Et vous,
que dites-vous ? Qui suis-je ? (Mc 8, 28)
Contempler le Christ
avec les yeux de Don Bosco
1. Contempler Jésus avec des yeux salésiens – 2. Jésus-Christ dans la vie de Don Bosco – 2.1. Le Christ de l’Evangile – 2.2. La conformation au Christ – 3. Jésus-Christ Apôtre du Père et Bon Pasteur – 3.1 La gratitude à l’égard du Père pour avoir donné la vocation divine à tous les hommes – La gratitude à l’égard du Père… – …pour avoir donné la vocation divine à tous les hommes – 3.2. La prédilection pour les petits et les pauvres – 3.3. La sollicitude à prêcher, à guérir, à sauver sous l’urgence du Royaume qui vient – La sollicitude à prêcher… – … à guérir… – … et à sauver… – … sous l’urgence du Royaume qui vient – 3.4. L’attitude du Bon Pasteur qui conquiert par la douceur et le don de soi – 3.5. Le désir de rassembler les disciples dans l’unité de la communion fraternelle – 4. Jésus-Christ notre Règle vivante ▪ dans la réalisation de la mission ; ▪ dans la vie de communauté ; ▪ dans les conseils évangéliques ; ▪ dans la vie de prière ▪ dans la formation – Conclusion : Soyons imitateurs de Don Bosco comme il l’a été du Christ !
Rome, 25 décembre 2003
Solennité de la Nativité du Seigneur
Très chers confrères,
Nous célébrons Noël, mémoire de l'événement de l'Incarnation
qui, dans le Fils, a rendu visible la réalité même de Dieu et a montré qu’il
partageait la nature humaine. Il est beau – et même bon, parce que c'est précisément
la bonne nouvelle, c’est l’Evangile – de savoir que Dieu n'est pas
lointain, mais proche, qu'après nous avoir créés il ne nous a pas abandonnés,
qu'il est devenu l'un de nous, a assumé notre chair, s'est fait homme pour
que nous de venions ses fils. L’Homme-Dieu est la révélation la plus complète
de l'homme et de Dieu, sa Parole définitive sur l'homme et sur Dieu ;
en effet, souvent dans le passé, Dieu a parlé à nos pères par les prophètes
sous des formes fragmentaires et variées ; mais, dans les derniers temps,
dans ces jours où nous sommes, il nous a parlé par le Fils (He 1, 1-2a).
Le Fils de Dieu a voulu vivre notre expérience et
faire partie de notre famille ; cela Lui a donné le nom de Jésus et le
visage de Nazaréen, mais L’a aussi rendu semblable à nous et proche. C'est
peut-être pour cela que l'atmosphère de Noël se caractérise par un fort sentiment
de famille et de proximité. Les maisons se revêtent de lumière ; les
souvenirs de famille nous reviennent à l'esprit, nous désirons rencontrer
les personnes les plus chères, nous cherchons à être avec les amis ou du moins
à nous rendre présents parmi eux par les souhaits. La représentation de la
crèche de Noël a sans aucun doute contribué à créer ce climat de chaleur humaine,
de profondeur de sentiments, de proximité familiale.
Noël est une grande fête : les anges annoncent la joie
de la naissance du Sauveur et la paix aux hommes de bonne volonté. Mais
les Evangiles ne cachent pas le fait que la naissance de Jésus eut lieu
dans une étable, parce que Marie et Joseph n'avaient pas trouvé
d'autre place (cf. Lc 2,7) ; ils ne cachent pas non plus que
ses parents durent fuir en Égypte parce que Hérode va chercher
l’enfant pour le faire périr (Mt 2, 13). Le message de Noël est
donc aussi fascinant que tragique : avec l’Incarnation la dignité
de toute personne est élevée à la condition divine, qui reste cependant
toujours exposée au risque du refus (cf. Jn 1, 10) : depuis le moment
où Dieu a voulu prendre la route de l'homme, l'homme est la route pour
trouver Dieu, une route qui parfois est cachée et accidentée (cf. Jn 19,
5).
Tel est, chers confrères, le contexte où je me mets de nouveau
en communication avec vous, en premier lieu pour vous souhaiter une bonne
fête de Noël et une heureuse année nouvelle, pleines de grâces et de bénédictions,
en particulier celles que Dieu nous a données dans l'Incarnation de son
Fils ; en second lieu pour continuer avec vous la réflexion sur notre
vocation à la sainteté et sur notre vie consacrée salésienne comme route
spécifique pour la rejoindre.
Je vous propose donc de réfléchir sur la façon de
répondre aux questions posées par Jésus à ses disciples : Pour
les gens, qui suis-je ? Et vous, que dites-vous ? Qui suis-je ?
(Mc 8, 27.28). Il s'agit de questions fondamentales pour notre condition de
croyants et de consacrés. Mais on ne peut pas reconnaître adéquatement l'identité
de Celui qui nous a appelés et à la suite de qui nous nous sommes mis, si
nous ne vivons pas une forte expérience de foi et si nous ne nous sentons
pas aimés de Lui. Tel est le sens des paroles par lesquelles Jésus, selon
l'Evangile de Mathieu, accueille la réponse de Pierre : Heureux es-tu,
Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé
cela, mais mon Père qui est aux cieux (Mt 16, 17). Luc aussi se met
dans la même ligne ; il place ces questions au moment où Jésus se trouve
avec les disciples dans un lieu à l’écart pour prier (cf. Lc 9, 18), en indiquant
ainsi que ce n’est que si nous sommes éclairés par l'Esprit que nous pouvons
reconnaître qui est vraiment Jésus. Ces deux indications convergentes
nous font prendre conscience que nous n'entrons pas dans la pleine contemplation
du visage du Seigneur par nos seules forces, mais en laissant la grâce nous
prendre par la main [1] .
De son côté, à travers la question répétée plusieurs
fois Qui est-il donc ? (Mc 4, 41 ; cf. 1, 27 ;
2, 6.12 ; 6, 48-50), Marc semble nous dire que Jésus échappe à des réponses
définitives et que l'homme n’arrive pas à le saisir une fois pour toutes.
Jésus ne peut-être identifié que par Dieu, comme c’est arrivé au baptême au
Jourdain : Celui-ci est mon Fils bien-aimé; en lui j’ai mis tout
mon amour. (Mt 3, 17), et dans la Transfiguration sur le Tabor :
Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le (Mc 9, 7). Jésus ne peut
être reconnu comme Christ et Fils de Dieu que par des croyants ; seule
la foi professée et vécue conduit au “cœur”, atteignant la profondeur du
mystère : “tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant !” (Mt 16,
16) [2] .
Il n'est pas différent, le contenu de l'Evangile qui, à s’en
tenir au premier verset de Marc, pourrait s'exprimer comme suit :
Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, le Fils de Dieu .
Pas plus que la finalité du récit des Evangiles : Ces signes
y ont été mis afin que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de
Dieu, et afin que, par votre foi, vous ayez la vie en son nom (Jn
20, 31).
Il n'y a pas longtemps, je vous ai écrit que Le vrai
défi actuel de la vie consacrée est de rendre le Christ à la vie religieuse
et la vie religieuse au Christ
[3] . Eh bien, Le Christ donne à la personne deux certitudes
fondamentales : celle d’avoir été infiniment aimée et celle de pouvoir
aimer sans limites [4] . Chers confrères, comme
nous avons besoin de ces certitudes ! Grâce à elles, la personne
consacrée se libère progressivement du besoin de se mettre au centre de
tout et de posséder l'autre, et de la peur de se donner. Elle apprend
à aimer comme le Christ est l’a aimée, à aimer de cet amour répandu dans
son cœur, qui la rend capable de s'oublier et de se donner comme l'a fait
son Seigneur [5] . C'est précisément pour cela que je voudrais
vous indiquer dans la contemplation du Christ le moyen le plus sûr pour
arriver à cette tâche : Le chemin que la vie consacrée est
appelée à entreprendre au début de ce nouveau millénaire est guidé par
la contemplation du Christ
[6] .
1. Contempler Jésus-Christ avec des yeux salésiens
Que la contemplation du visage du Christ soit pour nous la première
passion et occupation, comme nous l'indique notre Règle de vie :
Notre science la plus éminente est donc de connaître Jésus-Christ,
et notre joie la plus profonde est de révéler à tous les insondables richesses
de son mystère (Const. 34). Ce texte est beaucoup plus significatif
si l'on se rappelle qu'il se trouve dans le chapitre des Constitutions
qui décrit notre service éducatif pastoral. Je vous invite à réaliser
la très belle tâche de contempler l’être aimé par excellence, Celui qui
nous a fascinés et continue à nous fasciner, avec un regard salésien,
avec les yeux mêmes de Don Bosco, parce que, comme lui et à sa suite,
dans notre lecture de l'Evangile, nous sommes particulièrement
sensibles à certains traits de la figure du Seigneur (Const.
11).
La contemplation du Christ est le point de départ
du chemin spirituel et du programme pastoral tracés dans l'exhortation apostolique
Novo millennio ineunte, qui nous appelle à avoir le regard plus
que jamais fixé sur le visage du Seigneur [7] .
L’instruction Repartir du Christ a repris le même objectif stratégique,
en nous indiquant les divers visages à contempler et les lieux où faire l'expérience
du Christ : Ce sont les parcours d'une spiritualité vécue, engagement
prioritaire de notre époque, occasion de relire dans la vie et dans l'expérience
quotidienne les richesses spirituelles du propre charisme, à travers un contact
renouvelé avec les sources qui ont fait naître, de l'expérience de l'Esprit
des fondateurs et des fondatrices, l’étincelle de la vie nouvelle et des œuvres
nouvelles, les relectures spécifiques de l'Evangile qui se trouvent dans chaque
charisme [8] .
La contemplation du Christ
nous fait entrer ainsi, comme salésiens, dans le chemin postjubilaire de l'Eglise
et dans l'actuel engagement de la vie consacrée.
Contempler le Christ signifie Le connaître plus profondément,
L’aimer plus fidèlement, Le suivre plus radicalement. En effet, il n’est
pas possible de L’aimer sans Le connaître, de Le connaître sans Le suivre
(cf. Jn 1, 38-39) ; de le suivre sans être épris de Lui au point
de quitter tout pour être avec Lui (Jn 21, 15-19). Connaître,
aimer et suivre le Christ : trois réalités inséparables, qui s'appellent
les unes les autres.
Les deux questions posées par Jésus aux disciples
– Pour les gens, qui suis-je ? et Vous,
que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? – orientent
vers cette interprétation de la contemplation du Christ. Elles pourraient
s'exprimer par ces paraphrases : Qui disent-ils que je suis, ceux
qui, sans m’aimer et donc sans me suivre de près, ne peuvent me connaître ? ;
Qui dites-vous que je suis, vous qui m’aimez et me suivez au point
d’estimer tout comme ordures, et êtes donc à même de connaître l'identité
la plus profonde de ma personne?
Les réponses données par les disciples confirment
la même interprétation : la christologie n'est pas le fruit de la seule
connaissance, mais aussi de l'amour pour Jésus et de la marche à sa suite.
À s'en tenir à l’avis des gens, Jésus est Jean-Baptiste, ou le prophète Élie,
ou l'un des prophètes (cf. Mc 8, 28). Au fil de l'histoire aussi Jésus a été
qualifié de façons très différentes : Il est un révolutionnaire, un romantique,
un communiste, un libérateur, un libéral, une superstar, un hébreu dévot… ;
mais aucun de ces titres ne rend justice au mystère de la personne de Jésus.
Seuls ses disciples peuvent affirmer : Tu es le Messie, le Christ,
le Fils du Dieu vivant (Mt 16, 16). Au fil des temps, les croyants
aussi ont cherché à approfondir cette profession de foi par la réflexion théologique
et par l'histoire de la vie chrétienne ; ceux qui connaissent le mieux
Jésus sont ceux qui l’aiment le plus et le suivent de plus près en cherchant
à se faire à Son image.
Il ne suffit donc pas d'être des admirateurs du
Christ, mais il faut devenir ses imitateurs . Comme le remarque
un grand théologien, tandis qu’un imitateur aspire à être ce qu’il admire,
un admirateur reste personnellement en dehors…, évite de voir que cet
objet contient vis-à-vis de lui l'exigence d'être ou du moins d'aspirer
à être ce qu’il admire
[9]
La contemplation du Christ n'est donc pas un divertissement
esthétique, ni un libre passe-temps et moins encore une curiosité intellectuelle ;
mais une passion jamais satisfaite et un besoin impérieux de le connaître,
de l’aimer, de le suivre : nous voulons contempler toujours mieux
Celui à qui nous voudrions nous attacher davantage, parce que adhérer
toujours plus au Christ constitue le centre de la vie consacrée
[10] .
Nous les salésiens contemplons Jésus avec notre spécificité
bien précise. Notre forme de vie réalise le projet apostolique de Don
Bosco : être dans l'Eglise signes et porteurs de l'amour de Dieu
pour les jeunes, spécialement les plus pauvres. En remplissant cette mission,
nous trouvons le chemin de notre sanctification (Const.
2). La mission salésienne, qui donne à toute notre existence de
son allure concrète (Const. 3), nous rend plus sensible
à certains traits de la figure du Seigneur (Const. 11) et
fait que notre contemplation du Christ et notre agir chrétien s’imprègnent
de passion pour Dieu et de compassion pour les jeunes. Nous salésiens,
nous connaissons, aimons et suivons Jésus, en étant parmi les jeunes.
Plongés dans le monde et les soucis de la vie pastorale, nous apprenons
à rencontrer le Christ à travers ceux auxquels nous sommes envoyés (cf.
Const. 95). Notre accès au Christ passe par les jeunes. Nous salésiens,
nous ne pouvons pas penser, voir, trouver, aimer ni suivre le Christ sans
être entourés de jeunes ou du moins sans être conscients de leur être
envoyés. Les jeunes sont notre mission et la part qui nous revient, notre
plus bel héritage (cf. Ps 15, 6). Loin des jeunes, nous n'arrivons
pas à contempler le Christ ou du moins nous ne regardons pas le
Christ contemplé par Don Bosco ; les jeunes à qui nous sommes envoyés
sont le lieu et la raison de notre expérience chrétienne. Cela signifie
qu'il existe une route salésienne pour contempler et, par conséquent,
connaître, aimer et suivre Jésus.
Puisque la Christologie est la réflexion systématique
sur la personne et sur l'œuvre de Jésus de Nazareth, le Christ, le Fils de
Dieu, on pourrait se demander s'il peut y avoir une christologie
salésienne ou si, pour être authentique, la christologie ne doit
avoir aucun adjectif.
Il est clair que, pour être elle-même, la réflexion
christologique doit être fidèle à son rôle, qui concerne la compréhension
et l'intelligence dans la foi de la personne réelle, concrète et historique
de Jésus de Nazareth, professé comme Christ et Fils de Dieu. Elle doit aussi
rester fidèle à la façon dont la tradition normative chrétienne a compris
et expliqué cette figure le long et siècle.
Cependant cette fidélité n'exclut pas des approches différentes
de la personne et de l'œuvre de Jésus, sans jamais en épuiser la richesse ;
le mystère personnel même du Christ les requiert et les rend inévitables.
S'il est vrai qu’aucune personne humaine ne peut se définir en une seule
phrase, se fixer dans une seule attitude, ni se contempler sous une perspective
unique, cela vaut bien davantage pour Jésus, fils de Marie et Fils de
Dieu, vrai homme et vrai Dieu. Plus nous nous approchons, plus nous percevrons
la figure du Christ comme un mystère. Elle ne perd donc pas son
actualité ni sa nécessité, la question que Jésus pose à ses disciples
et continue à nous poser à nous aussi : Et vous, que
dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? (Mc 8, 29).
Parmi tous les facteurs qui diversifient
les perspectives et donc multiplient les réponses à la question christologique,
nous pouvons mentionner :
– La permanente profession ecclésiale de foi qui, durant deux
mille ans a utilisé des concepts et des termes différents pour comprendre
et exprimer l'expérience du salut dans le Christ et où apparaît plus que l’immutabilité
des formules, la volonté de fidélité des croyants ;
– Les divers contextes géographiques et culturels où s’est développée
la foi dans le Christ, avec une attention aussi à la religiosité populaire
qui, en particulier sur le terrain christologique, présente une variété immense
et inépuisable d'expressions et de symboles ;
– La sensibilité charismatique de la vie consacrée, qui a fait
naître, de l'expérience de l'Esprit des fondateurs et des fondatrices
[…] les relectures spécifiques de l'Evangile qui se trouvent dans chaque
charisme
[11] ; les charismes, dons de l'Esprit Saint à l'Eglise,
ont à leur base une intuition christologique et tendent
à suivre et à imiter le Seigneur Jésus d'un point de vue propre qui ne
prétend pas être exhaustif ni exclusif.
De cette sensibilité charismatique nous sommes conscients et
fiers : l'Evangile est unique et le même pour tous, mais il
existe une “lecture salésienne de l'Evangile”, de laquelle découle
une manière salésienne de le vivre : Don Bosco a tourné son regard
vers le Christ pour chercher à lui rassembler dans les traits de son visage
qui correspondaient le plus à sa mission providentielle et à l'esprit
qui devait l’animer
[12] . Et cela n'exprime-t-il pas la nécessité de vivre notre
expérience propre et spécifique du Christ, née dans la mission pour les
jeunes qui, racontée, devient nécessairement une christologie
salésienne ? C'est précisément pour cela qu'il nous semble
justifié de parler d’une christologie salésienne , celle
qui met justement en relief les traits de la figure du Seigneur
auxquels notre mission nous a rendus plus sensibles (cf.
Const. 11). Sur cette relecture christologique salésienne se fonde
une profonde spiritualité et une pratique pastorale efficace, l’une et
l’autre centrées sur le Christ et avec une claire spécificité charismatique ;
c'est-à-dire qu'il faut une contemplation du Christ, explicitement salésienne,
pour vivre une expérience spirituelle et pour réaliser une pratique pastorale
ayant sa claire spécificité.
2. Jésus-Christ dans la vie de Don Bosco
Au début d’un charisme que Dieu donne à son Eglise et, par elle,
au monde entier se trouve toujours un fondateur ou une communauté
fondatrice. Précisément parce qu'il est un don qui caractérise de façon
unique la vie chrétienne, le charisme privilégie chez le croyant qui le
reçoit des traits spécifiques dans sa façon de comprendre, d’aimer et
de vivre le Christ.
L’esprit salésien, ce style original de vie
et d'action que Don Bosco a vécu et nous a transmis sous l'inspiration
de Dieu (Const. 10), trouve son modèle et sa source dans
le cœur même du Christ, apôtre du Père (Const. 11). Oui, nous
découvrons [le Christ] présent en Don Bosco qui a donné sa vie aux jeunes
(Const. 196) ; mais pour comprendre notre esprit dans
son élément central, il faut aller au-delà de la personne de Don Bosco.
Il faut aller à la Source à laquelle il a puisé : la personne de même
du Christ
[13] .
C'est pourquoi il nous intéresse de connaître et d’aimer le
Christ que Don Bosco a vécu et pensé, d’identifier les traits de sa personne
auxquels, comme salésiens, nous sommes particulièrement sensibles
(Const. 11) et donc, saisis par Lui et fascinés par Lui, de nous
mettre à sa suite. Ainsi, vu que c’est en Don Bosco que nous apprenons
comment connaître, aimer et suivre le Christ, c'est en Don Bosco aussi,
par son vécu spirituel et apostolique, que nous sommes appelés à nous
approcher en salésiens du Christ Jésus.
2.1. Le Christ de l’Evangile
Plus que la foi professée par Don Bosco et son credo
christologique, il nous intéresse d'évoquer sa foi vécue et la disposition
fondamentale qu'a prise sa relation personnelle avec le Seigneur Jésus ;
en d’autres termes, il est plus important de se rapporter à la fides
qua qu’à la fides quae de Don Bosco.
De ce point de vue, il semble que sa formation théologique ait une valeur
relative par rapport à son expérience chrétienne.
Le Christ était pour Don Bosco une personne vivante
et présente à chaque moment de sa vie et de son action ; pour lui
il ne fut jamais seulement une vérité abstraite ou un idéal à atteindre. Je
dirais que la disposition qui caractérise sa foi chrétienne est celle d'un
rapport – proximité – amitié. Il est possible de le vérifier dans le
premier article des Constitutions de 1858, où il avait écrit : Le
but de cette Société est de rassembler ses membres […] afin qu’ils se perfectionnent
eux-mêmes en imitant les vertus de notre Divin Sauveur, spécialement dans
la charité envers les jeunes pauvres [14] .
Cette relation se caractérise par la conviction que
Jésus est le Fils de Dieu fait Homme ; même, en accord avec la
théologie de son temps, Don Bosco identifie pratiquement Jésus-Christ avec
Dieu , mais sans ignorer la réalité trinitaire du Mystère divin ;
et ainsi, chez Don Bosco, Jésus-Christ et Dieu
deviennent pratiquement interchangeables.
Au sein de cette contemporanéité avec le Christ,
nous ne trouvons pas chez Don Bosco une sensibilité pour le Jésus historique,
ni donc la préoccupation d'arriver à Jésus de Nazareth ,
comme tentent de le faire aujourd’hui l’exégèse et la théologie. Pour
lui, il n’y a pas d’autre Jésus que le Seigneur Jésus des Evangiles.
2.2. La conformation au Christ
Pour tracer un profil de la disposition de Don Bosco par rapport
à la personne de Jésus-Christ, il me semble éclairant de rappeler le songe
des dix diamants où Don Bosco a voulu représenter l'identité
du salésien , comme nous l’a rappelé aussi le récent CG25 [15] . Avec le Père Rinaldi
on peut affirmer que Don Bosco a toujours été dans toute sa vie
l'incarnation vivante de ce symbolique personnage !
[16] . Eh bien,
dans la description du personnage, modèle du salésien, nous trouvons une
différence entre la partie frontale du manteau et la partie dorsale ;
cette dernière présente les dispositions cachées qui, d’une certaine
façon, soutiennent et renforcent la foi, l'espérance et la charité, vertus
qui constituent le témoignage visible proprement dit.
Dans la présentation du Seigneur Jésus que Don Bosco fait à
ses enfants et aux gens à qui il adresse sa prédication et ses écrits,
il met surtout l'accent sur la dimension mystique de la contemplation
du Christ, c'est-à-dire sur la bonté inépuisable du Maître, sur
sa miséricorde, sur sa capacité de pardon. En particulier
dans les Vies des jeunes du Valdocco proposés en exemple,
morts prématurément, il met en relief un trait typiquement salésien :
l'amitié avec Jésus. Prenons comme exemple valable pour tous la
phrase-programme de Dominique Savio le jour de sa première communion :
Mes meilleurs amis seront Jésus et Marie . Cette réalité
est, pour ainsi dire, la partie frontale du manteau.
Par contre, dans les écrits pour les confrères salésiens,
à commencer par l'introduction aux Constitutions et dans les Constitutions
elles-mêmes, Don Bosco accentue la dimension ascétique, qui implique
de suivre et d’imiter Jésus-Christ dans les diverses dimensions de la vie
consacrée et en particulier dans les conseils évangéliques. Le fait est tellement
évident, que, si on ne tient pas compte de la diversité des destinataires,
Don Bosco pourrait donner l'impression de se contredire lui-même.
Par exemple, à propos de l'obéissance, Don Bosco écrit qu’elle
doit être à l’exemple de notre divin Sauveur, qui le pratiqua aussi
dans les choses les plus difficiles et jusqu'à la mort sur la croix .
Quant à la pauvreté, il écrit : [le salésien] suit l'exemple
de notre Sauveur, qui naquit dans la pauvreté, vécut dans la privation
de tout et mourut dépouillé sur une croix . À propos de la fidélité
à la vocation il donne cette indication : Que chacun persévère
jusqu'à la mort dans sa vocation, en se rappelant toujours les graves
paroles du divin Sauveur : celui qui met la main à la charrue et
regarde en arrière n'est pas propre au Royaume de Dieu (Constitutions
de 1874, art. 21 ).
Bien que ce soit clair, il faut souligner que suivre et imiter
Jésus-Christ ne sont pas à comprendre comme une renonciation coûteuse,
mais comme une offrande libre et joyeuse ; non comme une occupation
ponctuelle, mais comme une consécration totale. Nous
ne suivons pas une vertu (obéissance, pauvreté, chasteté) ou une activité
(l’éducation, les missions etc.), mais nous suivons une Personne que nous
voulons imiter dans sa plénitude et un Evangile que nous voulons vivre
dans sa globalité
[17] . Moi-même je vous l’ai écrit il y a peu de temps :
On ne se fait pas religieux “pour” quelque chose, mais “à cause
de” quelqu'un : de Jésus-Christ et de la fascination qu'il exerce
[18] .
Cette dichotomie n'est qu’apparente, si nous tenons
compte de l'intime et inséparable rapport entre l’Evangile et la vie, entre
la foi et la morale, comme l’a entendu et vécu Don Bosco. Dans sa vie
et dans son système éducatif, la morale n’est jamais une fin en soi ;
l'accomplissement du devoir, par exemple, ne dérive pas d'un impératif
catégorique de style kantien, mais du désir de réaliser par amour la
volonté de Dieu en tout, même dans les petits détails de la vie. Vice versa,
cette amitié avec Dieu ne se rabaisse jamais à une camaraderie
qui passe au-dessus de l'accomplissement des commandements ; celui qui
aime s'engage à réaliser la volonté expresse et même les désirs cachés de
la personne aimée. Jésus a dit : Si vous m’aimez, vous resterez
fidèles à mes commandements (Jn 14, 15). C’est, en se servant d’une
image typiquement salésienne, le paradoxe de la tonnelle de roses.
En particulier, l'insistance de Don Bosco sur la pratique du
sacrement de la Réconciliation est très significative : elle constitue
un des piliers de son édifice éducatif. Dans les Vies qu’il
a écrites, c’est très évident, et parfois même insistant : la confiance
en Jésus n’annule pas la conscience de la fragilité morale personnelle ;
au contraire, cette confiance est d'autant plus forte que plus grande
est cette conscience.
Finalement, le rapport avec le Seigneur Jésus qu’a et inculque
Don Bosco est inséparable de la dévotion à la très Sainte Vierge Marie.
En réalité pour lui, dans l'éducation de la foi qu'il propose, l'expression
chère à Saint Louis Marie Grignon de Montfort devient une consigne sûre :
Ad Iesum per Mariam (À Jésus par Marie). À ce propos – comme à
beaucoup d'autres points de vue – le songe des neuf ans est exemplaire :
Jésus et Marie se présentent ensemble, mais Elle lui est données comme
un maîtresse de vie, précisément pour faire de lui un disciple de Jésus
et pour l’aider à devenir humble, fort et robuste .
3. Jésus-Christ Apôtre du Père et Bon Pasteur
Après avoir approfondi la légitimité d'une christologie
salésienne , dans le sens d'une relecture charismatique de quelques
aspects de la christologie et après avoir indiqué, dans l'expérience de Don
Bosco, la place centrale de la relation avec le Christ et l'importance de
se conformer à Lui, voici le moment de montrer les traits spécifiques
que nous salésiens soulignons dans la contemplation du Christ. Nous les trouvons
condensés dans l'article 11 de notre Règle de vie ; et il convient
de noter le lien étroit qui existe entre ces traits et la personne du Christ
dans la ligne de la “charité” du bon Pasteur [19]
.
Bien qu'il s'agisse d'aspects évangéliques que chaque salésien
doit chercher à cultiver dans sa spécificité charismatique
personnelle, nous les rencontrons chez Don Bosco sous une forme quasi
naturelle , mais avec une caractéristique extraordinaire :
il est pratiquement impossible de séparer en lui la richesse des dons
de l'Esprit Saint et l'infrastructure humaine qui des soutient.
On peut parler ici d'un splendide accord de la nature et de la
grâce (Const. 21). Dans l'analyse de ces traits, il est
évident qu’ils ont une place centrale dans la vie de Jésus, et il serait
très enrichissant de les analyser en tant que tels ; ici nous ne
les voyons qu’en tant que vécus et reflétés chez notre Père et
Fondateur ; je me limiterai donc à en offrir une simple glose.
3.1. La gratitude à l’égard du Père pour avoir donné la vocation
divine à tous les hommes
La gratitude à l’égard du Père…
Chez Don Bosco, la gratitude est un des sentiments les plus marqués et
les plus nobles de sa personnalité humaine, qu'il voulut transmettre au
plus haut degré à ses fils. Mais il s'agit là d'une disposition dérivée,
parce qu'elle est la réponse à la gratuité, tant sur le terrain
des relations humaines que, surtout, dans le rapport avec Dieu. Maman
Marguerite a fortement contribué à développer ce sentiment : il s’associe,
en effet, au sens très fort de la Providence qu’elle lui a inculqué
tant dans la contemplation de la nature que dans l'évaluation de sa vie
personnelle.
Dans la fusion
des deux aspects – humain et chrétien – dans un projet de vie
d’une profonde unité : le service des jeunes (Const. 21), la gratuité tient une place essentielle. L'article
20 des Constitutions la présente comme le premier trait du Système préventif,
qui était, pour lui, un amour qui se donne gratuitement,
prenant sa source dans la charité de Dieu qui précède toute créature par
sa Providence, l’accompagne de sa présence et la sauve en donnant sa vie
(Const. 20).
Durant ces études de philosophie, Jean Bosco a accompagné des
jeunes de classe aisée dans un séjour d’été des jésuites près de Turin,
où ils avaient envoyé leurs internes durant une épidémie. S'il est vrai
qu'il n’a pas trouvé de difficultés de relation avec eux, et même s'il
trouva chez ces jeunes des amis qui l’aimaient et le respectaient, il
se convainquit que sa méthode ne s'adaptait pas à un système
de compensation réciproque : À Montaldo […], il perçut
la difficulté d'exercer sur ces jeunes l'influence pleine qui est nécessaire
pour leur faire du bien. Ensuite il se persuada de n'être pas appelé à
s'occuper de jeunes de familles aisées
[20] .
Le système
éducatif et pastoral de saint Jean Bosco est impensable sans le vécu de
la gratuité de part et d’autre : les démonstrations
de gratitude de ses jeunes gens sont innombrables et émouvantes, précisément
parce que leur merci n’était pas pour ce Don Bosco leur donnait, mais
pour Don Bosco qui se donnait personnellement à eux pour exprimer l'amour
gratuit et prévenant de Dieu. Lui-même se considérait ainsi, comme en
témoignent les Memorie Biografiche qui nous disent qu’en 1859,
Don Bosco se donna lui-même en étrenne : Le peu de science
et le peu d'expérience que j'ai acquises, tout ce que je suis et ce que
je possède, prières, fatigues, santé, ma vie même, je désire employer
tout à votre service. Pour ma part, pour étrenne je me donne moi-même
tout entier à vous ; ce sera bien peu de chose, mais quand je vous
donne tout, cela veut dire que je ne réserve rien pour moi [21] .
… pour avoir donné la vocation divine à tous les hommes
C’est un présupposé fondamental, fortement théologique, dans
la pensée et dans la pratique éducative et pastorale de notre Fondateur :
la certitude que tout être humain n'a pas seulement des droits et des
devoirs, ni n’est un simple objet de philanthropie horizontale ,
mais en n'importe quelle situation et quelles que soient ses limites,
déficiences ou fautes, il est une image de Dieu ; tous sont
fils et filles de Dieu, appelés à Son amitié et à la vie éternelle.
De cette conviction de foi naissait en Don Bosco l'espérance, comprise
comme confiance en tout être humain, surtout dans le jeune, qui réveillait
en lui l'estime de soi et ses forces de bien. Cette étincelle de bonté
que non seulement il rencontrait, mais qu’il supposait en chaque
jeune, même en ceux qui pouvaient être considérés par d'autres comme irrécupérables,
est la forme typique de sa pédagogie. Il est très important pour chacun
de nous de croire et de porter dans notre pratique éducative et pastorale
cette conviction de notre père bien-aimé, qui disait : En
tout jeune, même le plus misérable, il y a un point accessible au bien
et le premier devoir de l’éducateur est de chercher ce point, cette corde
sensible du cœur et d’en tirer profit [22] .
D’autre part, bien qu’avec les limites de l'ecclésiologie
de son temps, cette conviction fut pour Don Bosco la source de son œcuménisme
et de son angoisse missionnaire : il estimait ne pas pouvoir se
reposer tant il n'avait pas annoncé à tous les hommes et à toutes les
femmes du monde, sans distinction de race ni de langue, la Bonne Nouvelle
de l'Amour de Dieu en Christ, qui nous appelle à former la grande famille
de ses fils et de ses filles, qui est l'Eglise. Elle est en fait la source
d’où jaillissait son inlassable activité et sa prodigieuse imagination pastorale.
Il faut dire que Don Bosco incarna pleinement l'idée théologique
de saint-Paul, qui nous rappelle comment le Père est la source
de toute paternité au ciel et sur la terre (Ep 3, 15) ; il
sut être une médiation exceptionnelle de l'amour paternel-maternel de
Dieu pour ceux qui se sentaient le moins dignes de Lui ou pour ceux qui
n'avaient pas vécu une expérience positive d'un père ou d'une mère.
3.2. La prédilection pour les petits et les pauvres
Il n’est pas nécessaire de démontrer cette attention
aux petits et aux pauvres, tant dans l’attitude de Jésus, vu le nombre et
l’importance centrale des textes évangéliques à ce sujet, que dans l'engagement
de Don Bosco. En tout cas il faut noter que, chez Don Bosco, cette prédilection
ne dérivait pas seulement de la magnanimité de son cœur paternel, grand
comme le sable au bord de la mer , ni de la situation désastreuse de
la jeunesse de son temps – comme aussi du nôtre –, ni moins encore d'une stratégie
socio-politique. À son origine il y a une mission de Dieu :
Le Seigneur a indiqué à Don Bosco les jeunes, spécialement les plus pauvres,
comme premiers et principaux destinataires de sa mission (Const.
26). Et il est bon de rappeler que cela arriva avec l'intervention
maternelle de Marie (Const. 1) ; en effet, elle a
indiqué à Don Bosco son champ d'action parmi les jeunes ; elle l’a constamment
guidé et soutenu (Const. 8).
En ce sens, elle est normative , et pas simplement
anecdotique, l'attitude que Don Bosco assuma en un moment décisif de son
existence sacerdotale, vis-à-vis de la marquise de Barolo et de son offre,
certainement apostolique et sainte, de collaborer dans ses œuvres, en
laissant de côté les enfants va-nu-pieds et seuls : Vous avez
de l'argent et vous trouverez aisément des prêtres, tant que vous en voudrez,
pour s’occuper de vos institutions. Pour les enfants pauvres, ce n’est
pas pareil […] Je cesserai mon emploi réguler [au refuge] et je m’occuperai
sérieusement du soin des enfants abandonnés [23] .
Il serait très intéressant d'approfondir les caractéristiques
typiques des destinataires préférentiels de notre mission : jeunes
pauvres, abandonnés et en danger . Même si l’on parle aujourd'hui
de nouvelles pauvretés des jeunes, la pauvreté fait
allusion directement à leur situation socio-économique ; l'abandon
rappelle la qualification théologique de privation de soutien
faute d'une médiation adéquate de l'Amour de Dieu ; le danger
renvoie à une phase déterminante de la vie, l'adolescence-jeunesse, qui
est le temps de la décision, après laquelle peuvent très difficilement
changer les habitudes et les dispositions adoptées. Cet approfondissement
sert de point de départ pour préciser en chaque Province (cf. Règl.
1) et communauté quels sont les destinataires prioritaires dans l’hic
et nunc concret, compte tenu, certes, des critères que nous venons
de signaler.
Cette
prédilection se renforce dans certains contextes où s’exerce notre
mission, où la pauvreté, surtout celles des jeunes, est déchirante.
Moins que personne le salésien, ne cherche à créer des heurts ni la
lutte des classes . La prédilection n'est pas un simple
choix ou option : elle suppose un amour
universel , mais qui comporte quelques accentuations ; elle
n’exclut personne, mais ne privilégie pas
tout le monde : ce serait contradictoire. Ce qui importe dans
le témoignage, c’est qu'il soit bien clair que notre prédilection
est évangélique, qu’elle réalise la pratique de donner
le maximum à celui qui dans sa vie a reçu le minimum . La charité
salésienne entend commencer non par les premiers, mais par les derniers,
non par les plus riches au point de vue économique ou spirituel, qui bénéficient
déjà d’attentions et de services ; mais par ceux qui ont besoin de
nous pour susciter l’espérance et des énergies.
3.3. L’ardeur à prêcher, guérir et sauver devant l’urgence du
Royaume qui vient
L’ardeur à prêcher …
La vie entière de Don Bosco imite et prolonge, spécialement
en faveur des jeunes, l'ardeur apostolique déployée par le Christ dans
sa vie publique
[24] .
Dès le début de son Evangile, Marc nous dit :
Après l'arrestation de Jean Baptiste, Jésus partit pour la Galilée
proclamer la Bonne Nouvelle de Dieu (Mc 1, 14). D’autres textes
aussi montrent que l'activité de Jésus comportait trois actions – prêcher
l'évangile, chasser les démons, guérir les maladies et les souffrances (cf.
Mc 3, 13 ; Mt 9,35) – mais il n'est pas douteux que sa mission principale
était de proclamer l'Evangile, le joyeux message de Dieu .
Pour Don Bosco, ce point est si important qu’il constitue sa
demande principale le jour de sa première messe : Une pieuse
croyance dit que le Seigneur accorde infailliblement la grâce que le nouveau
prêtre lui demande en célébrant sa première messe ; j'ai demandé
ardemment l'efficacité de la parole, pour pouvoir faire du bien
aux âmes. Il me semble que le Seigneur a écouté mon humble prière [25] .
Cet aspect est en étroite relation avec le caractère éducatif
de la méthode préventive, en particulier de la raison, partie du
trinôme fondamental, avec la religion et le cœur. La “raison”,
à laquelle croit Don Bosco comme don de Dieu et comme devoir inéluctable
de l'éducateur, indique les valeurs du bien ainsi que les objectifs à
poursuivre, les moyens et les méthodes à employer [26] . Elle fait aussi en
sorte que le vécu des sacrements, colonnes de son édifice éducatif et
pastoral, ne dégénère pas en sacrementalisme , mais
se transforme en vraie vie de communion avec Dieu.
Certes, Don
Bosco n'a pas utilisé le mot évangéliser ; il
parlait en effet de faire le catéchisme aux enfants et de prêcher au
peuple. Par cela il entendait ce que Paul VI définissait comme la
raison d'être de l'Eglise (cf. EN, 15). Et en ce sens le souci
de notre fondateur a été reçu dans notre Règle de vie dans un article
qui commence précisément par une citation de lui : “Cette
Société était à ses origines un simple catéchisme”. Pour nous aussi, l'évangélisation
et la catéchèse sont la dimension fondamentale de notre mission
(Const. 34).
… guérir…
Il ne faut pas souligner la place centrale de cet aspect dans
la vie et la pratique de Jésus ; il suffit de rappeler sa réponse
aux envoyés de Jean le Baptiste : Allez rapporter à Jean ce
que vous entendez et voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent,
les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent,
et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres (Mt 11, 4-5). Dans
l'Evangile de Jean, ensuite, toute la première partie se centre sur les
signes de Jésus, dont la plupart entrent sur ce terrain.
Sans oublier que Don Bosco eut également de Dieu
le charisme de la guérison, ce n'est pas à lui que se réfère l'article 11
des Constitutions, moins encore à ce qu’ont fait ses fils ; nous ne sommes
pas une Congrégation qui se consacre de préférence aux malades.
Cependant, il s'agit là d'un point essentiel de notre charisme,
qui accentue deux dimensions. Actuellement, tant sur le terrain de la
psychologie que de la médecine s'est élargi le concept de santé
ou de guérison ; il est indubitable que nos destinataires
prioritaires sont, en général, les garçons et les filles malades
à cause de leur situation même d’abandon : depuis les traumatismes
de l’enfance et de la famille jusqu'aux dépendances et aux assuétudes
physiques ou psychosomatiques. Tout cela nous a conduits, écrivait
le P. Vecchi, à repenser le concept de prévention et de prophylaxie.
Pour beaucoup, cela signifiait peut-être ne s'occuper que d'enfants et
de jeunes qui n'ont pas encore été atteints par le mal. Anticiper est
certainement une règle d'or. Mais prévenir veut dire aussi
empêcher la ruine définitive de celui qui est déjà sur la mauvaise route,
mais a encore des forces saines à développer ou à récupérer. L’actuelle
réflexion socio-pédagogique, parle d'une prévention première et de base,
d'une seconde de récupération et de renforcement, et d’une dernière pour
endiguer les conséquences extrêmes du mal [27] .
D’autre part nous ne devons pas oublier la signification
des miracles de Jésus. Un des meilleurs spécialistes du thème écrit :
Le miracle est destiné au salut de l’homme tout entier :
son cœur et son corps. En pardonnant et en guérissant l’homme de ses misères,
Jésus lui fait prendre conscience de sa propre impuissance en face du péché,
de la maladie et de la mort […] Le miracle est le signe concret de ce que
représente Jésus pour l'homme : celui qui sauve totalement, physiquement
et spirituellement [28] .
C'est dans cette perspective que se situe pleinement le charisme
salésien. Avec le critère de l’Oratoire (cf. Const.
40), Don Bosco cherche la promotion intégrale de ses jeunes. Ceux
qui nient la réalité des miracles, le font souvent au nom d'un certain
spiritualisme , comme si Dieu ne s'intéressait qu’à l’âme
et aux activités religieuses.
… et sauver…
Les trois verbes prêcher, guérir et sauver
se situent dans une claire progression, dont le sommet est le salut
des jeunes, qui était le premier souci de Don Bosco, comme en témoigne don
Rua : Pas un de ses pas, pas une de ses paroles, pas une de ses
entreprises qui n'ait eu pour but de le salut de la jeunesse. […] En toute
vérité il n’eut rien d'autre à cœur que les âmes [29]
.
Quand nous oublions que le but ultime du travail
salésien est, à l'exemple de Jésus, le salut, nous opérons une réduction qui
trahit le Système préventif. Par contre, dans tout ce que nous venons de dire,
il s’agit d’un salut intégral, qui se concrétise dans la devise fondamentale :
da mihi animas . Le terme âme ne veut certes pas
exprimer une dichotomie, mais une métonymie : pour Don Bosco âme
signifie toute la personne, dans la perspective du plan de Dieu ; et
la sainteté , qui devient synonyme de salut, est la réalisation
de la vocation divine de tout être humain.
Dans notre
travail éducatif et pastoral, cette conception anthropologique
intégrale nous interdit de nous arrêter au seuil de
l'évangélisation : dans n'importe quel contexte, nous devons
chercher à ouvrir les jeunes à la transcendance religieuse, qui est non
seulement applicable à toutes les cultures, mais aussi adaptable avec
fruit aux religions non chrétiennes.
… sous l'urgence du Royaume qui vient
Sur ce point, central dans la prédication et dans la pratique
de Jésus, nous ne pouvons pas dire que Don Bosco ait insisté explicitement :
il serait anachronique d'attendre de lui une accentuation qui n'a été
reprise qu'au xxe siècle, même si c’est dans l'exégèse et dans
la théologie plus que dans la vie ordinaire de l'Eglise. Et pourtant il
ne s'agit pas seulement d'une expression rhétorique : en quelque
sorte l'idée fondamentale que comporte le Royaume est présente, avec d'autres
mots et d'autres attitudes, chez Don Bosco et dans son charisme.
Prenons, parmi d'autres textes évangéliques, un des
plus importants : le discours sur la montagne (Mt 5-7). D’un point de
vue formel, il inclut divers genres littéraires : béatitudes,
normes nouvelles par rapport à la Loi ancienne, prière du Notre
Père etc. Mais le tout est unifié par la place centrale du Royaume :
c'est pourquoi ce discours a été appelé la charte de la proclamation
du Royaume . Un Royaume, où la paternité de Dieu ne se caractérise
pas par son pouvoir, mais au contraire son pouvoir se qualifie par la paternité,
si bien que dans le Royaume des cieux il n'y a pas d'esclaves,
ni même des serviteurs, mais des fils.
Quand on oublie cette perspective, tous ses éléments
se dissocient et même la proposition de Jésus, opposée à la Loi ancienne,
devient une charge impossible à porter : si celle-ci tue, celle-là
anéantit. C’est ce qu’un auteur appelle la théorie de la non-faisabilité
(impossibilité à se réaliser) du précepte , représentée par l'orthodoxie
luthérienne. Jésus exige que nous nous libérions totalement de la colère :
une simple parole hostile mérite même mort. Jésus exige une chasteté qui évite
même le simple regard impur. Jésus exige une véracité absolue, l’amour envers
les ennemis
[30] . Selon cette façon de comprendre,
la Loi Nouvelle ne nous est donnée que pour que nous comprenions de façon
vitale que nous ne pouvons pas l’accomplir, et afin que, du même coup, nous
recourrions avec une humble confiance à la miséricorde de Dieu.
Mais quand on centre tout cela sur le Royaume, on comprend ce
qui constitue la joyeuse nouvelle de Jésus : Le
Règne de Dieu est tout proche (Mc 1, 15). C'est une situation
nouvelle, un don de Dieu avec la collaboration humaine, qui
plonge ses racines dans la metanoia. Dans la mesure où il devient
réalité, le pouvoir paternel de Dieu-Abbà, et en qui nous les humains
vivons comme des frères, l'utopie devient réalité ; le Royaume ne
se bâtit pas en mettant ensemble les morceaux du discours
sur la montagne ; mais il découle, comme d'une source, de l'annonce
du Royaume.
N'est-ce pas ce que Don Bosco cherchait à créer dans ses œuvres
et que nous appelons milieu [31] ?
Il s'agit d'une situation constituée de personnes, de ressources, de valeurs,
d’activités, qui permettent au jeune – même au plus pauvre et abandonné
– de faire l'expérience de la beauté de la vertu et de la laideur
du péché . On comprend ainsi la fameuse phrase de Don Bosco :
Mettre le jeune dans l'impossibilité morale de pécher ;
non en forçant sa liberté, mais, au contraire, en renforçant affectivement
sa volonté et sa vie chrétienne, de façon qu'il puisse vivre en pleine
liberté son caractère de fils et de fille de Dieu et de frère et de sœurs
des autres. L'importance de cette écologie éducative
et pastorale pourrait être la traduction, dans la ligne salésienne, de
la place centrale du Royaume et de l'urgence de sa venue.
3.4. L’attitude du Bon Pasteur qui conquiert par la douceur et
le don de soi
Le caractère symbolique de la figure du pasteur,
appliquée aux personnes qui ont à leur charge la responsabilité et le soin
d'autrui, est très clair, avec l'ambivalence qu'implique cette figure :
il est possible de servir les autres ou de se servir d’eux. Une telle ambivalence
se présente aussi dans la Révélation, dès l’Ancien Testament. Un des textes
les plus importants à ce sujet, présenté entre autres dans une perspective
messianique, et celui d’Ezéchiel 34, dont plusieurs versets figurent comme
citation au début des Constitutions. C'est une application hardie à Don Bosco,
appelé à être pasteur des jeunes et qui, par conséquent, peut
s’appliquer à tout salésien invité à faire sienne la mission de Don Bosco :
Je viens chercher moi-même mon troupeau pour en prendre soin… Je mettrai
à sa tête un berger unique… Lui le fera paître et sera son berger (Ez
34, 11.23).
Dans la prédication de Jésus cette figure occupe une place de
relief, avant tout dans la présentation du Seigneur comme Bon Pasteur
en Jn 10, 1-18 ; 25-30, ainsi que dans la parabole de la brebis perdue
présente en Lc 15, 4-7 et en Mt 18, 12-24 avec des contextes littéraires
et théologiques très différents.
En mettant ensemble ces textes, nous rencontrerons quelques
caractéristiques très intéressantes du Bon Pasteur, que Don Bosco a assumées
en suivant le Christ pour l’imiter. Rappelons-nous que dans le songe des
neuf ans, l'image du bon pasteur qualifie la vision de la mission pour
les jeunes ; cette image se représentera quelques années plus tard,
dans le second songe, qui inclura un léger reproche pour le fait de ne
pas avoir assez de confiance en Dieu.
Jésus, le bon pasteur, est la porte des brebis. L'exégète
catholique Raymond Brown rapporte que E. F. Bishop offre un exemple
moderne intéressant du pasteur qui se couche pour dormir en travers sur
le seuil de la porte, en sorte qu'il joue le rôle à la fois du pasteur
et de la porte pour le bétail
[32] . Nous pourrions mettre sur la bouche du pasteur ainsi
que sur les lèvres de Don Bosco, ces paroles : s'ils veulent
arriver à mes brebis, ils devront passer sur moi .
Il connaît ses brebis et les appelle une à
une par leur non ; les brebis le suivent, parce qu'elles connaissent
sa voix. Ce trait évite le proverbial malentendu de massification
et du grégarisme : la moutonnerie .
Dans un beau commentaire exégétique et spirituel de la rencontre de Jésus
Ressuscité avec Marie-Madeleine, un autre exégète écrit : Mais
quand (Jésus) se tourna vers elle et lui dit ce mot : “Marie !”,
alors ce fut Pâques pour elle. Nous nous rappelons les paroles de Jésus que
le même évangéliste nous a transmises : “Mes brebis entendent ma voix
et je les connais” […]. Sans doute, Jean veut que nous pensions à ces paroles
consolantes [33] .
Don Bosco a réalisé, de façon exceptionnelle, cette connaissance
personnelle de ses jeunes : chacun d’eux se sentait connu et aimé
personnellement, au point qu'ils discutaient entre eux sur celui qui
était le préféré du Père ; tous étaient convaincus d'être les préférés.
Rappelons-nous le mot à l'oreille et la connaissance de
leur situation ; il lisait sur leur front , disaient
les jeunes pleins d'admiration. Cela, en grande partie, du moins, se doit
à sa présence au milieu d’eux, présence typique, appelée dans la tradition
salésienne assistance : non seulement physique, mais surtout
personnelle, affectueuse et préventive ; médiation humaine du Dieu
te voit .
Il va à la recherche, avec prédilection, de la
brebis perdue. C’est le trait typique et le plus
scandaleux de la parabole synoptique, avec des nuances différentes en Luc
et en Matthieu. Chez Jésus, il exprime, entre autres, deux aspects principaux :
– Le plus grand amour pour celui qui en a le
plus besoin : le plus pauvre, le dernier, le pécheur ; non seulement
amour pastoral : agápe dirions-nous ; c'est
aussi un amour intime : philía ; c’est ce que
signifie prendre sur ses épaules , avec amour, la brebis perdue
une fois rencontrée ;
– Le renversement des critères quantitatifs à cause du
critère qualitatif de la situation de celui qui est perdu :
je vous le dis : c'est ainsi qu'il y aura de la joie dans
le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf
justes qui n'ont pas besoin de conversion (Lc 15, 7) ;
chez Don Bosco, cette prédilection est tellement connue que ne manquent
certes pas les exemples.
Il donne la vie à ses brebis et donne sa vie pour elles. Cela
semble à un simple jeu de mots, mais exprime une double réalité très profonde :
Jésus est venu pour que les hommes aient la vie, pour qu’ils l’aient
en abondance (Jn 10, 10). Mais cette plénitude de vie est inséparable
du don de sa propre vie : Le Père m’aime parce que je donne
ma vie (Jn 10, 17). C'est l'antithèse absolue du pasteur mercenaire,
qui ne cherche pas le bien de ses brebis, et moins encore pense à se sacrifier
pour elles. Cette parole de Jésus trouve un double accomplissement
dans le Mystère pascal, où Jésus nous donne la plénitude de la vie en donnant
pleinement sa vie pour nous.
C’est très à
propos qu’ont été appliquées à Don Bosco ces paroles de saint
Paul : Pour moi, je serai très heureux de dépenser et de me
dépenser tout entier pour vous (2 Cor 12, 15).
Le texte de don Rua que nous avons cité plus haut (Const. 21),
implique aussi cet aspect : Pas un de ses pas, pas une de
ses paroles, pas une de ses entreprises… . Comme il le dit lui-même :
Pour vous j'étudie, pour vous je travaille, pour vous je vis, pour
vous je suis disposé à donner jusqu'à ma vie (cité in Const.
14).
3.5. Le désir de rassembler les disciples dans l'unité de la communion
fraternelle
Tous les Evangiles disent qu’avant ou immédiatement
après l'annonce de la Bonne Nouvelle, Jésus appela à lui ceux qu'il
voulait […] pour qu'ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer l’Evangile
(Mc 3, 13-14 ; cité in Const. 96).
Les discussions insolubles sur le sens de la fondation
de l'Eglise par Jésus durant sa vie publique, conduisent peut-être à oublier
l'essentiel : que l'annonce du salut implique, dans la parole et dans
la pratique de Jésus, la dimension communautaire. Dans ce sens, beaucoup
de miracles de Jésus ont aussi la fonction de réintégrer les personnes
dans la communauté humaine, familiale, sociale et religieuse ; comme
dans le cas des démoniaques et des lépreux.
Mais c’est surtout dans sa relation avec les disciples,
en particulier avec les Douze , qu'apparaît plus nettement ce
trait de Jésus, qui culmine dans le récit johannique de la dernière Cène.
Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. […]
Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que veut faire
son maître ; maintenant, je vous appelle mes amis, car tout ce que j'ai
appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître. Ce n'est pas vous qui m'avez
choisi, c'est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que
vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure (Jn 15, 13-16a).
Et plus tard, dans la Prière sacerdotale, Jésus demande :
Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi
soient avec moi (Jn 17, 24a) ; être avec celui qui
qu'on aime : impossible d'imaginer une expression plus simple et
plus profonde de l'amour.
Un des paradigmes bibliques qui expriment le mieux le salut
est précisément la communion fraternelle. À propos de la prédiction
de Ca