SAINTETÉ ET MARTYRE À L’AUBE DU TROISIÈME MILLÉNAIRE
Une béatification un peu inattendue
- Sainteté et martyre en l’année sainte
- Le martyrologe du xxe siècle
- Sainteté et martyre dans la Famille salésienne
- Un martyrologe de la Famille salésienne.
Le P. Józef Kowalski : Un cheminement « salésien
» de sainteté
- Charité pastorale jusqu’à l’offrande de
sa vie
- Une touche mariale incomparable
- Un témoignage exceptionnel
- Un groupe salésien de jeunes
- Captivité et martyre
- Conclusion.
Rome, le 29 juin 1999
Solennité des saints Pierre et Paul
Une béatification un peu inattendue
Je vous écris à mon retour de Pologne.
Le 13 juin dernier, à Varsovie, j’ai pu prendre part à
la béatification de 108 martyrs, parmi lesquels notre confrère,
le P. Józef Kowalski et cinq jeunes de notre patronage et centre
de jeunes de Poznan : une grâce un peu inattendue, pour la joie
de notre Famille.
En effet, l’ouverture du procès ne remonte qu’à
sept ans d’ici, et il a été possible d’aboutir
à la béatification cette année, veille du grand
jubilé. Les noms des candidats ne figuraient même pas sur
la liste de nos causes de béatification, et ils n’étaient
connus que dans leur patrie.
Le parcours de la cause a un arrière-fond curieux et est providentiel.
Le 14 juin 1987 était béatifié à Varsovie
Mgr Michal Kozal, évêque de Wloclawek, tué à
Dachau en 1943. Cette béatification déclencha l’enthousiasme
pour les nombreux martyrs de la même époque et exterminés,
en haine de la foi, dans les mêmes camps de concentration. Et
parce que le diocèse qui avait subi les plus fortes pertes (un
prêtre sur deux), était précisément celui
du nouveau bienheureux Michal Kozal, la Conférence épiscopale
de Pologne confiait à l’évêque de Wloclawek
la tâche d’instruire le procès de tous les martyrs
polonais tombés dans les camps d’extermination de Dachau
et d’Oswiecim (Auschwitz). Nous étions en 1991.
Diverses catégories de personnes étaient intéressées
au fait : des évêques, des prêtres diocésains,
des religieux et des laïcs, pour un total de cent quatre-vingt-dix,
appartenant à dix-sept diocèses. Une soixantaine en furent
écartés au cours d’une première phase, faute
de documentation suffisante, et par la suite, une vingtaine d’autres.
Le groupe des candidats à la béatification fut ainsi porté
à cent huit : trois évêques, cinquante-deux prêtres
diocésains, vingt-six prêtres religieux, trois clercs,
sept religieux frères, huit sœurs et neuf laïcs. En
tête du groupe, le titre officiel rapporte quatre noms représentatifs
des quatre catégories (évêques, prêtres, religieux
et laïcs) : Antoni Julian Nowowiejski, archevêque ; Henryk
Kaczorowski, prêtre ; Anicet Koplinski, religieux ; Marianna Biernacka,
laïque ; et cent quatre compagnons.
Parmi les religieux, nombreux sont les Instituts représentés,
masculins et féminins : dominicains, franciscains OFM, franciscains
conventuels, capucins, carmélites OCD, marianistes, clarisses,
michélites, oblats, conceptionistes, orionistes, pallottins,
frères du Cœur de Jésus, ancelles de l’Immaculée,
scolastiques de Notre-Dame, ursulines, sœurs de la Rédemption,
verbites et nous, salésiens. Vu ce large éventail de diocèses
et de Congrégations, il est facile d’imaginer la large
participation à la béatification.
La rapidité de la marche de la cause - ce n’est que le
26 mars dernier qu’a été lu le décret sur
le martyre - n’a accordé qu’un court délai
pour les préparatifs, mais la nouvelle a quand même pu
se donner à temps dans le numéro précédent
des ACG et dans le Bulletin salésien .
À présent se multiplient les activités afin de
faire connaître nos nouveaux bienheureux, et d’en tirer
des idées pour notre spiritualité et des encouragements
pour notre mission.
À ce mouvement je veux m’unir, moi aussi. Selon mon projet
de vous adresser quelques lettres de communication familière,
je voudrais tracer les grands traits des bienheureux et saisir la signification
de leur glorification dans l’histoire de notre Congrégation.
Sainteté et martyre en l’année sainte.
La référence à la sainteté est contenue
dans le nom même du jubilé : année « sainte
». Il célèbre la sainteté de Dieu, comme
Seigneur miséricordieux de l’aventure humaine, dont Il
fait une histoire sainte, une histoire de salut, par sa présence
et sa révélation.
Par conséquent, le jubilé comporte un regard attentif
à la sainteté de l’Eglise. « Leur action de
grâce [des chrétiens], dit le Pape, s’étendra
aux fruits de sainteté mûris dans la vie de tant d’hommes
et de femmes qui, à chaque génération et à
chaque époque de l’histoire, ont su accueillir sans réserve
le don de la Rédemption » .
À la lumière de cette invitation, le Saint-Père
ajoute une donnée, commentée même dans les journaux,
et il en donne une explication : « Les canonisations et les béatifications
se sont multipliées ces dernières années. Elles
manifestent la vitalité des Eglises locales qui sont aujourd’hui
beaucoup plus nombreuses qu’aux premiers siècles et qu’au
premier millénaire » .
La lumière du Christ Ressuscité se reflète aujourd’hui
avec intensité sur de nombreux témoins répartis
dans les contextes et les conditions les plus variés. Ils deviennent
des points de référence dans la recherche du sens de l’existence
humaine et pour les disciples du Christ.
L’Eglise, en outre, considère la sainteté comme
l’atout majeur de la nouvelle évangélisation du
monde qui s’approche de l’an 2000. C’est une indication
exigeante pour penser notre rénovation, notre témoignage
et notre avenir. « Le plus grand hommage que toutes les Eglises
rendront au Christ au seuil du troisième millénaire sera
de montrer la présence toute-puissante du Rédempteur par
les fruits de foi, d’espérance et de charité chez
les hommes et les femmes de si nombreuses langues et races qui ont suivi
le Christ dans les diverses formes de la vocation chrétienne
» .
Ce contexte d’action de grâce et de témoignage de
sainteté donne une force inhabituelle au souvenir des martyrs.
C’est un point qui caractérise ce jubilé, et il
est très important d’en saisir le pourquoi. Il figure parmi
les grands signes de la phase de préparation et de celle de la
célébration, en même temps que la prière
d’action de grâce , la réconciliation et la pénitence
, la demande de pardon pour les responsabilités dans les maux
de ce siècle , la promotion de l’unité des chrétiens
et le déroulement des synodes continentaux .
La bulle d’indiction du jubilé donne une autre série
d’exigences qui comprennent la purification de la mémoire
et la demande de pardon , la charité envers les pauvres et les
marginaux, et la culture de la solidarité .
La mémoire des martyrs n’est donc pas l’apanage des
spécialiste de l’histoire, ni une simple célébration
liturgique, mais pour ainsi dire une dimension de l’appartenance
à l’Eglise.
En effet, dans l’expérience de foi et l’histoire
de l’Eglise, le martyre apparaît comme le signe des heures
fécondes. Il fut celui de la naissance et de la première
diffusion du christianisme. C’est une heure tout aussi féconde
que fait présager le xxe siècle où la communauté
chrétienne « est devenue à nouveau une Eglise de
martyrs » .
Le martyre est la participation, sous une forme vivante et réelle,
au sacrifice du Christ, une sorte d’Eucharistie. Il est l’expression
suprême de la dimension naturelle et nécessaire de la vie
chrétienne que nous devons tous comprendre, accepter et assumer
: l’offrande de la vie.
C’est pourquoi la vie chrétienne est sans cesse ouverte
à l’éventualité du martyre , qui se présente
alors comme une grâce venant à notre rencontre, plutôt
que comme un but à désirer, à conquérir
ou à se proposer. Elle représente, en outre, la rencontre
prophétique la plus frontale de l’Esprit, de la grâce,
des intentions et du style de vie proposé par le Christ, avec
ce qui est du monde, entendu comme ensemble de puissances mauvaises.
Le martyrologe du xxe siècle
Une caractéristique du xxe siècle est tout d’abord
la quantité de ceux à qui a été demandé
le témoignage du sang. « Les persécutions à
l’encontre des croyants […] ont provoqué d’abondantes
semailles de martyrs dans différentes parties du monde »
, affirme le Pape, qui ajoute que leur nombre a fait que beaucoup sont
restés anonymes « comme des “soldats inconnus”
de la grande cause de Dieu » .
Mais n’est pas moins impressionnante la variété
de condition de ces martyrs : parmi eux, en effet, figurent des évêques
et des prêtres, des religieux et des laïcs, des hommes et
des femmes, des jeunes et des vieux, des intellectuels et des paysans,
des ouvriers et des artistes.
Comme elle exprime bien l’heure du jubilé que nous nous
préparons à vivre, l’union des différentes
confessions chrétiennes dans l’unique témoignage
de Dieu et de la dignité de l’homme : catholiques des divers
rites, orthodoxes, protestants de différentes dénominations.
« L’œcuménisme des saints, des martyrs, est
peut-être celui qui convainc le plus. La voix de la communio sanctorum
est plus forte que celle des fauteurs de division » .
Le témoignage des martyrs du xxe siècle revêt en
outre une profonde signification anthropologique, pour l’individu
comme pour la civilisation, à cause des coordonnées du
temps et des circonstances de leur martyre : le contexte des grandes
guerres, les systèmes totalitaires, les idéologies athées
avec des prétentions et des promesses de libération et
de développement, les fondamentalismes religieux, les humanismes
fermés et temporels. « Du point de vue psychologique, le
martyre est la preuve la plus éloquente de la vérité
de la foi, qui sait donner un visage humain même à la plus
violente des morts et qui manifeste sa beauté même dans
les persécutions les plus atroces » .
En rappelant les martyrs, nous visitons à nouveau l’histoire
tourmentée de ce siècle, caractérisé par
les grandes aspirations collectives qui semblaient justifier tout holocauste,
par la lutte sans merci pour la domination du monde et par les déviations
à prétentions scientifiques.
« C’est là un témoignage à ne pas oublier
» . « Partout sur la terre, l’Eglise devra rester
attachée à leur témoignage et défendre jalousement
leur mémoire » . En effet, ils rappellent le sens absolu
du Christ dans l’histoire de l’homme, « signe du plus
grand qui récapitule toute les autres valeurs » .
Au service de la mémoire des martyrs on a souvent répété
l’intention d’écrire le martyrologe du xxe siècle,
pour rappeler le soin affectueux de l’Eglise primitive à
recueillir les actes et à garder la mémoire de ceux qui
avaient donné leur vie pour le Christ : « Malgré
les grandes difficultés d’organisation qu’elle éprouvait,
l’Eglise des premiers siècles s’est employée
à consigner dans des martyrologes le témoignage des martyrs.
Ces martyrologes ont été constamment mis à jour
au cours des siècles, et dans le catalogue des saints et des
bienheureux de l’Eglise ont été inscrits non seulement
ceux qui ont versé leur sang pour le Christ, mais aussi des maîtres
de la foi, des missionnaires, des confesseurs, des évêques,
des prêtres, des vierges, des époux, des veuves, des enfants
» .
La convergence sur cette grande sensibilité et
l’importance du martyre dans l’évangélisation
se sont en particulier notées dans les Synodes.
J’ai pu non seulement écouter les paroles, mais percevoir
le ton ému du souvenir, ainsi que l’onction et la vénération
avec lesquelles le Synode d’Amérique et surtout celui d’Asie
nommaient les grands témoins de la foi.
Le premier Synode a rappelé ceux qui donnèrent leur vie
dans la première évangélisation et ceux qui ont
péri dans des conflits sociaux ou sous les dictatures. Le tout
a été reçu dans le passage suivant de l’exhortation
apostolique postsynodale L’Eglise en Amérique : «
Parmi les saints, l’histoire de l’évangélisation
de l’Amérique reconnaît de nombreux martyrs, hommes
et femmes, évêques et prêtres, religieux et laïcs
[…]. Il est nécessaire que leurs exemples de dévouement
sans limite à la cause de l’Evangile soient non seulement
préservés de l’oubli, mais mieux connus et diffusés
parmi les fidèles du continent » .
Pour le Synode de l’Asie, je veux reporter ce qui concerne la
Chine, parce que cela nous touche de près. Tous connaissent le
désir du Pape de canoniser tous les actuels bienheureux martyrs
de Chine, qui sont 120. Il a exprimé ce désir dans l’homélie
de la canonisation du martyr Jean-Gabriel Perboyre, le 2 juin 1996 :
« À la mémoire de Jean-Gabriel Perboyre […],
nous voulons unir celle de ceux qui ont témoigné du nom
de Jésus-Christ sur la terre de Chine au cours des siècles
passés. Je pense en particulier aux bienheureux martyrs dont
la canonisation commune, souhaitée par de nombreux fidèles,
pourrait un jour être un signe d’espérance pour l’Eglise
présente au sein de ce peuple, dont je demeure très proche
par le cœur et par la prière » .
Forts de cette déclaration, les Pères synodaux demandèrent
que ce pas fût fait. Avec beaucoup d’autres, j’ai
été frappé par l’intervention de Mgr. Joseph
Ti-Kang, archevêque de Taipei (Taiwan), qui reflétait le
sentiment d’un grand nombre.
Les évêques de Chine, dit-il, ont depuis longtemps exprimé
le vif désir que ces héros de la foi chrétienne,
ces martyrs, soient déclarés saints.
En Février 1996 déjà, le président de notre
Conférence épiscopale avait fait une demande dans ce sens
à Sa Sainteté, qui avait alors exprimé son intention
de procéder. Informée du fait, la Congrégation
pour les Causes des Saints a chargé les postulateurs des causes
des groupes de martyrs chinois de rédiger des dossiers pour prouver
l’existence d’une fama signorum au lieu de la preuve d’un
miracle physique, vu l’impossibilité de mener en Chine
une enquête canonique en la matière.
Cependant nous, les évêques de Chine, avons déclaré
que nous sommes persuadés que « la persévérance
des chrétiens chinois dans la foi vécue sous une longue
et brutale persécution de près d’un demi siècle,
ainsi que l’accroissement du nombre des chrétiens, constituent
en soi un grand miracle accordé par Dieu par l’intercession
des bienheureux martyrs chinois » à qui les fidèles
s’adressent dans leurs prières. Cette déclaration
officielle de notre Conférence épiscopale accompagne les
dossiers préparés par les postulateurs.
Nous osons demander à Sa Sainteté de daigner procéder
dans un avenir proche à la canonisation solennelle des bienheureux
martyrs chinois .
Parmi les martyrs de tous les temps et de tous les continents,
un bon nombre appartiennent à la vie consacrée. Pour eux
aussi il est souhaitable de mettre à jour le martyrologe. Certes,
le martyre révèle un charisme avec une clarté particulière
et lui donne un caractère original. « En ce siècle,
comme à d’autres époques de l’histoire, affirme
l’exhortation apostolique sur la Vie consacrée, des hommes
et des femmes consacrés ont rendu témoignage au Christ
Seigneur par le don de leur vie. Ils sont des milliers, ceux qui, contraints
à se réfugier dans les catacombes à cause de la
persécution de régimes totalitaires ou de groupes violents,
entravés dans leur activité missionnaire, dans l’action
en faveur des pauvres, dans l’assistance aux malades et aux marginaux,
ont vécu et vivent leur consécration au prix de souffrances
prolongées et héroïques, et souvent en versant leur
propre sang, étant ainsi pleinement configurés au Seigneur
crucifié. L’Eglise a déjà reconnu officiellement
la sainteté de certains d’entre eux en les honorant comme
des martyrs du Christ. Ils nous éclairent par leur exemple, ils
intercèdent pour notre fidélité, ils nous attendent
dans la gloire.
« Vif est le désir que la mémoire de tant de témoins
de la foi demeure dans la conscience de l’Eglise comme une invitation
à les célébrer et à les imiter. Que les
Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie
apostolique contribuent à cette œuvre en recueillant les
noms et les témoignages de toutes les personnes consacrées
qui peuvent être inscrites au Martyrologe du vingtième
siècle ! »
Sainteté et martyre dans la Famille salésienne
Les nouveaux bienheureux polonais font désormais partie
de la nombreuse constellation des saints et des candidats aux autels
de la Famille salésienne. Il y a trente-neuf causes de béatification
et de canonisation portées par notre Congrégation. Elles
intéressent cent trente-neuf fils et filles spirituels de Don
Bosco. Si nous en ajoutons d’autres qui, à divers titres,
se rattachent à la Famille salésienne, même si leur
cause est conduite par leurs diocèses ou par leurs Instituts
religieux (p. ex Piergiorgio Frassati, Alberto Marvelli, Giuseppe Guarino
…), leur nombre est d’environ cent cinquante. Aux trois
canonisés actuels et aux douze bienheureux, il faut en ajouter
douze autres dont a été déclaré le caractère
héroïque des vertus, tandis que pour les autres, le procès
se poursuit avec succès avec l’écoute des témoins,
la rédaction de la Positio ou l’examen de celle-ci par
des experts.
Le panorama de nos saints est représentatif des diverses branches
de la Famille salésienne : Cent seize, y compris les martyrs,
sont membres de la Congrégation salésienne et dix, Filles
de Marie Auxiliatrice (y compris les deux martyres espagnoles). Les
jeunes gens, avec les nouveaux martyrs polonais, sont huit et recouvrent
l’adolescence et la jeunesse, entre 13 et 24 ans. Leur sainteté
s’est développée dans des internats et des milieux
scolaires, ainsi qu’au patronage et dans les groupes de jeunes.
Les Coopérateurs sont largement représentés par
quatre femmes de diverses conditions : Marguerite Occhiena (Maman Marguerite),
Doña Dorotea di Chopitea, noble bienfaitrice, Alexandrina da
Costa, pauvre, souffrante et mystique, Mathilde Salem, elle aussi cultivée
et de position sociale aisée. Il faut ajouter Attilio Giordani,
animateur de patronage. Puis il y a les anciens élèves,
comme Alberto Marvelli, Piergiogio Frassati et Salvo d’Acquisto.
La géographie de la sainteté salésienne est également
universelle, si l’on considère les lieux d’origine
et les lieux où les candidats ont exercé leur mission
pendant de longues années jusqu’à la mort : l’Europe
se présente avec l’Italie, l’Espagne, le Portugal,
la France, la Belgique, la Pologne, la Slovaquie et la République
tchèque. L’Amérique est représentée
par l’Argentine, le Chili, le Pérou, le Brésil,
l’Equateur, le Nicaragua et la Colombie. L’Asie, par la
Palestine, la Syrie, le Japon, la Chine et l’Inde.
Non moins admirable est la diversité de leurs conditions de vie
et de travail. Le cortège compte trois Recteurs majeurs, six
évêques, sept fondateurs d’Instituts de vie consacrée,
des Provinciaux et des Provinciales, de grands et grandes missionnaires,
des coadjuteurs, des éducateurs et des éducatrices, des
professeurs de théologie de niveau universitaire. Pour certains,
il ne suffit pas de donner sur eux des indications génériques,
parce que leur vie est marquée de manifestations spéciales
de la sainteté : le P. Elie Comini, mort dans un massacre de
guerre, le P. Komorek, de son vivant déjà vénéré
comme saint par les gens simple, sœur Eusébie Palomino,
figure type de la simplicité et de la sagesse évangéliques.
Les expériences dans lesquelles s’est principalement exprimée
leur sainteté sont donc : l’animation des confrères
et des consœurs dans la mission et la conduite des communautés,
la charité envers les plus pauvres et les malades (Zatti, Strugi,
Variara), la souffrance personnelle supportée avec le sentiment
visible de participer à la Passion du Christ (Beltrami, Czartoryski,
Alexandrina da Costa), le travail missionnaire et les formes originales
de la charité pastorale.
Sous cette diversité d’origines, de provenances géographiques,
d’états de vie, de fonctions et de niveaux d’instruction
se retrouve une inspiration unique : la spiritualité salésienne.
Les candidats aux honneurs des autels sont comme la pointe d’un
iceberg qui s’appuie sur une large plate-forme constituée
d’un grand nombre de confrères et de consœurs consacrés
par la grâce spéciale de la consécration qui fait
d’eux des demeures de Dieu, et sanctifiés par la tâche
de rendre visible et proche des jeunes cette présence sur les
traces de Don Bosco. Leur ensemble constitue un traité complet
de notre spiritualité. Celle-ci peut se proposer sous forme doctrinale
; mais elle peut aussi se raconter avantageusement par les biographies
qui rapprochent bien davantage ses traits des circonstances quotidiennes
de la vie.
Un martyrologe de la Famille salésienne
Dans notre troupe de « saints », il y a aussi des
noms pour un martyrologe : les martyrs enregistrés sont cent
trois. D’autres, morts dans des représailles de guerre
ou dans des situations de conflit social, restent anonymes. Les cent
trois correspondent à trois groupes. Le premier, en ordre chronologique
par rapport au martyre et à la béatification, comprend
les martyrs de Chine : Mgr Louis Versiglia et le P. Calixte Caravario.
Leur cause progresse comme celle de tous les martyrs de Chine.
Puis viennent les martyrs espagnols : quatre-vingt-quinze au total.
Ceux de Valence et de Barcelone, avec en tête le P. José
Calasanz Marques, sont trente-deux ; ceux de Madrid, conduits par le
P. Enrique Saiz Aparicio, sont quarante-deux et ceux de Séville,
menés par le P. Luis Torrero, vingt et un.
Dans ce cortège de quatre-vingt-quinze, nous trouvons : trente-neuf
prêtres, vingt-cinq coadjuteurs, vingt-deux clercs étudiants,
deux sœurs FMA, deux Coopérateur et une Coopératrice,
deux postulants, un ouvrier et un familier attachés à
la communauté salésienne.
La cause du martyre des groupes de Valence et de Barcelone a été
examinée par la Commission des consulteurs théologiens
le 22 février 1999 avec un résultat positif. Il est prévisible
que leur béatification puisse se faire au cours de l’année
sainte, à la date prévue pour la béatification
de tous les martyrs dont le procès de martyre sera terminé.
La plus grande rapidité du procès de ce groupe tient à
l’initiative de l’archidiocèse et à la collaboration
de sept familles religieuses intéressées : jésuites,
mineurs franciscains, capucins, dominicains, dehoniens, capucins de
la Sainte Famille et nous, salésiens.
La troisième région géographique où les
événements historiques du xxe siècle soumirent
l’Eglise et, en elle, la Congrégation, à l’épreuve
du martyre est l’Europe de l’Est : martyre consommé
en public et donc connu, mais, pour un grand nombre, ignoré et
partiel : prison, interrogatoires, souffrances, persécutions
civiles, suppression clandestine. Leur passion commença en 1917
pour quelques pays et dura jusqu’à la chute du mur de Berlin
(1989), avec des pointes de difficultés particulières
durant la guerre et dans l’immédiat après-guerre.
Nos communautés ont été supprimées ou limitées
dans leur vie, leurs moyens et leur action. Bien des confrères
ont été regroupés pour un temps dans des camps,
surveillés et interrogés. De chacun d’eux nous voulons
« garder jalousement la mémoire » comme une richesse
de notre histoire de fidélité.
Dans sa variété de scénarios, de circonstances,
de causes immédiates du martyre et de confrères concernés,
le martyrologe salésien prête à de multiples réflexions.
L’optimisme du salésien, sa profession de bonté
et sa volonté de s’entendre, ses activités de promotion
rendent comme lointaine l’idée du martyre. Et pourtant
le service pastoral des gens et le dévouement à l’éducation
des jeunes ne peuvent se réaliser sans la disposition qui constitue
intérieurement le martyre, c’est-à-dire sans l’offrande
de sa vie et par conséquent la prise sur soi de la croix. Notre
mission est en effet de nous donner au Père pour le salut des
jeunes selon les modalités qu’Il décidera lui-même.
Il est possible d’en dire autant de la fidélité
à notre consécration, comparée depuis l’antiquité
à un martyre non sanglant pour son caractère d’offrande
totale et inconditionnelle.
Nous vivons l’esprit du martyre dans la charité pastorale
quotidienne dont Don Bosco affirmait : « Quand il arrivera qu’un
salésien succombe et perde la vie en travaillant pour les âmes,
alors vous pourrez dire que notre Congrégation a remporté
un grand triomphe » . Et il est intéressant de relever
comment dans le contexte de cette offrande quotidienne, il recommandait
la disponibilité à l’éventualité d’un
martyre sanglant : « Si, dans sa Providence, Dieu voulait disposer
que chacun de nous subisse le martyre, devrions-nous en effrayer ? »
Le Père Józef Kowalski
Le groupe de martyrs d’Europe de l’Est, que
nous avons rappelé, avec en tête le P. Józef Kowalski,
comme pour les représenter tous, attire aujourd’hui notre
attention grâce à sa récente béatification.
Józef Kowalski naît à Siedliska, petit village des
environs de Rzeszów, le 13 mars 1911, fils de Wojciech et de
Zofii Borowiec, dans une famille profondément croyante et pratiquante.
Il est baptisé le 19 mars, fête de saint Joseph, dans l’église
paroissiale de Lubenia, distante de quatre kilomètres de son
village qui, à l’époque, n’avait pas d’église.
Aujourd’hui, sur un terrain donné par la famille Kowalski,
se dresse une église moderne où a été placée
une pierre commémorative avec la photo du P. Józef dans
sa tenue de prisonnier du camp de concentration et avec son numéro
17350.
Après son école primaire, à onze ans, il se rend,
selon le désir de ses parents, au collège Saint-Jean-Bosco
d’Oswiecim où il reste cinq ans.
De ces années on rappelle que « il se distinguait par une
piété non commune », qu’il était adroit,
appliqué, joyeux et serviable ; il était bien vu de tous
et noté parmi les meilleurs garçons. Il appartenait à
la compagnie de l’Immaculée, était président
du groupe missionnaire et animait les activités religieuses et
culturelles parmi ses compagnons. Un témoin au procès
dit que lui et d’autres jeunes comme lui étaient appelés
des « petits saints » .
Rien d’étonnant que se développe en lui le désir
de suivre les traces de ses éducateurs et que ceux-ci voient
comme une grâce les signes en lui d’une vraie vocation.
Il demande en effet de devenir salésien et, en 1927, il entre
au noviciat de Czerwinsk. Suivent les dernières années
d’enseignement moyen et de philosophie à Cracovie (1928-1931),
le stage pratique qu’il couronne par la profession perpétuelle
(1934) et le cours normal de théologie avec l’ordination
sacerdotale en 1938.
Il est aussitôt appelé par le Provincial, le P. Adam Cieslar,
comme secrétaire et il restera à ce poste les trois années
suivantes jusqu’à son arrestation. Il est décrit
comme un confrère qui se distinguait « par une surprenante
maîtrise de soi et une estime exceptionnelle pour chaque confrère
». Serviable, gentil, toujours serein et surtout très actif.
Dans la mesure où le lui permettait son devoir, il s’adonnait
à l’étude des langues (italien, français,
allemand), lisait avec intérêt la vie de notre Fondateur
et préparait scrupuleusement ses homélies.
Les tâches de secrétaire provincial ne lui interdirent
pas le ministère pastoral. Il était toujours disponible
pour les prédications, les conférences, surtout dans les
milieux de jeunes, et pour le service des confessions. Doué pour
la musique et doté d’une belle voix, il dirigeait à
la paroisse un chœur de jeunes pour donner de la solennité
aux célébrations liturgiques.
Ce sera précisément son activité sacerdotale auprès
des jeunes qui attirera l’attention des nazis et motivera son
arrestation le 23 mai 1941, avec onze autres salésiens.
Enfermé provisoirement à la prison de Montelupich à
Cracovie, il est transféré un mois après avec d’autres
au camp de concentration d’Oswiecim (Auschwitz). Là, il
voit tuer quatre confrères. Parmi eux, son directeur, le P. Józef
Swierc et son confesseur, le P. Ignacy Dobiasz. Devenu le n° 17350,
il passe une année de travaux lourds et de mauvais traitements
dans la « compagnie disciplinaire », d’où peu
arrivaient à survivre.
Il fut décidé de le transférer à Dachau,
mais au dernier moment, il fut arrêté dans des circonstances
bien décrites par des témoins qui ont déposé
dans son procès, et reportées aussi dans le procès
de béatification du P. Maximilien Kolbe . Et il resta dans la
« compagnie disciplinaire » au camp de concentration d’Oswiecim.
Grâce à une abondante documentation à son sujet
et grâce aussi à quelques points significatifs liés
aux circonstances de sa mort, notre bienheureux se présente comme
une figure très en vue parmi tous ses compagnons de martyre.
Sa mémoire est restée fraîche en
Pologne toutes ces dernières années. Les actes du procès
enregistrent une authentique réputation de sainteté. Les
témoins directs du martyre en parlent déjà : «
Etant donné la vie du serviteur de Dieu Józef Kowalski,
dit un de ces textes, et surtout son comportement aux derniers moments
de sa vie avant sa mort, je crois qu’il est un vrai martyr de
la foi et qu’il mérite pleinement de se voir élevé
à la gloire des autels » . Cette conviction a poussé
nos communautés polonaises, aussitôt après sa mort,
à recueillir la documentation liée à sa vie et
à son activité, dans l’intention expresse d’introduire
sa cause de béatification. Cela correspondait à la conviction
des gens. Les fidèles de son pays natal Siedliska, le vénéraient
comme un vrai martyr et, d’accord avec l’évêque
Mgr Tokarczuk, ont bâti sur le lieu de sa naissance, comme on
l’a dit, une église dédiée à saint
Joseph où, depuis 1981, ils prient pour la béatification
de leur compatriote .
En 1968, le P. François Baran, curé de Królik Polski,
pouvait affirmer dans sa déposition : « La mort du P. Józef
martyr, j’en suis persuadé, est devenue pour notre paroisse
de Lubenia une semence providentielle de beaucoup de vocations pour
l’Eglise. Il suffira de rappeler que de cette paroisse sont sortis,
après la dernière guerre, vingt-sept prêtres zélés
diocésains et religieux .
Il y a eu quelques publications intéressantes à son sujet,
en particulier sur place, même si la plupart se limitent au polonais.
En 1972, le Bollettino Salesiano publia de lui un intéressant
profil, qui élargit le rayon de la connaissance. Récemment
est sortie une brève biographie traduite en plusieurs langues.
Je désire, moi aussi, apporter ma contribution et présenter
quelques traits de sa vie terrestre couronnée par le martyre,
tels que je les ai tirés d’une lecture attentive des documents
mis à ma disposition. J’ai pu consulter aussi le procès
de saint Maximilien Kolbe, avec qui notre confrère a partagé
une partie de sa captivité et eu des contacts significatifs.
Son nom paraît dans quelques témoignages de ce procès,
mais parfois de façon simplement indirecte.
Un cheminement « salésien » de sainteté
Pie XII a dit avec justesse que « le martyre ne s’improvise
pas » . Il n’est pas opéré par le bourreau,
mais par une grâce de l’Esprit. Car ce ne sont ni les supplices
ni les tortures infligées du dehors qui font le martyr, mais
l’acte intérieur d’offrande. Il est donc un don si
grand qu’il n’arrive pas par hasard, vu que rien ne peut
arriver sans motif dans le Royaume de la grâce. Le martyre est
une vocation et doit se préparer mystérieusement par toute
une vie.
De même que la mort est « unique » pour chacun, ainsi
chacun donne à son martyre sa touche d’originalité.
En plus du fait de l’offrande, il y a le style particulier avec
lequel chaque martyr affronte le moment suprême de l’épreuve.
Celui qui entre dans la brève existence terrestre de notre nouveau
bienheureux, n’a aucune difficulté à retrouver les
signes d’une sainteté robuste, reconnaissable comme telle
du dehors et d’éminente facture salésienne.
Le milieu éducatif et la formation chrétienne qui lui
fut proposée depuis son adolescence que nous avons rappelée
plus haut, rappellent tous les éléments caractéristiques
du Système préventif : milieu de jeunes, relation de confiance
avec les éducateurs, groupes d’engagement, responsabilité
des plus mûrs, dévotion à Marie Auxiliatrice, fréquentation
des sacrements.
Dans ce milieu, Józef a parcouru un chemin personnel de sainteté
comme « émule de Dominique Savio ». Cela ressort,
entre autres faits, de quelques pages de ses carnets personnels.
« Plutôt mourir que de t’offenser par le plus petit
péché ». « Mon bon Jésus, donne-moi
une volonté persévérante, ferme et forte, pour
que je puisse persévérer dans mes saintes résolutions
et que je puisse rejoindre mon plus grand idéal : la sainteté
que je me suis fixée. Je puis et je dois être saint »
.
Les mêmes carnets documentent son attachement tout personnel à
Jésus Christ qui s’approfondit au fil des années,
en particulier après la profession : « Jésus, je
veux être fidèle vraiment et te servir fidèlement
[…]. Je me consacre totalement à toi […]. Fais que
je ne m’éloigne jamais de toi et que jusqu’à
la mort je te sois fidèle et maintienne mon serment : “Plutôt
mourir que de t’offenser par le moindre péché”
[…]. Je dois être un salésien saint, comme fut saint
mon Père Don Bosco » .
Jeune étudiant en philosophie, en 1930, il avait écrit,
de son sang, sur une page de son journal, après avoir dessiné
une petite croix : « Souffrir et être méprisé
pour toi, Seigneur […]. En pleine connaissance de cause, avec
une ferme volonté prête à toutes les conséquences,
j’embrasse la douce croix de l’appel du Christ et je veux
la porter jusqu’à la fin, jusqu’à la mort
» .
Charité pastorale jusqu’à l’offrande
de sa vie
Son amour d’imitation du Christ et son attachement à
Don Bosco comme à un Père le portaient à traduire
son effort spirituel par une disponibilité sereine à l’engagement
apostolique. Nous avons déjà rappelé qu’il
participait à l’animation de ses compagnons et aux activités
du patronage durant sa courte vie de prêtre. Au fur et à
mesure qu’il progressait, son approche des jeunes gagnait en bonté.
Un prêtre, le P. François Baran, du diocèse de Przemysl
a donné cet intéressant témoignage : « Je
rencontrai pour la première fois le P. Józef Kowalski
en juin 1938. Aujourd’hui, je ne me rappelle plus la date précise
de ce joyeux événement. J’étais élève
de deuxième primaire et je rentrais de l’école à
la maison. Après la sainte messe, le P. Józef rentrait
aussi à pied de l’église paroissiale, distante de
quatre kilomètres de sa maison natale. Il me parla un peu avec
bienveillance, me demanda mon prénom et mon nom, puis il me donna
quelques images de sa première messe, me caressa doucement et
me dit que je deviendrais prêtre moi aussi. Pour l’instant,
je ne me rappelle plus ses paroles exactes » .
Le camp de captivité devint pour lui un champ « pastoral
». Il unit sa souffrance à une attention active portée
à ses compagnons, surtout pour renforcer leur espérance
et soutenir leur foi. « Sachant qu’il était prêtre,
lisons-nous parmi les témoignages, les chefs du camp tourmentaient
Kowalski à tout moment, le battaient en toute occasion, l’envoyaient
aux travaux les plus lourds » .
Et pourtant il ne cessa jamais d’offrir à ses compagnons
tout le service sacerdotal qu’il pouvait : « Malgré
l’interdiction sévère, il absolvait les moribonds
de leurs péchés. Il réconfortait les découragés,
soulageait spirituellement les malheureux qui attendaient leur sentence
de mort, portait clandestinement la communion, arrivait même à
organiser la sainte messe dans les baraquements, animait la prière
et aidait les nécessiteux . « Dans ce camp de mort où,
selon l’expression des chefs, Dieu ne se trouvait pas, il arrivait
à apporter Dieu à ses compagnons de captivité »
.
Sa disposition intérieure et extérieure durant tout ce
calvaire se révèle dans une lettre à ses parents
: « Ne vous préoccupez pas pour moi, je suis dans les mains
de Dieu […]. Je veux vous assurer que je sens son aide à
chaque pas. Malgré ma situation actuelle, je suis heureux et
tout à fait tranquille ; je suis persuadé que partout
où je me trouve et quoi qu’il m’arrive, tout vient
de la Providence paternelle de Dieu qui, de façon très
juste, dirige le sort de toutes les nations et de tous les hommes ».
Deux faits parlent éloquemment de son zèle
pastoral héroïque. Le premier est l’organisation de
la prière quotidienne au camp. En voici une description suggestive
tirée d’un témoignage : « Le matin, à
peine sortis des blocs, nous nous rassemblions, encore dans le noir
(à 4 h 30), pour former un petit groupe de cinq ou huit, près
d’un des blocs, à un endroit moins visible (la découverte
d’un tel rassemblement aurait pu nous coûter la vie), pour
réciter les prières que nous répétions après
lui. Le petit groupe augmenta peu à peu, en dépit du grand
risque » .
Beaucoup plus tragiques sont les faits du dernier jour de sa vie, confiés
à l’histoire par des témoins oculaires qui, sortis
vivants de cet enfer, ont pu déposer sous serment au cours du
procès.
C’était le 3 juillet 1942. Chaque geste et chaque parole
de ces dernières 24 heures revêtent une signification particulièrement
importante. Et il est juste de revivre, même dans les détails,
le moment culminant de la passion de notre confrère.
« Après le travail, raconte un des témoins, les
compagnons conduisirent au bloc le P. Kowalski malmené par les
chefs. Après son retour, j’ai passé avec lui ses
derniers moments. Nous nous rendions compte qu’après l’assassinat
des compagnons de notre lit de camp (sur les cinq, trois avaient été
tués), notre tour était à présent venu.
Dans cette situation, le P. Kowalski se recueillit pour prier. À
un certain moment, il s’adressa à moi en disant : “Agenouille-toi
et prie avec moi pour tous ceux qui nous tuent”. Nous priâmes
à deux, l’appel une fois terminé, tard le soir sur
le lit.
« Peu après Mitas vint à nous et appela le P. Kowalski.
Le Père descendit du lit, l’esprit tranquille, parce qu’il
était préparé à cet appel et à la
mort qui s’ensuivrait. Il me donna sa part de pain qu’il
avait reçue pour le souper en disant : “Mange-le, je n’en
aurai plus besoin”. Cela dit, il s’en alla consciemment
à la mort » .
Mais avant l’épilogue, qui se serait passé tôt
le matin du 4 juillet, il y avait eu, dans la journée du 3, la
mise en scène d’une action sacrée où se révèle
toute la dignité héroïque d’un vrai témoin
de la foi. Elle est rapportée par des témoins oculaires
avec beaucoup de détails. Ecoutons-les :
« Il me resta imprimé dans la mémoire un jour, lié
au souvenir du P. Kowalski, qui fut le dernier jour de mon séjour
au camp. C’était au début de juillet 1942. La journée
était très chaude. Les chefs avaient la manie furieuse
de tuer. Des cruautés ils se faisaient de joyeux spectacles.
Ce jour-là, ils ne se reposèrent même pas durant
l’intervalle pour le dîner, mais ils continuèrent
leurs divertissements sadiques de la matinée. Parfois ils noyaient
les uns dans le voisin canal d’écoulement de fumier, ou
bien, du haut du terre-plein, en précipitaient d’autres
au fond d’un immense canal plein de boue argileuse, qu’on
était en train de creuser. Les victimes qui n’étaient
pas encore mortes et gémissaient étaient poussées
dans une grande citerne sans fond, qui servait de refuge aux chiens
qui se gardaient avec les SS. Ils les obligeaient à imiter l’aboiement
des chiens, puis ils versaient par terre de la soupe qu’ils obligeaient
ces moribonds à lécher. Un des sbires (le chef), allemand,
hurla en riant d’une voix rauque : “Et où est ce
prêtre catholique ? Qu’il leur donne sa bénédiction
pour le voyage vers l’éternité”. Entre temps,
d’autres bourreaux poussaient le P. Kowalski (c’est lui
qu’avait demandé le chef) du tertre dans la boue pour s’amuser.
À présent, à peine semblable à un homme,
ils le conduisirent à la citerne. Nu, retiré de l’étang
boueux, avec les restes de pantalon sur lui, dégoulinant de la
tête aux pieds de cette boue horrible et visqueuse de fumier,
roué sauvagement de coups de bâton, il arriva à
la citerne où en gisaient déjà d’autres,
moribonds ou morts. Les bourreaux frappèrent le P. Kowalski et,
par dérision de son sacerdoce, lui ordonnèrent de monter
sur la citerne et de donner aux mourants “selon le rite catholique,
la dernière bénédiction pour leur voyage au paradis”.
« Le P. Kowalski s’agenouilla sur la citerna, se signa et
commença d’une voix haute, comme inspirée, à
réciter lentement le Notre Père, l’Ave Maria, le
Sub tuum presidium et le Salve Regina. Les paroles éternelles
de vérité contenues dans les strophes divines de la prière
du Christ impressionnèrent vivement les prisonniers qui, au fil
des jours et des heures, attendaient ici une mort épouvantable,
semblable à celle de ceux qui, dans une porcherie, venaient de
quitter cette vallée de larmes, défigurés au point
de ne plus ressembler à des hommes. Blottis dans l’herbe,
sans oser lever la tête pour ne pas s’exposer aux regards
des bourreaux, nous goûtions les paroles pénétrantes
du P. Kowalski comme la nourriture matérielle d’une paix
désirée. Sur cette terre imprégnée du sang
des prisonniers, pénétraient à présent les
larmes de nos yeux, tandis que nous assistions au sublime mystère
célébré par le P. Kowalski sur le fond de cette
scène macabre. Blotti près de moi sur l’herbe, un
jeune étudiant de Jaslo, Tadeusz Kokosz, me murmura à
l’oreille : “Le monde n’a pas encore entendu une telle
prière, … et même dans les catacombes on ne priait
sans doute pas ainsi” » .
La reconstitution des faits montre qu’il fut tué dans la nuit du 3 au 4 juillet 1942. Il fut noyé dans le cloaque du camp. Un de ses compagnons de captivité, Stefan Boratynski, atteste sous serment qu’il a vu son cadavre tout dégoûtant abandonné devant le bloc de la « compagnie disciplinaire ».
Une touche mariale incomparable
La dévotion du peuple polonais à la Sainte Vierge
est connue. Elle a son centre principal au sanctuaire de Czestochowa.
Elle est semée dans le cœur de tout baptisé. Elle
affleure puissamment dans les moments cruciaux de l’histoire de
l’Eglise et du pays comme une source d’inspiration et de
force, de sagesse et d’espérance.
Ce trait, commun à beaucoup de régions chrétiennes,
constitue un point de rencontre intéressant entre la foi populaire
et la spiritualité salésienne qui doit précisément
se qualifier comme spiritualité mariale.
Nous trouvons dans les notes du bienheureux Józef des sentiments
intenses de dévotion à Marie quand il était encore
élève à Oswiecim : « Ô ma Mère,
je dois être saint parce que c’est mon destin. Je ne veux
jamais dire que j’ai fait assez de progrès ; non, je ne
dirai jamais : “ça suffit”. Fais, ô ma Mère,
que l’idée de la sainteté qui brille en mon cœur
ne s’obscurcisse jamais, mais qu’elle croisse, au contraire,
se renforce et resplendisse comme le soleil » .
Son chemin de croix est constellé de stations mariale. C’est
le 23 mai 1941, veille de Marie Auxiliatrice, qu’a lieu son arrestation
prévisible, mais de toute façon soudaine. Il rappelle
lui-même le réconfort qu’il éprouvait quand
il voyait la tour de l’église Marie-Auxiliatrice, proche
du camp, que les salésiens avaient hérité des dominicains
et transformé en sanctuaire marial.
Mais ce trait se révèle surtout au moment du sacrifice
suprême. Le chapelet l’accompagnait durant sa captivité.
Il le récitait seul ou avec ses compagnons. C’est à
ce fait que se rattachent sa destination à la « compagnie
disciplinaire » et le dernier trait héroïque de sa
vie. Nous lisons dans les actes de son martyre : « Parmi les soixante
prêtres et frères préparés au transfert [à
Dachau], il y avait le P. Józef Kowalski. Ils étaient
debout, nus, dans les douches du camp.
Vient l’officier Plalitzsch, un des plus grands criminels du camp
d’Oswiecim, disent les actes, chargé de faire les rapports.
Il donne le commandement : “Garde à vous !”
Le commandant passe entre les prisonniers. Il remarque que le P. Kowalski
tient quelque chose en main.
“Qu’as-tu en main ?”, demande-t-il. Le P. Kowalski
se tait. Le commandant lui donne un coup violent sur la main ; le chapelet
tombe à terre.
“Piétine-le”, crie l’officier en rage.
Le P. Kowalski ne le fait pas. Irrité de l’attitude ferme
du P. Kowalski, le commandant le détache de notre groupe. Ce
fait nous impressionna profondément. Nous comprenions qu’à
cause du chapelet de sévères châtiments l’attendaient
» .
Un témoignage exceptionnel
Sa Sainteté Jean Paul II a connu personnellement notre
bienheureux parce que, durant la persécution nazie, il habitait
dans notre paroisse de saint Stanislas Kostka à Cracovie. Dans
un discours fait comme cardinal dans cette même église,
il dit, le 30 janvier 1972, à propos des salésiens tués
:
« Je commémore aussi ces temps pour des
motifs personnels. Je suis persuadé qu’à ma vocation
sacerdotale, précisément à cette époque
et dans cette paroisse, à laquelle j’appartenais comme
jeune homme, ont également contribué les prières
et les sacrifices de mes frères, de mes sœurs et des pasteurs
d’alors qui, pour la vie chrétienne de chaque paroissien,
en particulier des jeunes, payèrent du sang de leur martyre ».
Pas étonnant donc que, dans une lettre du P. Rokita datée
du 29 novembre 1971, nous lisions : « L’archevêque
de Cracovie, le cardinal Karol Wojtyla, qui connaissait personnellement
le P. Kowalski, insiste beaucoup pour hâter sa cause ».
Il en a vu aujourd’hui l’accomplissement en le déclarant
bienheureux.
Ce témoignage humble et reconnaissant du Pape que nous venons
de citer, rapporté au pluriel - « ces pasteurs »
- élargit notre regard à tous les confrères et
aux membres de la Famille salésienne qui sont derrière
la figure du bienheureux Józef Kowalski. Nous aimons le voir
aujourd’hui, non seulement comme personne, mais aussi comme représentant
de tous ceux qui, comme lui et pour les mêmes motifs, sur la même
terre et à la même époque, ont donné leur
vie.
Nous pensons avant tout à nos confrères arrêtés
avec lui à Cracovie. Plusieurs moururent au camp d’extermination
d’Oswiecim entre 1941 et 1942. Parmi eux il y avait aussi son
directeur et son confesseur, comme on l’a dit.
Si ensuite nous nous référons à tous ceux qui ont
été tués en Pologne durant la dernière guerre,
la liste se monte à quatre-vingt-huit. En 1954, le P. Tirone
publia un livret très alerte qui reporte le profil biographique
de chacun d’eux : Medaglioni di ottantotto confratelli polacchi
periti in tempi di guerra [Médaillons de quatre-vingt-huit confrères
polonais morts en temps de guerre]. Il s’agit de cinquante-cinq
prêtres, de vingt-six coadjuteurs et de sept abbés.
Mais si nous élargissons le cercle à tous les pays de
l’Est, nous arrivons au chiffre de 183 : Pologne, République
tchèque, Slovénie, Croatie, Hongrie, Allemagne, Lituanie
et Ukraine.
C’est à tous ces confrères qu’allait ma pensée
au cours de la béatification du P. Józef Kowalski, tous
personnifiés en lui et, comme lui, brillants témoins de
l’ouverture de la Congrégation au martyre.
Nous les rappelons avec vénération et une profonde reconnaissance,
en sachant quelle fécondité spirituelle ils ont méritée
à notre Famille religieuse par leur martyre. Si nous pensons
à la multiplication des vocations qui a distingué les
années pourtant difficiles de l’après-guerre et
si nous pensons à l’expansion rapide de notre présence
aujourd’hui dans ces régions géographiques, nous
ne pouvons pas ne pas établir de relation entre le mystère
de cette croissance et celui du sang versé.
Un groupe salésien de jeunes
Dans le groupe des martyrs béatifiés figurent
cinq jeunes de Poznan. Ce sont Edward Klinik (23 ans), Franciszek Kesy
(22 ans), Jarogniew Wojciechowski (20 ans), Czeslaw Józwiak (23
ans) et Edward Kazmierski (23 ans).
Ils ont des traits communs : ils étaient tous les cinq du patronage,
engagés délibérément dans leur croissance
humaine et chrétienne, associés dans l’animation
de leurs compagnons, liés entre eux par des intérêts
et des projets personnels et sociaux, tenus à l’œil
presque ensemble et enfermés dans des prisons différentes
pour peu de temps seulement. Ils vécurent la prison ensemble
et subirent le martyre le même jour et de la même façon.
L’amitié issue du patronage resta vive jusqu’au dernier
instant.
La présence ensemble de ces jeunes gens et du P. Kowalski dans
une unique béatification est significative : des jeunes évangélisés
par nous, associés dans l’apostolat, nous suivent jusqu’au
martyre et reçoivent les honneurs des autels en même temps
que leurs éducateurs.
Bien qu’unis dans la captivité et dans la mort, chacun
d’eux a sa biographie à lui, qui s’entrelace dans
celle des autres parce qu’ils appartiennent à un milieu
salésien.
Edward Klinik était le deuxième de trois
enfants. Son père était mécanicien. Il termina
ses études secondaires dans notre maison d’Oswiecim, puis
réussit l’examen de maturité à Poznan. Durant
l’occupation, il travailla dans une firme de construction. Sa
sœur, Sr Marie, professe des sœurs ursulines de Jésus
agonisant, atteste : « Quand Edward alla au patronage, sa vie
religieuse s’approfondit beaucoup. Il commença à
participer à la messe comme servant. Il entraîna aussi
son frère cadet dans cette vie du patronage. Il était
très serein et timide ; il devint plus vif depuis qu’il
entra au patronage. C’était un étudiant organisé
et responsable » .
Dans le groupe des cinq, ils se distinguait parce qu’il était
très actif sur toutes sortes de terrains et donnait l’impression
d’être le plus sérieux et le plus profond. Sous la
conduite des maîtres salésiens, sa vie spirituelle devenait
toujours plus solide, avec au centre le culte eucharistique, une dévotion
très vive envers Marie et l’enthousiasme pour les idéaux
de saint Jean Bosco.
Franciszek Kesy, lui, était né à
Berlin, où ses parents se trouvaient pour des motifs de travail.
Son père était charpentier, mais quand il se fut transféré
à Poznan, il travailla dans une centrale électrique de
la ville.
François avait l’intention d’entrer comme candidat
au noviciat salésien. Durant l’occupation, ne pouvant continuer
ses études, il trouva un emploi dans un établissement
industriel. Il passait ses loisirs au patronage où, en étroite
amitié d’idéal avec les quatre autres, il animait
les associations et les activités des jeunes. Il était
le troisième de cinq enfants d’une famille pauvre.
On se rappelle qu’il était sensible, fragile et souvent
malade ; mais en même temps joyeux, tranquille et sympathique
; il aimait les animaux et était toujours disposé à
aider les autres. Le matin, il allait à l’église
et recevait presque tous les jours la communion ; le soir, il récitait
le chapelet.
Jarogniew Wojciechowski provenait de Poznan. Son père
gérait un commerce de cosmétiques. La vie de famille fut
longuement marquée par une situation traumatisante à cause
de l’alcoolisme du père, qui finit par abandonner sa famille.
Jarogniew fut contraint de changer d’école et resta sous
la garde de sa sœur aînée. Dans cette situation, il
trouva un appui dans le patronage salésien, aux activités
duquel il participait avec enthousiasme.
Les témoignages qui le concernent rappellent qu’il servait
la messe chez les salésiens, participait aux promenades et aux
colonies, jouait des cantiques au piano, participait à la vie
religieuse de la famille, communiait tous les jours et, comme les autres
compagnons du groupe, il se distinguait par la fraternité, la
bonne humeur et l’engagement dans les activités, les devoirs
et le témoignage.
Parmi les autres, il se montrait plutôt méditatif, tendait
à approfondir sa vision des choses, cherchait à comprendre
les événements, sans pourtant tomber dans la mélancolie
; c’était un zélé dans le meilleur sens du
terme .
Czeslaw Józwiak était attaché au
patronage salésien de Poznan depuis son enfance. Il avait dix
ans quand il y mit le pied pour la première fois. Son père
travaillait comme fonctionnaire de la police judiciaire. Il fréquentait
le collège Saint-Jean-de-Kenty et en même temps était
animateur d’un cercle de jeunes au patronage. Quand éclata
la guerre, il se mit, lui aussi, à travailler dans un magasin
de cosmétiques à cause de l’impossibilité
de poursuivre ses études.
On dit de lui qu’il était colérique de nature, spontané
et plein d’énergie, mais maître de lui, constant,
prêt au sacrifice et cohérent . Sous la conduite du directeur,
le P. Augustyn Piechura, on le voyait aspirer consciemment à
la perfection chrétienne et y progresser. Il jouissait d’un
incontestable ascendant sur les plus jeunes.
Un de ses compagnons de prison s’est exprimé en ces termes
: « Il avait un bon caractère, un bon cœur et une
âme de cristal […]. Quand il s’est ouvert à
moi, j’ai compris que son cœur était libre de toute
tache de péché et de toute méchanceté […].
Il m’a confié que la pensée qui le préoccupait,
c’était de ne se souiller d’aucune impureté
» .
Enfin Edward Kazmierski, né à Poznan, provenait
d’une famille pauvre. Son père était cordonnier.
Après son école primaire, il fut obligé de travailler
dans un magasin, puis dans un atelier de mécanique. Il entra
bientôt au patronage salésien et, dans ce milieu, il put
développer ses dons extraordinaires de musicien.
On dit de lui que la vive religiosité qu’il trouva dans
sa famille le porta bientôt, sous la conduite des salésiens,
à la maturité chrétienne. Il passait ses loisirs,
après le travail, au patronage et développait sa dévotion
à l’Eucharistie et à Marie. À quinze ans,
il participa à un pèlerinage à Czestochowa et fit
à pied plus de 500 km. Il fut président du cercle Saint-Jean-Bosco
et s’enthousiasma pour les idéaux salésiens.
Vif, constant dans ses décisions et cohérent, il aimait
chanter à l’église dans le chœur ou comme soliste.
À quinze ans, il écrivit quelques compositions musicales.
Ses caractéristiques étaient la sobriété,
la prudence et la bienveillance. En captivité, il témoigna
un grand amour pour ses compagnons. Il aidait volontiers les plus âgés
et fut libre de tout sentiment de haine pour ses persécuteurs
.
Individuellement comme en groupe, ces jeunes révèlent
la force éducatrice de la vie au patronage, quand il est possible
de compter sur un milieu, sur une communauté de jeunes coresponsables,
sur un projet personnalisé, sur un ou plusieurs confrères
capables d’accompagner les jeunes dans leur itinéraire
de foi et de grâce. Les cinq jeunes provenaient de familles chrétiennes.
C’est sur cette base que la vie et le programme du patronage ont
stimulé la générosité envers Dieu, la maturité
humaine, la prière et l’engagement apostolique.
Comme lieu de croissance et d’engagement, le groupe a été
déterminant. On les appelait toujours le groupe des « cinq
». Il est émouvant de lire de chacun : « Il faisait
partie des chefs de groupe du patronage, par ses liens étroits
d’amitié et ses aspirations à de hauts idéaux
chrétiens avec les quatre autres »
L’expérience du patronage produisit chez ces jeunes une
solidarité basée sur les idéaux et les projets,
qui s’est manifestée par le partage sincère, la
spontanéité, la joie et le soutien réciproque pour
affronter les épreuves.
L’amitié les poussa à continuer leurs rencontres
quand les forces d’occupation réquisitionnèrent
le patronage pour ne laisser aux salésiens que deux chambres
et transformer tout le bâtiment et l’église en magasins
militaires.
Dans une chambre et avec un piano que les frères du Sacré-Cœur
mirent à leur disposition, ils poursuivirent leurs activités
chorales et leurs rencontres amicales. Plus tard, privés aussi
de cette possibilité, les lieux de réunion devinrent les
petits jardins de la ville, les prés au bord du fleuve et les
bois voisins. Pas étonnant alors que la police les repéra
et les confondit avec ceux qui s’étaient organisés
en associations clandestines. L’amitié devint pour eux
un soutien réciproque dans les diverses prisons jusqu’à
la mort.
Captivité et martyre
Tous les cinq ont été pris en septembre
1940. Edward Kazmierski directement sur son lieu de travail, sans possibilité
de dire adieu à sa famille. C’était un dimanche.
Le soir du lundi 23, après le couvre-feu, alors qu’il venait
de rentrer à la maison, ce fut le tour de Francizek. C’est
en général chez eux et en pleine nuit que furent pris
les trois autres, en présence des leurs.
Ils se retrouvèrent dans le fort VII de Poznan. Conduits à
la prison de Neukoln, près de Berlin, puis de Zwickau, en Saxe,
ils subirent des interrogatoires et des tortures, puis furent affectés
à de lourds travaux.
Leur passage par ces différents lieux a pu être
reconstitué grâce aux précieux billets qu’ils
ont trouvé le moyen d’écrire. Les phrases sont courtes,
mais suffisantes pour faire un peu de lumière sur les faits de
leur captivité et nous révéler qu’ils étaient
des géants de l’esprit. « Dieu seul sait ce que nous
endurons. La prière fut notre seule aide dans l’abîme
des nuits et des jours ». Et un autre : « Dieu nous a donné
la croix, mais il nous donne aussi la force de la porter ».
C’est le 1er août 1942 que fut prononcée la condamnation
à mort pour trahison à l’Etat. Ils l’écoutèrent
debout. Suivit un long silence interrompu par la simple exclamation
de l’un d’eux : « Que ta volonté soit faite
».
Le motif politique officiel ne doit pas nous leurrer. Les témoignages
et ensuite la Positio prennent le temps de documenter le fait matériel
du martyre, c’est-à-dire que la mort leur a été
infligée par des persécuteurs. Leur parcours en prison
a été marqué par des tortures et des interrogatoires,
de lourds travaux forcés, la faim jusqu’à l’épuisement,
un traitement inhumain, et par la compagnie de délinquants de
droit commun qui ajoutaient de nouvelles souffrances à celles
que comportait la condamnation.
Mais ces documents révèlent aussi en clair la mentalité
et l’intention antireligieuse des persécuteurs qui cherchaient
la destruction humaine des prisonniers. Certes, ces jeunes pensaient
légitimement, comme n’importe quel citoyen, à la
renaissance de leur pays en termes de culture, de valeurs et de convivialité
dans la justice. Mais il ne fut trouvé dans leurs agissements
rien de délictueux. Ils ont été pris de mire et
condamnés sans défense pour leur appartenance à
des mouvements catholiques, desquels on suspectait des possibilités
de résistance. Chez les témoins reviennent des évaluations
comme celles-ci : « Le motif de leur condamnation à mort
n’était absolument pas ce qui a été publié
par les autorités … » . « Les nazis le savaient
et, même s’ils ne le disaient pas directement, ils les persécutaient
pour des motifs de foi, énervés qu’ils étaient
par leurs signes de foi chrétienne, leurs prières à
haute voix, leurs chants religieux … » . « Ils tiraient
de la foi leur force pour rester fidèles à Dieu et à
la patrie » .
Il faut enfin ajouter ce qu’ils subirent en relation directe et
immédiate avec la manifestation de leur foi et de leur piété,
à cause de l’irritation despotique de ceux qui les gardaient
ou comme résultat d’un régime antichrétien
et athée. Ils étaient persécutés «
à cause de leur comportement religieux et patriotique »
. « Quand ils eurent occupé Poznan, les nazis imposèrent
l’interdiction de célébrer la sainte messe à
l’église et d’accueillir les jeunes au patronage
.
Abondante aussi est la documentation sur le martyre formel de la part
des victimes : leur conscience d’offrir leur vie comme confession
de la foi, l’acceptation filiale de la volonté de Dieu
et l’absence de toute rancœur ou de tout ressentiment envers
les responsables, et même l’amour chrétien à
leur endroit.
C’est ainsi que se révèle aussi la réputation
de martyre, c’est-à-dire la conviction de ceux qui les
avaient connus et avaient suivi les faits, que leur mort avait la valeur
du martyre, valeur manifestée par la demande d’intercession
et de grâces. Parmi eux se trouvent des compagnons de jeunesse,
ainsi que des témoins directs de leur captivité. Une voix
qui vaut pour toutes dit : « Tous ceux qui connaissaient nos cinq
jeunes gens voient en eux des martyrs pour l’amour de Dieu et
de la patrie » . « Personnellement je suis convaincu que
sa souffrance en prison et surtout la mort, qu’il a affrontée
lui-même comme une épreuve de la foi, réunissent
les conditions pour le reconnaître comme martyr. Les réunions
annuelles […] des anciens élèves du patronage nous
disent que les « cinq » sont des modèles non seulement
de l’amour de la patrie, mais de la foi » .
Après trois semaines ils furent conduits dans la cour de la prison
de Dresde, où avait été préparée
une guillotine, et décapités. C’était le
24 août et nos communautés célébraient la
commémoration mensuelle de Marie Auxiliatrice.
Avant de mourir, ils eurent la possibilité d’écrire
à leurs parents. La lecture de leurs derniers écrits nous
laisse muets devant leur grandeur. Ils constituent des documents précieux
de vie spirituelle, qui pourront être publiés le moment
venu. Prenons, par exemple, la lettre de Józwiak Czeslaw : «
Je dois quitter ce monde. Je vous dis, mes bien-aimés, que je
m’en vais dans l’au-delà avec plus de joie que celle
que m’apporterait une libération éventuelle. Je
sais que la Vierge Auxiliatrice des chrétiens, que j’ai
honorée toute ma vie durant, m’obtiendra le pardon de Jésus
[…].
Le prêtre me bénira durant l’exécution. Nous
avons la grande joie d’être ensemble avant de mourir. Nous
sommes tous les cinq dans une cellule. Il est 19 h 45. À 20 h
30, je quitte ce monde. Je vous en prie, ne pleurez pas, ne vous désespérez
pas, ne vous préoccupez pas. Dieu l’a voulu ainsi …
» .
Comme pour le P. Kowalski, il y a pour ces cinq jeunes un aspect émouvant
qui se rattache au chapelet. Quand ils furent pris, ils furent dépouillés
de tout ce qu’ils avaient sur eux. Le chapelet qu’ils portaient
avec eux fut jeté au panier. Ils profitèrent d’un
instant de distraction de leurs gardiens pour reprendre avec courage
ce chapelet qui leur tiendra une précieuse compagnie aux moments
difficiles.
À nos trois jeunes : saint Dominique Savio, la bienheureuse Laure
Vicuña et le vénérable Zéphyrin Namuncura,
s’ajoutent aujourd’hui ces cinq jeunes martyrs, comme pour
compléter la typologie hagiographique par l’abacule précieux
qui manquait encore : le martyre. À nous de comprendre toute
la signification de telles prémices chez des jeunes. Nous voulons
voir en eux le modèle de nombreux jeunes qui souffrent à
cause de leur foi chrétienne en bien des parties du monde. Nous
les désignons comme intercesseurs et comme idéaux des
valeurs les plus ardues.
Conclusion
Le 13 juin après-midi, après la célébration
solennelle de la place Józef Pilsudski, nous nous sommes réunis
avec les jeunes venus pour la béatification de diverses parties
de Pologne, de Slovaquie et de Russie. Ils avaient pour les accompagner
des salésiens et des animateurs, parmi lesquels les novices,
les jeunes confrères en formation et les postulantes des FMA.
Ce fut une manifestation tout à fait « oratorienne »,
réalisée en notre basilique du Sacré-Cœur
de Varsovie. La joie d’être ensemble sous la conduite de
Don Bosco se lisait sur chaque visage et se sentait dans l’ambiance.
Les signes du cheminement « oratorien » de croissance y
trouvaient une forme vivante et complète : compagnie, musique,
prière, projets, groupes.
Dans cette mosaïque, l’image du P. Józef Kowalski
et des cinq jeunes, tracée par une lecture calme et expressive,
semblait reportée dans son milieu naturel. C’est en effet
au patronage qu’était éclose et s’était
développée leur sainteté mise en exergue le martyre.
Le Système préventif rend saint l’éducateur,
propose la sainteté et aide les jeunes à devenir des saints
: son lieu de naissance et de renaissance est le patronage.
En un moment comme celui-là, où nous portons aux jeunes
un nouveau regard d’espérance, que le Christ et Marie nous
aident à en découvrir les possibilités et à
en vivre l’esprit.