« TU ES MON DIEU ! JE N’AI PAS D’AUTRE BONHEUR QUE TOI. » (PS 16,2)
8 juin 2003
Solennité de la Pentecôte
1. « Je rends grâce à Dieu pour vous tous » (Rm 1,8) – 2. « J’ai promis à Dieu que, jusqu’à mon dernier souffle… » (MB XVIII, 258) – 3. Le malaise d’aujourd’hui dans la vie consacrée – 4. L’excellence objective de la vie consacrée – 5. Un modèle en crise – 6. CG25, une invitation à s’orienter dans cette ligne – Pour conclure.
Très chers confrères,
Au début de la session d’été du Conseil général, je me mets en communication
avec vous selon le rythme trimestriel des lettres que j'envoie habituellement
à toute la Congrégation. Je le fais en la fête de la Pentecôte, qui célèbre
l’irruption de l'Esprit Saint dans le cénacle où se trouvaient réunis
les disciples de Jésus avec Marie. Selon le récit des Actes des Apôtres
(cf. Ac 2, 1-11), ce fut un événement qui bouleversa profondément le cœur
de chacun d'eux, précisément « comme un violent coup de vent »
. L'Esprit Saint, qui est la puissance avec laquelle Dieu intervient dans
l'histoire, les enveloppa et « comme un feu » les pénétra profondément.
La peur tomba et céda le pas au courage, l’indifférence fit place à la
compassion, la fermeture fut dissoute par la chaleur, l’égoïsme fut supplanté
par l'amour. L’Église commençait ainsi sa marche dans l'histoire. Je souhaite
que l'Esprit Saint, comme le vent et le feu, mette à jour l'expérience
de la Pentecôte dans l'Eglise et dans notre chère Congrégation, pour que
nous puissions devenir des témoins toujours plus convaincus, courageux
et crédibles de Jésus et de son Evangile.
Dans ma dernière lettre, vous avez trouvé la relation des activités de
ma première année de service à toute la Congrégation ; vous me connaissez
donc un peu mieux à présent et vous êtes informés de ce que fait et pense
le Recteur majeur. Il est certain que la vie ne s'arrête pas ; au
cours de ces trois derniers mois, j'ai eu un agenda très chargé d'engagements :
la journée au « Borgo Ragazzi » de Rome, la retraite spirituelle
à Fatima, la visite à la Province du Portugal, le voyage en Terre sainte,
la réunion intermédiaire du Conseil général, la visite en Grande-Bretagne,
les journées à Treviglio et à Chiari, la visite aux Provinces de Sicile,
de Bilbao et de Munich, la journée à Bonn et à Cologne, la visite à la
Province de Vérone, la réunion de l'Union des supérieurs généraux, la
visite à la Province Adriatique.
Je puis vous dire que je connais toujours mieux la situation de la Congrégation,
ses ressources, ses problèmes, ses défis, ses potentialités. J'apprends
en outre toujours mieux les tâches à exercer comme Recteur majeur. C'est
une mission très belle et exigeante, devant laquelle je me sens inadapté
par rapport aux nécessités et aux attentes. Je sens donc le besoin de
votre compréhension et surtout de vos prières, pour que je puisse devenir,
comme je le désire, un successeur de Don Bosco paternel et clairvoyant,
fidèle et dynamique.
1. « Je rends grâce à Dieu pour
vous tous » (Rm 1,8)
Avant de partager avec vous quelques réflexions à propos de la vie religieuse,
dans l'espoir qu'elles seront utiles comme stimulant spirituel, pastoral
et vocationnel, je voudrais remercier chacun de vous pour le don de sa
vie à Dieu sur les pas de Don Bosco.
Je me sens dans l'obligation de vous remercier ; je le fais volontiers
par cette lettre, comme je le fais aussi personnellement quand je vous
rencontre lors de mes visites aux Provinces et aux communautés. D'un côté
chaque confrère est un trésor pour la Congrégation ; je ne me lasserai
jamais de le répéter et de chercher à vous le faire sentir. D'autre part
la vocation salésienne, tant laïque que sacerdotale, est un don extraordinaire
pour chacun de vous. C'est mon expérience et, j'imagine, aussi la vôtre.
J'aime prier quelques psaumes à cette lumière, comme par exemple le psaume
16 (15), où nous lisons : « J'ai dit au Seigneur : “Tu
es mon Dieu ! Je n’ai pas d'autre bonheur que toi” … Seigneur, mon
partage et ma coupe : de toi dépend mon sort. La part qui me revient
fait mes délices ; j'ai même le plus bel héritage ! » (v.
2, 5-6). Et je ne me réfère pas au fait d'être Recteur majeur, qui est
un ministère à exercer temporairement, mais au don inestimable de la vocation
comme projet de vie centré sur Jésus, qui nous appelle par notre nom,
nous choisit pour être avec lui et pour partager sa passion pour Dieu
et pour l'homme (cf. Mc 3,13-15). Avoir une vocation, c'est avoir découvert
que la vie a un sens : il y a un beau « rêve » – celui
de Dieu – à réaliser, une mission – accordée par Dieu – à exercer, un
objectif – les personnes qui nous ont été confiées – à rejoindre. Et cela
remplit de force et de joie toute une vie, qui alors s’unifie comme celle
de Don Bosco (cf. Const. 21). Telle est la vocation salésienne.
Elle est un don de Dieu tellement précieux, qui doit se cultiver avec
soin et se proposer avec décision aux jeunes, parce que nous voulons qu'ils
soient heureux comme nous. Je vois de plus en plus que le problème le
plus grand et le plus commun parmi les jeunes n'est pas ce qui réclame
l'attention, comme la drogue, l’alcool ni même la confusion en matière
de sexualité, même si malheureusement tant de jeunes y sont impliqués
– et c'est un problème qui ne peut nous laisser indifférents. Non, le
vrai problème est le manque de direction, d'horizon, de sens, de projet
de vie. Cela les porte à vivre superficiellement, en consommant des choses
et des expériences, sans rien pour unifier ni dynamiser leur vie. Je vous
remercie donc de votre vocation, qui sera toujours plus riche que la meilleure
biographie. Comment pouvoir en effet rassembler dans un livre ou une lettre
mortuaire, à la fin de la vie, une histoire de fidélité à Dieu pour les
jeunes, tissée de joies et de tristesses, de rêves et de désillusions,
d'espérances et de frustrations, de sueur, de larmes et de sourires ?
Par conséquent, permettez-moi d’adopter les paroles de Paul pour remercier
Dieu de ce que vous êtes – consacrés par Dieu aux jeunes – et de ce que
Dieu est pour vous – le Bien unique et suprême. Comme l'apôtre, moi aussi
« je rends grâce à mon Dieu par Jésus Christ pour vous tous, puisque
la nouvelle de votre foi se répand dans le monde entier. Car ce Dieu à
qui je rends un culte spirituel en annonçant l'Evangile de son Fils, il
est témoin que je fais sans cesse mention de vous ; à tout instant,
je demande dans mes prières que la volonté de Dieu me donne bientôt la
chance de venir enfin chez vous. J'ai en effet un très vif désir de vous
voir, pour vous communiquer un don de l'Esprit, afin de vous rendre forts,
– je veux dire, afin de nous réconforter ensemble chez vous, moi par votre
foi et vous par la mienne » (Rm 1,8-12).
2. « J’ai promis
à Dieu que, jusqu'à mon dernier souffle… » (MB XVIII, 258)
Comme vous vous le rappelez, dans ma première lettre déjà je vous ai exprimé
le désir de vouloir faire de la sainteté un programme de vie, une option
de gouvernement, une proposition éducative : à ce point de vue je
m'étais hasardé à dire que cette première lettre n'était pas une lettre
parmi les autres, mais qu'elle voulait devenir le texte programme des
six années.
Et quand je parle de sainteté, je ne pense pas à quelque chose de générique
ni à un idéal à proposer indistinctement à tous ; je pense à nous,
les salésiens. Quand je parle de sainteté, je pense donc à une vie de
sainteté qui nous est propre : la sainteté salésienne, vécue
selon le modèle de notre père bien-aimé Don Bosco. Je me réfère donc à
la sainteté qui ne peut s'obtenir ni se vivre qu’en qualité de consacrés
par Dieu à la mission salésienne : « Notre vie de disciples
du Seigneur est une grâce du Père qui nous consacre par
le don de son Esprit et nous envoie pour être apôtres des jeunes »
(Const. 3).
Notre sainteté est donc une sainteté consacrée, un don spécifique
que Dieu nous fait pour les jeunes auxquels nous sommes envoyés. Tout
cela a des conséquences. Je voudrais m’étendre avec vous sur cet aspect
de la sainteté salésienne, que j'estime tout à fait stratégique, parce
que nous, les « salésiens de Don Bosco » nous entendons « réaliser,
dans une forme spécifique de vie religieuse, le projet apostolique
de notre Fondateur » et parce que, « en remplissant cette mission,
nous trouvons le chemin de notre sanctification » (Const.
2).
Bien souvent, en visitant la Congrégation, il m'est arrivé de trouver
des confrères pleins de forces et de courage apostolique, travaillant
dans des œuvres magnifiques en faveur des jeunes, mais ne paraissant pas
poussés ni animés par une égale passion pour Dieu. Si bien que d'un côté
on ne peut qu'apprécier leur dévouement, mais de l'autre, il faut bien
se demander quel est le motif réel d'une si grande activité. Nous savons
que la mission salésienne et la Congrégation qui est issue pour la servir,
sont nées de Dieu et renaissent en Dieu : le salésien, en effet,
a été « envoyé aux jeunes par Dieu » (Const. 15) ;
la Société à laquelle il appartient « est née, non d'un simple projet
des hommes, mais par l'initiative de Dieu » (Const. 1) ;
en outre, le trait le plus caractéristique de notre vocation, celui qui
nous est le plus cher, « la prédilection pour les jeunes »,
est « un don spécial de Dieu » (Const. 14). Dieu est
à l'origine, comme source et fondement, de notre mission salésienne ;
et il doit rester tel. Ce fait objectif doit se vivre par chacun et transparaître
par sa vie personnelle.
L'expérience personnelle de Don Bosco n'a pas été différente. Prêtre pasteur
des jeunes par vocation, il devient pour eux et avec eux un éducateur
attentif ; et l’éducateur-pasteur des jeunes se fait fondateur d’instituts
religieux, « religieux lui-même, formateur de consacrés et, plus
tard, de consacrées… Le problème des jeunes, en effet, lui était apparu
trop complexe et exigeant pour pouvoir se résoudre par la seule mobilisation
occasionnelle et volontaire de collaborateurs fluctuants » [1] . « L’expérience lui montrait que
le personnel volontaire ne garantissait pas la stabilité, la continuité,
l'homogénéité d'action, alors qu'au contraire, la planète des jeunes se
révélait toujours plus complexe et l'abandon et la pauvreté plus étendus
et diversifiés. Il fallait par conséquent repenser radicalement le problème
des collaborateurs, de leur statut spirituel et juridique et leur
organisation. Don Bosco a ainsi fini par choisir la forme de la Société
religieuse, appuyée par d'autres forces associées » [2]
.
Si bien que, sachant que la mission parmi les jeunes, en particulier les
plus pauvres, abandonnés ou à risque, exigeait « un vaste mouvement
de personnes » (Const. 5), Don Bosco a du chercher parmi ses
propres jeunes ses collaborateurs les meilleurs, ceux qui partageaient
avec lui une même expérience spirituelle et apostolique, celle du Valdocco,
et qui, invités par Don Bosco à « rester avec lui », devinrent
les premiers salésiens. « Il était parti de garçons qui n'avaient
aucune idée de vie religieuse... À partir du fait de se trouver dans sa
maison, Don Bosco les a peu à peu amenés au désir de vivre et de travailler
de façon stable, en communauté, avec lui, et enfin à se décider à partager
sa mission même et à s’y lier par les vœux religieux, en devenant membres
d’une Société proprement dite de consacrés » [3] .
Il est vrai que, pour nous salésien du moins, c’est la mission qui a requis
la naissance d'un groupe de consacrés : les jeunes nous ont conduits
à Dieu, et ce n'est pas par divertissement ni comme passe-temps, mais
comme but et motif. Pour garantir le travail avec les jeunes, Don Bosco
a découvert qu'il avait besoin de personnes tout entières consacrées à
Dieu ; pour avoir des collaborateurs complètement consacrés à ses
jeune, Don Bosco devint fondateur. Je ne sais si ce fut un choix pragmatique
de notre père bien-aimé, quand il se rendit compte que les collaborateurs
ordinaires ne garantissaient plus l'effort quotidien du travail apostolique,
24 heures sur 24, tous les jours de la semaine, ou plutôt une conclusion
logique de sa propre expérience, marquée par le « songe » des
neuf ans, de qui l'a conduit à penser que Dieu a un « songe »
pour chacun de nous, une vocation spéciale qui débouche dans la consécration
de la part de Dieu pour une mission spécifique. À partir de sa propre
expérience spirituelle et pastorale, Don Bosco a découvert ainsi les potentialités
d'une vie religieuse née au service de la mission salésienne.
3. Le malaise d'aujourd'hui de la vie consacrée
Il est évident que notre époque connaît un certain malaise par rapport
à la vie religieuse, et notre Congrégation s’en ressent aussi. La baisse
du nombre des confrères et l'augmentation de leur âge moyen, au moins
dans plusieurs Régions, en sont un signal, en plus du fait de la fragilité
des vocations qui est commun à tous les ordres, congrégations et instituts.
Ce malaise est d’autant plus difficile à comprendre et à assumer qu’il
semble bien que la Congrégation ait été fidèle aux requêtes de l'Eglise,
aux exigences du monde et de la culture, aux besoins toujours nouveaux
des jeunes, et qu’elle ait cherché à y répondre dans la fidélité et la
créativité.
Il faut aussi admettre qu’un certain malaise est conforme à la nature
de la vie consacrée d'aujourd'hui : comme sa première tâche est toujours
« l’affirmation du primat de Dieu et des biens à venir », elle
se trouve aujourd'hui à devoir vivre dans un monde où « les traces
de Dieu semblent souvent perdues de vue » (VC 85). En outre,
faire l’expérience de Dieu, qui est au-delà du probable et même de l'exprimable,
c’est toujours une tâche très ardue ; par conséquent il peut devenir
héroïque, quand c’est possible, de témoigner de Dieu là où Il n’est plus
entendu ou là où Il a été mis au silence ; et cela arrive souvent.
Mais le malaise éprouvé aujourd’hui par la vie religieuse ne vient pas
seulement de l'extérieur, de son incompatibilité naturelle avec le monde [4]
, mais aussi de l'intérieur, parce que, entre autres, à l'improviste
elle s’est vue privée des tâches sociales qui lui avaient donné si longtemps
sécurité et importance sociale [5] .
La façon dont on parle aujourd'hui de « ré-novation », de « re-fondation »
de la vie religieuse ne devient certes pas commode ni agréable, mais nous
oblige à examiner si vraiment la rénovation attendue mise en route par
le Concile Vatican II n'est pas restée une « rénovation adaptée »
de formes, sans avoir rejoint en profondeur l'esprit et le cœur des personnes.
Il est très commun d’affirmer qu’avant le Concile Vatican II, il
était facile d'« identifier » les religieux, leur forme de vie
et leur place dans l'Eglise. La vie religieuse était une forme de vie
caractérisée par la profession des conseils évangéliques de pauvreté,
de chasteté et d'obéissance, selon les constitutions d'une congrégation,
approuvées par l'autorité de l'Eglise. Les religieux habitaient dans des
maisons religieuses, des monastères ou des couvents, et se distinguaient,
à l'intérieur et au dehors de leurs instituts, par leur habit et leurs
habitudes. Le style de leur vie et la claire visibilité de leurs membres
les séparaient réellement du « monde » et les rendaient différents
des « laïcs » au sein de l’Eglise elle-même.
Le Concile a mis en route un changement copernicien, où toutes les institutions
furent impliquées et évidemment modifiées, pour avoir été invitées à se
restituer dans l'Eglise « dans » le monde (GS),
avec une nouvelle ecclésiologie de communion (LG), selon
laquelle tous les baptisés forment un unique peuple de Dieu avec des diversités
de vocations, de rôles et de charismes.
Il est vrai qu’après tout ce processus de rénovation, la vie religieuse
s’est tellement transformée qu'aujourd'hui il n'est pas facile de l'« identifier »
ni de définir sa place dans l'Eglise, au contraire des laïcs et des pasteurs
(évêques, prêtres et diacres). Il est clair que la difficulté ne provient
pas de l'extérieur, du fait, par exemple, que l’habit ait été abandonné
pour adopter une façon bourgeoise de se vêtir ; elle dérive plutôt
d'une interprétation de l’appel universel à la sainteté et d'une série
de facteurs externes et internes qui ont effacé, ou du moins estompé,
les traits caractéristiques de son vrai visage. Cela explique l'insistance
d'aujourd'hui sur son « excellence objective » (VC 32),
sa « visibilité » (VC 25), et par conséquent sa signifiance,
sa crédibilité, sa première fascination.
Nous pouvons donc dire que la vie religieuse a été mise en difficulté
à l’extérieur pas la laïcisation et à l'intérieur par la perte de son
identité.
• Crise externe
Le fait le plus grave de notre temps n’est plus l’athéisme (GS
19),[6] mais la laïcisation
de la société qui a atteint des niveaux exacerbés et a réussi à créer
une culture de la non-croyance, une culture a-religieuse, pratiquement
a-thée. On vit dans un climat d'indifférence et de relativisme. On ne
nie pas l'existence de Dieu, mais on lui refuse une place pour survivre ;
on ne discute pas la rationalité de la foi, mais on vit en se passant
pratiquement d’elle ; à présent il ne faut plus justifier l'incrédulité,
mais la foi ; Dieu n'est plus un problème, parce que sa présence
n’est plus évidente [7] . La pratique religieuse devient moins
visible ; l'Évangile ne résonne plus dans une société corrodée par
de nouveaux messages ; si Dieu et le sacré persistent chez nous,
c'est parce qu'ils ont été intériorisés. Le profane gagne du terrain,
s'est rendu maître du social et tend à s’approprier le privé ; la
conscience individuelle et l’intimité personnelle ne sont plus le foyer
de Dieu.
Le diagnostic pourrait sembler excessif ; je cite à ce sujet un texte
du P. Viganò écrit en termes semblables à la fin de 1991, mais qui
continue à être valable et éloquent :
« Jusqu'à présent,
la dimension religieuse imprégnait beaucoup de manifestations sociales
et culturelles. Par contre, l'insignifiance sociale de ce qui est religieux
est allée croissant. D'où la difficulté et la lenteur de la maturation
de la foi tant pour la connaissance de ses contenus que pour sa pratique
dans la vie. » Et cela tant pour les jeunes de nos œuvres que pour
les jeunes salésiens en formation.
« Être chrétien – c'est-à-dire
vivre l'option baptismale – dans une société pluraliste devient une manière
parmi bien d'autres de vivre dans la société, avec le même droit de cité.
Cela peut créer un climat de relativisme, d’obscurcissement des idéaux
traditionnels et de perte du sens de la vie. Beaucoup de jeunes semblent
aller à la dérive sur un navire sans boussole. Ils perdent de vue le transcendant,
qui est l’objectif de la foi, et s'enferment dans de petites réponses
sur le sens de la vie tout à fait insuffisantes pour les angoisses du
cœur humain. Même les réponses qu’essaie de fournir la science se révèlent
bien pauvres pour la recherche d'une signification, parce qu'elles ne
se réfèrent pas à la finalité ultime de la vie ni au sens global de l'histoire. » [8]
Cette laïcisation peut avoir un triple visage dans la vie consacrée. En
effet, elle peut se manifester sous la forme de :
– Perte
de transcendance, qui devient évidente quand s'affaiblit où se perd
la foi comme horizon de la vie et de la vocation, qui deviennent ainsi
un pur projet humain ; alors devient plus difficile ou même disparaît
la motivation de vivre comme consacré à Dieu et centré sur la mission
qu'Il a confiée..
– Anthropocentrisme, qui ne pose plus
Dieu comme centre de la vie ni comme ultime point de référence, mais l'homme,
en sorte que la vie se modèle à la mesure des exigences et sur le développement
des dynamismes propres de la nature, sans aucune marge de place pour les
valeurs du Royaume.
– Pratique socio-économique, qui
porte à sentir avec passion le fait que l'homme se développe lui-même
dans le travail créateur, dans la domination du monde et dans l'accompagnement
des autres dans leur maturation personnelle et dans leur succès social ;
la mission apostolique se réduit à un travail social ou s'identifie à
l'engagement pour le changement.
À mon avis, dans cette perspective
laïcisée de la vie religieuse a influé aussi – et beaucoup – une lecture
théologique réductrice du principe de l'incarnation, qui insiste tellement
sur le premier terme, celui du « quod non assumptum » d’Irénée,
qu’il met en deuxième place où laisse absolument tomber la nouveauté qui
nous vient de Dieu par l'incarnation. Attirés par la décision de Dieu
de devenir homme, on oublie souvent le fait porteur que jamais le Dieu-homme
n’a cessé d'être Dieu et, par conséquent, que ce n’est pas l'homme qui
est devenu divin, mais Dieu qui s’est fait homme et que, même s'il est
véritablement homme, il reste aussi vrai Dieu.
•Crise
interne
Naturellement la crise de la vie religieuse n'a son origine ni exclusivement
ni surtout dans des facteurs externes, bien qu’il nous faille reconnaître
que ceux-ci la conditionnent fortement ; elle provient plutôt de
l'intérieur et se manifeste surtout par quelques symptômes :
– L’affaiblissement de l'identité ecclésiale de la vie religieuse.
Nous étions habitués à définir la vie religieuse comme un état de perfection ;
le Concile Vatican II a affirmé que la vocation à la sainteté était
pour tous les baptisés. Comment définir la signification et la tâche de
la vie religieuse au sein de la vocation universelle à la sainteté ?
Le déclin devient encore plus radical sur le terrain de la mission. Nous
nous sommes développés dans un climat où l'on estimait que la double tâche
de l'annonce de l'Evangile et de la diaconie de la charité revenait exclusivement
aux prêtres et aux personnes consacrées. Le Concile Vatican II nous
a rappelé que la mission est la responsabilité de tous les baptisés, chacun
selon sa vocation personnelle ; le développement du laïcat à tous
les niveaux est un signe qui le confirme. Quelle peut être alors la signification
de la présence de la vie religieuse ?
Nous avons même remarqué que le charisme non plus, avec la spiritualité
et la mission qu’il inclut, ne peut être possédé en exclusivité, comme
une propriété de l'institut. Il a pour destinataires tous ceux qui viennent
en son contact et il atteint son objectif quand il est vécu également
par eux. Quelles tâche les personnes consacrées ont-elles par rapport
au charisme ?
Ces questions, même si elles ne se posent pas toujours explicitement,
rendent moins claire et moins forte la conscience de l'identité et de
la fonction propres dans l'Eglise
– La perception de la
vie religieuse centrée sur la fonction, c'est-à-dire la perception
plus fonctionnelle qu’ontologique de la vie consacrée. La vie religieuse
du xixe siècle se définissait et surtout se vivait comme un
moyen pour la mission. C’est ce que réclamaient les temps, et les services
offerts avaient une signification bien évangélique. Mais l'évolution de
nos sociétés modernes a fait que l’Etat ou les groupes sociaux ont assumé
beaucoup de services créés et réalisés par la vie religieuse. Aujourd'hui,
même dans les œuvres tenues par les communautés religieuses, les laïcs
participent toujours davantage à la gestion et à la responsabilité de
direction.
Les œuvres des religieux fonctionnent bien, en général mieux que les œuvres
publiques ; mais il y a aussi quelque chose qui inquiète profondément :
non seulement les vocations continuent à ne pas venir, mais on constate
que les gens viennent prendre chez nous des prestations et des services,
alors qu’ils cherchent ailleurs leurs raisons de vivre. Alors commence
à s’insinuer une question qui s’impose de plus en plus : quel sens
a notre présence dans une telle situation ?.
– Le dépassement des structures
passées. La vie consacrée a couru le risque d'enfermer ses membres
dans un réseau de préceptes et de normes, qui n'ont pas toujours aidé
les personnes à m�rir et à vivre selon la liberté des fils de Dieu. Plus
encore, les formes de vie religieuse, même rénovées, ne correspondent
pas toujours aux nouvelles situations où nous devons réaliser aujourd’hui
notre vie et notre mission : il suffit de penser aux schémas de vie
communautaire ou aux formes de prière. D'autre part, ces formes et structures
traditionnelles n'arrivent pas à exprimer les nouvelles valeurs, comme
celles de l'autonomie personnelle, du sens du dialogue et de la participation.
On a la sensation que nous connaissons bien la direction à prendre, mais
en réalité nous n'avons pas encore trouvé de modèle de vie et d'action
qui facilite et appuie notre marche. Nous nous trouvons dans une situation
très inconfortable : nous avons abandonné les structures passées
et inadaptées, mais nous n'avons pas encore atteint ni défini les nouvelles [9] .Les
supérieurs généraux [USG] l’ont exprimé par une affirmation un peu forte
mais vraie : ils disent qu’un modèle de vie religieuse est arrivé
à l'épuisement et n'arrive même plus à motiver ceux qui se trouvent dedans.
Le P. Maccise ajoute qu'aujourd'hui nous ne sommes pas en mesure
de savoir quel sera le modèle de vie religieuse de demain.
Ces symptômes avaient déjà été identifiés par le P. Viganò [10] et par le P. Vecchi [11] , qui avaient cherché à indiquer la
solution à travers le développement du sens de la consécration apostolique,
de la grâce de l'unité, de la spécificité de la spiritualité salésienne.
Aujourd'hui peut-être nous nous trouvons dans des conditions meilleures
pour faire le diagnostic des causes plus profondes et par conséquent pour
trouver des solutions.
4. L’excellence objective de la vie
consacrée
Ces affirmations que la vie consacrée traverse une « période délicate
et difficile », se confirment dans le témoignage de Jean-Paul II
qui écrit : « Ce fut une période riche d'espérance, de tentatives
et de propositions novatrices qui tendaient à donner une nouvelle force
à la profession des conseils évangéliques. Mais ce fut aussi un temps
marqué par des tensions et des épreuves, où des expériences pourtant généreuses
n'ont pas toujours été couronnées par des résultats positifs » (VC
13). Ces difficultés, toutefois, n'arrivent pas à ternir la valeur spéciale
de la vie consacrée dans l'Eglise ; elles rendent même plus urgente
une clarification de son identité théologique, également par rapport aux
autres états de vie (cf. VC 31-32).
Dans cette ligne, au cours de la récente réunion de la conférence épiscopale
italienne de mai dernier, à l'occasion des vingt-cinq ans du document
Mutuae Relationes, un des évêques a écrit : « À la lumière
de ces indications, le charisme de la vie consacrée doit se comprendre
à nouveau et se vivre avec plus de clarté théologique et pastorale,
tant par rapport aux autres formes de vocations dans l'Eglise, que par
rapport à sa mission dans le monde. L'interprétation la plus répandue,
même au sein de la communauté chrétienne, évoque une perception plus
fonctionnelle qu’ontologique de la vie consacrée [...]. La consécration
n'est pas un moyen pour garantir la fonctionnalité des services dans les
œuvres, mais le contenu fondamental de la mission des personnes consacrées :
c'est dire le primat de Dieu, la valeur des réalités ultimes, dans le
monde de l'oubli de Dieu, pour l’homme trop penché sur les choses avant-dernières » [12] .
Comme le rappelait le P. Tillard, « à la racine de toute vie religieuse
authentique, nous trouvons comme motivation première et omnicompréhensive
non pas un « pour », mais un « à cause de ». Et l’objet
de cet « à cause de » n'est autre que Jésus Christ. On ne se
fait pas religieux « pour » quelque chose, mais « à cause
de » quelqu'un : de Jésus Christ et de la fascination qu'il
exerce » [13] . Il n'y a pas à hésiter
sur ce point. En général on l’estime évident, alors que si quelque chose
ne l’est pas, c'est précisément cela. Le vrai défi actuel de la vie consacrée
est de rendre le Christ à la vie religieuse et la vie religieuse au Christ,
sans le donner pour assuré.
Je pense qu'une partie du problème a commencé quand une compréhension
réductrice de la constitution dogmatique Lumen Gentium a conduit
à effacer précisément l'identité spécifique de la vie religieuse, en annulant,
ou du moins en diminuant, l'excellence objective de la marche à
la suite du Christ (sequela Christi) qu'elle représente. Repenser le « status »
théologique de la vie religieuse est un des plus grands défis que doivent
affronter les religieux et les religieuses aujourd'hui [14] .
Sans préjuger de la sainteté subjective de bien des laïcs et des prêtres,
nous devons répéter avec décision que la marche à la suite du Christ et
l’imitation du Christ trouvent dans la vie religieuse leur terrain le
plus favorable ; elle est, précisément, la « mémoire vivante
du mode d'existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné par rapport
à son Père et à ses frères » (VC 22). « Les conseils
évangéliques, par lesquels le Christ invite certains à partager son expérience
d'homme chaste, pauvre et obéissant, demandent et manifestent chez celui
qui les accepte le désir explicite d'être totalement configuré à lui.
[…] Sa forme de vie chaste, pauvre et obéissante apparaît, en effet, comme
le mode le plus radical de vivre Évangile sur cette terre, un mode pour
ainsi dire divin, parce qu'il a été embrassé par lui, l'Homme-Dieu, afin
d'exprimer sa relation de Fils unique avec le Père et avec l'Esprit Saint.
Tel est le motif que pour lequel, dans la tradition chrétienne, on a toujours
parlé de l'excellence objective de la vie consacrée » (VC
18).
Dans l’ensemble harmonieux des dons qui forment l'Eglise, « chacun des
états de vie fondamentaux reçoit la tâche d’exprimer, dans son ordre,
l’une ou l’autre des dimensions de l'unique mystère du Christ. Si la
vie laïque a une mission spécifique pour faire entendre l'annonce
évangélique dans les réalités temporelles, ceux qui sont institués
dans les Ordres sacrés, spécialement les Evêques, exercent un ministère
irremplaçable dans le cadre de la communion ecclésiale. […]Dans l’Eglise,
en ce qui concerne sa mission de manifester la sainteté, il faut reconnaître
que la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d'excellence,
car elle reflète la manière même dont le Christ a vécu. C'est pourquoi
il y a en elle une manifestation particulièrement riche des biens évangéliques
et une mise en œuvre plus complète de la finalité de l'Eglise, qui est
la sanctification de l'humanité » [VC 32].
Il n'est pas douteux que la mission de la vie religieuse soit d'être
un signe, une métaphore :
– Signe de la mémoire
vivante de Jésus, qui prolonge sa présence révélatrice à travers la
vie de ceux qui portent dans leur propre corps « les stigmates »
de la passion du Seigneur (Ga 6,17). À la vie
consacrée il revient de vivre et d'exprimer publiquement
l’« adhésion
qui est “configuration” de toute l’existence
au Christ »
[VC 16], qui conduit à la configuration avec
le Seigneur Ressuscité.« Cela comporte une communion d'amour particulière
avec lui, qui est devenu le centre de la vie et source permanente de toute
initiative » (Repartir du Christ, 22).
En effet, la vie consacrée est en elle-même « une appropriation progressive
des sentiments du Christ » (RdC 15 ; cf. VC 65).
« Il est donc nécessaire d'adhérer toujours plus au Christ, centre de
la vie consacrée, et de reprendre avec vigueur un chemin de conversion
et de renouveau qui, comme dans l'expérience primitive des Apôtres, avant
et après sa résurrection, a été une manière de repartir du Christ. Oui,
il faut repartir du Christ » (RdC 21).
–
Signe de la présence et du primat de Dieudans le monde, du Dieu
de Jésus, source de vie et d'humanité, qui se manifeste dans la folie
et la faiblesse de la croix (cf. 1 Co 1,22-31), qui dénonce le péché et ouvre à l'action vivifiante
de l'Esprit dans la Résurrection. Il faut donc
que nous donnions vraiment à Dieu la primauté qui lui revient, comme valeur
absolue de notre vie, personnelle et communautaire, intime et institutionnelle.
Faire l’expérience de Dieu n'est pas pour nous une occupation
occasionnelle ni une tâche secondaire, mais notre raison d'être dans l'Eglise
et notre première mission : « C'est précisément dans l’existence
quotidienne que la vie consacrée se développe en mûrissant progressivement
pour devenir l'annonce d'un mode de vie différent de celui du monde et
de la culture dominante. À travers son style de vie et la recherche de
l'Absolu, elle suggère une quasi-thérapie spirituelle pour les maux de
notre temps » (RdC 6).
– Signe de la nouveauté
du Royaume de Dieu qui est dans le monde, mais n'est pas de ce monde
(cf. Jn 18,36), qui assume les valeurs humaines, mais aussi
les transcende et les rachète, en y introduisant une vraie et absolue
nouveauté. « Sous l’action de l’Esprit Saint, la vie consacrée elle-même
devient mission. Plus les personnes consacrées se laissent configurer
au Christ, plus elles le rendent présent et agissant dans l'histoire pour
le salut des hommes » (RdC 9).
Cela implique de vivre avec joie et radicalité les béatitudes comme programme
de vie et comme levain capable de transformer le monde. Une mission
particulière de la vie consacrée est, en effet, de « maintenir vive
chez les baptisés la conscience des valeurs fondamentales de l'Évangile,
en rendant le témoignage éclatant et éminemment que le monde ne peut être
transfiguré et offert à Dieu sans l'esprit des Béatitudes » (VC
33).
– Signe de la communion ecclésiale, qui est vécue
par celui qui fait progression de vivre à fond le commandement de Jésus
dans la vie de communauté, où « on doit pouvoir en
quelque sorte saisir que la communion fraternelle, avant d'être un moyen
pour une mission déterminée, est un lieu théologal où l'on peut
faire l'expérience de la présence mystique du Seigneur ressuscité (cf.
Mt 18,20) » (VC 42). L'apport des personnes consacrées, hommes
et femmes, à l'évangélisation est « avant tout le témoignage d'une
vie totalement donnée à Dieu et à leurs frères, par l’imitation du Sauveur »
(VC 76 ; cf. RdC 34).
Cela se réalise grâce à l’amour réciproque de ceux qui composent la communauté
qui, avant de devenir projet humain, est une partie du projet divin (cf.
La Vie fraternelle en communauté, 7). « La vie de communion
représente la première annonce de la vie consacrée, car elle est un signe
efficace et une force d'attraction qui conduit à croire au Christ.
La communion se fait alors elle-même mission, bien plus la communion
engendre la communion et se présente essentiellement comme communion
missionnaire » (RdC 33 ; cf. ChL 31-32) :
« Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour
lui-même, il doit l'annoncer » (NMI 40).
« Aujourd'hui,
la vie consacrée a surtout besoin d'une relance spirituelle, aidant à
faire passer dans la vie concrète le sens évangélique et spirituel de
la consécration baptismale et de sa consécration nouvelle et spéciale.
La vie et spirituelle doit donc être en première place dans les projets
des Familles de vie consacrée, en sorte que tous les Instituts et que
toutes les communautés se présentent comme des écoles de spiritualité
évangélique authentique » (RdC 20 ; cf. VC 93).
Appelés à être des signes de la nouveauté prophétique de l'Évangile, nouveauté
qui doit être une lumière et un point de référence pour tout baptisé,
nous avons une grande responsabilité dans l'Eglise : si tous sont
appelés à la sainteté, nous devons faire de la sainteté un style de vie,
notre vraie « profession », pour devenir parmi les chrétiens
un appel vivant. Vivre consacrés à Dieu est notre première mission apostolique.
Et cela est d'autant plus urgent pour nous, comme éducateurs des jeunes :
ils sont en quête et ont besoin de personnes qui soient pour eux des stimulants
et des propositions de vie, de personnes qui, par leur forme de vie, leur
donnent des raisons de vivre et d’espérer et les accompagnent dans leur
développement humain et chrétien.
5. Un modèle
en crise
À partir de cette identité, nous pouvons mieux préciser
les racines de la crise actuelle de la vie religieuse, dont le manque
de vocations, le peu de visibilité et la faible signifiance ne constituent
que des symptômes.
C’est une conception, je dirais, « libérale » et réductrice
de la vie religieuse qui a estimé que la rénovation devait être une adaptation
à la modernité, en assumant le meilleur de l’illuminisme, de l'émancipation,
des droits de l'homme. C'est ainsi qu'on en est venu à donner la place
centrale à la personne, à sa conscience, à sa dignité, à son projet personnel.
Cela a contribué à susciter une libération salutaire, consistant en une
maturation humaine plus riche et respectueuse de la personne, mais a introduit
aussi des éléments de signe négatif :
– Le refus de tout
signe distinctif particulier de la vie consacrée ; on a peu laissé
tomber les traits sociaux d'appartenance, comme l’habit, les structures,
les habitudes, le langage, une façon caractéristique de se présenter devant
les gens ; on évitait d'être reconnus et d'apparaître différents.
On estimait important d’être invisible et de laisser le trésor
enterré (cf. Mt 13,44).
Mais si la vie consacrée elle-même refuse d'être un signe visible de quelque
chose, alors quel sens a-t-elle ? C'est précisément pour cela qu'aujourd'hui
on parle tant de la nécessité de retrouver un lieu dans le monde et dans
l'Eglise par sa visibilité, au moyen de laquelle apparaissent « les
traits caractéristiques de Jésus » (VC 1).
–
La volonté ardente de devenir normaux comme tout le monde, sans
rien qui puisse nous distinguer des autres, sans porter avec nous notre
trait caractéristique d'avoir été gagnés par le Christ et épris
de Lui, c'est-à-dire engagés « à vivre avec un amour passionné le
genre de vie du Christ » (RdC 8)
Mais si la vie consacrée ne tranche par rien en plus, si elle n’éveille
pas des sentiments plus profonds et des ressources moins communes, pourquoi
devenir religieux ? Si les vœux n'ont rien d’extraordinaire,
d'insolite, de « fou », ne sera-ce peut-être pas parce qu'ils
ont été réduits à notre mesure ? Si la vie consacrée s'est installée
dans la normalité, cela veut dire qu’elle a perdu toute sa force prophétique [15] ; si elle fait de tout, mais
rien de spécial, si elle n’anticipe rien de meilleur, si elle n’annonce
ni ne dénonce pas quelque chose, à quoi sert-elle ?
–
À cela s'ajoute la réaffirmation de la professionnalisation. Auparavant
peut-être, on voulait que la grâce de la vocation vienne substituer notre
incompétence professionnelle ; « l'obéissance fait des miracles »,
disait-on souvent. Mais aujourd'hui la préparation professionnelle indispensable
devient souvent un prétexte pour ne pas être disponibles pour la mission.
Nous perdons la fraîcheur de la disponibilité évangélique, la spontanéité
de l’apôtre, pour devenir de simples professionnels de l'éducation. Je
me demande si tous les salésiens seraient disposés à quitter leur propre
profession pour un service à la Congrégation. Mon expérience me convainc
que nombreux sont ceux qui le font, et volontiers ; mais malheureusement
pas tous.
Mais si la vie consacrée ne compte que sur des professionnels de la santé,
de l'éducation, de la marginalité, il faut admettre alors qu'elle a fait
une erreur tragique, en échangeant le but pour le moyen. L’agir l’emporte
sur l’être ; mais est-il juste de privilégier le travail de nos mains
plus que la volonté de Dieu sur nous ?
– Il s'est
ainsi introduit une forte dose d'individualisme, qui rend l'obéissance
presque impossible. Le fait est d'autant plus grave qu’il est moins conscient ;
ou s'il est notoire, il est alors plus raisonné. Devant les droits personnels,
le projet personnel, la réalisation de la vocation personnelle, il n'y
a rien à faire : ils ne doivent pas être mis en question ni évalués.
Mais si la vie consacrée s’interprète elle-même dans la perspective de
l'autoréalisation, elle e perdu la route de l'Évangile. Rappelons-nous
les paroles décisives de Jésus : « Celui qui veut sauver sa
propre vie la perdra » (cf. Mc 8,35 ; Jn 12,25). L’autoréalisation
donne une place centrale au moi et aux intérêts personnels. L'Évangile,
par contre, nous déplace du centre pour y mettre Dieu et le prochain.
La culture de l'autoréalisation dénature le discernement communautaire ;
il est pris non comme un processus de détachement et de purification pour
se mettre en syntonie avec la volonté de Dieu, mais comme une stratégie
pour imposer une décision personnelle, souvent déjà prise. Alors, est-ce
marcher à la suite du Christ, est-ce faire, comme Jésus, de la
volonté de Dieu sa propre nourriture (Jn 4,34) ?
Agir ainsi fait perdre le sens de la mission communautaire parce
que la primauté du moi entraîne la perte de la mission commune. Mais si
la vie consacrée laisse une place à cette façon individualiste de voir
la vocation et la mission, elle s’oriente vers l’autodestruction. Le risque
n'est pas imaginaire ; il est tellement réel qu'aujourd'hui il est
devenu un problème pour la formation et pour le gouvernement.
–
La réduction de la prière est un autre élément de ce modèle de
vie consacrée « libérale ». Les pratiques de piété se réduisent
« ad usum privatum », perdent leur fréquence, leur visibilité
et leur caractère obligatoire ; elles se font quand on a le temps,
parce qu'il y a autre chose de plus de plus urgent à faire ; ou quand
on en sent le besoin, par qu’il y a quelque chose à demander. Il est vrai
qu'auparavant il pouvait y avoir une certaine routine et du formalisme
et que la prière pouvait manquer de spontanéité et d’authenticité ;
mais il est également vrai que sans pratiquer la prière, qui exige de
la discipline et de la méthode, sans vie régulière ni la fidélité quotidienne,
il se produit un vide intérieur et un profond morcellement de la personne
croyante.
Mais c'est un contresens que la vie consacrée s'éloigne de Dieu, parce
qu’elle ne le fréquente pas. En effet, « par les personnes consacrées
se répand sur l'Eglise une invitation persuasive à considérer le primat
de la grâce et à y répondre par un généreux engagement spirituel »
(RdC 8 ; cf. NMI 38). Comment expliquer que pour un
salésien il y ait des occupations plus importantes que Dieu ? De
cette façon se produit ce qui était avait déjà été dit par les latins :
Corruptio optimi pessima ; rien de pis qu'un religieux sécularisé.
À quoi sert le sel, s’il devient insipide ? (Mt 5.13)
–
Le type de communauté promu dans un tel modèle est vu comme un
espace de tranquillité, de respect mutuel, de bien-être personnel, où
l’on se trouve bien sans se sentir incommodé. Pour y arriver on préconise
la valeur de communautés homogènes, formées d’égaux ; et si ce n'est
pas possible, on recourt au pluralisme et à la tolérance comme idéal à
rejoindre. Le plus important serait l’absence de conflits, de heurts,
ou simplement de diversité de vue ; et alors on laisse aller, en
faisant en sorte que chacun se trouve bien, en n’allant pas au-delà de
ce que tous sont disposés à donner, sans demander non plus ce que demande
l'Évangile. C'est ainsi qu'augmente le nombre de voitures, les salles
de télévision, l'indépendance financière des confrères, l'autonomie pour
les voyages et les vacances, l'ouverture aux rapports avec les personnes
de l'autre sexe ; la pauvreté se relâche, le supérieur devient celui
qui facilite, non plus l'animateur et le père, et la maison se transforme
en une résidence de gens seuls.
Mais si la vie consacrée
ne forme pas des personnalités robustes, des hommes de communion qui voient
leur frère comme « l’un des nôtres » (NMI 43), elle n'a
pas de raison d'être, parce que la communion vécue et témoignée est un
des éléments qui la rendent significative, lumineuse et évangélique. Aujourd'hui
en effet, « l’Eglise confie aux communautés de vie consacrée le devoir
particulier de développer la spiritualité de la communion d'abord
à l'intérieur d'elles-mêmes, puis dans la communauté ecclésiale et au-delà
de ses limites, en poursuivant constamment le dialogue de la charité,
surtout là où le monde d'aujourd'hui est déchiré par la haine ethnique
ou la folie homicide » (VC 51).
- Le point peut-être le plus faible et le plus douloureux de ce
modèle est la difficulté d’éveiller des vocations. Ce qui donne
beaucoup à penser, c’est que ce sont précisément les nouveaux mouvements
et les congrégations à peine fondées qui ont le plus de succès sur ce
terrain. Quelque chose, sans doute, nous a fait défaut. Une explication
de la situation se trouve peut-être dans le modèle « libéral »
de vie consacrée, qui s'est imposé çà et là et qui indubitablement a des
traits anti-vocationnels ! En effet les groupes qui ont le plus de
succès en vocations présentent trois éléments fondamentaux : une
spiritualité robuste, visible, partagée ; une vie de communauté intense,
joyeuse, attirante ; un engagement s�r, clair et fort en faveur des
pauvres, qui porte à vivre pour eux et comme eux.
Oui, je pense que le problème le plus grand du modèle « libéral »
est de prétendre évangéliser la culture moderne en assumant celle-ci au
détriment des options et des valeurs évangéliques. La conséquence est
qu’ainsi nous restons transformés par la logique du monde, au lieu de
devenir évangélisateurs de la culture. Nous devrions être comme le sel,
qui a la vertu de pouvoir pénétrer jusqu'à se dissoudre, mais sans jamais
perdre son identité ni son efficacité, de façon à pouvoir de nouveau revenir
à son état originel.
Tel est le modèle de vie consacrée qui est en difficulté. Nous les salésiens,
nous avons une raison d'être si nous nous maintenons fidèles à notre vocation
et à notre mission : être signes et porteurs de Dieu. Fonder à nouveau
la vie religieuse ne veut rien dire d'autre que de retourner à l'essentiel,
à l'absolu de Dieu, aux valeurs de l'Évangile, aux béatitudes et aux conseils
évangéliques, à la force de la communauté, à la présence parmi les jeunes,
comme nous nous y exhortait Don Bosco dans sa lettre de Rome de mai 1884.
6. CG25, une invitation à nous orienter dans cette ligne
La lecture du CG25 me montre que la Congrégation a voulu répondre à ces
défis quand elle a affronté la réalité de la communauté salésienne
aujourd'hui, en présentant une vue d'ensemble de toute notre vie consacrée.
Le thème est la communauté, mais le contenu comprend l'expérience et le
témoignage de Dieu, la communauté fraternelle et la présence parmi des
jeunes. De cette façon, mission, fraternité et vie évangélique sont vues
dans la perspective du type de communauté que la Congrégation se sent
appelée à promouvoir, en recherchant sa rénovation plus profonde.
La communauté en effet n'a pas été vue du comme un « club d'amis »
ni comme une équipe de travail, même s’il est important – et fortement,
parce que cela appartient à l'esprit salésien – qu’il y ait une atmosphère
cordiale et attrayante du point de vue humain et une efficacité professionnelle
du point de vue éducatif et pastoral. Elle a été présentée avant tout
comme une communauté consacrée, d’apôtres, avec une claire identité charismatique,
héritière d’un patrimoine spirituel où puiser pour pouvoir répondre avec
compétence aux nouveaux défis.
La seconde fiche, intitulée Témoignage évangélique, a traité explicitement
ce thème en s'inspirant du « songe des dix diamants »,
qui décrit le modèle du vrai salésien. Selon le commentaire du P. Viganò,
« nous pouvons en tout cas affirmer que précisément Don Bosco lui-même
“a toujours été, durant toute sa vie, l'incarnation vivante de ce personnage
symbolique” » [16]
. Contemplé de face, le personnage fait voir la vie salésienne avant
tout « dans son activité » (les diamants de devant) ; vu
de dos, le personnage nous fait voir la vie salésienne « dans sa
spiritualité intérieure » (les diamants du dos). Si l'on veut, devant,
c’est la figure sociale, le visage, le « da mihi animas » ;
et de dos, c’est le secret de la constance et de l’ascèse, l’ossature,
le « cetera tolle ». [17] .
En appliquant ces caractéristiques fondamentales à la communauté salésienne,
le CG25 affirme : « Chaque communauté est formée d'hommes plongés
dans la société, qui expriment la passion évangélique du “da mihi animas,
cetera tolle” avec l'optimisme de la foi, le dynamisme et la créativité
de l'espérance, la bonté et le don total de la charité. Cet engagement
est soutenu par une structure spirituelle forte et essentielle qui se
caractérise en particulier par la dimension ascétique des conseils évangéliques
et dans une vie de travail et de tempérance » (CG25, 20).
On est conscient de ce que le milieu culturel d'aujourd'hui, marqué par
la laïcité, l'individualisme et l’hédonisme, ne pousse pas à estimer,
à assumer personnellement ni à approfondir une vie consacrée ; et
par conséquent se présentent avec plus de clarté les défis à affronter.
Mais on comprend aussi la force de prophétique que peut avoir la vie religieuse
vécue en plénitude, comme une forme de vie différente, qui manifeste de
nouvelles voies d'humanisme selon l'Évangile.
« Les conseils
évangéliques ne doivent pas être considérés comme une négation des valeurs
inhérentes à la sexualité, au désir légitime de posséder et de décider
de sa vie de manière indépendante. Ces inclinations, dans la mesure où
elles sont fondées dans la nature, sont bonnes en elles-mêmes. Toutefois,
la créature humaine, affaiblie par le péché originel, est exposée au risque
de les mettre en œuvre sous le mode de la transgression. La profession
de chasteté, de pauvreté et d'obéissance devient un avertissement afin
que ne soient pas sous-estimées les blessures provoquées par le péché
originel, et, tout en affirmant la valeur des biens créés, elle les
relativise en montrant que Dieu est le bien absolu. Ainsi, tandis
qu'ils cherchent à acquérir la sainteté pour eux-mêmes, ceux qui suivent
les conseils évangéliques proposent, pour ainsi dire, une “thérapie spirituelle”
à l'humanité, puisqu'ils refusent d'idolâtrer la création et rendent visible
en quelque manière le Dieu vivant. La vie consacrée, surtout pendant les
périodes difficiles, est une bénédiction pour la vie humaine et pour la
vie de l'Eglise elle-même » [VC 87 ; cf. CG25,
33].
Il n'est donc pas étonnant de parler de la primauté de Dieu « qui
est entré dans notre vie, nous a conquis et nous a mis au service de son
Royaume, comme signes et porteurs de son amour » (CG25, 22) ;
de la valeur humanisante et prophétique de la marche à la suite du
Christ comme réponse à l'idolâtrie du pouvoir, de l’avoir et du plaisir ;
de la grâce de l'unité, « qui est don de l'Esprit Saint et
synthèse vitale entre l'union avec Dieu et le don de soi au prochain,
entre l'intériorité évangélique et l'action apostolique, entre le cœur
priant et les mains qui travaillent, entre les exigences personnelles
et les engagements communautaires. De cette manière s'intègrent de façon
harmonieuse, dans l'alliance avec Dieu, la mission apostolique, la communauté
fraternelle et la pratique des conseils évangéliques » (CG25,
24).
Tout cela devrait se traduire par la place centrale donnée à la Parole
de Dieu dans la vie personnelle et communautaire, dans la célébration
de l'Eucharistie, dans la qualité de la vie de prière pour faire de la
communauté une « école des prière », dans la révision de vie,
dans la direction spirituelle, dans le projet de vie personnel et communautaire.
Encore une fois, le point sur lequel s'appuyer est la communauté locale
et la vie fraternelle de la communauté présente dans la vie des jeunes.
Pour conclure
Je ne puis conclure cette lettre sans faire mémoire de la Vierge Marie,
modèle de consécration et de marche à la suite du Christ, Si « fixer
les yeux sur le visage du Christ, en reconnaître le mystère dans le chemin
ordinaire et douloureux de son humanité, jusqu'à en percevoir la splendeur
divine définitivement manifestée dans le Ressuscité glorifié à la droite
du Père, tel est le devoir de tout disciple du Christ » (RMV
9), nous, les salésiens, voulons faire cette contemplation du visage du
Christ avec et comme Marie : Elle est un « modèle indépassable » ;
parce que « personne ne s’est adonné à la contemplation du visage
du Christ avec autant d'assiduité que Marie » (RMV 10), « personne
mieux qu'elle ne connaît le Christ ; nul autre que sa Mère ne peut
nous faire rentrer dans une profonde connaissance de son mystère »
(RMV 14).
« Et nous nous tournons [donc] vers Marie, Mère et
Maîtresse pour chacun de nous. Elle qui est la première Consacrée, elle
a vécu la plénitude de la charité. D'un esprit fervent, elle a servi le
Seigneur ; joyeuse dans l'espérance, forte dans la tribulation, persévérante
dans la prière, attentive aux besoins des frères (cf. Rm 12, 11-13).
En elle se reflètent et se rénovent tous les aspects de l'Evangile, tous
les charismes de la vie consacrée » (RdC 46). Je me demande
si ce n'est pas précisément en cela que réside sa beauté, sa fascination,
sa nouveauté, sa splendeur !
Je voudrais le faire en citant un texte de l’exhortation apostolique sur
la Vie consacrée, parce que cette donnée aussi devrait nous stimuler
à mieux connaître cet important document ; et je recommande vivement
d'approfondir aussi l'instruction Repartir du Christ [18]
:
« Chez tous [les instituts des vie consacrée],
il y a la conviction que la présence de Marie a une importance fondamentale
tant pour la vie spirituelle de toute âme consacrée, que pour la consistance,
l'unité, le progrès de toute la communauté. Marie est en effet un exemple
sublime de consécration parfaite, par sa pleine appartenance à Dieu
et par le don total d'elle-même. Choisie par le Seigneur, qui a voulu
accomplir en elle le mystère de l'Incarnation, elle rappelle aux consacrés
la primauté de l'initiative de Dieu. En même temps, ayant donné
son assentiment à la Parole divine qui s'est faite chair en elle, Marie
se situe comme le modèle de l'accueil de la grâce par la créature
humaine […] La vie consacrée la considère comme un modèle sublime de consécration
au Père, d'union avec son Fils et de docilité à l'Esprit, dans la conscience
qu'embrasser “le genre de vie virginale et pauvre” du Christ signifie
faire sien également le genre de vie de Marie » (VC 28).
Demandons-lui qu'elle nous enseigne à nous ouvrir à l'action transformante
et sanctificatrice de l'Esprit. Confions-lui notre vocation salésienne
pour qu'Elle nous rende « signes et porteurs de l'amour de Dieu pour
les jeunes ».
Pascual Chávez V.
Recteur majeur