LA LECTURE DE VIES DE SAINTS, OUTIL DE FORMATION
par Enrico dal Covolo, sdb.
Le titre de cette contribution peut être interprété
de différentes façons et donner lieu à des développements
divers. Cela dépend de la signification qu’on veut donner
aux deux “mots-clés” du titre: “lecture”
et “formation”.
Quant à moi, je les prends dans le sens le plus large et je parlerai
de la rencontre avec la sainteté comme outil irremplaçable
et privilégié de formation théologique et spirituelle.
L’exposé s’articule en trois parties.
La première partie constitue une introduction générale
sur le sujet. C’est une introduction qui, d’une certaine
façon, s’impose, qui cherche à retrouver dans le
magistère des Pères – et donc dans les racines profondes
de l’histoire de l’Église – la leçon
authentique sur la sainteté, à laquelle nous sommes tous
appelés (voir à ce sujet le chapitre cinq de la Constitution
dogmatique Lumen Gentium: il en ressort que le parcours de formation
à la sainteté est un devoir incontournable pour tous les
croyants).
La deuxième partie entre dans le coeur du sujet, suivant une
approche originale, inspirée par la publication récente
de l’editio typica altera du Martyrologe Romain (29 juin 2004).
Guidé de façon autorisée par les Praenotanda du
Martyrologe, nous verrons comment la lecture de vies de saints est un
lieu privilégié de formation, non seulement dans le cadre
de la “science théologique” prise dans un sens académique,
mais aussi et surtout dans le cadre de la “science de l’amour”.
C’est d’abord dans cette seconde “science”,
nettement plus complexe que la première, que les formateurs et
les formés doivent s’évaluer: c’est dans cette
science qu’ils doivent obtenir leur diplôme! La troisième
partie est un essai. J’ai essayé de relire la vie d’une
sainte (plus exactement d’une bienheureuse) en cherchant à
y recueillir la “science de l’amour”: en effet, Alessandrina
da Costa, grande mystique du vingtième siècle, représente
bien la figure du disciple qui, lors de la Passion, après avoir
appuyé sa tête sur le coeur de Jésus (c’est
là le “lieu” de la scientia amoris!) accompagna le
Maître jusqu’à la croix
[1] .
1. LA SAINTETÉ ET LES PÈRES DE L’ÉGLISE [2]
Des Vies de saints proprement dites n’apparaissent pas avant
les 3 ème - 4 ème siècles, à l’époque
des Pères de l’Église. Auparavant, il y avait les
Actes et les Passions des martyrs. Quand le témoignage de la
vie consacrée a succédé au martyre sanglant, alors
on commença à écrire des Vies de saints moines
(la plus ancienne est la Vie de St Antoine, écrite par Athanase)
et de saints évêques (après la Vie de Cyprien, écrite
par le diacre Ponzio, les plus fameuses ont été les Vies
de St Ambroise et de St Augustin).
On peut considérer comme un chaînon intermédiaire
entre les deux la Vie de St Martin, moine et évêque, écrite
par Sulpice Sévère à la fin du 4 ème siècle.
Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est chercher à
comprendre quelle est la “théologie de la sainteté”
sous-jacente à la rédaction et à la lecture des
Vies de Saints à l’époque patristique.
Nous devons obligatoirement nous limiter à un l’un ou l’autre
aspect. Nous partons d’un sujet bien connu. Dans la vision biblique
et patristique, la sainteté est l’attribut propre et donc
de soi exclusif, de Dieu. En vérité, Dieu seul est saint.
“Toi seul est saint” proclamons-nous dans le Gloria de la
messe, et nous le répétons encore dans le Sanctus et dans
les différentes prières eucharistiques. Mais la sainteté
de Dieu, loin de se replier sur elle-même, se répand sur
tous ceux qui croient en Lui. Comme on peut le lire dans la Lettre aux
Éphésiens: “Avant la création du monde, Dieu
nous avait déjà choisis [...], afin que nous soyons saints
et sans défaut à ses yeux”.
(Eph 1, 4). Ainsi, la sainteté de Dieu est l’origine, le
but et le soutien toujours efficace et victorieux de tout chemin individuel
de sainteté. Humainement parlant, personne ne peut espérer
atteindre la vie de Dieu. Il y a une claire disproportion “ontologique”
– comme diraient les philosophes – entre la créature
et le Créateur. Mais l’incarnation du Verbe, sa mort et
sa résurrection ont établi un pont sûr entre le
fils de l’homme et le Fils de Dieu; elles ont en quelque sorte
comblé le fossé. Dans une homélie pascale anonyme
du 4 ème siècle, on peut lire: “Pour tout homme,
pour chacun de nous, le principe de la vie, c’est le fait que
le Christ a été immolé pour nous. Mais le Christ
est immolé pour nous au moment précis où nous-mêmes
prenons conscience de la vie que nous procure cette immolation”.
Si l’homme, dans sa liberté, ne décide pas de répondre
aux dons de la grâce, l’immolation du Verbe reste pour lui
sans effet.
Voilà le “secret de la sainteté”, selon les
Pères de l’Église. Il s’agit de re-“connaître”
l’amour du Christ et de vivre ensuite dans la conviction d’”être”
des fils de Dieu. C’est comme si je disais: “Regarde-moi,
Père! Je suis ton fils. je suis ton Christ: il vit en moi, et
moi, je vis en lui...”Je suis fils de Dieu; la sainteté
de Dieu m’a touché et continue de vivre en moi. De la même
façon, nous pourrions dire à tout chrétien: “En
toi habite le Fils de Dieu: vis donc comme un fils de Dieu! Donne libre
cours au projet de sainteté que Dieu lui-même a inscrit
dans ton coeur!” C’est la raison profonde pour laquelle,
dans les premières communautés chrétiennes, le
qualificatif de “saint” n’était pas réservé
à quelque élus, mais s’appliquait à tous
les baptisés. Manifestement, la qualification de saints (“Vous
êtes tous des saints...”) n’exclut pas l’exigence
qui lui correspond (“...marchez donc dans la sainteté!”):
au contraire, elle la renforce au plus haut point, tout en promettant
la victoire. À cet égard, on peut lire par exemple la
salutation de Paul aux chrétiens de Corinthe (1Cor 1, 2): ceux
qui ont déjà été “sanctifiés
en Christ Jésus”, et ceux qui sont “appelés
à être saints”.
Nous pouvons voir tout cela dans les écrits de deux Pères
que je considère d’une certaine façon comme exemplatifs:
je ferai brièvement référence à Origène
en Orient et à Bernard de Clairvaux en Occident, le premier à
l’époque des débuts de l’histoire de l’Église,
le second à la fin de l’époque patristique.
Globalement, la voie vers la sainteté explorée par Origène
dépend d’une espèce de “code d’accès”
et de la recommandation qui lui correspond de passer de la lettre à
l’esprit des Écritures pour progresser dans la connaissance
de Dieu: une connaissance qui conduit à l’union, mieux,
qui est l’union. Ainsi, le Père alexandrin propose un chemin
de sainteté dans lequel la connaissance des Écritures,
la contemplation et l’expérience mystique de Dieu, loin
de s’exclure, se pénètrent l’une l’autre
et sont en permanence proposées à tout chrétien,
afin qu’il marche sur le chemin de la perfection.
Le niveau de connaissance de Dieu le plus élevé est, selon
Origène, l’amour. Pour en faire la démonstration,
il s’appuie sur un sens hébreu du verbe connaître,
utilisé pour exprimer l’acte d’amour humain: “Adam
connut Eve, son épouse, et elle conçut”. Telle est
la définition du connaître, confondu avec l’amour
dans l’union. De même que l’homme et la femme sont
“deux en une seule chair”, ainsi Dieu et le croyant deviennent
“deux dans un même esprit”.
Cette doctrine de la connaissance de Dieu et de la sainteté (puisqu’elles
sont comme les deux faces d’une médaille) est manifestement
de nature mystique.
Dès lors, quand on parle d’Origène le “mystique”,
il faut obligatoirement se reporter à ses Homélies sur
le Cantique des Cantiques. À ce sujet, on cite souvent un passage
de la première homélie, dans laquelle Origène avoue
que “Souvent – Dieu m’en est témoin –
j’ai senti que l’Époux s’approchait de moi
au plus près; puis il s’en allait soudainement, et je n’arrivais
pas à trouver ce que je cherchais. À nouveau me prend
le désir de sa venue; parfois il revient, et quand je m’en
suis rendu compte, quand je le tiens entre mes mains, le voici encore
qui s’enfuit, et une fois qu’il a disparu, je me mets encore
à le chercher...” (Homélie sur le Cantique des Cantiques
1, 7).
Un autre commentateur célèbre du Cantique des Cantiques,
Bernard de Clairvaux, invite à franchir les siècles et
à observer la fin de la période patristique en Occident.
Dans son commentaire du Cantique des Cantiques, l’abbé
de Clairvaux ne se lasse pas de répéter qu’il n’y
a qu’un seul nom qui compte, celui de Jésus de Nazareth.
“Tout aliment de l’âme est sec s’il n’est
pas arrosé de cette huile; il est insipide s’il n’est
pas assaisonné de ce sel. Ce que tu écris n’a pas
de saveur pour moi si je n’y ai pas lu le mot Jésus. Quand
tu discutes ou quand tu parles, rien n’a de saveur pour moi si
je n’ai pas entendu prononcer le nom de Jésus: miel dans
la bouche, chant à l’oreille, joie au coeur (mel in ore,
in aure melos, in corde iubilus)” (Sermon sur le Cantique des
Cantiques 15, 6).
Comment peut-on justifier cet hymne passionné du saint abbé?
La vérité, c’est que Bernard est fasciné
par une profonde certitude de foi. Grâce au sacrifice du Christ,
il se sent atteint par la sainteté de Dieu. Il écrit dans
un autre Sermon sur le Cantique des Cantiques (61, 4-5): “Ce que
je ne peux atteindre par moi-même – à savoir la sainteté
– je m’en empare (usurpo !) avec confiance dans le côté
transpercé du Seigneur. Voilà le “coup de main”
de la sainteté! Selon les Pères, Marie et les saints ont
effectué de manière exemplaire ce “coup de main”,
en “prenant conscience de la vie que nous procure cette immolation”
(Homélie pascale du 4 ème siècle, citée
plus haut).
Nous pouvons lire dans la même perspective un passage célèbre
de Nicolas Cabasilas, un grand mystique du 14 ème siècle;
par rapport à saint Bernard, il nous fait respirer avec “l’autre
poumon” de l’Église catholique, celui d’Orient.
Mais sa doctrine de la sainteté coïncide de façon
surprenante avec celle de Bernard. “Dès le moment où
le Christ a été élevé en croix, est mort
et ressuscité – lit-on en effet dans son second livre de
la Vie en Christ – l’homme a retrouvé la liberté,
sa forme et sa beauté ont été restaurées,
de nouveaux membres ont été formés.
Maintenant, il n’y a plus qu’à aller de l’avant
et accéder aux dons... La rançon a déjà
été payée, maintenant il n’y a plus qu’à
se rendre libre; le parfum a déjà été versé,
et sa fragrance a rempli l’univers: il n’y a plus qu’à
le respirer; même pas, puisque le pouvoir de respirer est lui-même
donné par le Sauveur, ainsi que celui d’être libres
et éclairés... Après avoir accompli lui-même
tout ce par quoi je suis libéré, il a permis que nous
aussi, nous apportions notre contribution à notre libération:
celle qui consiste à croire que dans le baptême réside
la sainteté et à vouloir y accéder” (La vie
en Christ 2, 4).
En vérité, fait observer avec justesse ce grand expert
des Pères qu’est Raniero Cantalamessa
[3] , “on ne pense jamais à la chose la plus simple!”
Eh bien, “la chose la plus simple” 3 que les Pères
continuent à nous répéter au long des siècles,
est celle-ci: pour tout baptisé, pour chacun de nous, la sainteté
est “à portée de main”. Mais pour qu’elle
nous touche vraiment, il faut que mûrisse en nous une forte conviction
de foi: la sainteté, c’est la vie même de Dieu, et
par Jésus Christ, la vie de Dieu, c’est-à-dire la
sainteté, parvient à chacun de nous. Il faut en prendre
conscience et adapter sa vie aux dons de la grâce.
Par conséquent, comme l’écrit Jean-Paul II dans
Novo Millenio ineunte, le programme de la sainteté reste celui
de toujours, “puisé dans l’Évangile et dans
la Tradition vivante”: c’est “le Christ lui-même,
qu’il faut connaître, aimer, imiter” (n/ 29).
Jésus-Christ est allé mourir sur la croix pour que nous
devenions des saints: “Honorons donc – s’exclame saint
Jean Chrysostome dans son Homélie sur le cimetière et
sur la croix – son trophée, la croix... Faisons nôtres
ces blessures et cette mort!”
2. LA VIE DES SAINTS COMME “LIEU” DE FORMATION: DE LA “SCIENCE
THÉOLOGIQUE” À LA “SCIENCE DE LA CHARITÉ”
[4]
Quand on pense à la formation, la première image qui nous
vient le plus souvent à l’esprit est celle des livres de
théologie. On risque alors d’oublier l’aspect réaliste
qui caractérise la foi chrétienne. “L’acte
de foi – écrivait déjà saint Thomas –
n’a pas comme point de référence ce qui peut être
énoncé, mais la res, la Chose en elle-même”.
C’est précisément le réalisme de la foi qui
doit guider tout parcours de formation, en rendant les formateurs et
les formés (qui sont souvent aussi des théologiens) bien
conscients que la Chose vers laquelle il faut tendre est en définitive
la participation par la grâce à la connaissance d’amour
(dans le sens utilisé par les Pères) que le Fils incarné,
crucifié et ressuscité a de son Père, dans la communion
de l’Esprit Saint. Une formation authentique ne peut être
qu’une configuration progressive à Lui, le Fils de Dieu,
le seul à connaître le Père. “Je te bénis,
Père, Seigneur du ciel et de la terre, – proclame Jésus
lui-même dans son Magnificat – d’avoir caché
cela aux sages et aux intelligents, et de l’avoir révélé
aux tout-petits. Oui, Père; car tel a été ton bon
plaisir. Tout m’a été remis par mon Père,
et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, comme
nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui
à qui le Fils veut bien le révéler” (Mt 11,
25-27).
Dans la Tradition de l’Église, la théologie en tant
que fides quaerens intellectum, malgré la diversité de
ses expressions historiques, s’organise comme exercice de l’intelligence
qui naît de l’expérience de la foi, qui se nourrit
d’elle et qui a pour objectif de la faire grandir. “J’ai
désiré voir avec mon intelligence ce que j’ai cru
par la foi”, affirme saint Augustin à propos du mystère
central de la Révélation, la sainte Trinité (La
Trinité 15, 28, 51). La vision à laquelle aspire le désir
qui met en mouvement l’intelligence du mystère révélé,
est une pénétration toujours plus profonde et une participation
toujours plus active à cette vérité/vie qui est
le Christ lui-même, à qui la foi adhère intimement,
dans l’espérance assurée de son accomplissement
complet et inépuisable dans le Royaume des cieux: “Aujourd’hui,
je connais d’une manière partielle; mais alors je connaîtrai
comme je suis connu” (1 Cor 13, 12).
De cette nature intime de la théologie dérive la forme
particulière de son caractère scientifique. La théologie,
en effet, est une science précisément dans le sens où
elle est délimitée de façon rigoureuse, dans son
intentionnalité et dans sa pratique, par l’Objet qui lui
est offert par la Révélation: Dieu en Christ. Par une
géniale intuition, saint Thomas d’Aquin en vient ainsi
à affirmer que la théologie est une science “en
ce qu’elle procède de principes connus grâce à
la lumière d’une science supérieure, qui est la
science de Dieu et des bienheureux” (Somme théologique,
1, 1, 2). C’est ainsi qu’il rassemble dans une structure
organique le raisonnement utilisé par la théologie scolastique
dans son argumentation, en tant que science, avec la perspective néotestamentaire
et patristique qui voit dans la foi et la connaissance qui en découle
la participation par la grâce à la connaissance du Père
dont jouit, par nature, le Verbe incarné et qui se réalise
pour les hommes dans la vision béatifique des saints.
Le cardinal Joseph Ratzinger fait le commentaire suivant: “La
théologie ne voit ni ne prouve sa raison ultime. Elle est comme
suspendue à la ‘science des saints’, à leur
vision, qui constitue le point de référence de la pensée
théologique et en garantit la légitimité [...].
Sans le réalisme des saints, sans leur contact avec la réalité
en question, la théologie devient un jeu intellectuel vide et
perd même son caractère scientifique”.
[5]
Ainsi, la vie et le témoignage des saints éclairent non
seulement les parcours de formation spirituelle, mais aussi tout chemin
authentique de recherche théologique.
On peut en voir une confirmation dès le début du christianisme
dans la définition même de “Père de l’Église”.
Un “Père”n’est pas seulement quelqu’un
qui s’est distingué par l’excellence et l’orthodoxie
de sa doctrine. Un “Père de l’Église”
doit aussi briller par la sainteté de sa vie. S’il n’est
pas saint, il ne peut être Père de l’Église.
De nos jours, le fait est confirmé par le chapitre VII de Lumen
Gentium, intitulé “Le caractère eschatologique de
l’Église en marche et son union avec l’Église
du ciel”. La vie des saints y est présentée comme
celle de ceux qui ont été le mieux configurés à
l’image du Christ, comme l’écrit saint Paul en 2
Cor 3, 18: “Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons
comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés
en cette même image, allant de gloire en gloire, comme il convient
au Seigneur, qui est Esprit.” En raison de cette étroite
conformité au Christ, dans la vie des saints, Dieu manifeste
aux hommes de manière vivante et lumineuse sa présence
et son visage; mieux, en eux, “c’est Dieu lui-même
qui nous parle, qui nous donne un signe de son royaume” (Lumen
Gentium, n/ 50).
Ainsi, le texte conciliaire invite la théologie à scruter,
avec gratitude et confiance, la sainteté comme le “lieu”
où resplendit dans le monde le caractère réaliste
et prophétique de la foi chrétienne. L’existence
en Christ, vécue par les saints, est en effet un témoignage
de la vérité et de l’efficacité de la Révélation
comme rédemption, comme accomplissement de l’humain et
comme présence prolongée de Dieu, dans le Christ ressuscité
qui répand son Esprit sur les hommes. Pour ce motif, la vie des
saints vient au secours du devoir spécifique de la théologie,
appelée à “répondre à quiconque demande
raison de l’espérance qui vit chez les croyants”
(1 P 3, 15).
En même temps, la théologie est invitée à
approfondir le lien christologique intrinsèque entre la vérité
de la Révélation et le témoignage de cette dernière
dans la vie des fidèles. “Si je suis né, si je suis
venu dans le monde, – déclare Jésus – c’est
pour rendre témoignage à la vérité”
(Jn 18, 37). Jésus est “le Chemin, la Vérité
et la Vie” (Jn 14, 6), en ce qu’il témoigne dans
sa vie de la vérité du Père, en ouvrant ainsi aux
hommes le chemin vers Lui. Dans la vie des saints est donc proposé
à nouveau le témoignage de la vérité du
Christ lui-même, laquelle est la vérité faite vie
et qui conduit à la vie. Il ne faut pas négliger non plus
la suggestion de Lumen Gentium 50, selon laquelle, à travers
les saints, c’est Dieu lui-même qui “nous parle”.
“Les paroles que tu m’as données – dit Jésus
au Père lors du discours de la dernière Cène –
je les leur ai données “ (Jn 17, 8). Chaque saint, pourrait-on
dire, s’offre à l’Église, en union avec le
Christ, Verbe incarné, comme l’incarnation dans le souffle
de l’Esprit d’une parole que Jésus a reçue
du Père et a transmise à ses disciples: “J’avais
faim ...; j’étais malade...; bienheureux les pauvres...;
aimez-vous les uns les autres...” Ainsi, la théologie peut
contempler dans les saints – veluti stella a stella differens
in claritate: une étoile même diffère en éclat
d’une étoile (cf 1 Cor 15, 40-41) – cette parole
ou cette expression de la vie et de la mission du Christ qui, à
l’instar d’une semence féconde, a germé sous
l’impulsion de l’Esprit Saint, au long des siècles,
dans le jardin de l’Église, et a porté beaucoup
de fruit (cf Jn 12, 24).
[6]
Le cardinal Ratzinger écrit encore: “Cette connexion entre
théologie et sainteté n’est pas un simple discours
sentimental ou piétiste, mais elle a son fondement dans la logique
des choses et elle a pour elle le témoignage de toute l’histoire.
On ne peut pas imaginer saint Athanase sans la nouvelle expérience
du Christ faite par l’abbé Antoine; ni saint Augustin sans
la passion de marcher vers la radicalité chrétienne; ni
saint Bonaventure et la théologie franciscaine du 13 ème
siècle sans la nouvelle et gigantesque expression du Christ dans
la figure de saint François d’Assise; ni Thomas d’Aquin
sans la passion de saint Dominique pour l’évangile et l’évangélisation”.6
Le “tournant” décisif de notre réflexion est
guidé maintenant par une pensée de Balthasar, qui développe
de façon féconde la citation de Ratzinger: “Les
grands charismes comme ceux d’Augustin, de François, d’Ignace
– fait remarquer le théologien suisse – peuvent être
vus comme des regards, inspirés par l’Esprit, sur le coeur
de la Révélation, des regards qui enrichissent l’Église
d’une manière tout à fait inattendue mais pourtant
éternelle. Ce sont chaque fois des charismes dans lesquels l’intelligence,
l’amour et l’imitation sont inséparables. On constate
par là que l’Esprit explicateur est à la fois sagesse
divine et amour divin, qu’il n’est en aucune manière
pure théorie, mais toujours expérience vécue [...].
Il répand la plénitude divine à l’infini,
mais toujours de façon à l’unifier de nouveau et
davantage” .
Nous sommes ainsi arrivés “au coeur” de notre sujet:
la vie des saints est véritablement une “école”
irremplaçable et formation théologico-spirituelle, en
ce que la “lecture” de ces vies amène à s’approcher
non seulement (et pas toujours) de la science théologique dans
son sens académique, mais plutôt (et ceci chaque fois)
de la science de l’amour divin, dont les saints sont par définition
des spécialistes.
De ce point de vue, il est important de se référer aux
Praenotanda de l’editio typica altera du Martyrologe Romain, en
particulier au n/ 18. On y trouve en résumé le Magistère
du Concile Vatican II, de Paul VI et de Jean-Paul II concernant le patrimoine
ecclésial constitué par la vie des saints et par la vérité
salvifique qu’ils incarnent et qui rayonne d’eux, et qui
montre aux fidèles le chemin privilégié pour se
conformer au mystère du Christ et pour en témoigner dans
l’Église et dans le monde.
Ce concept est à juste titre inséré dans le contexte
de la signification ecclésiologique de la communion des Saints.
Le témoignage des saints est ainsi vu dans son actualité
permanente comme un soutien providentiel et l’aliment du peuple
de Dieu dans son pèlerinage terrestre vers la maison du Père.
Ce témoignage, enraciné dans le Christ qui Ecclesiae suae
semper adest (Sacrosanctum Concilium, n/ 7), devient pour nous source
vive et assurée de croissance de la foi, de croissance de la
charité, de renforcement de l’espérance.
Voici le texte: “En contemplant en Christ la vie des saints, les
fidèles reçoivent la lumière pour explorer le mystère
de Dieu. En effet, dans la vie des saints – qui, tout en partageant
notre nature humaine, sont cependant parfaitement transformés
à l’image du Christ (cf 2 Cor 3, 18) – Dieu manifeste
aux hommes dans une vive lumière sa présence et son visage.
En eux, Dieu luimême nous parle et nous donne un signe de son
Royaume (cf Lumen Gentium, 50). Cela ne doit pas être interprété
uniquement selon la science théologique, mais aussi selon la
“science de l’amour”, qui découle de l’illumination
de l’Esprit Saint à travers l’expérience des
mystères de Dieu”.
La déclaration finale de cet article 18, très dense, des
Praenotanda renvoie à la Lettre Apostolique de Jean-Paul II Divini
Amoris Scientia à l’occasion de la proclamation de sainte
Thérèse de l’Enfant Jésus et de la sainte
Face comme Docteur de l’Église universelle (1998). On y
rappelle le fait que la sainteté, quand elle est enrichie de
charismes qui illustrent la vérité révélée,
doit être reconnue dans sa qualité de “lieu théologique”,
non seulement (et pas toujours – c’est nous qui ajoutons)
en relation avec la science théologique prise dans son strict
sens académique, mais bien plutôt en relation avec cette
science de l’amour qui découle de l’illumination
de l’Esprit Saint à travers l’expérience des
mystères de Dieu.
L’affirmation est conforme à l’enseignement du Concile,
mais elle est aussi, au moins en partie, nouvelle, puisque nous l’avons
déjà trouvée explicitée dans la lettre Novo
Millenio Ineunte de Jean-Paul II. On y retrouve en effet le thème
de la scientia amoris et l’on donne la raison de sa fécondité
particulière pour un approfondissement efficace, théologique
et existentiel, du mystère du Christ, au service de la croissance
de la foi du peuple de Dieu (cf n/ 27 et 42). Avec cette proposition
de distinguer entre science théologique et science de l’amour
à propos de la sainteté comme “lieu théologique”,
il me semble qu’on pourrait suggérer deux choses.
Avant tout, on souligne que la richesse et la fécondité
théologique exprimées par la sainteté doivent être
personnalisées, non seulement dans le fait que les grands charismes
dans l’Église sont des dons de l’Esprit Saint à
l’Église comme illustration vivante des vérités
de la foi et parfois comme illustration spécifique de certaines
d’entre elles; mais aussi dans le fait que l’expérience
de la foi qu’ils procurent s’offre à l’intelligence
théologique comme un domaine vaste et lumineux pour l’accès
à la vérité révélée et, pourrait-on
dire, pour en vérifier la présence dans l’existence
de ceux qui l’ont, plus parfaitement que d’autres, accueillie
et en ont vécu, devenant grâce à elle
des images du Christ. La conformité au Christ par amour pour
lui, en effet, éclaire d’une manière unique et extraordinaire
les yeux de la foi; elle les rend capables de réfléchir
en eux, pour autant que ce soit possible à une créature
in statu viae, la lumière de la vérité divine qui
resplendit sur le visage du Christ.
Mais cela entraîne une dernière signification pour la théologie.
Elle est en effet invitée à tenir le regard fixé
sur son objectif premier et ultime, celui de conduire à la communion
d’amour toujours plus accomplie avec le Christ, Voie, Vérité
et Vie, et en Lui et par Lui, la sainte Trinité et les frères
(cf Jn 17, 21). Ceci ne peut pas ne pas avoir de conséquences
sur la façon même de pratiquer la théologie. La
finis fidei – explique saint Thomas – est ce bonum divinum
qui est proprium obiectum caritatis, de sorte que “la charité
est définie comme la forme de la foi, en ce que, à travers
la charité, l’acte de foi se perfectionne et trouve sa
forme” (Somme th. 2-2a, 4, 3, corpus). Il en résulte que
la théologie elle-même, en tant que intelligentia fidei,
est appelée à trouver sa perfection et sa forme intérieure
dans le dynamisme théologique de la charité. De cette
façon, le raisonnement conceptuel propre à la théologie
scientifique non seulement se nourrit de la science d’amour des
saints, mais – comme l’affirme encore saint Thomas –
“elle déborde dans l’affection de l’amour”
(Somme th. 1, 43, 5, ad secundum). Ainsi, l’intelligence –
explique Jacques Maritain – arrive par la grâce à
fonctionner d’une façon formellement éclairée
et innervée par l’amour divin, car, “en se rendant
passive face à l’amour et en laissant dormir ses concepts,
elle permet que l’amour lui-même devienne moyen formel de
connaissance” [7]
3. UN EXEMPLE: PISTE DE LECTURE DE LA VIE DE LA BIENHEUREUSE ALESSANDRINA MARIA DA COSTA [8]
Avec la française Marthe Robin (1902-1981) et l’allemande
Thérèse Neumann (1898-1962), Alessandrina Maria da Costa
(1904-1955), portugaise, est une “perle” dans l’histoire
de la sainteté et de la mystique au 20 siècle par la richesse
spirituelle qu’elle nous a laissée tout au long des ème
nombreuses pages de son journal intime, véritable école
de “la spiritualité de la réparation”: ces
pages tirent leur force de l’amour passionné du Christ
pour le Père et pour les âmes et qui atteint son sommet
dans la mort sur la croix.
Ce sont trois femmes laïques, presque contemporaines, de famille
paysanne, habituées à une vie digne dans la pauvreté
et à une expérience mystique qui s’insère
dans l’histoire du siècle passé, traversée
par les drames des deux guerres mondiales, par l’apparition du
système totalitaire communiste en Russie et du nazisme en Allemagne,
par une lutte et une persécution contre l’Église
qui a suscité de nombreux martyrs.
Sur le plan de l’expérience mystique, ce qui rapproche
ces trois femmes, ce n’est pas seulement la vocation victimale
pour le salut des âmes, au point de revivre dans leur propre corps
la passion du Christ, mais le fait qu’elle vécurent dans
un jeûne complet pendant une longue période, avec pour
seule nourriture l’Eucharistie: cinquante ans pour Marthe Robin,
trente-six ans pour Thérèse Neumann et treize ans pour
Alessandrina. On a parlé de ces faits comme des “miracles
eucharistiques” du 20 ème siècle.
Alessandrina est née à Balasar, un petit village du
nord du Portugal, le 30 mars 1904, un mercredi saint. Sa naissance avait
été précédée par un événement
extraordinaire qui s’était produit dans le village lors
de la fête du Saint Sacrement du 21 juin 1832. Sur le chemin qui
conduisait au hameau Calvario, le hameau où vécut Alessandrina,
une croix était apparue par terre, de couleur différente
de celle du sol à cet endroit; malgré de multiples tentatives
du curé de l’effacer en utilisant de l’eau, la croix
se reconstituait. Un document d’époque, rédigé
par le curé, rappelle cet événement. Une petite
chapelle fut par la suite bâtie à cet endroit pour protéger
la croix, devenue entre-temps but de pèlerinage pour de nombreuses
personnes.
Ce signe, qui “annonçait” ce que serait la vocation
d’Alessandrina comme âme victime, fut confirmé par
Jésus lui-même lors de l’extase du 5 décembre
1947: “Un siècle vient de s’écouler depuis
que j’ai envoyé à cette paroisse privilégiée,
la croix – dit Jésus à Alessandrina – comme
un signe annonciateur de ta crucifixion. La croix était prête;
il manquait la victime; dans les plans divins, le choix était
déjà fait: ce serait toi...De cette croix, de cette immolation,
j’ai retiré deux bénéfices: l’amour
de ma croix et une grande réparation. Ce n’est pas seulement
mon Alessandrina qui est crucifiée, mais le Christ en elle et
avec elle”.
À partir de l’âge de vingt ans, Alessandrina vécut
au lit, paralysée en raison d’une myélite à
l’épine dorsale, consécutive à une chute.
À l’âge de quatorze ans, elle avait sauté
par la fenêtre de la maison pour échapper à trois
hommes mal intentionnés qui étaient entrés de force
dans la maison. Dans la solitude de sa chambrette, Alessandrina devint
l’ange consolateur de Jésus Eucharistie présent
dans tous les Tabernacles du monde et, en même temps, hostie dans
l’Hostie divine, elle accepta d’être immolée
avec Jésus pour la conversion des pécheurs et le salut
des âmes. Son programme spirituel est résumé en
trois mots, qu’elle entendait résonner dans son coeur chaque
fois qu’elle demandait à Jésus ce qu’il attendait
d’elle; la réponse était toujours la même:
“Souffrir, aimer, réparer”.
À partir de 1935, Alessandrina se fit le porte-voix de Jésus
pour demander la consécration du monde au Coeur Immaculé
de Marie, qui fut prononcée par Pie XII en 1942. Pendant les
années qui s’écoulèrent avant que le monde
ne soit consacré à la Madone, Alessandrina revécut
mystiquement la Passion de Jésus, dans son corps et dans son
âme, chaque vendredi entre midi et 15 heures. C’était
le signe donné par le Seigneur pour appuyer sa demande. Après
que le Pape eût consacré le monde, prit alors fin l’expérience
mystique de la crucifixion visible sur le corps, tandis que continuait
celle intérieure, l’agonie de l’âme; c’est
alors qu’elle commença le jeûne total qui se prolongea
pendant les treize dernières années de sa vie, au cours
desquelles elle vécut de la seule Eucharistie.
En 1943, des médecins compétents contrôlèrent
de près le jeûne absolu et l’anurie pendant quarante
jours et quarante nuits, dans l’hôpital de Foz de Douros,
près d’Oporto (Porto).
En 1944, son directeur spirituel, le salésien don Umberto Pasquale,
après avoir constaté les hauteurs spirituelles auxquelles
elle était parvenue, encouragea Alessandrina à continuer
à rédiger son journal; ce qu’elle fit par esprit
d’obéissance jusqu’à sa mort. Cette même
année 1944, Alessandrina s’inscrivit à l’Union
des Coopérateurs Salésiens. Elle voulut placer son diplôme
de Coopératrice “à un endroit où elle l’avait
en permanence sous les yeux”, pour collaborer par sa souffrance
et ses longues prières au salut des âmes, surtout celles
des jeunes. Elle pria et souffrit pour la sanctification des Coopérateurs
du monde entier.
En dépit de ses souffrances, elle continua à s’intéresser
en outre et à s’engager en faveur des pauvres, du bien
spirituel des paroissiens et de beaucoup d’autres gens qui recouraient
à elle. Elle encouragea des triduums, les quarante heures et
les jeûnes de carême. dans sa paroisse.
Surtout dans les dernières années de sa vie, beaucoup
de gens venaient la trouver, parfois de loin, attirées par sa
renommée de sainteté, et plusieurs d’entre eux ont
attribué leur conversion à ses conseils.
En 1950, Alessandrina fêtait le vingt-cinquième anniversaire
de son immobilité. Le 7 janvier 1955, on lui annonça que
cette année serait celle de sa mort. Le 12 octobre, elle voulut
recevoir l’onction des malades. Le 13 octobre, jour anniversaire
de la dernière apparition de la Vierge à Fatima, on l’entendit
s’exclamer: “Je suis heureuse, car je vais au ciel”.
À 19h30, elle expira.
En 1978, son corps fut transféré au cimetière paroissial
de Balasar, où aujourd’hui encore, il repose dans une chapelle
latérale. Sur sa tombe, on peut lire les mots suivants, qu’elle
a ellemême voulus: “Pécheurs, si les cendres de mon
corps peuvent être utiles pour vous sauver, approchez-vous, marchez
dessus, piétinez-les jusqu’à ce qu’elles disparaissent.
Mais ne péchez plus, n’offensez plus notre Jésus!”
C’est le résumé de sa vie, consacrée exclusivement
au salut des âmes.
À Porto, dans l’après-midi du 15 octobre, tous les
fleuristes restèrent démunis de roses blanches: toutes
avaient été vendues. Un hommage floral à Alessandrina,
qui avait été la rose blanche de Jésus.
Alessandrina présente pour nous une valeur exemplative. Son amour
pour l’Eucharistie et la Madone, et sa vie intérieure,
arrivée aux plus hauts niveaux de la mystique, nous proposent
à tous le “programme” de la sainteté, qui
est le Christ lui-même, qu’il s’agit de connaître,
d’aimer et d’imiter (cf Novo Millenio Ineunte, n/ 29). Il
est clair qu’il s’agit de la “connaissance”
mystique: c’est celle de l’Apôtre qui appuie sa tête
sur le coeur de Jésus. En la proclamant bienheureuse, le Pape
a déclaré: “Dans l’exemple de la bienheureuse
Alessandrina , expression de la trilogie ‘souffrir, aimer, réparer’,
les chrétiens peuvent trouver un stimulant et une motivation
pour anoblir tout ce que la vie a de douloureux et de triste grâce
à l’épreuve suprême: sacrifier sa vie pour
ceux qu’on aime”.
Alessandrina, experte en sainteté, enseigne et recommande à
chaque disciple la “science de l’amour”, la connaissance
la plus profonde du mystère du Christ. C’est absolument
l’”école de formation” la plus exigeante et
la plus féconde.
Enrico dal Covolo.