lorsqu’elle reçut
la proposition d’un mariage très avantageux : les enfants auraient été
confiés à un tuteur. Elle refusa d’une façon nette : “Dieu m’a donné
un mari et me l’a enlevé. En mourant il m’a confié trois fils et je serais
une mère cruelle si je les abandonnais au moment où ils ont le plus grand
besoin de moi”.
Désormais c’est surtout à ces fils
qu’elle se donnera avec dévouement pour accomplir sa tâche d’éducatrice. Dans
cette tâche, Marguerite manifestera ses qualités exceptionnelles : sa
foi, son courage, son savoir-faire, sa sagesse de paysanne piémontaise et
de vraie chrétienne remplie d’Esprit Saint.
Elle savait s’adapter à chacun de
ses fils. Antoine avait perdu sa maman à l’âge de trois ans et son papa à
l’âge de neuf ans : adolescent irritable, jeune râleur, il devint à partir
de 18 ans intraitable, se laissant souvent aller à la violence. Marguerite
s’entendit parfois appeler “marâtre”, alors qu’elle le traitait toujours comme
un fils, avec une patience infinie. Cependant elle savait aussi être juste
et forte : pour la paix dans la maison, pour le bien de Joseph et de
Jean, elle prit les décisions douloureuses qui s’imposaient. A la fin de 1830
elle procéda à la division des biens, de la maison et des terrains. Antoine,
resté seul, ne tarda pas à se marier et il eut sept enfants. Pleinement réconcilié
avec les siens, il sera un bon père de famille, très estimé, et un chrétien
fidèle.
Joseph, de cinq ans plus jeune, était
doux, conciliant et tranquille. Inséparable
de son frère Jean, il en subissait sans
jalousie l’ascendant. Il aimait sa mère d’un amour très fort ; et pendant
les longues années d’étude de Jean il sera le fils obéissant et travailleur
sur lequel elle pourra s’appuyer. Lui aussi il se mariera jeune, à 20 ans,
avec une fille du pays, Marie Calosso : ils auront dix enfants.
Jean voulait étudier. Maman Marguerite
entendait le favoriser dans ce désir qui le tenait : elle rencontra l’opposition
arrêtée d’Antoine. Le cœur déchiré, elle l’envoya alors travailler pendant
vingt mois comme domestique à la ferme de la famille Moglia (1828-1829). C’est
seulement après qu’Antoine eut acquis son autonomie que Maman Marguerite eut
la possibilité d’envoyer Jean à l’école publique de Castelnuovo (1831), et
ensuite à Chieri, où il passera dix ans (1831-1841) : quatre à l’école
publique et six au grand séminaire. Ce fut pour Marguerite une période enfin
tranquille, heureuse, pleine d’espoir, pendant laquelle elle devenait grand-mère
des enfants d’Antoine et de Joseph.
Agé de plus de 70 ans, Don Bosco se
rappellera le ton impérieux que Maman Marguerite avait pris, lorsqu’en 1834
il dut décider concrètement de son avenir, pour lui dire : “Ecoute, Jean.
Je n’ai rien à te dire en ce qui concerne ta vocation, si ce n’est de la suivre
comme Dieu te l’inspire. Ne te préoccupe pas pour moi. De toi je n’attends
rien. Mais retiens bien ceci : je suis née dans la pauvreté, j’ai vécu
dans la pauvreté, je veux mourir dans la pauvreté. Bien plus je te le déclare :
si par malheur un jour tu deviens un prêtre riche, je ne viendrai pas te faire
une seule visite”. [9]
Le 26 octobre 1835, à l’âge de 20
ans, Jean revêt l’habit ecclésiastique à Castelnuovo, dans l’église paroissiale.
Depuis ce jour-là, nous confie Don Bosco, “ ma mère […] me fixait continuellement
comme si elle avait quelque chose à me dire. La veille de mon départ [au
séminaire], elle me prit à part et m’adressa ces paroles mémorables : « Mon
Jean, tu as revêtu l’habit ecclésiastique, j’en ressens toute la consolation
qu’une mère peut éprouver du bonheur de son fils. Mais, souviens-toi :
ce n’est pas l’habit qui honore ton état, mais la pratique des vertus. Si
jamais tu venais à douter de ta vocation, alors, de grâce, ne déshonore pas
cet habit. Quitte-le bien vite. J’aime mieux avoir un fils paysan que prêtre
négligent de ses devoirs. » ” [10]
Jean fut ordonné prêtre à Turin le
samedi 5 juin 1841. Quelques jours plus tard, après avoir célébré la Messe
solennelle dans l’église paroissiale de Castelnuovo, il monta aux Becchi :
en revoyant les lieux du premier rêve et de tant de souvenirs, le nouveau
prêtre fut ému jusqu’aux larmes. Il se retrouva seul, dans le silence du soir,
avec sa mère. Jean, – lui dit la Maman – “tu es prêtre ; tu dis la Messe :
désormais tu es donc plus proche de Jésus Christ. Souviens-toi cependant que
commencer à dire la Messe signifie commencer à souffrir. Tu ne t’en apercevras
pas tout de suite, mais peu à peu tu verras que ta mère t’a dit la vérité.
Je suis sûre que tous les jours tu prieras pour moi, que je sois encore vivante
ou que je sois déjà morte : et cela me suffit. Toi dorénavant pense seulement
au salut des âmes et ne te fais aucun souci pour moi”. [11]
Le 3 novembre 1841 Don Bosco, jeune
prêtre, prenait congé de sa mère et de ses frères, et partait pour Turin.
Entré au Convitto Ecclesiastico, sur le conseil de don Joseph Cafasso, il
commençait aussitôt son apostolat parmi les enfants de la rue et dans les
prisons. Le 8 décembre il inaugura sa catéchèse avec Barthélemy Garelli :
c’était le début de la grande aventure salésienne.
Le jeune prêtre commença à réunir
une bande de plus en plus nombreuse de garçons au Convitto, puis chez la Marquise
Barolo, ensuite dans les prés voisins, jusqu’au moment où, le jour de Pâques
1846, il entra dans le Hangar Pinardi, à Valdocco. Pendant ce temps-là, Marguerite
vivait sereinement aux Becchi, grand-mère heureuse d’une ribambelle de petits-enfants
entre 13 ans et quelques mois.
En juillet 1846 Jean, épuisé par son
travail apostolique, est au seuil de la mort. Ayant recouvré la santé, il
monte aux Becchi pour une longue convalescence : la mère et le fils se
retrouvent dans l’intimité. Jean Bosco, dans son cœur de prêtre, est resté
à Turin : tant de jeunes l’attendent ! Mais il y a un problème à
résoudre : jeune prêtre de 30 ans, Jean ne peut habiter tout seul dans
les locaux que depuis peu il a loué dans la maison Pinardi, dans ce quartier
mal famé de Valdocco. “Prends avec toi ta mère !” lui dit le curé de
Castelnuovo. Don Bosco a raconté la réaction généreuse de sa mère en ces termes :
“Si tu penses que c’est le bon plaisir du Seigneur, je suis prête à partir
sur-le-champ”. [12] Le
3 novembre 1846, la mère et le fils partaient, à pied, pour Turin.
b) Dix ans avec Don Bosco (de 1846 à 1856).
Pour Maman Marguerite commençait la dernière période, pendant laquelle sa
vie se confondra avec celle de son fils et avec la fondation de l’œuvre salésienne
elle-même.
En aidant Don Bosco, Marguerite entendait évidemment servir les garçons auxquels
son fils avait dédié sa vie. Elle dut, en premier lieu, s’habituer aux cris
et au vacarme des jours d’oratoire, aux heures tardives des cours du soir.
Puis vint l’accueil à la maison des premiers orphelins vagabonds. Combien
étaient-ils, ces garçons qui constitueront la grande famille de maman Marguerite ?
Une quinzaine en 1848, ils montent à trente en 1849, à cinquante en 1850.
La construction d’une maison à deux étages permit d’en accueillir environ
soixante-dix en 1853, et une centaine en 1854 : pour deux tiers des apprentis,
pour un tiers des étudiants ou des séminaristes du diocèse, qui allaient travailler
ou étudier en ville. Une trentaine au moins étaient entièrement à la charge
de Don Bosco.
Un soir de 1850, Marguerite eut son heure de Gethsémani. Quatre annéesi d’une
telle vie pouvaient suffire, elle n’en pouvait plus ! Elle s’épancha
auprès de son fils : “Ecoute-moi, Jean, ce n’est plus supportable. Chaque
jour ces garçons combinent sur mon dos quelque nouvelle bêtise… Laisse-moi
partir. Laisse-moi retourner aux Becchi ; j’y finirai mes jours tranquillement”.
Bouleversé, Don Bosco la regarde, puis ses yeux se lèvent vers le Crucifix
qui pend au mur. Marguerite suit ce regard. “Tu as raison, tu as raison !
— s’écria-t-elle”. Et elle reprit son tablier. “A partir de cet instant, attestent
les Mémoires Biographiques, jamais plus une parole de mécontentement ne lui
échappa des lèvres”. [13] Qui pourra mesurer l’importance,
pour le développement de l’œuvre salésienne, du sacrifice de sa personne
qu’elle a accompli ce jour-là ?
Maman Marguerite a certainement été
présente, et même activement, au premier développement “spirituel” de l’œuvre :
les premiers moments de formation de la méthode salésienne et du climat salésien,
la présence et l’accompagnement des premiers disciples : Cagliero (1851),
Rua (1852), don Alasonatti et Dominique Savio (1854) ; les premières
Compagnies, les premiers fruits de sainteté, les premiers jeunes abbés et
la préparation de la Société Salésienne, qui sera fondée seulement trois ans
après sa mort. Cette longue présence féminine et maternelle est un fait unique
dans l’histoire des Fondateurs de Congrégations éducatives. “La Congrégation
Salésienne a été bercée sur les genoux de Maman Marguerite”, a écrit un biographe
de Don Bosco. [14]
Toutefois la plus belle des tâches de Marguerite a été celle dans laquelle
elle employait non seulement ses bras, mais son cœur, son talent inné d’éducatrice.
Tous ces orphelins l’appelaient “Maman” : il était bien évident qu’elle
ne se limitait pas à être leur cuisinière et leur lingère. Ils avaient envers
elle une confiance totale, une affection d’orphelins qui avaient le sentiment
d’être aimés d’elle. Pendant la journée elle intervenait dans des conversations
délicieuses pour corriger, exhorter, consoler, offrir le conseil opportun,
pour former leur caractère et leur cœur de croyants, pour rappeler la présence
de Dieu, inviter à aller se confesser à Don Bosco et recommander la dévotion
à Marie.
Elle les connaissait donc tous personnellement, ces garçons, et savait les
juger. Pendant deux ans elle put observer un adolescent singulier venu de
Mondonio : sa conduite l’impressionnait. “Un jour elle disait à D. Bosco :
— Tu as tant de jeunes [qui
sont] bons, mais aucun ne l’emporte en beauté de cœur et d’âme sur Savio Dominique.
[…] Je le vois sans cesse prier, […] Il se tient
à l’église comme un ange qui demeurerait au paradis”. [15]
Les seuls moments de calme et de repos de Maman Marguerite, ces années-là,
furent les quelques semaines de vacances d’automne aux Becchi. Repos d’ailleurs
relatif, car Don Bosco y conduisait tous les garçons sans famille. Après le
retour des vacances de 1856, à la mi-novembre, elle se sentit mal et se mit
au lit. Le médecin diagnostiqua une pneumonie. Elle mourut le 25 novembre
à 3 heures ; la veille au soir, don Borel, son confesseur, lui avait
administré les derniers sacrements. Un peu plus tard dans la soirée, elle
avait dit à Don Bosco : “Dieu sait combien je t’ai aimé au cours de ma
vie. J’espère pouvoir t’aimer encore mieux dans l’éternité bienheureuse. J’ai
la conscience tranquille : j’ai fait mon devoir en tout ce que j’ai pu.
Il semble peut-être que j’ai fait preuve de rigueur en quelque affaire, mais
il n’en fut pas ainsi. C’était la voix du devoir qui commandait et imposait.
Dis à nos chers enfants que j’ai travaillé pour eux, et que je leur porte
une maternelle affection. Je te le demande vivement : qu’ils prient aussi
beaucoup pour moi et qu’ils fassent au moins une fois la sainte Communion
à l’intention de mon âme”. [16]
Maman Marguerite vécut pauvre et mourut pauvre : on la déposa dans la
fosse commune, et son nom ne fut jamais écrit sur une pierre tombale.
3.1.2 Profil spirituel de Maman Marguerite.
La mort de la maman fit voir “avec une évidence accrue
le lien fort qui existait entre Don Bosco et sa mère, cette relation première
qui avait formé en lui les traits fondamentaux de la personnalité”. [17] Elle était aimée des salésiens et
des jeunes et, aussitôt après sa mort, se manifesta une conviction commune :
“c’était une sainte !”. Pourtant la Cause de Béatification et de Canonisation
de Maman Marguerite ne fut introduite que le 8 septembre 1994. Le Procès diocésain
fut terminé à Turin en 1996, et la Positio (c’est-à-dire la documentation
sur la réputation de sainteté et sur l’héroïcité de la vie et des vertus)
a été remise officiellement à la Congrégation pour les Causes des saints le
25 janvier 2000. [18]
Je ne résiste pas au désir d’esquisser ici son profil spirituel, celui qui
ressort précisément de la Positio.
a) Femme forte.
Dans toute son existence on ne trouve jamais de moments d’abandon facile à
ses penchants naturels. Elle manifeste un équilibre extraordinaire pour harmoniser
des tensions non faciles dans la vie de famille. Son attitude nous apparaît
toujours vigilante et comme guidée par une préoccupation supérieure :
celle de quelqu’un qui dans son discernement trouve le meilleur comportement
à avoir pour le bien de ses enfants devant Dieu. Elle se présente ainsi tendre
et ferme, compréhensive et inébranlable, patiente et résolue.
Si Marguerite était poussée vers l’harmonie des contraires, c’était le fait
d’avoir dû tenir aussi le rôle de père pour ses fils. Maman Marguerite, qui
pourtant aurait eu la possibilité d’éviter la problématique condition de veuve,
en se remariant, a su atteindre et conserver toujours le juste équilibre entre
ces deux rôles : une maternité suffisamment forte pour compenser l’absence
du père, et une “paternité” suffisamment douce pour ne pas compromettre la
chaleur maternelle indispensable. Donc pas de caresses vides de sens, ni de
cris de colère, mais fermeté et sérénité.
De son aspect se dégageaient sans cesse le calme, la sérénité, la maîtrise
de soi, la vraie douceur. Elle ne frappait pas ses fils, mais ne leur cédait
jamais ; elle menaçait de punitions sévères, mais les différait au premier
signe de repentir. Dans un coin de la cuisine – Don Bosco s’en souvenait –
il y avait le martinet : un petit bâton flexible. Elle ne s’en servit
jamais, mais ne l’enleva jamais de ce coin. Elle était une maman très douce,
mais énergique et forte. Elle réussit à gérer deux présences qui en général
sont sources de problèmes dans une famille : la présence d’une belle-mère
malade et celle d’un beau-fils particulièrement difficile. Sage éducatrice,
elle sut faire, d’une famille dont la situation était riche en difficultés,
un milieu éducatif efficace et fécond.
Par l’exemple et la parole elle enseigna
à ses fils les grandes vertus de l’humanisme piémontais de cette époque :
le sens du devoir et du travail, le courage quotidien d’une vie, la franchise
et l’honnêteté, la bonne humeur. Ils apprirent aussi à respecter les personnes
âgées et à s’ouvrir volontiers au service du prochain. D’autre part, calme
et forte, elle ne craignait pas de dire son fait à ceux dont les paroles ou
les actes provoquaient du scandale. De tels exemples descendaient au plus
profond de la conscience des trois garçons.
Par ailleurs la dimension de la foi donnait une saveur de sagesse et une efficacité
à chaque leçon que cette maîtresse analphabète donnait à ses enfants.
b) Educatrice “salésienne”.
C’est cet art de l’éducation qui a permis à Maman Marguerite
de repérer les énergies cachées dans ses fils, de les mettre en lumière, de
les développer et de les remettre presque visiblement entre leurs mains. Cela
est surtout à dire en ce qui concerne son fruit le plus riche : Jean.
Comme il est impressionnant de remarquer chez Maman Marguerite ce sens conscient
et clair de “responsabilité maternelle” pour suivre chrétiennement et de près
son fils, tout en le laissant dans son autonomie pour sa vocation, mais en
l’accompagnant de façon ininterrompue dans toutes les étapes de sa vie jusqu’au
moment où elle meurt !
Le rêve que le petit Jean fit à l’âge de neuf ans fut pour lui révélateur,
mais il le fut certainement aussi (si ce n’est d’abord) pour Maman Marguerite ;
c’est elle qui a eu et donné l’interprétation : “Qui sait si tu ne dois
pas devenir prêtre !”. Et quelques années plus tard, quand elle comprit
que l’ambiance de la maison était négative pour Jean à cause de l’hostilité
du demi-frère Antoine, elle fit le sacrifice de l’envoyer comme domestique
agricole à la ferme Moglia de Moncucco. Une maman, qui se prive de son plus
jeune fils pour l’envoyer travailler la terre loin de la maison, fait un vrai
sacrifice, mais elle le fit, non seulement pour éliminer une dissension familiale,
mais plus encore pour engager Jean sur cette route que lui (à elle et à lui)
avait révélé le rêve.
On peut affirmer qu’il faut attribuer à Maman Marguerite le mérite d’avoir
inoculé par elle-même en Don Bosco les germes de cette célèbre trilogie :
raison, religion, amour d’affection, qu’elle vécut simplement dans
son calme, son affabilité et son autorité. La divine Providence lui fit la
grâce d’être une éducatrice “salésienne” animée d’un amour préventif
qui savait comprendre, exiger, corriger, patienter et sourire.
Ses fils étaient surveillés, contrôlés et guidés, mais non opprimés. Ils devaient
obéir et demander les permissions, mais la Maman les laissait volontiers se
donner à fond à leur joie et à leurs jeux. Elle ne cédait jamais aux caprices,
et corrigeait avec tendresse…. Don Lemoyne l’atteste : “Elle voulait
à tout prix que la correction ne provoquât pas l’emportement, les méfiances,
la désaffection. Sa maxime sur ce point était précise : porter ses fils
à tout accomplir par affection ou pour faire plaisir au Seigneur. C’est pourquoi
elle était une mère chérie”. [19] Don Bosco dira plus tard que l’éducation
est une affaire du cœur : il en avait déjà fait l’heureuse expérience
dans le foyer familial des Becchi.
c) Catéchiste efficace.
Maman Marguerite avait la rare capacité de tirer de tout
ce qui arrivait dans la vie une occasion pour catéchiser. Elle se considéra
comme la première responsable de l’enseignement de la foi à donner à ses fils,
et sut leur proposer des valeurs simples et fortes dans son école domestique.
Ce qu’elle transmit en premier lieu à ses fils, avec patience, pendant les
années de la croissance, ce fut sa foi inébranlable, le sens d’un Dieu d’amour
toujours présent, une dévotion tendre envers Marie.
Le catéchisme de Maman Marguerite est resté célèbre. Elle, qui ne savait
ni lire ni écrire et qui avait appris par cœur, dans son enfance, les formules
nécessaires, les transmettait à ses fils, mais encore elle en donnait une
synthèse et une interprétation selon son infaillible instinct maternel.
Les grandes vérités de la foi étaient transmises de la manière la plus simple
et la plus élémentaire ; toutes étaient exprimées en des formules très
courtes :
-
Dieu
te voit : c’était la vérité de chaque instant, non destinée à inspirer de la peur,
mais à rendre les enfants sûrs du fait que Dieu prenait soin d’eux et qu’elle-même
la bonté de Dieu leur demandait de répondre par une bonne vie.
-
Comme
est bon le Seigneur !,
s’écriait-elle toutes les fois que quelque chose frappait l’imagination des
enfants et éveillait leur admiration.
-
Avec Dieu,
on ne plaisante pas !,
affirmait-elle, convaincue, lorsqu’il s’agissait d’inculquer l’horreur du
mal et du péché.
-
Nous
avons peu de temps pour faire le bien !,
expliquait-elle lorsqu’elle voulait les pousser à être plus diligents et généreux.
-
Avoir
de beaux habits, qu’importe, si par ailleurs l’âme est laide ?, observait-elle lorsqu’elle voulait
les éduquer à une pauvreté empreinte de dignité, et au souci de la beauté
intérieure de l’âme.
Il y avait ensuite le catéchisme des sacrements. Nous savons, par le
récit de Don Bosco lui-même, comment elle le mit en pratique avec le petit
Jean. Lorsque s’approcha le moment de la première communion, elle commença
à lui indiquer chaque jour quelque prière ou quelque lecture particulière ;
ensuite elle prépara l’enfant à une bonne confession (et elle l’y conduisit
trois fois pendant le temps du carême) ; puis, quand vint le grand jour
(Pâques 1826), elle fit en sorte que pour l’enfant ce fût vraiment une expérience
de communion avec Dieu. Elle dira ce jour-là à son fils : “Je suis sûre
que Dieu a vraiment pris possession de ton cœur. Promets-lui de faire tout
ton possible pour rester bon jusqu’à la fin de tes jours”. [20]
Et il y avait enfin le catéchisme de la charité : aussi bien dans
les années d’un relatif bien-être que dans celles de la faim, la maison de
Marguerite resta toujours ouverte aux pauvres, aux pèlerins, aux marchands
ambulants, aux gardes champêtres en tournée d’inspection qui demandaient un
verre de vin, aux jeunes filles en difficultés morales ; de même qu’elle
resta la maison à laquelle s’adressaient les voisines lorsqu’il y avait un
malheur à rendre moins pesant, quelque malade à assister ou un mourant à accompagner
en ses derniers instants.
d) Première coopératrice.
Il y a des modalités, des accents, des tons dans le système
préventif pratiqué par Don Bosco qui ont quelque chose de maternel, de doux,
de rassurant, qui autorisent à voir en Marguerite une figure féminine qui
exerce son influence non seulement de loin, mais aussi de l’intérieur comme
inspiratrice et modèle, comme collaboratrice et, certainement, première
coopératrice.
Ce qui influa, et de façon non marginale, sur cet “esprit de famille” que
nous considérons tous comme le cœur du charisme salésien, ce fut précisément
la présence de Maman Marguerite à Valdocco pendant la dernière décennie de
sa vie. Ce ne fut pas, en effet, une décennie quelconque, mais la première,
celle en laquelle furent mises en place les bases de ce climat qui sera reconnu
dans l’histoire comme le climat de Valdocco. Don Bosco avait invité sa Maman
sous la pression de nécessités pratiques. En réalité, dans les plans de Dieu,
cette présence était destinée à dépasser les limites d’une nécessité contingente
pour s’inscrire dans le cadre d’une collaboration providentielle à un charisme
encore à l’état naissant.
Maman Marguerite fut consciente de cette nouvelle vocation qui deviendra la
sienne. Elle l’accepta avec humilité et lucidité. Ainsi s’explique le courage
dont elle fit preuve dans les circonstances plus dures. Que l’on pense seulement
à l’épidémie du choléra. Que l’on pense à des gestes et des paroles qui ont
quelque chose de prophétique, comme l’utilisation des nappes d’autel pour
faire des pansements pour les malades. Que, surtout, l’on accorde de la valeur
à l’exemple du célèbre “Mot du soir”, une note originale de la tradition salésienne.
C’était un point auquel Don Bosco attachait beaucoup d’importance : il
fut commencé précisément par sa Maman au moyen de quelques mots en guise de
sermon adressés au premier jeune hébergé. [21] Don Bosco continuerait ensuite cette façon de faire, non pas à l’église sous
la forme d’un sermon, mais sur la cour ou dans les couloirs, ou sous les arcades
sur un mode paternel et familial.
La richesse intérieure de cette mère est telle que le fils, même lorsqu’il
sera devenu désormais un éducateur expérimenté, aura toujours quelque chose
à apprendre d’elle. Que celui qui voudrait résumer tout ce qui a été dit se
serve du jugement de don Lemoyne : “On pouvait dire qu’en elle l’Oratoire
était personnifié”. [22]
3.2 Valdocco, “une famille qui éduque”. [23]
Même si Valdocco a été la première – et la seule – institution d’assistance
et d’éducation fondée et dirigée par Don Bosco en personne, la physionomie
typique de l’œuvre et surtout le système éducatif de prévention qui y est
appliqué ne peuvent être bien compris qu’en lien non seulement avec Don Bosco,
avec son expérience et son tempérament, mais aussi avec ceux de ses aides.
Depuis les débuts l’Oratoire fut une entreprise communautaire, menée pour
sa construction et sa progression en interaction entre le fondateur et ses
collaborateurs. [24]
Parmi ceux-ci on distingue un groupe important de femmes.
Maman Marguerite n’a certainement
pas été l’unique collaboratrice de Don Bosco à l’Oratoire : “d’autres
mamans
vécurent à Valdocco, en donnant toujours l’empreinte familiale qui provenait
nécessairement de leur nature et de leur expérience”. Après la mort de maman
Marguerite, Marianna, la sœur aînée, resta à l’Oratoire pendant encore environ
une année jusqu’à sa mort. Puis “s’établit à l’Oratoire la maman de Don Rua,
qui était aidée par la maman du jeune abbé Bellia, de celle du Chanoine Gastaldi
et par d’autres. Vécut aussi à l’Oratoire Marianna Magone, maman de l’élève
de Don Bosco que tous connaissent”. [25] Après la mort de cette dernière, en 1872, cessent la présence
et l’influence des mamans à l’Oratoire. [26]
Il faut souligner toutefois que, pendant la décennie
1846-1856, la maman de Don Bosco fut la principale personne à tenir compagnie
et à offrir sa coopération à Don Bosco : elle en partageait “le pain,
le travail, les fatigues, les préoccupations et la mission auprès des jeunes”.
[27] “Maman Marguerite” – tel est désormais son nom définitif à Valdocco – sera
activement présente au premier développement “extérieur” de l’œuvre :
premier oratoire, “maison annexe” ou internat pour les premiers apprentis
et étudiants, premières écoles et premiers ateliers, petite église dédiée
à saint François de Sales, lancement des Lectures Catholiques, dans
un climat de révolutions et de menaces envers Don Bosco (1853).
En ces jours-là, à l’Oratoire, on vivait une vie de famille toute simple,
avec de maigres ressources et pleine de rêves ; souvent Don Bosco
devait sortir de la maison pour se procurer les fonds pour gérer, même si
c’était à la fortune du pot, un internat de plus en plus nombreux ou pour
trouver un peu de paix et écrire ses livres dans la bibliothèque du Convitto
Ecclesiastico ou ailleurs. Maman Marguerite le remplaçait dans l’assistance
des garçons, en plus de ses occupations autour des travaux domestiques ordinaires,
à la cuisine le jour et au raccommodage de leurs vêtements la nuit. Ce sont
des actions tout à fait ordinaires, “de petits détails” certes, mais qui “eurent
leur poids sur de nombreux aspects de la vie de Don Bosco et des jeunes, et
[qui] nous aident
à voir sous son aspect concret la ‘famille’ de l’Oratoire” [28] : l’Oratoire, en effet, dans l’intention de Don Bosco “devait être une maison, c’est-à-dire une famille,
et ne voulait pas être un Collège”. [29]
Eh bien, il y a quelque
temps, le Père Egidio Viganò a fait remarquer avec force les conséquences
heureuses de la présence maternelle de Maman Marguerite à Valdocco, et sa
contribution pour rendre “familial” le climat de l’Oratoire : “Le transfert
héroïque de cette maman au Valdocco contribua à imprégner le milieu de ces
pauvres jeunes gens de ce style familial même qui a vu éclore le Système préventif
et un tas de particularités traditionnelles qui lui sont liées. Don Bosco
savait par expérience que la formation de sa personnalité s’enracinait vitalement
dans le climat extraordinaire de dévouement et de bonté (« don de soi »)
de sa famille aux Becchi, et il a voulu en reproduire les qualités les plus
significatives à l’Oratoire du Valdocco parmi ces jeunes pauvres et abandonnés”.
[30]
Il est donc évident que les composantes
de la “famille éducative” [31] que Don Bosco a voulu que devînt son Oratoire, ne furent pas toutes uniquement
le fruit d’idéalisations pédagogiques et théologiques, mais qu’elles furent
également prises dans le quotidien de la vie menée à la campagne dans le Piémont.
[32] Les présences féminines des mamans qui
furent à Valdocco et, avant tout celle de Maman Marguerite, apportèrent cette
contribution particulière de foi et de simplicité, de sens du concret et de
sagesse éducative.
4. La famille comme
mission.
Ces réflexions sur Maman Marguerite et sa
famille nous font comprendre que la famille non seulement constitue une part,
même si c’est indirectement, de notre mission, mais qu’elle est plus encore,
avant tout et par sa nature, une institution sociale dont les membres se trouvent
unis à l’intérieur d’elle par des relations interpersonnelles d’un genre varié,
mais toutes animées par un climat d’affection; de communication et de réglementation
qui les caractérise par une note d’une vitalité charismatique particulière.
Nos destinataires sont les jeunes, notre champ de travail est leur éducation
et leur évangélisation. Tous deux cependant, jeunes et éducation, sont inséparables
de la famille.
Le Père Egidio Viganò
le rappelait dans son commentaire au Synode des Evêques de 1980 sur la famille,
Synode à la suite duquel a été publiée l’Exhortation apostolique Familiaris
consortio de Jean-Paul II : “Les obligations de notre vocation salésienne
– écrivait le Père Viganò – devront être remplies de façon caractéristique
parmi les humbles et les pauvres. C’est eux qui « ont besoin,
en premier lieu, de la “famille” et c’est pour eux que Don Bosco en est
venu — comme l’écrit Pierre Braido — à sa trouvaille la plus géniale :
la “cordialité” (“amorevolezza”) qui éduque dans le climat d’une famille joyeusement
unie ». [33]
4.1 “ Famille, deviens ce que tu es !
”.
“ Famille, deviens ce que tu es !
” : c’est par cet appel que Jean-Paul II invitait les familles du
monde entier à retrouver en elles-mêmes et à réaliser au milieu du monde ce
qu’elles sont en vérité. Aujourd’hui, dans un monde miné par le scepticisme,
l’exhortation du Saint-Père, qui encourageait les familles à redécouvrir cette
vérité sur elles-mêmes, ne peut que retentir avec plus de force encore, si
l’on ajoute : “ Famille, crois en ce que tu es ! ”.
“Architecture de Dieu”, plan de Dieu inviolable, la famille est aussi “architecture
de l’homme”, engagement de l’homme dans le dessein divin.
q
Cellule de la société.
La famille est un
fondement et un soutien de la société en raison de son devoir essentiel de
service à la vie : c’est en famille que naissent les citoyens et c’est
dans la famille qu’ils trouvent la première école de ces vertus qui sont l’âme
de la vie et du développement de la société elle-même.
En tant que communauté interpersonnelle d’amour, la famille trouve dans le
don de soi la loi qui la guide et la fait grandir. Le don de soi inspire l’amour
des conjoints entre eux et se présente comme un modèle et une règle à suivre
concrètement dans les rapports entre les frères et les sœurs ainsi qu’entre
les différentes générations qui partagent la vie en famille. La communion
et le partage quotidiennement vécus à la maison, dans les moments de joie
et dans les moments de difficulté, représentent pour les enfants la pédagogie
la plus concrète et la plus efficace ouverte sur l’horizon plus large de la
société. Chaque enfant est un don pour ses frères, pour ses sœurs, pour ses
parents, pour la famille entière. Sa vie devient un don pour ceux-là mêmes
qui lui ont donné la vie et qui ne pourront pas ne pas sentir la présence
du fils, sa participation à leur existence, son apport au bien de la communauté
familiale et de la société tout entière.
L’expérience elle-même de communion et de partage, qui doit caractériser
la vie quotidienne en famille, constitue sa première contribution fondamentale
à la société. Les relations entre les membres de la communauté familiale sont
inspirées et guidées par la loi de la “gratuité” qui, en respectant et en
favorisant chez tous et chez chacun la dignité personnelle comme unique titre
de valeur, devient accueil cordial, rencontre et dialogue, disponibilité désintéressée,
service généreux, solidarité profonde.
Ainsi, favoriser une communion,
authentique et mûrie, de personnes dans la famille, c’est travailler à la
première école irremplaçable de vie en société. La famille constitue en cela
un exemple et un stimulant pour les rapports interpersonnels les plus vastes
sous le signe du respect, de la justice, du dialogue, et de l’amour, un lieu
naturel et un instrument efficace d’humanisation et de personnalisation de
la société. [34]
Tout cela est important de nos jours, d’une manière spéciale, si l’on veut
faire obstacle efficacement aux deux modèles qui tendent à réduire et à limiter
la famille et qui sont le fruit de la société de consommation actuelle :
celui de la famille-forteresse, égoïstement centrée sur elle-même, et celle
de la famille-auberge, sans identité ni relations personnelles. En conséquence,
face à une société qui risque d’être de plus en plus dépersonnalisée et uniformisée,
et en raison de cela déshumanisée et déshumanisante, avec les effets négatifs
de tant de formes d’ “évasion”, la famille possède et libère encore aujourd’hui
des énergies formidables, capables d’arracher l’homme à l’anonymat, de le
maintenir conscient de sa dignité personnelle, de l’enrichir d’une profonde
humanité et de l’insérer activement dans le tissu de la société avec son être
unique qui n’a de réplique en aucun autre.
Quand elle sert la vie,
quand elle forme les citoyens de demain, quand elle leur communique les valeurs
humaines qui sont fondamentales pour la nation, quand elle introduit les enfants
dans la société, la famille joue un rôle essentiel : elle fait partie
du patrimoine commun de l’humanité. La raison naturelle comme la Révélation
divine renferment cette vérité. Ainsi que le disait le Concile Vatican II,
la famille constitue alors “la cellule première et vitale de la société”.
[35]
q
Sanctuaire de la vie.
Le premier, et fondamental,
devoir de la famille est d’être au service de la vie, en quoi se réalise au
cours de l’histoire la bénédiction originelle du Créateur, et ce qui transmet
ainsi l’image divine d’un homme à un homme (cf. Gn 5,1ss.). Cette responsabilité
découle de sa nature humaine elle-même – celle d’être une communauté de vie
et d’amour, fondée sur le mariage – et de sa mission de garder, de révéler
et de communiquer l’amour. L’amour même de Dieu est en jeu, amour dont les
parents sont constitués les collaborateurs et, pour ainsi dire, les interprètes
en transmettant la vie et en l’éduquant selon son projet de Père. Dans la
famille, l’amour continue au cours du temps à communiquer la vie : il
se fait gratuité, accueil, don. Dans la famille, chacun est reconnu, respecté
et estimé parce qu’il est une personne et, si quelqu’un a davantage de besoins,
l’attention à son égard est plus intense et plus vigilante.
La famille, il en est donc question tout au long de l’existence de ses membres,
de la naissance à la mort. Elle est vraiment le sanctuaire de la vie, le lieu
où la vie, don de Dieu, peut d’une manière adéquate être accueillie et protégée
contre les multiples attaques auxquelles elle est exposée, et peut se développer
selon les exigences d’une authentique croissance humaine.
En tant qu’église domestique, la famille est appelée à annoncer, célébrer
et servir l’Evangile de la vie. Dans la procréation d’une nouvelle vie les
parents découvrent que l’enfant, s’il est le fruit de leur don réciproque
d’amour, est, à son tour, un don pour eux deux, un don qui découle du “Don”.
q
Annonciatrice de l’Evangile de la vie.
C’est surtout à travers l’éducation des enfants que la
famille remplit sa mission d’annoncer l’Evangile de la vie. Par la parole
et par l’exemple, dans la quotidienneté des rapports et des choix qui passent
par des gestes et des signes concrets, les parents initient leurs enfants
à la liberté authentique qui se réalise dans le don sincère de soi, et développent
en eux le respect de l’autre, le sens de la justice, l’accueil cordial, le
dialogue, le service généreux, la solidarité et toute autre valeur capable
d’aider à comprendre la vie comme une vocation et comme une mission d’amour.
Ainsi, au milieu cependant des difficultés de l’action éducative, les parents
doivent avec confiance et avec courage former leurs enfants aux valeurs essentielles
de la vie humaine. Et les enfants doivent grandir dans la liberté qui convient
par rapport aux biens matériels, en adoptant un style de vie simple et austère,
bien convaincus que l’homme vaut davantage pour ce qu’il est que pour ce qu’il
a.
L’intervention éducative des parents chrétiens consiste donc à être au service
de la foi des enfants et à les aider pour qu’ils répondent à la vocation reçue
de Dieu. Il entre dans la mission éducative des parents d’enseigner aux enfants
le vrai sens de la souffrance et de la mort, et d’en témoigner devant eux :
ils pourront le faire s’ils savent être attentifs à toute souffrance qu’ils
trouvent autour d’eux et, plus encore, s’ils savent dans le milieu familial
adopter des attitudes d’approche, d’assistance et de partage envers les petites
gens, les malades et les personnes âgées.
Nous sommes tous conscients que les enfants, les adolescents et les jeunes
ont besoin d’une éducation humaine et affective qui puisse stimuler leur personnalité,
leur responsabilité, leur sens de la fidélité et de l’initiative. Ils ont
besoin d’une éducation de leur sexualité qui, pour être valable et pleinement
humaine, doit aller de pair avec la découverte de la capacité d’aimer, inscrite
par Dieu dans le cœur de l’homme. Il s’agit d’une formation harmonique à l’amour
responsable, guidée en même temps par la Parole de Dieu et par la raison.
Ecole d’engagement social.
Un autre devoir de la famille est de former
ses enfants à l’amour et de vivre avec amour chaque relation interpersonnelle,
de sorte que la famille elle-même ne se referme pas sur son propre milieu,
mais demeure ouverte à la communauté, animée non seulement par le sens de
la justice, par la solidarité et par la sollicitude à l’égard des autres,
mais encore par le devoir de la propre responsabilité envers la société tout
entière.
Ainsi l’Evangile de la
vie s’exprime dans la solidarité concrètement vécue. Le devoir social de la
famille ne peut pas s’arrêter à l’action procréative de la génération biologique
et à l’éducation des enfants. Les familles qui s’inspirent du christianisme
perçoivent un appel continuel à s’ouvrir aux besoins du prochain. Individuellement
ou à travers des associations, elles peuvent et doivent donc se dévouer à
de multiples œuvres de service social, spécialement à l’avantage des pauvres.
Cette action devient particulièrement importante pour apporter des secours
à toutes les personnes et des solutions à toutes les situations que l’organisation
de prévoyance et d’assistance des autorités publiques ne réussit pas à atteindre.
Animée et soutenue par
le commandement nouveau de l’amour, la famille chrétienne vit l’accueil, le
respect, le service à l’égard de tout homme, considéré sans cesse dans sa
dignité de personne et de fils de Dieu. La charité va au-delà des propres
frères dans la foi, parce que “tout homme est mon frère” ; en chacun,
surtout s’il est pauvre, faible, souffrant et injustement traité, la charité
sait découvrir le visage du Christ et un frère à aimer et à servir. La famille
chrétienne se met au service de l’homme et du monde, réalisant vraiment une
authentique “promotion humaine”.
Nous le savons tous, la
distribution injuste des biens entre le monde développé et le monde en voie
de développement, entre les riches et les pauvres appartenant au même pays,
l’usage des ressources naturelles uniquement au profit d’un petit nombre,
l’analphabétisme de masse, la permanence et la résurgence du racisme, la floraison
de conflits ethniques et les conflits armés, voilà ce qui a toujours produit
un effet de dévastation sur la famille. Et, d’autre part, il faut remarquer
que la famille est le premier et principal milieu éducatif où peuvent fleurir
des valeurs diverses, sous-tendues par la communion et par l’amour.
A titre d’exemple, je
voudrais souligner l’importance de plus en plus grande que prend dans notre
société l’hospitalité, sous toutes ses formes : depuis l’ouverture
de la porte de sa maison et plus encore de son cœur aux demandes des frères,
jusqu’à l’engagement concret d’assurer à chaque famille une maison qui lui
soit propre, à titre de milieu naturel qui la conserve et la fasse grandir.
D’autant plus que la famille chrétienne est appelée à écouter l’Apôtre et
à porter témoignage à sa recommandation : “Exercez l’hospitalité avec
empressement” (Rm 12,13). Elle réalisera ainsi, en imitant l’exemple et en
partageant la charité du Christ, l’accueil du frère qui se trouve dans le
besoin : “Quiconque donnera à boire à l’un de ces petits rien qu’un verre
d’eau fraîche, en tant qu’il est un disciple, en vérité je vous le dis, il
ne sera pas frustré de sa récompense.” (Mt 10,42).
Les familles peuvent, également et d’une manière particulièrement significative,
exprimer la solidarité dans leur disponibilité à adopter, ou à se voir confier
en tant que responsable légal, de jeunes enfants abandonnés par leurs parents
ou, ce qui est du même ordre, en situation de graves difficultés. Le véritable
amour, paternel comme maternel, sait aller au-delà des liens de la chair et
du sang et accueillir aussi des enfants d’autres familles, en leur offrant
tout ce qui est nécessaire pour leur vie et pour leur plein développement.
Les Pères de l’Eglise
ont souvent parlé de la famille comme d’une “église domestique”, d’une “petite
église”. “Etre ensemble” en constituant une famille se traduit dans le fait
d’être les uns pour les autres et de créer un espace communautaire pour l’affirmation
de la personnalité de tout homme et de toute femme. Parfois il s’agit de personnes
qui ont des handicaps physiques ou psychiques et dont la société, “progressiste”
comme on la dit, préfère se libérer. Quelquefois aussi quelque famille qui
se dit chrétienne peut se comporter selon ces critères érigés en règle. C’est
une chose très triste lorsqu’on se débarrasse d’une façon expéditive de quelqu’un
qui est âgé ou atteint de malformations ou frappé de maladies. On agit ainsi
par manque de foi en ce Dieu pour lequel “tous vivent” (Lc 20,38) et par lequel
tous sont appelés à la plénitude de la Vie.
4.2 “ Famille, crois
en ce que tu es ! ”.
La famille n’est
pas le produit d’une culture, le résultat d’une évolution, un mode de vie
communautaire lié à une certaine organisation sociale : elle est une
institution naturelle, antérieure à toute organisation politique ou juridique.
Elle prend sa consistance à partir d’une vérité qu’elle n’a pas produite,
parce qu’elle est voulue directement par Dieu. Dans une fidélité sans réserves,
l’homme et la femme se donnent l’un à l’autre et s’aiment d’un amour ouvert
à la vie.
Tout ce que je vous ai
communiqué jusqu’ici est présenté avec une expression autorisée dans les quatre
devoirs que la Familiaris consortio fixe à la famille :
la formation d’une communauté de personnes ; le service de la vie ;
la participation au développement de la société ; la participation à
la vie et à la mission de, l’Eglise, la mission évangélisatrice.
Mais afin que ces devoirs
soient accomplis, et donc que l’appel adressé aux familles par le Pape Jean-Paul
II atteigne son achèvement en : “ Famille, crois en ce que tu
es ! ”, il faut avant tout que la famille – les époux, les enfants
et tous les membres du noyau familial – soit fermement convaincue de ces devoirs,
qui proviennent de la nature même et de la mission de l’institution familiale
et font partie du dessein de Dieu sur la famille et sur chacune des personnes
qui la composent.
Il s’agit d’une conviction qui, pour les croyants, n’est pas seulement d’ordre
rationnel ou social, mais s’appuie sur la foi en Dieu qui a créé la cellule
familiale comme communauté d’amour et de vie et l’a, par l’intermédiaire de
son Fils, sanctifiée par la grâce du sacrement, afin qu’elle soit pour tous
un signe et un instrument de communion.
5. Applications pastorales
et pédagogiques.
Comme d’habitude, l’Etrenne, et en particulier
celle de 2006, nous donne l’occasion d’offrir à toute la Famille Salésienne
quelques suggestions pastorales et quelques applications pédagogiques.
J’ai vu et apprécié l’effort,
suivi d’une bonne réussite, de certaines Provinces Salésiennes pour traduire
en programmes éducatifs la Proposition Pastorale dont j’ai voulu accompagner
cette Etrenne, comme j’avais déjà fait en 2004. Egalement la revue Note
di Pastorale Giovanile a réservé un numéro sous forme de monographie pour
approfondir le sujet et offrir des éléments pour une aide opportune et précieuse.
Je vous invite à tenir compte de tous ces matériaux, qui peuvent vous être
très utiles, tandis que personnellement je vous propose de nouveau les grandes
lignes inspiratrices de la proposition pastorale.
q
Voici donc mes indications.
Porter une attention spéciale à la famille dans notre
proposition d’éducation et d’évangélisation demande, entre autres :
-
De garantir un engagement spécial
d’éduquer à l’amour dans le cadre de l’action
éducative salésienne et dans le parcours d’éducation à la foi proposé aux
jeunes.
Le CG23 présentait l’éducation à l’amour comme l’un des nœuds où
se manifestent l’influence de la foi sur la vie ou son insignifiance pratique.
L’expérience typique de Don Bosco et la teneur éducative et spirituelle du
Système préventif nous orientent vers certaines options simples :
- donner une importance particulière à l’engagement de créér autour des jeunes un climat éducatif qui favorise les échanges sur le plan de la communication et de l’affectivité ;
- apprécier les valeurs authentiques de la chasteté ;
- développer les rencontres entre garçons et filles dans le respect de soi et des autres, dans la réciprocité et dans l’enrichissement mutuel, dans la joie de la gratuité du don de soi ;
- assurer dans le contexte éducatif la présence de personnes qui, dans la clarté et la sérénité, témoignent de l’amour, spécialement à travers le don d’eux-mêmes dans la chasteté.
Le CG24, en parlant de l’implication des laïcs dans la mission salésienne, reconnaissait l’engagement des parents et le rôle des familles dans nos présences, mais il demandait aussi d’intensifier la collaboration avec la famille, en tant que première éducatrice de ses fils et de ses filles (cf. CG24, 20 et 177). C’est pourquoi il proposait de mettre en valeur l’apport irremplaçable des parents et des familles des jeunes, en favorisant la constitution de comités et d’associations qui puissent garantir et enrichir par leur participation la mission éducative de Don Bosco (cf. CG24, 115).
- De développer le style salésien de famille et de lui donner de la qualité : dans sa propre famille, dans la communauté salésienne, dans la communuaté éducative et pastorale.
L’esprit salésien de famille constitue une caractéristique de notre spiritualité (cf. CG24, 91-93) et s’exprime :
* dans l’écoute inconditionnelle de l’autre ;
* dans l’accueil gratuit des personnes ;
* dans la présence animatrice de l’éducateur parmi les jeunes ;
* dans le dialogue et dans la communication, interpersonnelle comme institutionnelle ;
* dans la coresponsabilité autour d’un projet éducatif partagé.
- De développer de plus en plus un esprit et une expérience de Famille Salésienne au service de l’engagement éducatif et pastoral parmi les jeunes.
La Famille Salésienne nous demande d’une façon spéciale un engagement convergent pour offrir à chaque jeune une proposition de vocation et un accompagnement dans sa vocation adéquat et exigeant (cf. CG25, 41 et 48). C’est pourquoi il faut croître comme Famille à travers :
* le bon fonctionnement de la Consulte de la Famille Salésienne ;
* l’insertion de jeunes en elle ;
* des initiatives et des activités qui puissent porter la Famille Salésienne à opérér de plus en plus comme “mouvement spirituel apostolique”.
Quelques suggestions pratiques.
* Préparer, dans le parcours de formation des jeunes, un chemin progressif et systématique d’éducation à l’amour, qui puisse aider les adolescents et les jeunes :
- à saisir la valeur humaine et chrétienne de la sexualité ;
- à mûrir un rapport positif et ouvert entre garçons et filles ;
- à affronter, à la lumière de la dignité de la personne, les valeurs de la vie et les critères de l’Evangile, ainsi que les différentes questions modernes sur la vie et sur la sexualité humaine ;
- à s’ouvrir au projet de Dieu considéré comme le chemin concret pour vivre la propre vocation à l’amour.
On devra donner une importance particulière à cet aspect dans les parcours de formation proposés dans les associations et dans les groupes du Mouvement Salésien des Jeunes et dans l’accompagnement personnel des jeunes.
* Mettre en place chez les jeunes adultes de nos milieux (animateurs, volontaires, jeunes collaborateurs…) des parcours concrets de formation, d’accompagnement et de discernement de la vocation au mariage chrétien. Dans cet engagement on cherchera à susciter la collaboration de couples chrétiens faisant déjà partie des groupes de laïcs de la Famille salésienne.
* Susciter dans nos présences des groupes, des mouvements et des associations de couples et de familles qui puissent les aider à vivre et à approfondir leur vocation au mariage et à assumer avec engagement leurs responsabilités éducatives.
Dans la Famille Salésienne existent les groupes “Familles Don Bosco”, “Hogares Don Bosco”, développés et animés par les Coopérateurs Salésiens ; mais il existe aussi d’autres associations familiales comme “Amour et vérité”, “Familles Nouvelles”, “Mariage-Rencontre”, “Equipes Notre-Dame”, “Movimento Familiare Cristiano”, “Incontri Matrimoniali”, etc. .
* Soutenir les parents des garçons et des filles de nos œuvres dans leur responsabilité éducative au moyen de la création d’associations de parents, d’écoles de parents, etc., avec une proposition concrète et systématique de formation et de partage sur des thèmes d’éducation.
* Renforcer dans chaque présence salésienne la communauté éducative et pastorale, avec une attention particulière aux relations personnelles et au climat de famille, à la participation la plus large possible et au partage des valeurs salésiennes et des objectifs du projet éducatif et pastoral. De cette façon l’œuvre salésienne deviendra une maison pour les jeunes et aussi un soutien pour les familles engagées.
* Engager les familles dans le chemin d’éducation et d’évangélisation que nous proposons et animons parmi les jeunes, en ayant recours à des initiatives comme les rencontres de partage entre parents et enfants, à la catéchèse familiale, à l’engagement de parents dans l’animation des groupes du MSJ, aux célébrations et aux rencontres vécues ensemble, aux communautés chrétiennes familiales considérées comme point de repère pour le chemin de foi proposé aux jeunes, etc. .
* Encourager, préparer et accompagner nos laïcs pour qu’ils développent et défendent dans la société les droits de la famille, face à des lois et des situations qui la lèsent.
* Développer en profondeur le sens de la Famille Salésienne au sein des différents groupes présents dans un même territoire, grâce à la connaissance et au partage de la “Charte de communion” et de la “Charte de la mission” et au moyen de la mise en œuvre de la “Consulte de la Famille Salésienne” aux différents niveaux.
Conclusion : une légende qui a la saveur de la sagesse.
Et maintenant pour conclure, comme je l’ai fait dans des commentaires précédents de l’Etrenne, je vous présente une légende qui peut constituer une synthèse de tout ce que je vous ai exprimé dans ce commentaire.
Une Famille
Au cœur d’une vallée remplie de champs, de prairies et de bois, dans une maisonnette comportant deux niveaux, vivait une petite famille heureuse. Ils étaient trois, pour le moment : une maman, un papa et un enfant blond de six ans. Le papa travaillait dans une usine de robinets ; la maman cultivait le potager derrière la maisonnette et, d’une main ferme, s’occupait de douze poules caquetantes et d’un coq impérieux. L’enfant allait à l’école, heureux et fier, si bien qu’il avait déjà appris à écrire son nom. Il savait aussi le sens du mot “effervescent”.
Au milieu de la vallée courait un torrent riant et sinueux.
La maisonnette se dressait un peu à l’écart du villlage et c’est pourquoi, le dimanche, la petite famille s’entassait dans une auto toute petite et allait à la Messe dans l’église paroissiale. Et ensuite elle mangeait une glace ou buvait un chocolat chaud selon la saison.
Le soir, dans la maisonnette il y avait toujours un peu de remue-ménage, parce que l’enfant, avant d’aller au lit, trouvait toujours quelque excuse, comme celle de compter les étoiles ou les vers luisants ou les petits carreaux de la nappe.
Avant de s’endormir, tous ensemble ils priaient. Tous les soirs, un ange du Seigneur recueillait les prières et les portait au ciel.
Un automne, il plut pendant de nombreux jours. Le torrent fut gonflé d’eau noirâtre. Vers l’amont, les troncs et la boue constituèrent une digue qui forma un lac rempli de vase. Au moment du coucher du soleil, sous la pression de l’eau, la digue céda. La vallée commença à être submergée par l’eau.
Le papa éveilla la maman et l’enfant. Ils se serrrèrent l’un contre l’autre, effrayés, parce que l’eau avait envahi le rez-de-chaussée de la maisonnette. Et elle continuait à monter. De plus en plus noirâtre, de plus en plus rapide.
“Montons sur le toit !” dit le père. Il prit l’enfant, qui se cramponnait en silence à son cou, les yeux complètement remplis de terreur, et monta au grenier et de là sur le toit. La maman les suivit.
Sur le toit ils se sentirent comme des naufragés sur une petite île, qui devenait de plus en plus petite. Car l’eau continuait à monter et arriva implacable aux genoux du père.
Le père s’installa bien solidement sur le toit, embrassa la maman et lui dit : “Prends l’enfant dans tes bras et monte sur mes épaules !”.
La mère et l’enfant montèrent sur les épaules du père qui dit encore : “Mets-toi debout sur mes épaules et élève l’enfant sur les tiennes. N’aie pas peur. Quoi qu’il arrive, je ne te lâcherai pas !”.
La mère embrassa l’enfant et dit : “Monte sur mes épaules et n’aie pas peur. Quoi qu’il arrive, je ne te lâcherai pas !”.
L’eau continuait à monter. Elle submergea le père et ses bras tendus pour tenir la mère, puis elle engloutit la mère et ses bras tendus pour tenir l’enfant. Mais le père ne lâcha pas prise, et la maman non plus. L’eau continua à monter. Elle arriva à la bouche de l’enfant, à ses yeux, à son front.
L’ange du Seigneur, qui était venu prendre les prières du soir, vit seulement une petite touffe blonde sortir de l’eau trouble.
D’un mouvement léger il saisit la touffle blonde et tira. Attaché aux cheveux blonds, s’éleva l’enfant et, attachée à l’enfant, s’éleva la maman et, attaché à la maman, s’éleva le papa. Personne n’avait lâché prise.
L’ange s’envola et déposa avec douceur cette chaîne originale au plus haut de la colline, là où l’eau n’arriverait jamais. Le papa, la maman et l’enfant roulèrent sur l’herbe, puis s’embrassèrent en pleurant et en riant.
A la place des prières, ce soir-là, l’ange porta au ciel leur amour. Et toutes les troupes célestes applaudirent à tout rompre.
* * *
Et voilà, chers amis, qu’il s’agit d’une “parabole” très salésienne, car le message est le suivant : en commençant par les petits, “tirons vers le haut” le reste de la famille.
Je termine en renouvelant mes souhaits de Bonne Année 2006 ; année que nous commençons sous la protection de Notre-Dame, la Mère de Dieu. Qu’elle nous enseigne à contempler la famille qu’elle a réussi à édifier à Nazareth pour en comprendre le secret et la prendre pour modèle.
Avec affection, en Don Bosco.
Père Pascual Chávez V.
Recteur Majeur
Solennité de Sainte Marie Mère de Dieu
Rome – 1er janvier 2006