Sainteté Salésienne

LA LECTURE DE VIES DE SAINTS, OUTIL DE FORMATION

SAINTITÉ SALÉSIENNE - DOCUMENTS


LA LECTURE DE VIES DE SAINTS

LA LECTURE DE VIES DE SAINTS, OUTIL DE FORMATION

par Enrico dal Covolo, sdb.

Le titre de cette contribution peut être interprété de différentes façons et donner lieu à des développements divers. Cela dépend de la signification qu’on veut donner aux deux “mots-clés” du titre: “lecture” et “formation”.
Quant à moi, je les prends dans le sens le plus large et je parlerai de la rencontre avec la sainteté comme outil irremplaçable et privilégié de formation théologique et spirituelle.
L’exposé s’articule en trois parties.
La première partie constitue une introduction générale sur le sujet. C’est une introduction qui, d’une certaine façon, s’impose, qui cherche à retrouver dans le magistère des Pères – et donc dans les racines profondes de l’histoire de l’Église – la leçon authentique sur la sainteté, à laquelle nous sommes tous appelés (voir à ce sujet le chapitre cinq de la Constitution dogmatique Lumen Gentium: il en ressort que le parcours de formation à la sainteté est un devoir incontournable pour tous les croyants).
La deuxième partie entre dans le coeur du sujet, suivant une approche originale, inspirée par la publication récente de l’editio typica altera du Martyrologe Romain (29 juin 2004). Guidé de façon autorisée par les Praenotanda du Martyrologe, nous verrons comment la lecture de vies de saints est un lieu privilégié de formation, non seulement dans le cadre de la “science théologique” prise dans un sens académique, mais aussi et surtout dans le cadre de la “science de l’amour”. C’est d’abord dans cette seconde “science”, nettement plus complexe que la première, que les formateurs et les formés doivent s’évaluer: c’est dans cette science qu’ils doivent obtenir leur diplôme! La troisième partie est un essai. J’ai essayé de relire la vie d’une sainte (plus exactement d’une bienheureuse) en cherchant à y recueillir la “science de l’amour”: en effet, Alessandrina da Costa, grande mystique du vingtième siècle, représente bien la figure du disciple qui, lors de la Passion, après avoir appuyé sa tête sur le coeur de Jésus (c’est là le “lieu” de la scientia amoris!) accompagna le Maître jusqu’à la croix [1] .

1. LA SAINTETÉ ET LES PÈRES DE L’ÉGLISE [2]

Des Vies de saints proprement dites n’apparaissent pas avant les 3 ème - 4 ème siècles, à l’époque des Pères de l’Église. Auparavant, il y avait les Actes et les Passions des martyrs. Quand le témoignage de la vie consacrée a succédé au martyre sanglant, alors on commença à écrire des Vies de saints moines (la plus ancienne est la Vie de St Antoine, écrite par Athanase) et de saints évêques (après la Vie de Cyprien, écrite par le diacre Ponzio, les plus fameuses ont été les Vies de St Ambroise et de St Augustin).
On peut considérer comme un chaînon intermédiaire entre les deux la Vie de St Martin, moine et évêque, écrite par Sulpice Sévère à la fin du 4 ème siècle. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est chercher à comprendre quelle est la “théologie de la sainteté” sous-jacente à la rédaction et à la lecture des Vies de Saints à l’époque patristique.
Nous devons obligatoirement nous limiter à un l’un ou l’autre aspect. Nous partons d’un sujet bien connu. Dans la vision biblique et patristique, la sainteté est l’attribut propre et donc de soi exclusif, de Dieu. En vérité, Dieu seul est saint. “Toi seul est saint” proclamons-nous dans le Gloria de la messe, et nous le répétons encore dans le Sanctus et dans les différentes prières eucharistiques. Mais la sainteté de Dieu, loin de se replier sur elle-même, se répand sur tous ceux qui croient en Lui. Comme on peut le lire dans la Lettre aux Éphésiens: “Avant la création du monde, Dieu nous avait déjà choisis [...], afin que nous soyons saints et sans défaut à ses yeux”.
(Eph 1, 4). Ainsi, la sainteté de Dieu est l’origine, le but et le soutien toujours efficace et victorieux de tout chemin individuel de sainteté. Humainement parlant, personne ne peut espérer atteindre la vie de Dieu. Il y a une claire disproportion “ontologique” – comme diraient les philosophes – entre la créature et le Créateur. Mais l’incarnation du Verbe, sa mort et sa résurrection ont établi un pont sûr entre le fils de l’homme et le Fils de Dieu; elles ont en quelque sorte comblé le fossé. Dans une homélie pascale anonyme du 4 ème siècle, on peut lire: “Pour tout homme, pour chacun de nous, le principe de la vie, c’est le fait que le Christ a été immolé pour nous. Mais le Christ est immolé pour nous au moment précis où nous-mêmes prenons conscience de la vie que nous procure cette immolation”. Si l’homme, dans sa liberté, ne décide pas de répondre aux dons de la grâce, l’immolation du Verbe reste pour lui sans effet.
Voilà le “secret de la sainteté”, selon les Pères de l’Église. Il s’agit de re-“connaître” l’amour du Christ et de vivre ensuite dans la conviction d’”être” des fils de Dieu. C’est comme si je disais: “Regarde-moi, Père! Je suis ton fils. je suis ton Christ: il vit en moi, et moi, je vis en lui...”Je suis fils de Dieu; la sainteté de Dieu m’a touché et continue de vivre en moi. De la même façon, nous pourrions dire à tout chrétien: “En toi habite le Fils de Dieu: vis donc comme un fils de Dieu! Donne libre cours au projet de sainteté que Dieu lui-même a inscrit dans ton coeur!” C’est la raison profonde pour laquelle, dans les premières communautés chrétiennes, le qualificatif de “saint” n’était pas réservé à quelque élus, mais s’appliquait à tous les baptisés. Manifestement, la qualification de saints (“Vous êtes tous des saints...”) n’exclut pas l’exigence qui lui correspond (“...marchez donc dans la sainteté!”): au contraire, elle la renforce au plus haut point, tout en promettant la victoire. À cet égard, on peut lire par exemple la salutation de Paul aux chrétiens de Corinthe (1Cor 1, 2): ceux qui ont déjà été “sanctifiés en Christ Jésus”, et ceux qui sont “appelés à être saints”.

Nous pouvons voir tout cela dans les écrits de deux Pères que je considère d’une certaine façon comme exemplatifs: je ferai brièvement référence à Origène en Orient et à Bernard de Clairvaux en Occident, le premier à l’époque des débuts de l’histoire de l’Église, le second à la fin de l’époque patristique.
Globalement, la voie vers la sainteté explorée par Origène dépend d’une espèce de “code d’accès” et de la recommandation qui lui correspond de passer de la lettre à l’esprit des Écritures pour progresser dans la connaissance de Dieu: une connaissance qui conduit à l’union, mieux, qui est l’union. Ainsi, le Père alexandrin propose un chemin de sainteté dans lequel la connaissance des Écritures, la contemplation et l’expérience mystique de Dieu, loin de s’exclure, se pénètrent l’une l’autre et sont en permanence proposées à tout chrétien, afin qu’il marche sur le chemin de la perfection.
Le niveau de connaissance de Dieu le plus élevé est, selon Origène, l’amour. Pour en faire la démonstration, il s’appuie sur un sens hébreu du verbe connaître, utilisé pour exprimer l’acte d’amour humain: “Adam connut Eve, son épouse, et elle conçut”. Telle est la définition du connaître, confondu avec l’amour dans l’union. De même que l’homme et la femme sont “deux en une seule chair”, ainsi Dieu et le croyant deviennent “deux dans un même esprit”.
Cette doctrine de la connaissance de Dieu et de la sainteté (puisqu’elles sont comme les deux faces d’une médaille) est manifestement de nature mystique.
Dès lors, quand on parle d’Origène le “mystique”, il faut obligatoirement se reporter à ses Homélies sur le Cantique des Cantiques. À ce sujet, on cite souvent un passage de la première homélie, dans laquelle Origène avoue que “Souvent – Dieu m’en est témoin – j’ai senti que l’Époux s’approchait de moi au plus près; puis il s’en allait soudainement, et je n’arrivais pas à trouver ce que je cherchais. À nouveau me prend le désir de sa venue; parfois il revient, et quand je m’en suis rendu compte, quand je le tiens entre mes mains, le voici encore qui s’enfuit, et une fois qu’il a disparu, je me mets encore à le chercher...” (Homélie sur le Cantique des Cantiques 1, 7).
Un autre commentateur célèbre du Cantique des Cantiques, Bernard de Clairvaux, invite à franchir les siècles et à observer la fin de la période patristique en Occident. Dans son commentaire du Cantique des Cantiques, l’abbé de Clairvaux ne se lasse pas de répéter qu’il n’y a qu’un seul nom qui compte, celui de Jésus de Nazareth. “Tout aliment de l’âme est sec s’il n’est pas arrosé de cette huile; il est insipide s’il n’est pas assaisonné de ce sel. Ce que tu écris n’a pas de saveur pour moi si je n’y ai pas lu le mot Jésus. Quand tu discutes ou quand tu parles, rien n’a de saveur pour moi si je n’ai pas entendu prononcer le nom de Jésus: miel dans la bouche, chant à l’oreille, joie au coeur (mel in ore, in aure melos, in corde iubilus)” (Sermon sur le Cantique des Cantiques 15, 6).
Comment peut-on justifier cet hymne passionné du saint abbé? La vérité, c’est que Bernard est fasciné par une profonde certitude de foi. Grâce au sacrifice du Christ, il se sent atteint par la sainteté de Dieu. Il écrit dans un autre Sermon sur le Cantique des Cantiques (61, 4-5): “Ce que je ne peux atteindre par moi-même – à savoir la sainteté – je m’en empare (usurpo !) avec confiance dans le côté transpercé du Seigneur. Voilà le “coup de main” de la sainteté! Selon les Pères, Marie et les saints ont effectué de manière exemplaire ce “coup de main”, en “prenant conscience de la vie que nous procure cette immolation” (Homélie pascale du 4 ème siècle, citée plus haut).
Nous pouvons lire dans la même perspective un passage célèbre de Nicolas Cabasilas, un grand mystique du 14 ème siècle; par rapport à saint Bernard, il nous fait respirer avec “l’autre poumon” de l’Église catholique, celui d’Orient. Mais sa doctrine de la sainteté coïncide de façon surprenante avec celle de Bernard. “Dès le moment où le Christ a été élevé en croix, est mort et ressuscité – lit-on en effet dans son second livre de la Vie en Christ – l’homme a retrouvé la liberté, sa forme et sa beauté ont été restaurées, de nouveaux membres ont été formés.
Maintenant, il n’y a plus qu’à aller de l’avant et accéder aux dons... La rançon a déjà été payée, maintenant il n’y a plus qu’à se rendre libre; le parfum a déjà été versé, et sa fragrance a rempli l’univers: il n’y a plus qu’à le respirer; même pas, puisque le pouvoir de respirer est lui-même donné par le Sauveur, ainsi que celui d’être libres et éclairés... Après avoir accompli lui-même tout ce par quoi je suis libéré, il a permis que nous aussi, nous apportions notre contribution à notre libération: celle qui consiste à croire que dans le baptême réside la sainteté et à vouloir y accéder” (La vie en Christ 2, 4).
En vérité, fait observer avec justesse ce grand expert des Pères qu’est Raniero Cantalamessa [3] , “on ne pense jamais à la chose la plus simple!” Eh bien, “la chose la plus simple” 3 que les Pères continuent à nous répéter au long des siècles, est celle-ci: pour tout baptisé, pour chacun de nous, la sainteté est “à portée de main”. Mais pour qu’elle nous touche vraiment, il faut que mûrisse en nous une forte conviction de foi: la sainteté, c’est la vie même de Dieu, et par Jésus Christ, la vie de Dieu, c’est-à-dire la sainteté, parvient à chacun de nous. Il faut en prendre conscience et adapter sa vie aux dons de la grâce.
Par conséquent, comme l’écrit Jean-Paul II dans Novo Millenio ineunte, le programme de la sainteté reste celui de toujours, “puisé dans l’Évangile et dans la Tradition vivante”: c’est “le Christ lui-même, qu’il faut connaître, aimer, imiter” (n/ 29).
Jésus-Christ est allé mourir sur la croix pour que nous devenions des saints: “Honorons donc – s’exclame saint Jean Chrysostome dans son Homélie sur le cimetière et sur la croix – son trophée, la croix... Faisons nôtres ces blessures et cette mort!”

2. LA VIE DES SAINTS COMME “LIEU” DE FORMATION: DE LA “SCIENCE THÉOLOGIQUE” À LA “SCIENCE DE LA CHARITÉ” [4]
Quand on pense à la formation, la première image qui nous vient le plus souvent à l’esprit est celle des livres de théologie. On risque alors d’oublier l’aspect réaliste qui caractérise la foi chrétienne. “L’acte de foi – écrivait déjà saint Thomas – n’a pas comme point de référence ce qui peut être énoncé, mais la res, la Chose en elle-même”. C’est précisément le réalisme de la foi qui doit guider tout parcours de formation, en rendant les formateurs et les formés (qui sont souvent aussi des théologiens) bien conscients que la Chose vers laquelle il faut tendre est en définitive la participation par la grâce à la connaissance d’amour (dans le sens utilisé par les Pères) que le Fils incarné, crucifié et ressuscité a de son Père, dans la communion de l’Esprit Saint. Une formation authentique ne peut être qu’une configuration progressive à Lui, le Fils de Dieu, le seul à connaître le Père. “Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, – proclame Jésus lui-même dans son Magnificat – d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents, et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père; car tel a été ton bon plaisir. Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler” (Mt 11, 25-27).
Dans la Tradition de l’Église, la théologie en tant que fides quaerens intellectum, malgré la diversité de ses expressions historiques, s’organise comme exercice de l’intelligence qui naît de l’expérience de la foi, qui se nourrit d’elle et qui a pour objectif de la faire grandir. “J’ai désiré voir avec mon intelligence ce que j’ai cru par la foi”, affirme saint Augustin à propos du mystère central de la Révélation, la sainte Trinité (La Trinité 15, 28, 51). La vision à laquelle aspire le désir qui met en mouvement l’intelligence du mystère révélé, est une pénétration toujours plus profonde et une participation toujours plus active à cette vérité/vie qui est le Christ lui-même, à qui la foi adhère intimement, dans l’espérance assurée de son accomplissement complet et inépuisable dans le Royaume des cieux: “Aujourd’hui, je connais d’une manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu” (1 Cor 13, 12).
De cette nature intime de la théologie dérive la forme particulière de son caractère scientifique. La théologie, en effet, est une science précisément dans le sens où elle est délimitée de façon rigoureuse, dans son intentionnalité et dans sa pratique, par l’Objet qui lui est offert par la Révélation: Dieu en Christ. Par une géniale intuition, saint Thomas d’Aquin en vient ainsi à affirmer que la théologie est une science “en ce qu’elle procède de principes connus grâce à la lumière d’une science supérieure, qui est la science de Dieu et des bienheureux” (Somme théologique, 1, 1, 2). C’est ainsi qu’il rassemble dans une structure organique le raisonnement utilisé par la théologie scolastique dans son argumentation, en tant que science, avec la perspective néotestamentaire et patristique qui voit dans la foi et la connaissance qui en découle la participation par la grâce à la connaissance du Père dont jouit, par nature, le Verbe incarné et qui se réalise pour les hommes dans la vision béatifique des saints.
Le cardinal Joseph Ratzinger fait le commentaire suivant: “La théologie ne voit ni ne prouve sa raison ultime. Elle est comme suspendue à la ‘science des saints’, à leur vision, qui constitue le point de référence de la pensée théologique et en garantit la légitimité [...]. Sans le réalisme des saints, sans leur contact avec la réalité en question, la théologie devient un jeu intellectuel vide et perd même son caractère scientifique”. [5]
Ainsi, la vie et le témoignage des saints éclairent non seulement les parcours de formation spirituelle, mais aussi tout chemin authentique de recherche théologique.
On peut en voir une confirmation dès le début du christianisme dans la définition même de “Père de l’Église”. Un “Père”n’est pas seulement quelqu’un qui s’est distingué par l’excellence et l’orthodoxie de sa doctrine. Un “Père de l’Église” doit aussi briller par la sainteté de sa vie. S’il n’est pas saint, il ne peut être Père de l’Église.
De nos jours, le fait est confirmé par le chapitre VII de Lumen Gentium, intitulé “Le caractère eschatologique de l’Église en marche et son union avec l’Église du ciel”. La vie des saints y est présentée comme celle de ceux qui ont été le mieux configurés à l’image du Christ, comme l’écrit saint Paul en 2 Cor 3, 18: “Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme il convient au Seigneur, qui est Esprit.” En raison de cette étroite conformité au Christ, dans la vie des saints, Dieu manifeste aux hommes de manière vivante et lumineuse sa présence et son visage; mieux, en eux, “c’est Dieu lui-même qui nous parle, qui nous donne un signe de son royaume” (Lumen Gentium, n/ 50).

Ainsi, le texte conciliaire invite la théologie à scruter, avec gratitude et confiance, la sainteté comme le “lieu” où resplendit dans le monde le caractère réaliste et prophétique de la foi chrétienne. L’existence en Christ, vécue par les saints, est en effet un témoignage de la vérité et de l’efficacité de la Révélation comme rédemption, comme accomplissement de l’humain et comme présence prolongée de Dieu, dans le Christ ressuscité qui répand son Esprit sur les hommes. Pour ce motif, la vie des saints vient au secours du devoir spécifique de la théologie, appelée à “répondre à quiconque demande raison de l’espérance qui vit chez les croyants” (1 P 3, 15).
En même temps, la théologie est invitée à approfondir le lien christologique intrinsèque entre la vérité de la Révélation et le témoignage de cette dernière dans la vie des fidèles. “Si je suis né, si je suis venu dans le monde, – déclare Jésus – c’est pour rendre témoignage à la vérité” (Jn 18, 37). Jésus est “le Chemin, la Vérité et la Vie” (Jn 14, 6), en ce qu’il témoigne dans sa vie de la vérité du Père, en ouvrant ainsi aux hommes le chemin vers Lui. Dans la vie des saints est donc proposé à nouveau le témoignage de la vérité du Christ lui-même, laquelle est la vérité faite vie et qui conduit à la vie. Il ne faut pas négliger non plus la suggestion de Lumen Gentium 50, selon laquelle, à travers les saints, c’est Dieu lui-même qui “nous parle”. “Les paroles que tu m’as données – dit Jésus au Père lors du discours de la dernière Cène – je les leur ai données “ (Jn 17, 8). Chaque saint, pourrait-on dire, s’offre à l’Église, en union avec le Christ, Verbe incarné, comme l’incarnation dans le souffle de l’Esprit d’une parole que Jésus a reçue du Père et a transmise à ses disciples: “J’avais faim ...; j’étais malade...; bienheureux les pauvres...; aimez-vous les uns les autres...” Ainsi, la théologie peut contempler dans les saints – veluti stella a stella differens in claritate: une étoile même diffère en éclat d’une étoile (cf 1 Cor 15, 40-41) – cette parole ou cette expression de la vie et de la mission du Christ qui, à l’instar d’une semence féconde, a germé sous l’impulsion de l’Esprit Saint, au long des siècles, dans le jardin de l’Église, et a porté beaucoup de fruit (cf Jn 12, 24). [6]
Le cardinal Ratzinger écrit encore: “Cette connexion entre théologie et sainteté n’est pas un simple discours sentimental ou piétiste, mais elle a son fondement dans la logique des choses et elle a pour elle le témoignage de toute l’histoire. On ne peut pas imaginer saint Athanase sans la nouvelle expérience du Christ faite par l’abbé Antoine; ni saint Augustin sans la passion de marcher vers la radicalité chrétienne; ni saint Bonaventure et la théologie franciscaine du 13 ème siècle sans la nouvelle et gigantesque expression du Christ dans la figure de saint François d’Assise; ni Thomas d’Aquin sans la passion de saint Dominique pour l’évangile et l’évangélisation”.6 Le “tournant” décisif de notre réflexion est guidé maintenant par une pensée de Balthasar, qui développe de façon féconde la citation de Ratzinger: “Les grands charismes comme ceux d’Augustin, de François, d’Ignace – fait remarquer le théologien suisse – peuvent être vus comme des regards, inspirés par l’Esprit, sur le coeur de la Révélation, des regards qui enrichissent l’Église d’une manière tout à fait inattendue mais pourtant éternelle. Ce sont chaque fois des charismes dans lesquels l’intelligence, l’amour et l’imitation sont inséparables. On constate par là que l’Esprit explicateur est à la fois sagesse divine et amour divin, qu’il n’est en aucune manière pure théorie, mais toujours expérience vécue [...]. Il répand la plénitude divine à l’infini, mais toujours de façon à l’unifier de nouveau et davantage” .

Nous sommes ainsi arrivés “au coeur” de notre sujet: la vie des saints est véritablement une “école” irremplaçable et formation théologico-spirituelle, en ce que la “lecture” de ces vies amène à s’approcher non seulement (et pas toujours) de la science théologique dans son sens académique, mais plutôt (et ceci chaque fois) de la science de l’amour divin, dont les saints sont par définition des spécialistes.
De ce point de vue, il est important de se référer aux Praenotanda de l’editio typica altera du Martyrologe Romain, en particulier au n/ 18. On y trouve en résumé le Magistère du Concile Vatican II, de Paul VI et de Jean-Paul II concernant le patrimoine ecclésial constitué par la vie des saints et par la vérité salvifique qu’ils incarnent et qui rayonne d’eux, et qui montre aux fidèles le chemin privilégié pour se conformer au mystère du Christ et pour en témoigner dans l’Église et dans le monde.
Ce concept est à juste titre inséré dans le contexte de la signification ecclésiologique de la communion des Saints. Le témoignage des saints est ainsi vu dans son actualité permanente comme un soutien providentiel et l’aliment du peuple de Dieu dans son pèlerinage terrestre vers la maison du Père. Ce témoignage, enraciné dans le Christ qui Ecclesiae suae semper adest (Sacrosanctum Concilium, n/ 7), devient pour nous source vive et assurée de croissance de la foi, de croissance de la charité, de renforcement de l’espérance.
Voici le texte: “En contemplant en Christ la vie des saints, les fidèles reçoivent la lumière pour explorer le mystère de Dieu. En effet, dans la vie des saints – qui, tout en partageant notre nature humaine, sont cependant parfaitement transformés à l’image du Christ (cf 2 Cor 3, 18) – Dieu manifeste aux hommes dans une vive lumière sa présence et son visage. En eux, Dieu luimême nous parle et nous donne un signe de son Royaume (cf Lumen Gentium, 50). Cela ne doit pas être interprété uniquement selon la science théologique, mais aussi selon la “science de l’amour”, qui découle de l’illumination de l’Esprit Saint à travers l’expérience des mystères de Dieu”.
La déclaration finale de cet article 18, très dense, des Praenotanda renvoie à la Lettre Apostolique de Jean-Paul II Divini Amoris Scientia à l’occasion de la proclamation de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la sainte Face comme Docteur de l’Église universelle (1998). On y rappelle le fait que la sainteté, quand elle est enrichie de charismes qui illustrent la vérité révélée, doit être reconnue dans sa qualité de “lieu théologique”, non seulement (et pas toujours – c’est nous qui ajoutons) en relation avec la science théologique prise dans son strict sens académique, mais bien plutôt en relation avec cette science de l’amour qui découle de l’illumination de l’Esprit Saint à travers l’expérience des mystères de Dieu.
L’affirmation est conforme à l’enseignement du Concile, mais elle est aussi, au moins en partie, nouvelle, puisque nous l’avons déjà trouvée explicitée dans la lettre Novo Millenio Ineunte de Jean-Paul II. On y retrouve en effet le thème de la scientia amoris et l’on donne la raison de sa fécondité particulière pour un approfondissement efficace, théologique et existentiel, du mystère du Christ, au service de la croissance de la foi du peuple de Dieu (cf n/ 27 et 42). Avec cette proposition de distinguer entre science théologique et science de l’amour à propos de la sainteté comme “lieu théologique”, il me semble qu’on pourrait suggérer deux choses.
Avant tout, on souligne que la richesse et la fécondité théologique exprimées par la sainteté doivent être personnalisées, non seulement dans le fait que les grands charismes dans l’Église sont des dons de l’Esprit Saint à l’Église comme illustration vivante des vérités de la foi et parfois comme illustration spécifique de certaines d’entre elles; mais aussi dans le fait que l’expérience de la foi qu’ils procurent s’offre à l’intelligence théologique comme un domaine vaste et lumineux pour l’accès à la vérité révélée et, pourrait-on dire, pour en vérifier la présence dans l’existence de ceux qui l’ont, plus parfaitement que d’autres, accueillie et en ont vécu, devenant grâce à elle
des images du Christ. La conformité au Christ par amour pour lui, en effet, éclaire d’une manière unique et extraordinaire les yeux de la foi; elle les rend capables de réfléchir en eux, pour autant que ce soit possible à une créature in statu viae, la lumière de la vérité divine qui resplendit sur le visage du Christ.
Mais cela entraîne une dernière signification pour la théologie. Elle est en effet invitée à tenir le regard fixé sur son objectif premier et ultime, celui de conduire à la communion d’amour toujours plus accomplie avec le Christ, Voie, Vérité et Vie, et en Lui et par Lui, la sainte Trinité et les frères (cf Jn 17, 21). Ceci ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la façon même de pratiquer la théologie. La finis fidei – explique saint Thomas – est ce bonum divinum qui est proprium obiectum caritatis, de sorte que “la charité est définie comme la forme de la foi, en ce que, à travers la charité, l’acte de foi se perfectionne et trouve sa forme” (Somme th. 2-2a, 4, 3, corpus). Il en résulte que la théologie elle-même, en tant que intelligentia fidei, est appelée à trouver sa perfection et sa forme intérieure dans le dynamisme théologique de la charité. De cette façon, le raisonnement conceptuel propre à la théologie scientifique non seulement se nourrit de la science d’amour des saints, mais – comme l’affirme encore saint Thomas – “elle déborde dans l’affection de l’amour” (Somme th. 1, 43, 5, ad secundum). Ainsi, l’intelligence – explique Jacques Maritain – arrive par la grâce à fonctionner d’une façon formellement éclairée et innervée par l’amour divin, car, “en se rendant passive face à l’amour et en laissant dormir ses concepts, elle permet que l’amour lui-même devienne moyen formel de connaissance” [7]

3. UN EXEMPLE: PISTE DE LECTURE DE LA VIE DE LA BIENHEUREUSE ALESSANDRINA MARIA DA COSTA [8]

Avec la française Marthe Robin (1902-1981) et l’allemande Thérèse Neumann (1898-1962), Alessandrina Maria da Costa (1904-1955), portugaise, est une “perle” dans l’histoire de la sainteté et de la mystique au 20 siècle par la richesse spirituelle qu’elle nous a laissée tout au long des ème nombreuses pages de son journal intime, véritable école de “la spiritualité de la réparation”: ces pages tirent leur force de l’amour passionné du Christ pour le Père et pour les âmes et qui atteint son sommet dans la mort sur la croix.
Ce sont trois femmes laïques, presque contemporaines, de famille paysanne, habituées à une vie digne dans la pauvreté et à une expérience mystique qui s’insère dans l’histoire du siècle passé, traversée par les drames des deux guerres mondiales, par l’apparition du système totalitaire communiste en Russie et du nazisme en Allemagne, par une lutte et une persécution contre l’Église qui a suscité de nombreux martyrs.
Sur le plan de l’expérience mystique, ce qui rapproche ces trois femmes, ce n’est pas seulement la vocation victimale pour le salut des âmes, au point de revivre dans leur propre corps la passion du Christ, mais le fait qu’elle vécurent dans un jeûne complet pendant une longue période, avec pour seule nourriture l’Eucharistie: cinquante ans pour Marthe Robin, trente-six ans pour Thérèse Neumann et treize ans pour Alessandrina. On a parlé de ces faits comme des “miracles eucharistiques” du 20 ème siècle.

Alessandrina est née à Balasar, un petit village du nord du Portugal, le 30 mars 1904, un mercredi saint. Sa naissance avait été précédée par un événement extraordinaire qui s’était produit dans le village lors de la fête du Saint Sacrement du 21 juin 1832. Sur le chemin qui conduisait au hameau Calvario, le hameau où vécut Alessandrina, une croix était apparue par terre, de couleur différente de celle du sol à cet endroit; malgré de multiples tentatives du curé de l’effacer en utilisant de l’eau, la croix se reconstituait. Un document d’époque, rédigé par le curé, rappelle cet événement. Une petite chapelle fut par la suite bâtie à cet endroit pour protéger la croix, devenue entre-temps but de pèlerinage pour de nombreuses personnes.
Ce signe, qui “annonçait” ce que serait la vocation d’Alessandrina comme âme victime, fut confirmé par Jésus lui-même lors de l’extase du 5 décembre 1947: “Un siècle vient de s’écouler depuis que j’ai envoyé à cette paroisse privilégiée, la croix – dit Jésus à Alessandrina – comme un signe annonciateur de ta crucifixion. La croix était prête; il manquait la victime; dans les plans divins, le choix était déjà fait: ce serait toi...De cette croix, de cette immolation, j’ai retiré deux bénéfices: l’amour de ma croix et une grande réparation. Ce n’est pas seulement mon Alessandrina qui est crucifiée, mais le Christ en elle et avec elle”.
À partir de l’âge de vingt ans, Alessandrina vécut au lit, paralysée en raison d’une myélite à l’épine dorsale, consécutive à une chute. À l’âge de quatorze ans, elle avait sauté par la fenêtre de la maison pour échapper à trois hommes mal intentionnés qui étaient entrés de force dans la maison. Dans la solitude de sa chambrette, Alessandrina devint l’ange consolateur de Jésus Eucharistie présent dans tous les Tabernacles du monde et, en même temps, hostie dans l’Hostie divine, elle accepta d’être immolée avec Jésus pour la conversion des pécheurs et le salut des âmes. Son programme spirituel est résumé en trois mots, qu’elle entendait résonner dans son coeur chaque fois qu’elle demandait à Jésus ce qu’il attendait d’elle; la réponse était toujours la même: “Souffrir, aimer, réparer”.
À partir de 1935, Alessandrina se fit le porte-voix de Jésus pour demander la consécration du monde au Coeur Immaculé de Marie, qui fut prononcée par Pie XII en 1942. Pendant les années qui s’écoulèrent avant que le monde ne soit consacré à la Madone, Alessandrina revécut mystiquement la Passion de Jésus, dans son corps et dans son âme, chaque vendredi entre midi et 15 heures. C’était le signe donné par le Seigneur pour appuyer sa demande. Après que le Pape eût consacré le monde, prit alors fin l’expérience mystique de la crucifixion visible sur le corps, tandis que continuait celle intérieure, l’agonie de l’âme; c’est alors qu’elle commença le jeûne total qui se prolongea pendant les treize dernières années de sa vie, au cours desquelles elle vécut de la seule Eucharistie.
En 1943, des médecins compétents contrôlèrent de près le jeûne absolu et l’anurie pendant quarante jours et quarante nuits, dans l’hôpital de Foz de Douros, près d’Oporto (Porto).
En 1944, son directeur spirituel, le salésien don Umberto Pasquale, après avoir constaté les hauteurs spirituelles auxquelles elle était parvenue, encouragea Alessandrina à continuer à rédiger son journal; ce qu’elle fit par esprit d’obéissance jusqu’à sa mort. Cette même année 1944, Alessandrina s’inscrivit à l’Union des Coopérateurs Salésiens. Elle voulut placer son diplôme de Coopératrice “à un endroit où elle l’avait en permanence sous les yeux”, pour collaborer par sa souffrance et ses longues prières au salut des âmes, surtout celles des jeunes. Elle pria et souffrit pour la sanctification des Coopérateurs du monde entier.
En dépit de ses souffrances, elle continua à s’intéresser en outre et à s’engager en faveur des pauvres, du bien spirituel des paroissiens et de beaucoup d’autres gens qui recouraient à elle. Elle encouragea des triduums, les quarante heures et les jeûnes de carême. dans sa paroisse.

Surtout dans les dernières années de sa vie, beaucoup de gens venaient la trouver, parfois de loin, attirées par sa renommée de sainteté, et plusieurs d’entre eux ont attribué leur conversion à ses conseils.
En 1950, Alessandrina fêtait le vingt-cinquième anniversaire de son immobilité. Le 7 janvier 1955, on lui annonça que cette année serait celle de sa mort. Le 12 octobre, elle voulut recevoir l’onction des malades. Le 13 octobre, jour anniversaire de la dernière apparition de la Vierge à Fatima, on l’entendit s’exclamer: “Je suis heureuse, car je vais au ciel”. À 19h30, elle expira.
En 1978, son corps fut transféré au cimetière paroissial de Balasar, où aujourd’hui encore, il repose dans une chapelle latérale. Sur sa tombe, on peut lire les mots suivants, qu’elle a ellemême voulus: “Pécheurs, si les cendres de mon corps peuvent être utiles pour vous sauver, approchez-vous, marchez dessus, piétinez-les jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Mais ne péchez plus, n’offensez plus notre Jésus!” C’est le résumé de sa vie, consacrée exclusivement au salut des âmes.
À Porto, dans l’après-midi du 15 octobre, tous les fleuristes restèrent démunis de roses blanches: toutes avaient été vendues. Un hommage floral à Alessandrina, qui avait été la rose blanche de Jésus.
Alessandrina présente pour nous une valeur exemplative. Son amour pour l’Eucharistie et la Madone, et sa vie intérieure, arrivée aux plus hauts niveaux de la mystique, nous proposent à tous le “programme” de la sainteté, qui est le Christ lui-même, qu’il s’agit de connaître, d’aimer et d’imiter (cf Novo Millenio Ineunte, n/ 29). Il est clair qu’il s’agit de la “connaissance” mystique: c’est celle de l’Apôtre qui appuie sa tête sur le coeur de Jésus. En la proclamant bienheureuse, le Pape a déclaré: “Dans l’exemple de la bienheureuse Alessandrina , expression de la trilogie ‘souffrir, aimer, réparer’, les chrétiens peuvent trouver un stimulant et une motivation pour anoblir tout ce que la vie a de douloureux et de triste grâce à l’épreuve suprême: sacrifier sa vie pour ceux qu’on aime”.
Alessandrina, experte en sainteté, enseigne et recommande à chaque disciple la “science de l’amour”, la connaissance la plus profonde du mystère du Christ. C’est absolument l’”école de formation” la plus exigeante et la plus féconde.

Enrico dal Covolo.